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Les contes de Rabbi Nahman de Bratslav - L'homme de prière

Corinna Coulmas

 

Actes du colloque Aspects de la vie religieuse : l’étude et la prière dans le judaïsme, le 13, 14 et 15 mai 1991 à l’université de Paris-Sorbonne, Paris IV


Les Hassidim de Bratslav, pour parler de Rabbi Nahman, emploient le présent. Lui est resté vivant et eux sont "les toite Hassi­dim", les Hassidim morts. C'est là plus qu'une figure de style et tout à fait dans l'esprit du maître qui, sa vie durant, a aimé l'équivoque. Il avait conscience de vivre dans un univers où les choses ne sont pas à leur place, où les hommes sont en exil et les destinées inversées. Dans un de ses petits récits, Rabbi Nahman raconte qu'un roi lit dans les étoiles que la moisson de l'année rendra fous tous ceux qui en mangeront. Comme il ne reste pas assez de réserves de blé pour tout le monde, il décide avec son ami, auquel il se confie, d'en consom­mer aussi : car s'ils étaient les seuls à garder l'esprit lucide, ce seraient eux qui passe­raient pour fous. Ils se feront cepen­dant un signe au front : ainsi, en se regar­dant, ils se souvien­dront qu'ils vivent dans un monde de folie.

Je pense que Rabbi Nahman, en se regardant dans la glace, voyait la marque du souvenir sur son front ; c'est le souvenir d'un manque, d'une absence. Ce conte illustre sa solitude: inclassable est son oeuvre, énigmatique le personnage.

Né en 1772 à Medzibozh, en Podolie, dans l'Ouest de l'Ukraine, Rabbi Nahman est issu de l'élite hassidique. Il était l'arrière petit-fils du Baal Shem Tov par sa mère Fejge; son grand-père paternel, Rabbi Nahman de Horodenka, faisait partie des intimes du Bescht. Un de ses oncles était Rabbi Barukh de Medzibozh, figure vénérée et crainte du mouvement hassidique en plein épanouisse­ment.

Rabbi Nahman de Bratslav était conscient de l'excellence de son héritage. On attendait beaucoup de lui, mais personne autant que lui-même. Enfant, on le voyait souvent passer de longues nuits seul sur la tombe de son aïeul et revenir au petit matin, les yeux rouges. Contrairement aux usages de l'époque, il se livrait à des pratiques ascétiques poussées pour maîtriser ses désirs et rompre sa propension à la colère. Marié à treize ans à Sassia, la fille d'un préposé aux impôts dont il aura six enfants, il passa cinq ans à Ussyiatin dans la maison de son beau-père. C'est là qu'il fit la découverte de la nature, si importante dans son oeuvre. Souvent, il partait à cheval dans la forêt ou ramait en barque sur la rivière pour y trouver un contact plus immédiat avec Dieu. Jusqu'à ce jour, les hassidim de Bratslav pratiquent la hitboddedut, le recueillement solitaire. Ces traits piétistes, tout comme l'ascétisme, distinguent Rabbi Nahman de la majorité des courants hassidiques. Quand la mère de sa femme mourut et que son beau-père se remaria, R. Nahman quitta le foyer d'Ussyatin et s'installa dans la bourgade de Mevedevka, dans la province de Kiev, où il passa dix ans de sa vie.

Il y recueillit ses premiers disciples et sa renommée commença à s'étendre. Cependant, R. Nahman n'était pas un tsaddik dans le sens habituel du mot. Il ne tenait pas une cour comme nombre de ses contemporains et était connu pour être peu sociab­le. Il avait des emportements subits ou des crises de dépression pendant lesquelles il ne voulait voir personne. Son ironie était souvent cinglante, son orgueil démesuré. Il n'appré­ciait pas les ritu­elles visites de chabbat que les hassidim rendaient au tsaddik, et le montrait. Les visiteurs de l'exté­rieur n'étaient admis chez lui que trois fois par an. Mais son ascendant sur les gens était très puissant. Il savait leur communiquer le sentiment qu'il voyait jusqu'au tréfonds de leur âme. Il pouvait être doux à l'extrême et avait, de toute évi­dence, beaucoup de charme.

Cependant, son tempérament instable faisait qu'il se sentait mal à l'aise dans le rôle du rebbe. Déjà commençaient les querelles qui devaient l'opposer à nombre de ses pairs et l'isoler peu à peu des autres hassidim. En 1798, à l'âge de 26 ans, il décida, malgré les dangers que cela représentait pour lui et sa famille, qu'il laissa dans un dénuement total, de partir en Erets Israël.

Ce voyage - initiatique -, fut le tournant de sa vie. Il choisit la voie maritime, via Odessa et Istanbul, considérée alors comme moins sûre que la voie de terre. Pendant tout le trajet, il ne cessa de rencontrer obstac­les et difficultés. C'était bien ce qu'il avait cherché. L'adversité le stimulait, il la considérait comme indispensable au progrès. L'idée exaltée qu'il se faisait du pays d'Israël suscita même en lui le besoin de tromper les forces du mal pour pouvoir s'y rendre: il fit alors le pitre au marché d'Istanbul, où il se promena sans chapeau, les vêtements déchi­rés, en gesticulant, en riant et en organisant des jeux pub­lics. Il arriva à Haïfa, après une grande tempête qui empêcha le bateau d'accoster à l'endroit prévu. Sa visite ne dura que trois mois, ce qui est très peu pour l'époque, et il n'alla même pas à Jérusalem. L'influence de ce séjour sur son évolution fut cependant capi­tale. Il considérait comme sans valeur l'ensemble de ses écrits antérieurs et n'en autorisa pas la publica­tion. Tout le restant de sa vie, il puisera son inspira­tion dans ce qu'il avait compris sur les rapports entre les hommes et Dieu en Terre d'Israël. Ce voyage - la « grande quête» où le pèlerin doit affronter les eaux et errer sur les routes, dans les villes et les forêts, et subir toutes sortes d'épreuves avant d'être digne de l'éveil et du renouveau qui changeront sa vie - servit également de modèle à presque tous ses contes.

Après un retour mouvementé (il monta sur un bateau de guerre turc, fut fait prisonnier et finalement libéré par les Juifs de Rhodes) il rentra en Ukraine, où il déménagea à Slatopolje près de Shpola. C'est là que résidait Rabbi Arie Leib, appelé le "Sejde de Shpola", un tsaddik de grand renom. Rapidement, une controverse s'engagea entre les deux hommes, au cours de laquelle apparut toute la critique de Rabbi Nahman vis-à-vis du hassidisme de son époque, qui avait déjà dégénéré en tsaddikisme, c'est-à-dire la soumission complète et inconditionnelle des hassidim à leur chef spirituel. Nahman, lui, méprisait honneurs et richesses et s'entourait de jeunes et de pauvres. "Il est interdit d'être vieux", était sa devise. Le hassidisme était devenu trop établi, trop mondain, trop peu exigeant à ses yeux. Une polémique se développa, qui gagna vite les autres centres hassidiques de la région. Dans les années qui suivirent, Rabbi Nahman se brouilla avec tout le monde, y compris avec son oncle Barukh de Medzibozh. Seul Rabbi Levi Yitzhak de Berdichev lui garda son amitié.

La tension devint si insupportable que Rabbi Nahman partit s'installer à Bratslav, en 1802. C'est là que se joignit à lui son disciple Rabbi Nathan Sternhartz de Nemirov, qui consigna par écrit tous ses enseignements : lui-même, en effet, n'écrivait presque pas. Durant ces années, il raconta également à ses disciples les treize grands contes réunis sous le nom de sipurei ma'assiot.

Agité par des espoirs messianiques, Rabbi Nahman subit plusieurs crises violentes pendant son époque bratslavienne; elles le pous­sèrent une fois de plus sur la route. En 1807, il partit vers une nouvelle quête, dont nous trouvons le reflet dans son 7e conte. Rentré pour la mort de sa femme tuberculeuse, la même maladie se révéla chez lui peu après. En 1808, il passa huit mois en cure à Lvov. Dans cette ville, il entra en contact avec des maskilim, des progressistes et laïcistes juifs. Ses rapports avec ces cercles, qui stupéfiaient ses disciples, devaient durer jusqu'à sa mort. L'explication officielle (cabalistique) en est qu'il appartient au Juste de libérer les étincelles sacrées précisément là où leur déchéance est la plus profonde, mais la personnalité complexe de Rabbi Nahman laisse supposer qu'il n'était pas tout à fait insensible aux attraits de la pensée rationaliste...

En 1810 il déménagea à Uman, une ville dont il aimait le cime­tière. Les victimes d'un massacre de 1768 y avaient été enterrées et il souhaitait y reposer lui-même. Il vécut encore cinq mois dans la maison d'un libre penseur, avec lequel il jouait aux cartes et lisait la littérature allemande contemporaine. Rabbi Nahman mourut en octobre 1810, âgé de 38 ans.

L'oeuvre qu'il nous a laissée est importante, mais pas volumi­neuse. Il y a d'abord les Liqouté Moharan, un recueil de textes de longueur variable, allant de quelques lignes à plusieurs pages, commentant un verset biblique, une parole talmudique ou un extrait du Zohar. Ensuite il y a Sefer hamidoth, un livre d'aphorismes et de conseils en tous genres. Il y a la biographie de Rabbi Nahman, Hayé Moharan, avec sa suite Sihot Haran, qui contient nombre de ses paroles, de ses visions et ses rêves. Et il y a les contes, sur lesquels je reviendrai.

Les deux livres que Rabbi Nahman considéraient comme ses plus importants ne nous sont pas parvenus. Le premier, nommé d'après sa destinée Sefer hanisraf, le livre brûlé, fut détruit par le feu en 1808, sur les ordres de Rabbi Nahman. Lors de son séjour de cure à Lvov, il eut la vision que ce livre, d'un contenu trop profond pour être révélé, serait à l'origine de la mort de sa femme, de son fils et de son propre échec. Le second livre renfermait des secrets que, selon Rabbi Nahman, le Messie commen­tera un jour ; on l'appelle Sefer haganouz, le livre caché, et il est entendu qu'il restera caché jusqu'à la fin des temps.

En ce qui concerne les contes, on peut dire qu'ils sont uniques dans la littérature hébraïque. Contrairement à la plupart des histoires hassidiques, ils ne font pas référence à des passages de la Bible, du Talmud ou du Midrache et ne sont pas des morceaux d'hagiographie d'un tsaddik de l'époque. Se situant en dehors de l'espace et du temps, dans un présent absolu, ils mettent en place des héros de contes populaires dont on reconnaît à l'occa­sion le modèle, mais dont ils se distinguent par leur complexité, par leur symbolique hardie et le fait qu'ils exigent de toute évidence une lecture à plusieurs niveaux. Rabbi Nahman leur attribuait une valeur d'enseignement de première importance et souhaitait vivement leur publication. Conformément aux désirs de son maître, Rabbi Nathan les a transcrits en hébreu et en yiddish à la fois. Les éditions bratslaviennes comportent les deux versions simultanées, l'hébreu en haut et le yiddish en bas de page. La version hébraïque est plus concise, le yiddish rend mieux la pulsion du rythme parlé, ses rebondissements, ses redondances et sa tension. Parfois, Rabbi Nathan a noté entre parenthèses les circonstances dans lesquelles ces contes ont été racontés ou a indiqué certaines lacunes. Rabbi Nahman, en effet, ne terminait pas toutes ses histoires. Ainsi, la première, la dernière et la septième sont restées inachevées. Au moment de les raconter, le maître s'est ravisé. Leur fin ne devait pas encore être révélée.

Car tous ces contes ont un contenu ésotérique et peuvent être lus au rythme de la Cabale lourianique, selon le schéma de la catas­trophe initiale, la "brisure des vases", de l'exil et de la rédemption univer­selle. A l'occasion de sa onzième histoire, Rabbi Nahman expliqua qu'avant Rabbi Shimon ben Yohai (c'est-à-dire avant le Zohar) on parlait de Cabala «comme ça», comme lui le faisait dans ce conte. C'est seulement depuis cette époque qu'on l'enseigne «de façon ouverte». Je pense que cette phrase est une critique voilée que Rabbi Nahman adresse à la science ésotérique de son époque. La Cabale s'était effectivement figée dans un vocabulaire technique et un système de références compliqué qui était répertorié jusque dans les moindres détails. Le mystère était devenu une science. Selon un procédé éprouvé, Rabbi Nahman cherche une expression nouvelle en expliquant qu'il revient aux sources.

Ces contes constituent une nouveauté non seulement par leur forme, mais aussi par leur contenu. Ce ne sont pas des paraboles dans le sens habituel du terme, dont le message retransposé se laisse réduire à une maxime morale bien frappée. Plutôt des paraboles dans le sens kafkaien. La comparaison a d'ailleurs été faite. Elle porte sur l'intuition fulgu­rante des auteurs, sur leur concision et sur le côté imprévisible du récit ; sur l'écriture qui, comme le fait remarquer Elie Wiesel, "tient à la fois du style réaliste et du délire.
(Note 1)


Et, sans oublier la distance temporelle et culturelle qui sépare les deux écrivains, elle porte aussi sur le message. Les contes de Rabbi Nahman reflètent, tout comme les romans de Kafka, et notamment Le Château, l'obsession d'un ordre supérieur vicié et incompréhen­sible - mais vicié et incompréhen­sible seulement pour nous. L'absence de Dieu de ce monde est prise au sérieux par Rabbi Nahman : elle est pour lui, comme pour maints cabalistes après Rabbi Isaac Louria, la condition même de l'existence de ce dernier. Ses contes, d'un genre inédit, se situent ainsi à la lisière de la modernité. Partie intégrante de la Tradition juive, dont ils n'entendent pas se séparer, ce ne sont pas des histoires à clé, même si l'interpréta­tion bratslavienne s'évertue à trouver une explication cabalis­tique au choix de chaque symbole. Il y a toujours en eux un reste qui se dérobe à toute interpréta­tion, et c'est ce reste qui fait leur beauté. D'une haute signification spirituelle, ils sont aussi de la littérature, parce qu'issus de l'imagi­nation d'un vrai poète. On le voit en les comparant à l'adapta­tion libre de Martin Buber, de 1906, qui crut rendre service à Rabbi Nahman en récrivant ces contes - six d'entre eux -, de façon à les rendre acceptables pour le goût de son époque. Ils sont mécon­naissables. Malheureusement ce sont eux que Stock a décidé d'éditer et qui sont actuellement accessibles au public français.

Pour illustrer la pensée de Rabbi Nahman de Bratslav, j'ai choisi le douzième conte, qui est le plus long de tous (une quarantaine de pages) : Ma'asse mi ba'al tefila, que j'ai traduit par L'homme de prière, mais qu'on pourrait aussi traduire par Le maître de la prière. J'ai choisi le premier titre pour éviter toute allusion thaumaturgique. Car l'homme dont je vais vous parler ne maîtrise pas la prière. Il se met à son service.

Nous le voyons, au début du conte, isolé, loin des habitations humaines, en train de créer une petite colonie de gens qui consacrent leur vie à la prière et au recueillement. Dès les premières lignes, le mot clé est lancé: takhlit, le but. Il s'agit en effet, dans L'homme de prière, d'une phénoménologie de la recherche humaine du sens de la vie. Le vrai sens, celui d'une vie rattachée à Dieu, est réservé, dans l'état actuel des choses, selon ce conte à quelques êtres d'élite qui vivent à part, près d'une rivière, et en autarcie : ils se nourrissent des fruits des arbres et ne connaissent aucune hiérarchie sociale. Le propre de l'homme de prière, qui vit parmi eux en début du conte, est de savoir donner à chacun ce dont il a besoin. Il respecte les hommes dans leur différence et trouve pour chacun sa place: c'est le portrait du tsaddik parfait qu'à brossé ici Rabbi Nahman, et tout laisse croire qu'il pensait à lui-même.

En contrepoint à ce paradis prématuré, fragile et isolé, Rabbi Nahman décrit ensuite, en structurant rigoureusement son récit, la déchéance absolue : il y a un pays, appelé Etat de la Richesse, où tout se mesure à l'argent. Ceux qui en ont beaucoup sont des nobles, ceux qui en ont plus des rois, puis des anges et enfin des dieux. Les pauvres n'ont même pas le statut d'humanité, ils sont considérés comme des animaux ou comme des oiseaux. L'argent étant érigé en Loi universelle, tout le reste de l'humanité paraît aux habitants de ce pays comme impur. Ils s'isolent donc dans la montagne, en postant des gardes à chaque voie d'accès.

Rabbi Nahman décrit la mentalité de cet Etat de la Richesse avec tout le sérieux de l'ironie vraie - non pas celle qui cherche à blesser, mais celle qui veut voir plus clair en s'imposant d'examiner minutieusement une chose sans la relativiser par un commentaire. L'impression d'absurdité provient alors du décalage entre la cohérence parfaite d'un système clos mais incongru, et la réalité que le lecteur est censé apporter lui-même, et là encore, la comparaison avec Kafka saute aux yeux. Ainsi, les conventions sociales, les coutumes et les raisonnements des gens du pays riche sont-ils relatés avec une profusion de détails qui, à la fois, nous rendent compréhensible l'erreur dans laquelle se trouvent ces gens, et nous montrent la relativité de toute entre­prise humaine, si souvent logique même quand elle est fausse. Ce qui frappe ici, c'est la bonne foi dans l'erreur, le zèle avec lequel les habitants du pays poursuivent le but qu'ils ont élevé en sens de la vie. Et c'est justement ce sérieux, ce zèle qui va les sauver.

Car l'homme de prière, voyant leur égarement, décide de séjourner parmi eux pour les sauver. En même temps approche de leurs frontières un héros réputé invincible, entouré de combattants. Il assujettit un pays après l'autre, en demandant auparavant de se soumettre sans résistance. Certains Etats cèdent à sa demande, d'autres sont vaincus. Or, ce n'est pas la soumission que craignent les habitants du pays riche, c'est le fait que le héros déteste l'argent, ce qui va à l'encontre de leurs croyances. Dans leur désarroi, ils s'imaginent qu'ils pourraient trouver secours auprès d'un pays dont la richesse est encore plus légendaire que la leur.

Comme ils hésitent à se rendre, le héros déclare le siège. Dans l'intervalle, l'oeuvre subversive de l'homme de prière commence à porter ses fruits. Ici et là, des doutes se font jour parmi la population du pays riche. On sait qu'il y a un homme chez eux qui ne partage pas leur foi et ne cesse de répéter qu'il n'y a qu'un seul Dieu, celui qui a créé le monde. Et qui, à chaque fois qu'il est question du héros, dit cette phrase énigmatique: "C'est peut-être le héros...", pour s'interrompre aussitôt. Les Anciens de la ville font arrêter l'homme de prière pour l'interroger. Il leur répond par un récit qui va provoquer chez eux un changement d'attitude, une conversion, c’est-à-dire un début de techouva, de retour vers Dieu, même s'il reste incompris dans l'immédiat.

Avec la sûreté du vrai poète, Rabbi Nahman quitte maintenant le terrain familier du conte pour une description qui s'y intègre à merveille, tout en nous avertissant qu'il s'agit d'autre chose que d'une belle histoire. L'homme de prière explique en effet qu'il avait vécu chez un roi qui avait dans sa suite un héros, aujourd'hui perdu. Ce roi avait une main, ou plutôt la représen­tation (temuna) d'une main avec ses cinq doigts et toutes ses lignes. Cette main était la carte de tous les univers. Tout ce qui s'était passé depuis le début de la création et tout ce qui se passera jusqu'à la fin des temps et au-delà y était consigné, et aussi les chemins qui mènent d'un monde à l'autre. C'est grâce à cette main que l'homme de prière avait réussi à pénétrer dans la capitale du Pays de la Richesse.

Les Anciens qui l'écoutaient furent saisis d'étonnement. Ils le crurent pour la simple raison qu'une telle chose ne s'invente pas, et voulurent savoir où se trouvait le roi. "J'ignore moi-même où est le roi," dit l'homme de prière. Phrase clé qui nous laisse entrevoir la profondeur des dépressions de Rabbi Nahman. Et il - Rabbi Nahman, l'homme de prière – raconta :

Il y avait une fois un roi et une reine, qui avaient une fille unique. Quand arriva le temps de la marier, le roi prit conseil auprès de ses collaborateurs pour choisir le prétendant le plus digne. L'homme de prière, qui faisait partie de sa suite, lui conseilla le héros, qu'elle épousa. Les deux eurent un enfant d'une grande beauté dont les cheveux blonds reflétaient toutes les couleurs. Cet enfant, dès sa naissance, était d'une sagesse parfaite.

Parmi les intimes du roi, il y avait aussi un grand poète, un homme de la parole. De lui même déjà, c'était un excellent poète, mais le roi lui donna les moyens de devenir unique. C'était en effet le propre du roi d'indiquer à chacun l'endroit d'où tirer sa force. On remarque le parallèle avec l'homme de prière, qui avait montré dans sa petite colonie d'adeptes qu'il connaissait les ressources profondes de chacun. Mais le roi, lui, détenait le secret du lieu d'origine de chaque âme, auquel il renvoyait de temps en temps ses hommes pour y puiser.

A part le héros, l'homme de prière et le poète, il y avait encore dans sa suite (qui était peut-être la famille royale) un sage, un trésorier et un homme qui n'avait d'autre titre de gloire que d'être l'ami du roi.

Parmi les possessions excellentes du roi figurait, à côté de la main, une épée à double tran­chant qui était accrochée en l'air. Elle causait défaite ou maladie dans le camp adverse, selon le côté qu'on agitait.

Un jour, tous les membres de la suite royale étaient partis à leur lieu propre pour se ressourcer. C’est alors qu’une grande tempête se leva, qui précipita le monde entier dans le chaos. La mer submergea la terre sèche et de nouveaux continents apparurent. La famille royale fut dispersée, ainsi que tous les membres de sa Cour. La main mappemonde disparut également dans la tourmente. Parmi les intimes du Roi, personne ne pouvait plus retourner à son lieu pour reprendre de nouvelles forces, parce que les chemins étaient perdus. Mais même ce qui restait à chacun de force était encore considérable.

Voilà ce que l'homme de prière raconta aux Anciens du Pays de la Richesse. Tous les éléments du récit sont maintenant réunis, et avant de poursuivre, nous pouvons oser un début d'interprétation. L'événement dont il est question ici, à savoir l'équilibre primordial de la Cour royale, sa rupture et le chaos qui s'ensui­vit, est bien entendu chevirat hakelim, la brisure des récipients de la Cabale lourianique. Les dix membres de la famille royale correspondent aux dix sefirot, bien que Rabbi Nathan de Nemirov précise qu'il ne faut pas chercher à les mettre en ordre. Je suis aussi de cet avis : sinon, Rabbi Nahman n'aurait pas choisi la forme du conte. Qu'il nous suffise donc de considé­rer la perspec­tive universelle de cette histoire. Il s'agit tout simplement de l'histoire du monde, et ce qui est unique dans ces contes, c'est qu'elle est racontée du début à la fin. Ce premier récit que l'homme de prière fait aux gens dont la déchéance est la plus profonde, se situe dans la perspective divine. Il sera repris sous peu, et développé d'un point de vue humain.

En effet, à l'instigation des Anciens, l'homme de prière resta dans la Capitale assiégée du pays riche. Quand le siège devint insupportable, il décida d'aller à la rencontre du héros, en espérant retrouver ainsi le héros du roi. Il demanda à un des soldats qui gardaient le camp adverse comment il était arrivé à rejoindre ce héros, et qui il était. Le soldat répondit:

"Les Chroniques relatent qu'un grand chaos s'est abattu sur le monde. Quand la tempête se fut calmée, les hommes décidèrent de se choisir un roi. Pour déterminer qui élire, ils réfléchirent sur le sens et le but (takhlit) de la vie ; celui qui poursuivrait ce but de la façon la plus marquée serait digne de la royauté."

Comme on devait s'y attendre dans un monde de chaos, les hommes ne parvinrent pas à se mettre d'accord sur le sens de la vie. Des fractions se créèrent, dont chacune élit un but différent. Rabbi Nahman en nomme dix, qui - comme nous le verrons - font pendant aux dix membres de la Cour royale. Dans les pages qui suivent, il va présenter les raisons qui ont incité chaque partie à choisir telle ou telle valeur. Nulle part ailleurs dans ses contes, l'ironie de Rabbi Nahman n'est aussi cinglante qu'ici. Il faut donc être vigilant : ce qu'il veut dire est important.

Le soldat décrit les différentes fractions, en commençant par celle qui a choisi l'honneur et la gloire, kavod. Le choix du mot hébreu ne laisse pas de doute : il s'agit d'une valeur authen­tique. Aussi, le raisonnement de la première fraction tient debout: selon cette conception, le spirituel prime le matériel, car il semble que l'homme peut se passer de tout plus facile­ment que de l'honneur, puisqu'on l'honore même après sa mort, alors qu'il ne peut plus jouir d'aucun autre bien. D'autant plus étonnante est la suite du récit. On voit en effet que ces gens choisissent comme roi un vieux mendiant, un gitan aveugle, paralysé et muet, qui se fait porter par sa famille qu'il ne cesse d'injurier. Il leur plaît parce qu'il paraît très préoccupé par son honneur et très honoré par les siens.

La rupture de l'ironie qui traverse ce récit n'est pas fortuite: elle correspond, sur le plan du langage, à la rupture initiale à laquelle l'expres­sion "la brisure des vases" fait allusion. Rabbi Nahman veut en fait nous enseigner qu'il n'y a pas pour nous de qualités entièrement bonnes ou entièrement mauvaises. Tout ce que l'homme fait est caractérisé par le manque. Si nous ne ressentons pas ce manque, nous risquons de rendre absolu ce qui n'est que relatif, et de tout gâcher. Ainsi, l'établissement du kavod, de la gloire de Dieu sur terre, est le but de la Création. Mais poursuivre l'honneur pour soi est une aberration. C'est là tout le problème de l'idolâtrie, que Rabbi Nahman présente comme la démarche qui consiste à isoler une valeur quelconque (ou même une sefira), sans voir qu'elle ne représente qu'un aspect de la vérité. C'est d'ailleurs une des interpréta­tions que la Cabale a données de la faute d'Adam.

Ainsi, dix qualités authentiques sont énumérées dans ce conte, que ces groupes choisissent pour un absolu. Rabbi Nahman montre comment chacune peut devenir une qualité négative si elle n'est pas subordonnée à la quête de Dieu. Cette quête provient de la conscience du manque, qui s'exprime au mieux par l'appel de la prière. Il n'est donc pas étonnant que ce soit l'homme de prière qui met tout en marche pour le rétablissement de l'unité perdue, qui amorce le tikkoun, la réparation universelle.

Mais d'abord, nous suivons les autres groupes dans leur recherche d'un roi. Tous les rois qui sont trouvés sont caricaturaux comme le mendiant. Ainsi le groupe qui a compris le pouvoir de la parole et en a fait le sens de la vie, choisit-il un Français fou qui n'arrête pas de se parler à lui-même : ironie encore. Cependant, tous ces rois sont provi­soires et vont abdiquer sans rechigner quand ils trouveront leur maître. Ils ne font que préparer le terrain pour la famille royale : c'est là la suite du conte.

En effet, une fois que l'homme de prière eut pris tous ces renseig­nements, il se fit conduire chez le héros, qui n'était autre que le héros du roi. Ils se reconnurent et se racontèrent leurs aventures. Après la grande tempête, tous les deux s'étaient mis en route pour retrouver le roi. Ils étaient passés à diffé­rents endroits où ils avaient senti la présence d'un des membres de la famille royale, sans pourtant pouvoir le trouver. Ainsi, ils étaient passés près d'une pierre sur laquelle était gravée la carte du monde, et ils avaient compris que c'était le Sage du roi qui avait essayé de retracer les lignes de la main perdue. Au bord d'une mer de sang, ils avaient senti la présence de la Reine, qui avait versé toutes ces larmes amères sur la perte de sa fille et de son enfant. Ils avaient cru apercevoir l'enfant assis au milieu d'une mer de lait, lequel avait coulé des seins de sa mère lointaine. Etc. Tous les détails énumérés ici sont magnifiques et nous mènent vers un même but. Car chaque membre de la suite royale avait fini par être élu roi ou reine d'une des frac­tions présentées dans le récit précédent. Les deux histoires, la divine et l'humaine, se rejoig­nent ainsi. Ils avaient tous trouvé un pays, à part le héros, qui avait bien été élu roi, mais qui n'avait pas renoncé à sa quête, et l'homme de prière.



Lui seul parmi la famille royale n'était pas encore reconnu dans sa vraie stature. Il ne semblait avoir sa place que dans la petite communauté dont il avait été question au début du conte : c'est une image du tsaddik dans le temps. Parallèlement, il est membre de la Cour royale, dont il porte le sceau de sainte­té, et agit dans le secret pour la rédemption finale.

Sa rencontre avec le héros fut en effet un premier pas vers le retour de l'Exil. Le deux décidèrent d'accorder un sursis au Pays de la Richesse : comme nous allons le comprendre, les efforts conjugués de toute la famille royale seront nécessaires pour le sauver. Peu après, l'homme de prière rencontra un groupe de Justes, errants comme lui à travers le monde, qui ne vivaient que pour la prière. Ils reconnurent sa supériorité et firent de lui leur roi.

Dans l'intervalle, le Pays de la Richesse avait envoyé des messagers dans l'autre Etat qui avait la réputation d'être le plus riche du monde, et dont il espérait du secours. En route, les messagers rencontrèrent le trésorier du roi. Parais­sant encore beaucoup plus riche que tout ce qu'ils avaient pu imagi­ner, ils décidèrent de s'attacher à lui. En les écoutant il dit, lui aussi, "C'est peut-être le héros...?", et alla à sa rencon­tre. Ils se reconnurent, parlèrent de l'homme de prière, les voilà déjà trois. Mais ils savaient que l'idolâtrie la plus profonde, telle qu'elle sévissait au Pays de la Richesse, ne pouvait être éradiquée qu'avec le Roi lui-même, et avec l'épée miraculeuse à double tranchant qui était accrochée en l'air et se trouvait à l'endroit, pour l'instant perdu, d'où le héros avait tiré sa force avant la grande tempête. Ils se mirent donc en marche tous les trois, et c'est cette démarche qui commença à tout changer.

En effet, une fois abandonnées leurs certi­tudes et soumis aux vicissitudes de l'errance, ils retrouvèrent un à un tous les membres de la Cour royale : le sage, qui avait gardé la main, mais sans la consulter, sachant qu'elle ne pouvait devenir efficace qu'auprès du Roi lui-même. Il s'en était juste fait une copie sur une pierre, qui lui permettait de ne pas s'égarer totalement : image hardie de Rabbi Nahman concernant la forme actuelle de la Torah, que cette main est censée représenter. Cependant, comme tous les vrais symboles, elle est polysémique, même dans l'inter­prétation bratslavienne, où elle signifie en même temps les psukei dezimra dans les psaumes de David, donc l'élément de louange et la mélodie, et la birkat cohanim, la bénédiction des prêtres, qui rend le divin accessible à l'homme.

Après le sage, ils retrouvèrent le poète, puis l'ami, ensuite la famille proche du roi, la reine, la princesse et l'enfant. A chaque fois, Rabbi Nahman rappelle les raisons qui ont incité leurs sujets à les élire comme roi, comme pour souligner que les voies vers la libération sont différentes et que chacune est gardée par une force supérieure. A présent, les membres de la famille royale pouvaient procéder au tikkun du groupe qui leur avait été confié. Mais l'essentiel de la réparation dépendait de l'homme de prière: grâce au pouvoir médiateur de la prière, il savait rapprocher les hommes entre eux, et rapprocher les hommes de Dieu. C'est pourquoi lui, qui était sans terre, fut envoyé par les autres membres de la suite royale dans leurs pays respectifs pour procéder à la purification nécessaire au retour de l'Exil.

Le Roi fut retrouvé en dernier. Quand le minyan sacré fut réuni, on put entreprendre le sauvetage du Pays de la Richesse. La Cour royale décida donc d'amener les pauvres dieux des idolâtres sur le chemin de l'épée.

La description qui suit est le reflet du chapitre 31 d'Isaïe, d'après ce que Rabbi Nahman lui-même dit à ses disciples. Et en effet, tous les éléments s'y retrouvent : l'épée miraculeuse, le lion qui, comme Dieu, garde la montagne, la nourriture céleste, les idoles d'or et d'argent qui sont détruites. Pour une lecture au premier degré en revanche, L'homme de prière se termine par le genre de dénouement rapide qui est le propre du conte. Le roi demanda au héros de conduire les émissaires du pays riche à la montagne où se trouvaient des nourritures variées et bien particulières. Rien que l'odeur de ces plats provoqua, chez les habi­tants du pays de richesse, un mouvement de retour sur soi. Ils se rendirent compte qu'ils puaient. Ils puaient la richesse - pecunia olet. Saisis de honte, ils se cachèrent dans des trous de terre et supplièrent le héros de leur donner de cette nourri­ture miraculeuse : ainsi, ils convertiraient aussi les habi­tants de leur pays. C'est ce qui arriva. Ils jetèrent au loin leurs idoles et rentrèrent dans leur pays avec les plats miraculeux. Bientôt, l'homme de prière arriva chez eux pour les purifier. Et alors, dit la fin du conte, le roi devint roi de l'univers entier. Tous les hommes retournaient à Dieu et vivaient de Tora et de prière.

L'histoire de L’homme de prière est peut-être la plus optimiste qu'ait composée Rabbi Nahman. La rédemption y est menée à son terme, alors que dans ses autres contes, elle reste à l'état de pro­messe. Beaucoup de questions se posent cependant. De quoi sont donc faits les plats miraculeux qui libèrent de l'idolâtrie ? Quels sont les rapports entre la nourriture, la richesse et la pauvreté ? Que signifient les cheveux multicolores de l'enfant ? Le conte ne nous le dit pas. Pour le comprendre, il faut consulter les Likutei Moharan, dont le n° 47 de la première partie livre les clés pour une autre lecture. Commentant Joël II, 26 "Vous mangerez et serez rassa­siés, et vous louerez le nom du Seigneur, votre Dieu", Rabbi Nahman y explique, par le jeu des renvois propre à la Cabale, où chaque sefira a de nombreuses assignations, que la nourriture dont il est question ici est la vérité, qui est la vie. Il s'agit de la qualité - la mida - de Jacob (tiferet), qui se retrouve dans les phylactères, les tefillin. Il s'agit donc de la prière. Avec une très grande conci­sion, qui tranche avec le plaisir fabulateur du conteur, Rabbi Nahman ramène ensuite tout à la birkat Cohanim, la bénédiction des prêtres. Il s'agit d'obtenir, dans l'harmonie de toutes les couleurs (klaliut hagavanim) qui est également la prérogative de Jacob, que la face de Dieu soit dévoilée ; il s'agit d'obtenir le troisième volet de la bénédic­tion: "Que Dieu lève sa face vers toi et t'accorde la paix."

Il y aurait beaucoup à ajouter à ces quelques remarques pour arriver à une lecture du conte qui satisferait à peu près son auteur. Mais même au premier degré nous pouvons en tirer profit, me semble-t-il. Rabbi Nahman lui-même était aussi de cet avis, car un jour, il rétorqua à ses critiques: "Que veut-on? N'est-ce pas que ce sont de jolies histoires, agréables à écouter?"


Notes
Elie Wiesel, Célébration hassidique, Paris, Edition du Seuil, 1972, p. 179.
 
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