Les
sens, le sens dans l’accompagnement des personnes touchées par la
maladie d’Alzheimer : deux conférences
RÉSUMÉ
DES CONFÉRENCES
PREMIÈRE CONFÉRENCE :
COMMENT NOS SENS NOUS RELIENT-ILS AU MONDE EXTÉRIEUR ?
INTRODUCTION
Journée consacrée à la
communication par les sens là où le langage fait défaut.
LES SENS : Mon
travail de plus de 15 sur les cinq sens m’a appris qu’en cette
matière, les choses sont tout sauf simples.
LA COMMUNICATION :
Référence à une visite dans l’unité
Alzheimer de Fécamp comprenant un accueil de jour, un EHPAD et un
UHR (unité d’hébergement renforcé)
pour 14 personnes. Le médecin avec qui j’ai discuté a parlé de
la maladie d’Alzheimer comme d’une maladie
de la communication plus encore que de la
mémoire. J’ai trouvé cela pertinent, et j’ai orienté ma
recherche en ce sens.
L’ÉTONNEMENT
PHILOSOPHIQUE : Cette recherche, je l’ai
faite en philosophe , en m’étonnant – en soulevant des
questions, en ouvrant des pistes : les réponses se feront, et
se déferont sur le terrain.
PREMIÈRE
PARTIE : LE SENS PAR LES SENS
LES SENS :
Ce sont nos sens qui nous relient au monde extérieur. Ils sont notre
seul accès au monde.
Polysémie
du mot « sens » :
les cinq sens physiques
; la signification ; la direction.
Ces sens sont complémentaires.
Niveau sensoriel et
niveau symbolique, une alliance fragile, mais
permanente. Il y a toujours une signification physique et une
signification morale des expériences sensorielles.
Ainsi, ce sont les sens
qui font le sens. Mais
pas tout de suite : il faut les éduquer.
LE MONDE EXTÉRIEUR :
Difficulté de la définition. Multiplicité des mondes qui seuls
ensemble peuvent prétendre recouvrir le réel. La perception,
un choix délibéré parmi tout un faisceau d’impressions
inconscientes qui ne recouvrent qu’une petite partie de la réalité.
Les malades vivent dans un
autre monde que nous. Mais pour eux, il est aussi réel que pour nous
le nôtre. Cela pose un problème philosophique. Notre réalité
n’est rien qu’un consensus, susceptible de changer. Exemple les
couleurs – le daltonien ou autres mammifères ne voient pas ce
que nous voyons. Dans l’Antiquité, on ne distinguait que trois
couleurs. Goethe : Une couleur n’existe
que si on la voit.
HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE
DES SENS : Les sens ont une histoire et
une géographie : ils prennent des expressions différentes dans
le temps et dans l’espace.
Les différences résultent
de la manière dont nous éduquons
nos sens, les chargeons de sens, dans le va-et-vient constant entre
la perception et son interprétation.
Avec le temps, toute une panoplie de métaphores s’agglutine autour
de chacun des cinq sens comme un champs magnétique. Les différents
champs se rencontrent, s’interpénètrent, s’attirent et se
repoussent : rôle du langage.
Conception du corps :
L’interprétation des sens dépend de notre conception
du corps, qui varie d’une civilisation à
l’autre et d’une époque à l’autre. En Occident, différentes
représentations se sont succédées, ont parfois coexisté et
continuent leur vie souterraine à notre insu : le
corps-temple ; le corps microcosme ; le corps-machine de
Descartes ; le corps sac de pourriture ; le corps
anatomique. Mais non le corps énergétique – à l’opposé des
civilisations orientales.
ACTION DES SENS :
ils agissent toujours en collaboration,
même si pour chaque action, il y a un sens principal. Tout notre
système d’associations multiples à travers lequel nous nous
orientons dans le monde repose sur cette collaboration. Exemple
manger : tous les
sens sont engagés dans l’acte de manger ; le toucher, le
goût, l’odorat, la vue et l’ouïe (craquant..). Les cycles des
cinq sens dans l’art de la Renaissance à l’âge classique
illustrent ce fait capital.
DÉFINITION DES SENS :
Chaque sens possède ainsi plusieurs strates, une physique, une
symbolique, une morale. Et chaque sens nous relie à une autre part
de la réalité. Dans chaque sens, il y a une partie à prendre et
une autre à laisser quand on est malade ; une qui nous ancre
(mais aussi fixe) dans l’ici et maintenant ; une qui nous
accompagne ailleurs.
Sur ce plan, tout dépend
du moment, qu’il faut savoir déterminer pour ne pas faire
d’erreurs grossières. J’aimerais prendre l’Ecclésiaste
pour devise dans l’accompagnement des personnes atteinte de la
maladie d’Alzheimer :
UN TEMPS POUR TOUT :
1 Il y a un moment pour
tout et un temps pour toute activité sous le ciel :
2 un temps pour naître
et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour
arracher ce qui a été planté, (…)un temps pour démolir et un
temps pour construire,
4 un temps pour pleurer
et un temps pour rire, (…)
5 un temps pour lancer
des pierres et un temps pour en ramasser, (…)
6 un temps pour
chercher et un temps pour perdre, un temps pour garder et un temps
pour jeter. (…) (Ecclésiaste, chapitre
3).
Cela signifie, dans le
contexte où vous vous trouvez, que tout dépend du stade de la
maladie et de l’état du patient. Il y a un temps pour le stimuler,
un temps pour l’apaiser. La décision doit être prise
individuellement, à chaque instant, dans la solitude de l’exercice
de votre profession. Une question d’intuition et d’intelligence
du cœur.
DEUXIÈME
PARTIE : L’ACTION PARTICULIÈRE DE CHACUN DES CINQ SENS
LE TOUCHER
C’est
le sens qui nous ancre dans notre vie, qui nous assure de la réalité
des choses : on voit des fantômes, on ne les touche pas. Sens
du contact et de la matérialité. Le 1er
sens expérimenté par l’embryon avec l’ouïe, et notre sens le
plus performant. Caractère topographique du toucher. Dans le 1er
stade de la maladie, il est parfait pour ancrer la
personne dans cette réalité qui lui est devenue incertaine.
Le
toucher est aussi notre sens de l’intimité
: dès que nous devenons conscients de nous-mêmes, nous avons une
idée des limites qui
définissent notre espace personnel. La peau
est à la fois un lieu de communication et
une frontière. D’où la difficulté de la manipulation
dans les soins. Comment rendre acceptable cette irruption, nécessaire
mais non forcément désirée, dans l’intimité corporelle de
quelqu’un ? Ex. Heidel, aide-soignante polonaise, qui
s’occupait de ma mère atteinte de la maladie d’Alzheimer :
elle demandait l’autorisation pour chaque geste.
Le
toucher, sens réflexif
– modèle de toutes les autres expériences réflexives. Crée le
sentiment d’identité.
Domaines du toucher :
Le toucher recouvre la
sensibilité thermique, la kinesthésie et le
sens de la douleur,
qui sont chacun porteurs de sens. Il y a des expressions figurées
les concernant à tous les niveaux du langage, à toutes les époques,
et dans toutes les cultures.
La sensibilité
thermique : niveau physique et
imaginaire bipolaire :
1. une gamme modérée,
associée à la vie (chaleur égale bien-être ; fraîcheur égale
repos) ;
2. les excès qui la
débordent (feu, c’est-à-dire brûlure et trépas ; froid,
synonyme du froid mortel). Toute l’expression de notre vie
affective est fondée sur ces expériences fondatrices simples.
La kinesthésie ou le
sens du mouvement :
Identifié à la vie,
dont il assure la continuité, et à la conscience,
dont il décrit le renouvellement permanent, le mouvement est invoqué
dès l’Antiquité (Aristote) comme grille d’interprétation aussi
bien sur le plan physique que sur le plan psychique et intellectuel.
L’univers est en expansion, l’énergie est mouvement, et nous
sommes des êtres en route – en mouvement sur le chemin de la vie,
en mouvement dans toutes nos actions corporelles, et dans notre
ascension (ou déclin) spirituels.
Le sens de la
douleur montre
particulièrement bien que nos sens ont toujours une signification
double. La douleur est un dialogue de l’extérieur avec
l’intérieur, ce qui explique ses formes multiples, son intensité
variable et ses composants aussi bien physiques que psychiques.
Dans toutes les langues,
le mot douleur
recouvre indistinctement une réalité
physique et morale. À
l’origine, il n’y avait pas de différence entre ces modalités.
C’étaient deux manifestations interchangeables de la condition
humaine, l’épreuve
par laquelle il fallait passer.
Or, ce sens
de la douleur a
été perdu à l’époque moderne. Depuis qu’on a appris à la
maîtriser, on ne supporte plus l’idée de la douleur physique.
Autrefois, la douleur nous accompagnait dans toutes les phases de
notre vie, elle nous parlait
et attendait une réponse. Aujourd’hui, nous sommes devenus muets
face à elle. Muets aussi face à ceux qui souffrent dans leur chair.
LE
GOÛT
C’est
un sens complexe, qui va du plus élémentaire au plus élevé. Se
trouve à la charnière exacte de la nature et de la culture.
Culture :
présence de cette ambivalence dès la Genèse, car le fruit défendu
de l’arbre de la connaissance (!) était à la fois bon
à manger et séduisant à voir. Il y avait
d’emblée une association entre le goût physique et l’esthétique.
Nature :
le goût évolue entre le manque et la satiété selon un cycle
constamment renouvelé ; renvoie au spectre de la faim dans
l’Histoire humaine.
Goût et dégoût :
la répulsion comme peur de l’anéantissement ; notre rapport
à la putréfaction ; la cuisine comme acte culturel. Dégoût
de soi-même et la répulsion qu’on provoque chez les autres, un
problème de la vieillesse (référence Maisondieu). Particulièrement
sensible dans la maladie d’Alzheimer.
Sens social:
il y a dans le goût une associations permanente des mets et des
mots. Beaucoup de personnes très âgées et/ou démentes préfèrent
manger seules. C’est un message qu’il faut décrypter et prendre
en considération.
De même qu’il y a une
logique, et une signification profonde à la perte
d’appétit des personnes vieilles ou
démentes. Qu’il faut peut-être accepter telle quelle. Exemple
contraire Walter Jens – 10 ans d’Alzheimer. L’intellectuel
ascétique qui soudain devient gourmand et dit : « C’est
bien-sûr terrible, mais ça reste souvent encore très beau ».
Le critère déterminant est finalement la
joie de vivre que le malade éprouve ou n’éprouve plus.
Donc, ne pas stimuler s’il
n’y a plus de joie – ce n’est pas ce sens-là auquel il faut
s’adresser quand on a perdu le goût de vivre. Car dans sa
signification profonde, le goût est toujours le goût de la vie.
Job, après toutes ses
épreuves, meurt chargé d’ans et rassasié
de jours. Il a eu son
temps. De même, les Épicuriens comparent la
gourmandise à ceux qui veulent prolonger leurs jours éternellement.
Alors qu’Épicure quitte la vie comme un festin, rassasié et
heureux.
L’ODORAT
Notre troisième sens –
sens médian entre les sens du contact (le toucher et le goût) et de
ceux de la distance (l’ouïe et la vue). Fondamentalement
ambivalent. Situé dans une région primitive du cerveau, le système
limbique ; renvoie à une dimension pré-langagière, au reste
d’animalité dans l’homme.
Et pourtant c’est par
son intermédiaire que nous avons accès à nos qualités les plus
élevées, à l’imagination et à la mémoire, et ceci grâce à
ses capacités de transmutation.
L’imagination :
L’imagination et la mémoire sont une
seule et même chose, dont les multiples visages portent des noms
multiples (Thomas Hobbes, Leviathan,
1651). Selon
Bachelard, l’imagination est la faculté de
déformer les images
fournies par la perception, de les rendre créatrices.
L’odorat, sens de
l’éphémère, est lié à l’air et au souffle. C’est grâce à
lui que le monde devient un environnement.
Le temps n’y est pas perçu comme linéaire, mais comme un présent
absolu qui admet une multitude de perceptions parallèles et ouvre la
conscience à la simultanéité.
Sens de la mémoire :
Chez saint Augustin, la mémoire est une des trois forces de l’âme
à côté de l’intelligence et la volonté. Dans les démences,
perte simultanée de l’odorat et de la mémoire.
L’oubli
est la première tâche de la mémoire pour ne pas nous
encombrer d’impressions et d’émotions inutiles ; la
mémoire ne sert pas à conserver le
passé, mais à le masquer d’abord, puis à en laisser
transparaître ce qui est pratiquement utile
(Bergson, L’Énergie spirituelle)
: dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, où l’on s’apitoie
facilement sur les personnes qui ont « perdu » la
mémoire, cela devrait faire réfléchir.
Mémoire et motricité
= odorat et toucher Tous les actes de
reconnaissance et de remémoration nécessitent une certaine activité
motrice. Les actes moteurs participent à l’établissement d’un
contexte et d’un contact immédiat avec l’environnement. La
mémoire n’existe pas sans contexte. Parfois, il suffit de le
recréer pour aider les patients dans le stade initial de la maladie
à rendre le monde extérieur à nouveau réel.
Caractère affectif de
la mémoire : La mémoire n’est ni
rationnelle, ni intellectuelle. Elle est essentiellement subjective
et émotionnelle. Pour qu’il y ait souvenir, il faut qu’on se
soit intéressé à l’objet, qu’on y ait fait attention.
Pensée et mémoire :
Impossible de séparer la pensée de la mémoire. Sans les souvenirs,
nous ne pouvons ni penser, ni agir. L’affectivité oriente nos
apprentissages.
C’est de cette façon-là
que chaque personne est unique : ses perceptions sont des
créations de contexte
et de sens dans le
magma d’informations disponibles dans le monde extérieur ;
ses souvenirs sont l’expression d’une imagination
toujours en mouvement (Bergson). Balancement
entre le passé et le présent.
Dans votre pratique, on
vous demande de considérer la personne malade comme un individu,
et cela même quand la conscience et l’intelligence sont diminuées,
n’existent plus, et que les sens aussi sont changés, sont moins
performants, ou alors hypersensibles. Nous voyons ici se dessiner un
début de réponse à la question qu’est-ce
qu’une personne.
La personne est
la somme de ses expériences, même oubliées (occultées), elle est
constituée des traces que celles-ci ont laissées en elles. Quand
toutes les fonctions cognitives ont disparu, l’affectivité existe
toujours, c’est elle qui singularise un individu, c’est par elle
qu’on peut l’atteindre jusqu’à la fin.
La présence des
souvenirs et l’expérience de la simultanéité :
Proust – … le temps incorporé abolit
la différence entre le passé, le présent et l’avenir. Dans
la fulgurance de la simultanéité, il libère l’homme de
l’angoisse de la mort.
La mort suppose une
conception linéaire du temps. L’expérience de la simultanéité,
au contraire, nous soustrait à la dictature de la chronologie, elle
nous situe hors du temps. N’y aurait-il pas quelque sagesse dans ce
repos de l’âme, que nous avons l’habitude de considérer
seulement comme une confusion, une perte irrémédiable ?
Bonne odeur : à
nouveau, un choix
entre la stimulation,
le rappel, qui
provoque la remontée de souvenirs anciens enfouis, et l’apaisement
qui ne demande aucune réponse au malade.
La mauvaise odeur, la
puanteur :
rejoint nos réflexions sur le dégoût.
Montre à nouveau la coopération de nos sens, le caractère pluriel
de nos expériences sensorielles.
L’OUÏE
Premier et dernier sens : L’oreille
est le premier organe à être formé et l’ouïe le dernier sens à
s’éteindre.
L’ouïe, trois sens en un :
le sens du temps et de l’espace ;
le sens de
l’équilibre ; le sens de
l’intériorité et de la communication sonore.
La conscience est une
écoute – sujet de ma 2e
intervention. Retenons pour l’instant que l’ouïe incarne notre
capacité de résonance.
Elle est notre sens le plus interactif, en collaboration constante
avec les autres sens.
Circularité et
dynamique : L’ouïe fonctionne de
façon circulaire. Elle conduit le monde à l’intérieur de
l’homme. Elle est d’emblée dans la dynamique : le son se
transforme en permanence, naît et s’éteint.
Réflexivité :
L’ouïe est réflexive,
elle nous relie à notre propre voix.
Musique, harmonie,
silence : La musique,
toute l’idée d’harmonie
au sens large, sont l’apanage de l’ouïe. La musique constitue un
accès privilégié à des personnes en état de démence. L’ouïe,
porteuse d’une mémoire qui n’exige rien. Communication par la
musique.
L’ouïe détermine
par ailleurs notre rapport au silence,
elle l’apprivoise. Barenboim : La
relation entre la vie et la mort est la même que celle qui existe
entre le silence et la musique – le silence précède la musique et
lui succède. Si l’on
va jusqu’au bout de cette pensée, il se pourrait que la tâche la
plus importante de la musique soit de nous faire comprendre le
silence, de lui enlever son goût de menace mortelle et nous le
rendre amical.
Les sens supérieurs :
Rapports privilégiés de l’ouïe avec la
vue. Depuis l’Antiquité, les deux sens dits supérieurs, éducatifs
et intellectuels, sont considérés comme notre moyen le plus sûr
d’appréhender le monde et de l’interpréter.
LA VUE
Sens de la distance et
de l’abstraction : La vue, le sens le
plus important en Occident depuis longtemps, avec une hypertrophie
aujourd’hui. Pas forcément le plus utile dans notre contexte. Car
la vue est le sens de la distance, de l’abstraction par excellence.
Il nous met en face du monde, contrairement à l’ouïe, et ce monde
est statique : chaque image est un cliché momentané qu’on
prend, qui reste immuable. Danger : percevoir le monde comme
objet, ob-jectum, jeté
devant nous.
Sens
de l’exploration, de la connaissance.
Sens
de la représentation : la société du
spectacle. Les images s’usent. Peu d’effet des images d’horreur
qu’on consomme quotidiennement. L’irréalité profonde des mondes
visuels.
Sens créateur :
les arts plastiques. Où il est question de
forme et de couleur.
Les deux ne sont pas équivalentes pour une personne démente. Les
formes s’estompent. La couleur peut encore agir.
La
lumière : Rôle
prédominant de la lumière dans notre imaginaire. Elle constitue
l’ouverture par excellence. Bachelard : C’est
la même aspiration de l’esprit humain qui nous porte vers la
lumière et vers la hauteur. Lutte contre
l’angoisse – celle des malades et la nôtre en leur contact.
L’angoisse se communique dans les deux sens.
Angoisse :
Angustia, ce qui est
serré. Il s’agit de créer une ouverture vers ce genre de lumière
qui existe dans toute expérience de beauté. Montrer la lumière au
bout du tunnel.
CONCLUSION
Nous avons parlé de sens
et de sensation, de mémoire, d’intelligence, d’émotion, de
mondes intérieur et extérieur. Nous avons vu que dans le cas de la
maladie d’Alzheimer, l’approche par les sens ne peut être ni
simple ni uniforme. Qu’il faut de l’intuition pour savoir à quel
sens s’adresser pour quel malade, et ce qu’il faut privilégier,
la stimulation ou l’apaisement.
Dans la suite de la
journée, nous examinerons de plus près les idées de conscience
et de communication :
nous essaierons de vous ouvrir diverses pistes à ce sujet.
DEUXIÈME CONFÉRENCE :
FAIRE DIALOGUER LES SENS ET LA CONSCIENCE
INTRODUCTION
Avant de faire dialoguer
les sens et la conscience, comme on m’a demandé de le faire, je
voudrais me pencher un peu sur le concept de conscience.
Histoire de savoir ce
qu’on fait dialoguer. Nous avons déjà entrevu un peu de la
complexité de la vie des sens. La conscience,
à son tour, s’avère un terme difficile, aux significations
multiples. Et qui est le pendant d’un autre, non moins difficile,
qui lui est inséparable, à savoir l’inconscient.
LE CONCEPT DE CONSCIENCE
Étymologie : Au
regard de l’étymologie, l’unité conceptuelle de la conscience
est celle d’un savoir :
scire en latin, d’où
dérive conscience et
les mots apparentés dans les langues romanes ; et wissen
en allemand, racine des termes de Bewusstsein
et Gewissen.
Le savoir
dont il s’agit est multiple et se constitue de différentes
manières. Il intègre tous les registres par lesquels nous
entretenons des relations avec ce qui nous entoure : la
perception ; l’affect ; le jugement ;
l’imagination ; la mémoire.
Rapport au monde et à
soi : En même temps qu’un rapport
au monde, la conscience est un rapport
à soi, dans l’ordre de la connaissance et
sur le plan de l’éthique. C’est pourquoi la philosophie, dans
l’élucidation de la conscience, est doublée par d’autres
courants de pensée. La psychologie,
la psychanalyse et la
psychiatrie, les
sciences cognitives et
les traditions spirituelles
ont leur propre démarche la concernant.
Chaque sorte de
conscience possède son propre inconscient :
Quand il s’agit de communication par les sens, on s’adresse
autant à l’inconscient d’une personne qu’à sa conscience. Le
terme d’inconscient a
été largement accaparé par la psychanalyse – où il se limite à
l’inconscient individuel.
En réalité, il y a autant de formes d’inconscient que de
conscience, et toutes ces formes coexistent en
nous. Ex. Leibniz, les « petites
perceptions ». Carl Gustav Jung,
l’inconscient collectif (archétypes).
Il est important de savoir
à quelle sorte d’inconscient on s’adresse chez un malade. Car
c’est à travers cet inconscient qu’on peut restituer un sens là
où il a été perdu.
Conscience
de soi et conscience cosmique
Conscience
de soi : Dans le cadre de la maladie
d’Alzheimer, la conscience en tant que conscience
de soi dans son rapport au monde est altérée.
Il ne reste souvent ni la perception intacte de soi-même, ni le
jugement, ni la mémoire concrète des choses. Pour les malades, le
monde tel que nous le percevons est devenu incompréhensible.
Mais
nous avons vu qu’il reste une mémoire affective, le souvenir des
peurs et des joies qui ont formé la personne. Il reste, justement,
son caractère qui est
le résultat de toutes ses expériences, qui continuent ainsi à agir
sans qu’il en comprenne la cause.
Exemple
UHR de Fécamp : On cherche à comprendre les raisons de
la violence: anciens abus sexuels ; violences du couple ;
maltraitance à l’hôpital. Ex. l’homme qui vers 17 h commençait
à s’agiter – l’heure du retour du père brutal. Exige une
compréhension de chaque histoire personnelle.
Resocialisation
par la détente et le rire. Des occupations communes. Exemple :
Hogeweyk, village pour personnes démentes.
Le
problème du partage et de la communication :
Dans la pratique, il est parfois difficile de connaître l’histoire
personnelle de chaque patient. Souvent, le langage ne fonctionne plus
comme véhicule privilégié de la communication. Or, la conscience
de soi est largement dépendante du langage, tout comme l’inconscient
qui lui fait face (Lacan). Il est donc normal que les deux – la
conscience de soi et le langage – se perdent en même temps.
D’autres
approches d’imposent alors pour lutter contre l’angoisse, pour
élargir, opérer une ouverture et donner un sens
(une direction) là où tout paraît figé et
sans issue.
Conscience cosmique :
Si la perception de soi-même est altérée, faussée ou perdue, au
lieu de chercher à restituer un passé personnel, on apaise
le présent en l’ouvrant sur quelque chose d’impersonnel, et
pourtant d’amical. On fait appel à ce que je nomme conscience
cosmique, qui n’a rien à voir avec un
quelconque ésotérisme, mais avec l’idée d’un
ordre.
L’idée
d’un ordre : κόσμος, cosmos en
grec, ne veut rien dire d’autre que «monde ordonné». Il désigne
notre univers, par opposition au chaos initial. Idée ancienne, qui
a eu un grand impact sur notre civilisation.
Socrate
: À ce qu’assurent les doctes
pythagoriciens, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les
hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et
de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est
la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon ami, le nom
de cosmos, d’arrangement, et non celui de dérangement ou de
dérèglement. » (Platon, Gorgias, 507e –
508a)
Ce
sentiment d’ordre, nous le portons tous en nous, bien que parfois
confusément, enfoui. C’est cette vision de l’univers comme ordre
grandiose, qui nous dépasse, mais dont nous faisons partie, qu’il
faut essayer de réveiller chez une personne qui ne se reconnaît
plus dans son individualité.
Idée
d’unité foncière de tout ce qui apparaît
comme divers et multiple. L’histoire de cette idée. Cela enlève
l’hostilité du
monde extérieur, la menace qu’on peut ressentir à son égard.
Ce
sentiment est partagé par les scientifiques et les poètes. Ainsi,
Einstein : Ce que je vois dans la
nature est une magnifique structure que l'on ne peut comprendre que
très imparfaitement, et qui doit remplir un penseur du sentiment
d’humilité.
Jean-Pierre
Luminet (Astrophysicien) : Chaque atome
de notre corps a été forgé au sein de générations d’étoiles
aujourd’hui disparues. La conscience, l’homme, et plus
généralement la vie, sont au sens propre les « enfants »
des étoiles. Dans ce schéma de pensée, l’homme comprend que
c’est à la démesure même de l’univers qu’il doit sa propre
existence. Ni centre, ni sommet, mais indéfectible maillon dans
l’évolution cosmique, l’homme sait qu’il doit un jour
disparaître, mais il aura au moins compris pourquoi il est apparu,
et pourquoi il disparaîtra.
AGIR PAR LES SENS, FAIRE
DIALOGUER LA CONSCIENCE / L’INSONSCIENT AVEC LES SENS
Deux
directions pour restituer la conscience cosmique, un moyen : les
sens
Le
sentiment qu’il faut restituer à la personne malade est donc celui
d’un grand tout, beau et ordonné, qui la dépasse, mais dont elle
fait partie de multiple façons (par les éléments de son corps ;
par l’énergie qui nous traverse et fait de nous des êtres à la
fois matériels et spirituels). Deux directions, un moyen – les
sens.
L’art
à travers l’une de ses expressions. Musicothérapie et art
thérapie, dont vous prenez la mesure dans les ateliers proposés
ici.
L’aromathérapie
associée.
La
nature : Juste après moi, Thérèse
Jonveaux va vous parler de la réalisation à l’hôpital de Nancy
d’un beau projet ambitieux, le jardin
thérapeutique, qui réalise exactement cela
– à travers la nature, il évoque l’idée d’un cosmos
pour le malade.
Le
jardin : Pour introduire sur un plan
philosophique ce qu’elle a mis en pratique, j’ai examiné d’un
peu plus près l’idée du jardin. Et j’ai découvert, à travers
le magnifique livre Jardins
du philosophe américain Roberte Harrison, que les jardins ont des
rapports insoupçonnés et très anciens avec l’idée du soin,
dans la compréhension de ce qu’on appelle aujourd’hui le care.
Écoutez cette petite fable vieille de 2000 ans. Elle a été
rapportée par Hyginus (un auteur latin de l'époque augustéenne)
dans ses Fabulae :
Un jour, en traversant
un fleuve, la déesse Cura vit de la boue crayeuse. Elle s’arrêta
et se mit à façonner un homme. Alors qu’elle contemplait ce
qu’elle avait fabriqué, survint Jupiter, et Cura lui demanda
d’inculquer l’esprit à sa figure, ce qu’il lui accorda
facilement.
Mais quand Cura voulut
imposer son propre nom à cette créature, Jupiter s’y opposa, en
disant que c’était le sien qu’il fallait lui donner. Pendant que
Cura et Jupiter se disputaient au sujet du nom, arriva la Terre pour
dire qu’on devait lui donner son nom à elle, parce qu’elle lui
avait offert son corps.
Les trois prirent
Saturne pour juge, qui fit la sentence suivante : « Toi,
Jupiter, comme tu as donné l’esprit à cette créature, tu dois à
sa mort recevoir son esprit de retour ; toi, Terre, qui lui a offert
le corps, tu recevras alors son corps ; et comme c’est Cura qui a
l’a façonnée, c’est elle qui en aura la possession tout le
temps de sa vie. Quant à la controverse sur son nom, elle
s’appellera « homme », parce que c’est de l’humus
qu’elle a été faite.
Cura
– ce nom signifie « soin » ; ou plutôt « care »,
dans le sens de « prendre soin » de quelqu’un et de
« s’en soucier ». En allemand « Sorge »,
soin et souci à la fois – terme développé par Heidegger dans
L’être et le temps,
où il cite la fable.
Cura
symbolise l’application, le dévouement, le souci de faire du bien.
Elle n’est pas seulement une personnification du soin, mais aussi
un personnifiant, dans la mesure où elle donne à l’argile la
forme d’une personne. Cette personne, c’est l’homme en tant que
tel. Car, comme l’explique Robert Harrison, le prototype de l’être
humain est précisément le jardinier.
Le
jardin et le jardinier :
Les hommes, tenaillés par Cura, ressentent le désir irrépressible
de se soucier de quelque chose et de s’y dévouer (Robert
Harrison, Jardins).
En
effet le jardin, c’est ce qui se cultive.
Puisque Cura a pétri l’homme avec l’humus,
il est bien naturel que sa créature se soucie avant tout de la terre
dont elle tient sa substance vitale (Harrison,
p. 19).
Fin
du Candide de Voltaire
Il faut cultiver notre jardin. Comme pour
tout ce qui a trait aux sens, cela a une double signification,
physique et symbolique : cultiver son jardin, c’est d’en
prendre soin ; mais aussi se
cultiver, prendre soin de soi-même et d’autrui.
L’éthique
du « care » : Vous voyez
bien : les enfants de Cura, c’est vous, les soignants !
Cura transmet dès les origines de notre histoire l’éthique
du « care » : elle met
l’accent sur la vulnérabilité de la
condition humaine. Modèle bébé.
Le
souci des autres prend
un autre visage quand il vient d’une personne qui se sait elle-même
vulnérable. Elle abandonne toute idée de pouvoir
et la remplace par celle de bienveillance.
Asymétrie de la relation du soin – le
danger est toujours l’abus de pouvoir (ou de violation
– terme utilisé par Frédéric Worms, Le
moment du soin).
Cura,
c’est la sollicitude envers l’autre considéré dans la
singularité d’être vulnérable.
Le
jardin : Maintenant, demandons-nous qu’est-ce
qu’un jardin au juste ? Le prototype du jardin est le jardin
du paradis ; Gan Éden, « jardin
de volupté » en latin.
Hortus
conclusus du Cantique des cantiques : le
jardin est ce qui est clos : il assure non seulement la
diversité des impressions sensorielles,
mais aussi la sécurité.
Le
jardin procure à celui qui le fréquente un contact avec la nature –
une nature domestiquée, apaisée. Nous revenons au cosmos.
Le
jardin n’est rien d’autre qu’un ordre. […] un ordre au sens
de mesure, éducation et salut – car tout ordre est aussi tout cela
(Rudolf Borchardt, cité par Harrison p. 71).
Dans
le cosmos, il y a tous ces éléments : mesure ;
éducation ; salut. Le jardin est un
refuge pour la pensée, le souvenir, la rêverie. Il ne demande rien
au malade, mais
l’intègre l’entoure.
Le
jardin donne un sens qui se passe du langage. Il nous remet au rythme
des saisons, nous fait
réintégrer le cycle apaisant du repos et du renouvellement. Temps
cyclique versus la flèche qui nous anéantit.
Nous
remet en contact avec la flore et la faune, biophilie
et chlorophilie de l’homme. Désir d’une
vie non-humaine, qui tire son énergie des mêmes sources que nous.
Toutes
les grandes forces de l’univers suscitent des formes de courage.
Elles déterminent leurs propres métamorphoses (Bachelard,
L’air).
Présence
des quatre éléments
en nous. Leur contemplation transforme le silence
fermé en silence
ouvert.
C’est
exactement ce que fait la musique.
Conclusion
Ordre de vie, ordre de
mort : Chacun a le droit de mourir sa propre
mort, qui est en rapport étroit avec la vie qu’il a menée
(Rilke). Chaque patient est malade à sa
façon.
Une question de
regard : On peut regarder le patient en
fixant notre attention sur tout ce qu’il a perdu. C’est
évidemment un regard désastreux, qui provoque un sentiment
d’absurde en nous – sentiment qui est très bien perçu en face.
On peut aussi le regarder
comme une personne qui a parcouru une grande partie de son chemin ;
qui a accompli quelque chose. La vie comme accomplissement, exemple
Arno Geiger, Le vieux roi dans son exil.
À la fin de ce chemin, on l’atteint encore avec les sens. Une
autre partie de lui est déjà ailleurs, loin de nous. Il faut
respecter cette distance. Il y a un moment où l’accompagnement
s’arrête. Le dernier pas, chacun le fait seul. Mais on peut
essayer de le lui rendre doux.
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