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Un peuple saint - un peuple séparé


La notion de sainteté comme principe d'organistation des communautés juives médiévales.



Corinna Coulmas




Actes du colloque « Politique et Religion dans le judaïsme moderne », tenu en Sorbonne les 18 et 19 novembre 1986, publiés aux Presses de l’Université Paris Sorbonne

Tout en me plaçant dans la perspective de l'Histoire moderne, je voudrais réfléchir sur la notion de sainteté comme principe d'organisation des communautés juives médiévales.

Ma thèse est en effet qu'au Moyen Age, ce principe régit les commu­nautés juives de l'intérieur, tant sur le plan matériel qu'idéologique, et aussi de l'extérieur, puisqu'il est accepté par la société environnante, qu'elle soit chrétienne ou musulmane. Je m'expliquerai à ce sujet. La disparition progressive de ce principe - évolution qui s'inscrit dans le processus général de la désacralisation du monde - change radicalement la situation des Juifs dans la société et demande une redéfinition de leur statut.

Dans une première partie de mon exposé j'analyserai les concepts de sainteté et de peuple saint tels qu'ils ont été compris par les Juifs du Moyen Age. Dans une deuxième partie, j'examinerai son application dans l'Occi­dent médiéval, en réfléchissant sur la situation des Juifs aux XIIe et XIIIe siècles. Y a-t-il, ou non, concordance entre la doctrine et la vie ? De quelle manière cette doctrine et cette vie s'intègrent-elles dans l'organisation de la société chrétienne ? Comment sont-elles vues de l'extérieur ?

Je conclurai par quelques considérations sur l'évolution de la situa­tion réelle des Juifs dans la société par rapport à la doctrine de sainteté.

 

*



Dans le « code de sainteté » du Lévitique, au chapitre XX verset 26, nous lisons : « Soyez saints pour moi, car je suis saint, moi l'Eternel, et je vous ai séparés d'avec les peuples pour que vous soyez à moi ». Rachi explique : « Je vous ai séparés d'avec les peuples pour que vous soyez à moi. Si vous êtes séparés d'eux vous êtes à moi, sinon vous êtes à Nabuchodonosor et ses semblables. »

La séparation d'avec les autres peuples est donc la conditio sine qua non pour qu'Israël puisse être à Dieu. C'est aussi ainsi que, selon Rachi, Israël doit comprendre les mitsvot, les commandements divins : non pas comme les règles de conduite d'une éthique compréhensibles d'elles-mêmes, mais comme les signes d'obéissance à Dieu, signes qui marquent la séparation d'avec les autres. Et l'exégèse de Rachi se termine : « Que votre séparation d'avec eux soit en l'honneur de mon nom. » Voilà en quoi consiste le « joug du royaume céleste » - ol malkhout chamaïm.

Selon Rachi, Israël peut choisir entre Dieu et les peuples - il ne peut avoir les deux. Nous allons voir que cette conception est généra­lement acceptée par les Juifs du Moyen Age, et qu'elle découle tout naturellement du concept de peuple saint.

Israël est saint comme Dieu est saint : un peuple transcendant (c'est-à-dire "séparé") par rapport aux nations, comme II est transcendant par rapport à tout ce qui est.

Jusqu'à ce jour, à la fin de chaque chabbat, les Juifs font la havdala, la cérémonie de la séparation, en disant : « Sois loué, Eternel, notre Dieu, Roi de l'univers, qui sépares le sacré du profane, la lumière des ténèbres, Israël des autres peuples, le septième jour des six jours ouvrables. Sois loué, Eternel, qui sépares le sacré du profane. »

Le Monde, et avec lui l'Histoire, sont considérés comme le résultat d'une séparation, havdala, entre ce qui est sacré et profane. Et en effet, une analyse sémantique prouve que l'histoire de la Création, dans la Bible, est jalonnée de ce terme : création égale délimitation, égale séparation. De même, l'Histoire d'Israël commence-t-elle par une séparation : celle d'Abraham de sa famille et son pays.

Saint est donc ce qui est séparé, ce qui est mis en réserve pour Dieu. Saint est Dieu lui-même. Partant, le sacré est ce qui est réel, ce qui est réellement, ce qui est au centre de tout. Le domaine de la sainteté est donc l'intérieur, par opposition à l'extérieur, au profane. Aussi le mot hol, profane en hébreu, a-t-il la signification de ce qui tourne autour, de ce qui est excentrique par rapport au domaine de la sainteté.

Le fait qu'Israël soit un peuple saint signifie qu'il est associé à Dieu, qu'il se trouve à l'intérieur de son domaine. Israël est consacré à Dieu comme une femme à son mari : encore une fois l'analyse sémantique - qui démontre l'identité des termes - est éclairante. Israël, qui est le paradigme de l'humanité, est associé à Dieu parce que, de plus près, il ressemble à l'image à laquelle l'homme a été crée. Rabbi Josef Gikatilla, un cabaliste castillan de la deuxième moitié du XIIIe siècle, écrit dans son Igueret Hakodech, la Lettre sur la Sainteté : « Comme tous nos actes sont à l'image de l'action du Nom, chaque fois que nous faisons le bien et le juste, nous sanctifions son grand Nom, (...) mais chaque fois que nous ne nous conduisons pas valablement, nous profanons (...) le Nom du Ciel, puis­que nous Lui ressemblons »
( Note 1)
. Cette ressemblance, selon Rabbi Eléazar ben Azarya, consiste dans le fait que tout comme Dieu est unique au monde, Israël est unique au monde
( Note 2)
. Dans son Cha'aré Ora, Les portes de la lumière, le même Gikatilla explique que « profaner le Nom » signifie faire sortir ce qui est saint de l'ordre divin
( Note 3)
: d'où la réserve imposée à Israël ; voilà pourquoi il ne doit pas se mêler aux peuples, doit rester à l'intérieur, ne pas se "décentrer", comme on pourrait traduire halol.

Aussi le Talmud a-t-il pour but principal « d'ériger une haie autour de la Thora » et d'intégrer tout dans le système global du rabbinisme. L'inten­tion est de renforcer la séparation indiquée par la Bible au moyen de lois et de lui donner ainsi une physionomie concrète. La cacheroute,les ablutions, les temps de prière et d'étude, l'interdiction de boire et de manger avec un Gentil ou de lui enseigner la Loi sont autant de mesures visant à réaliser ce but. Rien d'étonnant que les Pharisiens, les perouchim, soient étymologiquement les "séparés", ceux qui par ailleurs s'adonnent à l'exégèse, la parchanout, qui est la délimitation du sens.

Dans un univers où tout est délimité, le pire châtiment est d'être poussé hors des limites qui vous ont été assignées : c'est le herem, l'anathème. Une des rares maximes rapportées de Hillel dans les Pirké Avot est : « Ne te sépares pas de la communauté »
( Note 4)
. Cela a l'air banal, mais il faut comprendre que tout un mode de vie et d'organisation sociale sont contenus dans cette simple phrase. Entre autres, cela veut dire que si la communauté se sépare de quelqu'un, c'est terrible. Un poète palestinien anonyme du Xe siècle compara à juste titre le sort d'un homme frappé par l'anathème à celui du lépreux banni hors des murs de la ville
( Note 5)
, ce que l'on comprend en lisant la réglementation du herem consignée par Paltoi Gaon : « Voici ce qu'il faut faire avec l'excommunié : annoncez publique­ment que son pain est du pain de païen, que son vin est du vin de libation (d'idolâtre) ; ses fruits ne sont plus soumis à la dîme et ses livres sont considérés comme des livres de sorcier. Coupez les franges de son châle de prière et empêchez-le de gagner sa vie. Ne priez pas en sa compagnie, ne circoncisez pas ses fils et ne donnez pas d'enseignements à ses enfants à la synagogue, n'ayez pas de relations avec lui, que ce soit de votre propre gré ou par obligation. Jetez-lui un bol d'eau lorsqu'il passe, témoignez-lui du mépris et traitez-le en étranger »
( Note 6)
.

Traitez-le en étranger. Cette dernière phrase résume tout le propos. Etranger est ce qui vient de l'extérieur, ce qui n'a pas part au sacré. C'est le domaine du mal - incarné, dans la Bible, par la femme étrangère des Proverbes. Obligation donc de rester à l'intérieur. Les deux derniers exem­ples, qui datent de l'époque des Guéonim, montrent qu'il y a continuité de doctrine par rapport à la notion de peuple saint jusqu'aux Xe, XIe siècles environ. Nous allons maintenant examiner l'organisation de la société médiévale en Occident par rapport à ce concept de sainteté.

Sur le plan concret, la fidélité à cette doctrine s'exprime d'abord dans la préoccupation des dirigeants juifs d'écarter toute ingérence extérieure dans les affaires de la communauté. Le judaïsme n'étant pas une éthique, mais une religion dont les lois règlent le quotidien jusqu'au plus infime détail, l'autonomie judiciaire pour le droit civil et pénal était essen­tielle. En son principe, cette autonomie était accordée aux communautés juives pendant tout le Moyen Age. Elle était généralement respectée en pays islamique, alors qu'en Occident la situation des communautés était plus précaire. Comme les seigneurs féodaux, les évêques et les échevins disputaient au pouvoir royal la suzeraineté sur elles, ils essayaient également de s'arroger le droit de juger les litiges entre Juifs. Aussi les dirigeants juifs durent-ils dépenser beaucoup d'énergie et d'argent pour éviter que l'on empiète sur leurs droits. Néanmoins, la concentration topographique des Juifs dans des quartiers à part facilitait le cloisonne­ment. Ces quartiers étaient à la fois structurés à l'intérieur, selon un système éprouvé d'entraide et de responsabilité commune, et ouverts vers l'extérieur : tous les Juifs n'habitaient pas dans le quartier juif, pas plus qu'il n'était interdit à non non-juif d'y habiter. Les contacts sociaux, commerciaux et intellectuels avec les voisins chrétiens étaient fréquents et suivis. A l'intérieur du quartier, la loi juive était souveraine, et c'est tout ce qui comptait pour les dirigeants, qui étaient généralement les savants de la communauté.

A part ce principe d'autonomie auquel ils tenaient, les rabbins médiévaux n'ont pas élaboré de doctrine politique d'ensemble. Ils reconnaissaient simplement qu'il existait des différences dans la constitu­tion des divers systèmes sous lesquels ils vivaient et ils s'accordaient à dire que, si cela n'empiétait pas sur la loi juive, les Juifs devaient obéir à l'autorité établie tant qu'ils vivaient en exil. Dîna de-malkhouta dîna,  « la Loi du Royaume est la Loi », signifiait à cette époque qu'il faut s'arranger avec le pouvoir en faisant le dos rond, mais que bien évidemment la Tora prime en autorité. Presque tous les penseurs médiévaux s'accordaient à dire avec Maimonide (qui avait donné l'exemple en refusant le poste de naguid) qu'il ne fallait pas chercher à exercer le pouvoir sur son prochain. Ainsi Saadia Gaon, Bahya ibn Pakouda et Abraham ben Moche ben Maimon conseil­lent-ils à leurs lecteurs d'éviter les hautes fonctions, conscients qu'ils étaient qu'on ne peut à la fois être séparé, c'est-à-dire saint, et se mêler de politique
( Note 7)
.

Inutile de dire que ce conseil n'a pas été suivi par tout le monde, mais cela ne change rien au fait que le principe de sainteté - laquelle équi­vaut à la séparation - a bien régi la vie des communautés médiévales : séparation non pas dans le sens d'une ségrégation totale et hermétique, comme ce fut le cas plus tard, pour le « grand renfermement » dans les ghet­tos, mais dans celui d'une délimitation - ce qui correspond à son sens premier en hébreu.

Cependant, la devise « nous sommes pour nous et vous êtes pour vous, et les uns sont en face des autres », n'était pas le propre des Juifs. La société féodale était une société de groupes qui étaient en contact les uns avec les autres, mais où l'identité de l'individu était définie par son appartenance au groupe. Les chrétiens trouvaient donc tout naturel que les Juifs vivent séparés du reste de la population, et qu'ils suivent leur loi à eux. Quand, à l'époque moderne, retentit le cri de guerre « Les Juifs consti­tuent un Etat dans l'Etat », c'est un signe que s'effondrait tout le système où la population entière était cloisonnée en groupes autonomes. Si les chrétiens acceptaient sans problème le principe de séparation, c'est qu'ils le font, et ceci est remarquable, sur la base du même principe de sainteté qui motive les Juifs à se tenir à l'écart - seulement dans le sens inverse. L'Eglise, qui se considère comme le verus Israël, estime que c'est elle qui se trouve au centre, que c'est elle qui est sainte, et définit les autres comme extérieurs : lors des différents Conciles du Latran, les Juifs, les hérétiques et les lépreux sont « extériorisés » au point d'avoir à porter, à partir de ce moment, un signe distinctif - la fameuse rouelle.

Nous voyons que, si les protagonistes changent, les termes restent les mêmes : l'intériorité et l'extériorité définissent bien le sacré et le profane. Mircea Eliade a d'ailleurs démontré l'universalité de cette distinction
( Note 8)
. Pour les chrétiens, les juifs sont ainsi les perfidi - non pas les infidèles, mais ceux qui auraient pu rester dans la vérité, à l'intérieur de la foi, s'ils avaient accepté le Christ comme Messie. Comme les hérétiques, ils se sont sciemment écartés de la « vraie doctrine » et sont ainsi écartés eux-mêmes.

Dans cette société féodale où se forme le monde urbain, les Juifs ne peuvent en effet plus être admis dans les systèmes sociaux - vassalité et communes - qui en résultent. On ne peut prêter hommage à un Juif, serment avec un Juif. La méfiance qui résulte de cette mise à l'écart s'exprime dans les fausses accusations qui, pour la première fois, se font jour à cette époque : celles de meurtre rituel, de profanation d'hosties et d'empoisonnement de puits. Les Juifs se trouvent ainsi peu à peu exclus des métiers. Il ne leur reste que certaines formes du commerce et de l'usure.

Aussi éclairante que l'association des Juifs aux hérétiques est leur association aux lépreux, de plus en plus nombreux en Occident aux XIIe et XIII siècles. Ces « intouchables » sont redoutables, et la notion de sainteté va toujours de pair avec celle du redoutable. Pour l'homme du Moyen Age, les Juifs avaient gardé quelque chose de leur qualité de peuple saint, donc redoutable en soi, vivant justement à part - et doublement redoutable du fait qu'à ses yeux, c'était une sainteté déchue, pervertie au vrai sens du mot, puisqu'ils s'étaient détournés du droit chemin pour conclure un pacte avec le diable. Notons que cette association entre les lépreux, les étran­gers, c'est-à-dire ceux de l'extérieur, et le mal est la même que celle que nous avons rencontrée en traitant du herem, de l'anathème juif.
*

Toute la société médiévale est ainsi régie, de façon sous-jacente, par le principe de sainteté. Nous pouvons dire en conclusion que le Moyen Age est peut-être la dernière époque d'équilibre entre la doctrine du peuple saint et de la vie réelle des communautés juives ; entre une vraie autonomie religieuse et judiciaire, une ségrégation correspondant aux exigences de la Tora, et une intégration professionnelle et sociale en gros satisfaisante - les Juifs étaient un des groupes cloisonnés qui existaient dans la société, et de loin pas le plus méprisé. La séparation des autres est vécue par les Juifs comme un signe d'élection. C'est lorsque cette séparation sera imposée de l'extérieur et ne sera plus comprise en son principe à l'intérieur qu'elle sera vécue comme une malédiction.

Le concept de sainteté, qui à son origine et pendant près de deux millénaires était un concept totalisant, embrassant à la fois les relations avec Dieu et les relations avec les hommes, tend par la suite à s'intériori­ser. On pourrait dire que le concept s'intériorise quand l'existence s'extériorise, quand elle passe du kodech, du sacré, au hol, à ce qui l'entoure. Un fois intériorisée, c'est-à-dire « spiritualisée », et amputée d'un de ses éléments constitutifs (celui de la relation avec autrui), la doctrine du peuple saint est vouée à ne plus être comprise par la grande majorité des Juifs et, reléguée dans la liturgie, sans application réelle, elle tend à disparaître. En même temps, l'autre concept qui réglait les rapports des Juifs avec le monde extérieur, à savoir dina de-malkhouta dîna, la Loi du Royaume est La loi, gagne en importance et est réinterprétée : c'est cette loi maintenant qui paraît comme la vraie loi, à laquelle on souhaite ardemment se soumettre (car les Juifs restent légalistes), alors que la Tora est perçue comme un ensemble de règles de conduite individuelle sans force contraignante. Tout le débat relatif à l'Emancipation qui a furieusement opposé les dirigeants juifs entre eux tourne en fin de compte autour de cet abandon du concept de peuple saint.

Corinna COULMAS Université de Paris IV, Sorbonne


Notes
1 Lettre sur la Sainteté, chap. 1, traduction de Charles MOPSIK, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 225-226.
2 Hag. 3 a.
3 R. Josef GIKATILLA, Cha'aré Ora, éd. Josef ben Shlomo, 2 vol., Jérusalem
1980.
4 Pirké Avot, 2:4.
5 Cité par S. W. BARON, Histoire d'Israël - Vie sociale et religieuse, vol. V, p,
18, P.U.F. 1964.
6 Cha'aré tsedek, V. 4. 14, fol. 75 a. Cité par S. W. BARON, op. cit., vol. V,
p. 17.
7 Voir MAIMONIDE, Michné Tara sur Melakhim, 1.1-2; Sanh. 1. 1 - 2 ;
Le Guide des Egarés, 1.72. BAHYAIBN PAKOUDA, Les devoirs du cœur , IV, 4 - 5.
ABRAHAM BEN MOCHE BEN MAIMON, Les chemins de la perfection, 11.42.
8 Mircea ELIADE, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
 
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