Corinna Coulmas


Ce sont les sens qui font le sens

approches occidentales et orientales du couple corps-esprit



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corps microcosme


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Bonjour Mesdames, bonjours Messieurs,

J'ai le plaisir et l'honneur d'inaugurer cette journée d'études consacrée aux cinq sens. J'essaierai donc de donner une direction à nos réflexions en approchant cet immense sujet sous un angle global, avant que nous n'abordions chaque sens en particulier.

 

Introduction : Ce sont les sens qui font le sens - histoire et géographie des sens

Au premier abord, je voudrais m'expliquer sur le titre cette conférence, à savoir : Ce sont les sens qui font le sens : approches occidentales et orientales du couple corps-esprit.

1. Ce sont les sens qui font le sens : cela signifie que c'est à travers nos cinq sens que nous conférons un sens au monde qui nous entoure, à nous-mêmes et à notre vie. « Il n'y a rien dans l'esprit qui n'ait pas d'abord séjourné dans les sens » dit le philosophe Hobbes[1]. Les sens sont les médiateurs sans lesquels aucune connaissance n'est possible.

Tout ce que nous éprouvons est en effet le résultat d'un ensemble de sensations qui implique tous nos sens, et le sens - la signification que nous reconnaissons aux choses -, naît de l'interprétation qu'à chaque moment, nous donnons à cet ensemble d'impressions. Or, cet ensemble, que nous croyons correspondre à  la réalité, est déjà un choix. Les  sensations que nous éprouvons sont le résultat d'un tri que nous effectuons, sans le savoir, entre une multitude écrasante de perceptions possibles. Nous en extrayons seulement ce qui nous est momentanément utile. Ainsi, la plupart du temps, lorsque nous percevons, nous ne faisons que reconnaître ce que nous cherchons, ou anticiper ce que nous attendons.

Retenons donc que ce que nous percevons du monde n'est pas la réalité. Par rapport à celle-ci, qui englobe tout ce qui existe, nous sommes comme une souris qui contemple un éléphant. Ce qu'elle peut en voir correspond à peu près à un ongle de ses pieds. Cet ongle, elle le voit bien, elle ne ferait pas d'erreur si elle devait le décrire, même de façon scientifiquement exacte. Mais si la souris en conclut que c'est ça, un éléphant, elle se trompe. Comme nous nous trompons en croyant que ce que nous percevons par nos sens et décodons avec notre esprit, correspond à ce qui est.

2. Le deuxième partie de mon titre, Approches occidentales et orientales du couple corps-esprit, signifie que les sens - c'est-à-dire notre manière de nous en servir, d'en interpréter les signaux -  évoluent avec le temps, et avec eux le sens que nous conférons à nos vies. Les sens ont une histoire et, en même temps, ils font de l'histoire. En Occident, nous avons vécu avec le concept des cinq sens pendant plus de deux millénaires. Les choix que nous avons faits dans l'interprétation de ces sens ont façonné le caractère spécifique de notre civilisation par rapport à toutes les autres, ils lui ont conféré son caractère propre.

Car les sens ont aussi une géographie. Ils s'éduquent, et selon l'époque et la région du monde, ils s'éduquent différemment. Ce que nous appelons couramment une vision du monde est ailleurs, dans l'Inde classique par exemple, appelé une audition du monde. La différence est capitale, parce que les représentations que nous nous faisons de la vie changent de fond en comble si nous prenons la vue, ou l'ouïe comme guide.

C'est la raison pour laquelle j'ai choisi une approche comparative - dans le temps comme dans l'espace. En voyant des façons différentes de sentir et de se sentir, et donc de raisonner, nous comprenons mieux à quel point nous sommes déterminés par ce qui nous a été transmis. Les sources de nos opinions et conduites sont souterraines, cachées, et souvent elles restent inconscientes.

Je traiterai plus en détail des conceptions occidentales, dont j'analyserai les figures les plus importantes à travers l'histoire. Il m'importe en effet de démontrer que nous vivons avec des images venues de loin, qui ont influencé nos façons de considérer notre corps et notre esprit, et continuent de le faire. Ces images se superposent et se contredisent parfois, parce que chacune représente une part de vérité, mais une part seulement, de cette grande réalité dont la totalité nous reste voilée. Les approches orientales me serviront de contrepoint, pour montrer comment, avec d'autres choix opérés dans le même matériau sensoriel, on arrive à des résultats opposés.

Examinons sous cette perspective les trois principaux termes qui sont en cause ici : le corps ; l'esprit ; et les cinq sens.

 

I. Historique des conceptions occidentales du corps,  de l'esprit,  et des sens

Je commence mes investigations par le premier terme, le corps, dans son appréciation  générale et dans sa relation avec l'esprit.

La plupart d'entre vous travaillez quotidiennement avec des corps, des corps souffrants que vous touchez, manipulez, soignez. Vous en avez une expérience intime, vous les connaissez de l'extérieur et, grâce à l'imagerie médicale, grâce à vos études, aussi de l'intérieur. Vous pensez donc sans doute être bien placés pour savoir ce que c'est qu'un corps.

A regarder la perplexité des philosophes à son sujet, à regarder surtout la multitude de schémas corporels dans les différentes civilisations, qui visiblement ne renvoient pas à la même chose, un doute surgit : l'idée que nous avons du corps humain ne correspondrait-elle pas par hasard à l'ongle du pied de l'éléphant ?

Je pense qu'il en est ainsi. Car si nous avons un corps, nous sommes aussi un corps, c'est là déjà que les difficultés commencent. Nous parlons de notre corps comme d'un objet, mais nous en  parlons à partir de lui, tout en nous comprenant comme une unité - comme un sujet pensant et sentant.

« Corps : par opposition à l'esprit » écrit Lalande dans son Vocabulaire philosophique. Pourquoi par opposition? Quel est au juste ce pendant du corps qui l'anime, lui fait face, ou le traverse: est-ce l'âme, l'esprit, ou le psychique et le mental, comme on dit aujourd'hui ? Tous  ces mots renvoient à des phénomènes différents, ou plutôt à des aspects  différents d'une même réalité. Cette réalité dans son ensemble reste, elle aussi, cachée. Elle correspond à un deuxième ongle du pied de l'éléphant, qui ne se trouve pas loin du premier et auquel il est intimement lié. Mais la souris, qui passe de l'un à l'autre, a du mal à voir en quoi consiste ce lien : il lui manque la totalité de la forme. L'impuissance à saisir le phénomène dans son ensemble vaut ainsi pour les deux, pour  l'esprit et pour le corps.

La conception la plus courante du corps dans nos sociétés occidentales actuelles est anatomique et physiologique[2]. C'est à elle qu'on pense quand on dit corps, en croyant tout dire. Mais bien que nous soyons indubitablement des êtres en chair et en os, nous ne nous résumons  pas à un ensemble d'os, d'organes et de tissus. Le corps dont traite le biologiste n'est pas un corps habité.

C'est pourquoi notre civilisation a élaboré une gamme très riche de représentations symboliques, qui comblent ce manque. Ces représentations sont anciennes, elles ont souvent leur origine dans la Bible ou la mythologie grecque. Elles s'expriment par images et symboles, par renvois et correspondances, et ce qu'elles nous enseignent n'est pas scientifiquement prouvable. Mais pour nous situer dans le monde, elles nous sont aussi nécessaires que la connaissance du corps anatomique et physiologique. Car notre façon de construire mentalement l'espace, d'ordonnancer le temps  et de donner ainsi un visage et un caractère à la société, dépend de la manière dont nous considérons notre propre corps. Est-il microcosme ? Corps-temple ? Ou sac de pourriture ? Dépouille mortelle ? Corps machine ? Ou corps animé ? Toutes ces conceptions, que nous rencontrons à différentes époques dans  la pensée occidentale, ont imprimé leurs marques sur nos mentalités et continuent d'y œuvrer à notre insu. Nous verrons à l'exemple de la science médicale que la direction qu'elle a prise en Occident, par rapport à d'autres médecines, découle directement des choix qu'elle a opérés à l'intérieur de ces conceptions. Regardons d'un peu plus près les plus importantes d'entre elles :

Au départ, on décèle deux approches distinctes, l'une venant de la Bible, l'autre de la philosophie grecque, qui se rejoignent dans le christianisme.

Il y a d'abord l'homme biblique. Dans le récit de la Création, son corps est formé du limon de la terre et animé par le souffle de Dieu. Cet homme a été créé à l'image de Dieu. Dans nos sociétés laïcisées, cette belle idée nous est devenue étrangère, nous pouvons à peine imaginer l'immense impact qu'elle a eu sur la vie des gens qui, pendant près de deux millénaires, ont orienté leur vie à sa lumière. Car il fallait en être digne, il fallait rétablir dans son corps autant que dans son esprit cette Image divine, qui avait été ternie par la Chute du Premier Homme. Le corps, dans cette conception, était le temple où l'image divine prenait forme.

Il y avait donc une dignité corporelle. L'homme biblique était son corps, et il était persuadé qu'après sa mort, une fois l'histoire humaine menée à son terme, celui-ci allait ressusciter sous sa forme glorieuse, primaire, tel qu'il avait été créé. Dans la pensée biblique, il n'existe pas de séparation entre le corps et l'âme, les deux ensemble formaient un organisme, qui faisait partie de ce grand organisme qu'était le cosmos.

En tant qu'Image de Dieu, l'homme reflétait en lui-même tout l'univers, il était le microcosme au sein du macrocosme. Les deux étant identiques, l'homme avait des parentés avec toutes les créatures qui évoluent dans les différents règnes - le minéral, le végétal et  l'animal. Ces parentés étaient répertoriées, elles constituaient la science de l'époque.

La médecine se servait des correspondances entre les différents règnes de la nature pour définir les soins. Elle les prenait en compte pour sa pharmacopée, pour sa diététique, pour les saisons et les heures du jour auxquelles elle prescrivait la prise des remèdes. Cette médecine privilégiait un traitement global de l'organisme. Son attention n'était pas dirigée sur la bonne marche des fonctions corporelles, mais sur l'harmonie (ou la rupture d'harmonie) de l'ensemble ; et la  pharmacopée était fondée sur la loi de la similitude, un peu comme l'homéopathie aujourd'hui.

La conception de parentés entre le cosmos et le corps humain se retrouve aussi dans la deuxième source de la pensée occidentale, la philosophie grecque. Hippocrate, le père de la médecine, prônait une méthode holistique, adaptée à chaque patient dans les circonstances précises dans lesquelles il se trouvait.

Cependant, plus que par ces vues basées sur l'harmonie entre l'homme et l'univers, la philosophie grecque se caractérise par ses tendances dualistes, qui ont affecté directement notre façon de voir le corps.

Dans les visions dualistes du monde, l'homme n'est pas un organisme animé et cohérent, mais un composé fait de deux éléments hétérogènes : d'un corps voué à la pourriture, et d'une âme éternelle. L'idée de l'immortalité de l'âme s'est lentement imposée dans le christianisme à côté de celle, de moins en moins comprise, de la résurrection des corps.  C'est au terme de cette évolution que le corps est devenu un objet de méfiance, et a fini par incarner notre faiblesse, en nous renvoyant l'image de notre fragilité, de notre mortalité. Ce corps n'a pas de dignité propre. Il est ce qui est en reste, et le deviendra de plus en plus avec le passage du temps.

En effet, à l'aube de la modernité,  la pensée religieuse jusqu'alors omniprésente cède la place à la pensée scientifique. La nature est désacralisée, on ne cherche plus les correspondances entre ses différentes manifestations, mais des causes et des effets. Pour cette nouvelle façon de raisonner, un corps est un corps, et un temple un temple, mais le corps n'est pas un temple. L'homme n'est plus considéré comme un organisme faisant partie du grand organisme de l'univers, mais comme un objet du savoir.

Cette évolution s'accompagne d'une valorisation sans précédent de la vue. Ma thèse, comme quoi les sens non seulement ont une histoire, mais font de l'histoire, trouve ici un exemple parfait. La prééminence que l'Occident a accordée à la vue par rapport aux autres sens a permis la naissance de la science moderne, son essor spectaculaire, car seul le visible est mesurable et scientifiquement prouvable.

Un des premiers centres d'intérêt de la science moderne est le corps humain. Obéissant à la logique de l'ordre de la vue, elle cherche à en rendre visible ce qui était jusque-là resté caché. Pour comprendre de quoi le corps est fait, pour voir ce qui se trouve dans son intérieur, les études s'effectuent sur des cadavres. On répertorie les organes, les muscles, les os du squelette, on fait des planches minutieusement dessinées et commentées. C'est l'anatomie qui a forgé l'image moderne du corps en Occident, et elle a gardé sa prééminence jusqu'à ce jour. La preuve : quand on tape « corps humain » dans Google images, c'est l'imagerie médicale qui apparaît. Cette identification du corps avec son anatomie a eu comme conséquence notable que dès le XVIIe siècle, on ne faisait plus de différence réelle entre le corps animé et le cadavre.

« Je me considérais », écrit Descartes dans la deuxième de ses Méditations métaphysiques, « premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras et toute cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps. » Machine - corps - cadavre : voilà une étonnante chaine d'associations qui a fait histoire.

Les dissections, qui avaient commencé au XVe siècle dans les universités italiennes sur les cadavres de condamnés à mort, se généralisent au XVIe siècle et deviennent un spectacle public. Les théâtres anatomiques sont même mentionnés dans les guides de voyage.[3]

Cette révolution des sensibilités se reflète dans l'art. Les "Leçons d'anatomie", qui se multiplient dans la peinture occidentale aux XVIe et XVIIe siècles, frappent par l'indifférence des spectateurs qui y sont représentés. Le cadavre étendu devant ces gens huppés, conscients de leur rang, les intéresse décidément moins que la chemise à dentelle du voisin. Comme si son bras écorché, son ventre ouvert n'avaient pas été ceux d'un homme. Le « modèle mécanique » du corps les protège visiblement des émotions qu'ils auraient pu (et dû...) ressentir.

Le modèle du corps-machine, qui est devenu prépondérant à l'âge classique, est en tout point opposé à celui du corps-temple. Les matières premières qui le composent n'ont plus de correspondances dans les autres règnes de la nature, et sa forme ne se rencontre dans aucune structure parallèle, qui mêlerait, comme auparavant, dans une destinée commune l'homme, la nature et le monde invisible. Le corps est devenu un système clos qui tourne en autarcie. Le bien-être physique de l'homme est désormais celui de son mécanisme corporel et dépend du bon fonctionnement de celui-ci.

C'est sur ce mécanisme que la science médicale naissante focalise son intérêt. Comme pour les machines, elle dispose pour le corps humain d'un certain nombre de « pièces détachées », qu'il suffit de changer pour réparer le dommage.  A un certain point, la dégradation devient générale, il n'y a plus rien à faire. Mais jusqu'à ce moment, elle travaille sur le détail, s'intéresse à tout ce qui peut être amélioré. La médecine occidentale moderne  repose sur la connaissance de la maladie comme faille objectivable.

Suivant la même logique, les cinq sens sont associés à des fonctions corporelles et à rien d'autre. Ils ont perdu leur rôle de médiateurs entre le monde visible et l'autre, ou les autres, qui ne le sont pas. Je vous signale d'emblée qu'il en est autrement dans les grandes civilisations orientales.

La conception du corps-machine  a libéré la science de la crainte révérencielle devant le vivant qui l'avait empêchée de pénétrer dans son intérieur. La médecine a fait, grâce à cette conception, des progrès extraordinaires. Cependant, comme elle était, et l'est restée malgré tout, loin d'être omnipuissante face au mal qui nous menace de toutes parts, ce corps machine désincarné et vulnérable s'est rapidement changé en « dépouille mortelle », c'est-à-dire en « vêtement laissé à la mort », expression qui, de façon significative, apparaît pour la première fois au XVIe siècle. Le corps humain n'est alors plus qu'un sac rempli d'organes et de viscères, éminemment périssable, et plein. L' intérieur du corps, où était censé loger son âme, s'évanouit avec cet excès de représentations. Comment l'imaginer ? Et où situer quoi ? Les idées dans la tête, les sentiments dans le cœur et la peur dans le ventre ? Ce ventre plein d'entrailles ?

Le « corps dépouille mortelle » finit ainsi par ne représenter que la coquille vivante mais inanimée de l'homme face à un « intérieur » (esprit? ou âme? ou psychisme ?) qu'il sent et revendique sans pouvoir en définir la nature : dualisme accompli.

Dans son livre Anthropologie du corps et modernité[4], David Le Breton dresse un réquisitoire impitoyable contre le désarroi qui caractérise les représentations actuelles du corps humain. Il écrit : « La définition moderne de l'homme implique que l'homme soit coupé du cosmos, coupé des autres, coupé de lui-même. Le corps est le résidu de ces trois retraits. »[5]

Le corps comme reste, donc, ou comme nouveau terrain d'investissement affectif ? Il y a, aujourd'hui, certainement des deux. Depuis une quarantaine d'années déjà, aucun sujet n'a autant de succès que celui de l'épanouissement corporel. Qui n'est pas de nos jours « à l'écoute de son corps ? » Interlocuteur privilégié, il reste pourtant dans la position de double, d'alter ego, d'étranger en somme dans laquelle l'a confiné la culture occidentale. Plus que jamais « dépouille mortelle », il est en même temps devenu le centre unique du bien-être.

Contradictions insolubles ? Je pense que non. Plutôt la survivance de plusieurs conceptions parallèles, comme si l'inconscient collectif avait bien appris la leçon de la souris qui contemple l'éléphant : à défaut de le voir dans son ensemble, il garde à l'esprit les différentes perspectives qu'il a pu en glaner, sachant bien que vision entière n'est pas sa portée.

 

II. Conceptions indiennes et chinoises  du corps-esprit et des sens

Voyons maintenant quelques conceptions du couple corps-esprit dans d'autres civilisations.

Que ce soit en Inde ou en Chine, ce qui frappe d'abord, c'est que l'image du corps dépasse de très loin ses frontières physiques. Il n'est pas limité à la forme palpable que nous lui connaissons. Dans ces traditions, le corps est un territoire à la fois matériel et spirituel, traversé par des lignes de force qui traversent aussi tout l'univers. Un texte indien vieux de 2500 ans dit :

« Immense autant que l'espace au-dehors
est cet espace au sein du cœur,
c'est là que sont tous les mondes,
ciel et terre, feu et vent,
soleil, étoiles, lune et éclairs,
tout. » (Chândogya Upanishad, VIII, 1, 3)

L'homme qui contient en lui, dans une autre sorte d'espace que l'espace euclidien mesurable, les différents mondes et les éléments dont ils sont faits : cela rappelle notre ancienne conception de l'homme-microcosme. Et effectivement, l'idée d'un organisme à la fois humain et cosmique est aussi à l'œuvre ici. Il s'agit là d'une conception que l'on rencontre dans toutes les civilisations traditionnelles, où la méditation sur les éléments constitue toujours une première étape importante dans la réflexion sur le corps.

Car la vie, pour s'incarner, a besoin d'un support. La vibration initiale, dont font état les grandes religions, et aussi la physique moderne avec l'image du big bang, cette vibration, son ou souffle, son et souffle, entre peu à peu en contact avec la matière, devient matière en engendrant des « éléments » que l'on retrouve également dans toutes les traditions. En Inde et en Chine, dans les courants de pensées dont je fais état ici,[6] ces éléments ne sont pas uniquement physiques, pour la simple raison que l'idée d'un « uniquement physique » y est inopérante, car ces pensées ne connaissent pas la déchirure du dualisme. Le spirituel et le matériel n'y sont pas considérés comme des phénomènes d'ordres différents, voir opposés. Ils ne diffèrent entre eux que par leur degré de condensation, de matérialisation, un peu comme l'eau qui se dissout dans l'air quand elle est vapeur, s'écoule dans sa forme liquide, et se coagule quand elle devient glace.

Les récits sur l'origine du monde partent tous de la vibration originelle, qui se répand en un flot d'énergie pour créer l'univers. L'idée d'un principe vital, qui abolit la distinction entre le spirituel et le matériel en agissant comme énergie, est à la base de ces pensées.

Dans la mythologie hindoue, Vâyu est le souffle cosmique. Il est le fil qui relie entre eux tous les mondes. Ce souffle peut revêtir des aspects métaphysiques, cosmiques, atmosphériques, psychologiques ou corporels, et passer des uns aux autres.

La Vedanta, un des plus anciens systèmes philosophiques hindous, montre la progression qui va de l'Absolu immatériel vers le  manifesté. Lors de ce processus, elle fait état de cinq éléments subtils, ou principes élémentaires, les tanmâtra, qui correspondent à nos cinq sens : l'ouïe, shabda ; le toucher, aparsha ; la vue, rûpa ; le goût, rasa ; l'odeur : gandha. Mais ces principes ne se limitent nullement aux fonctions corporelles que nous avons l'habitude d'assigner à nos sens, puisque ce sont eux qui engendrent les cinq éléments : l'éther ; l'air ; le feu ; l'eau et la terre. Leur présence dans l'organisme subtil de l'homme incite celui-ci à  remonter du plus terrestre, c'est-à-dire de son corps physique, au plus céleste.

Il y a en effet, dans cette philosophie, des corps subtils qui doublent notre corps physique et font le lien entre celui-ci et le cosmos. Ces corps subtils ont plusieurs niveaux de manifestation : le corps physique ou grossier est entouré d'un corps énergétique imprégné du souffle vital. Celui-ci est à son tour doublé par le corps pénétré de pensée, où se situent les organes des sens : cette localisation montre combien est grande la différence par rapport à notre façon de concevoir nos cinq sens.  Il existe encore un quatrième et cinquième niveau de corps subtils : le corps porteur de connaissance et le corps susceptible de béatitude. L'homme peut passer de l'un à l'autre en activant en lui  les centres énergétiques, les chakras, qui sont reliés entre eux par des canaux subtils, les nadis.

La physiologie sur laquelle repose leur représentation n'est pas celle qui est enseignée dans nos facultés, et cela vaut aussi pour l'autre physiologie dont je ferai brièvement état, la chinoise avec son système de méridiens, sur lequel est basée l'acupuncture. Même si ces schémas offrent quelques ressemblances avec le système  nerveux, il ne peut être question d'en faire une préfiguration naïve ou incomplète de la physiologie occidentale moderne. La physiologie dont ils relèvent est essentiellement rythmée. Elle saisit le corps comme champ d'énergie, mouvant, en continuelle métamorphose, et ne se laisse pas aisément figurer, car elle ne relève pas de l'ordre de la vue. Mais ce n'est pas parce que ces schémas corporels ne sont pas scientifiquement prouvables, car impossibles à  voir et à mesurer, qu'ils ne correspondent pas à un vrai savoir.

La formation des médecins indiens, chinois et tibétains traditionnels est longue et ardue. Elle dure entre quinze et vingt ans et exige non seulement des connaissances, mais des qualités spirituelles qui demandent une pratique assidue d'une ou plusieurs disciplines qui sont à la base de ces systèmes, comme le yoga ou le tai qi chuan.

Ces disciplines sont d'abord physiques, mais leur but est d'élever l'esprit. C'est ainsi que nous sommes obligés de traduire, pour la rendre compréhensible à nos mentalités, une démarche d'unification qui ne fait pas de différence entre le matériel et le spirituel. En Occident nous exerçons soit le corps, soit l'esprit, mais généralement pas les deux ensemble. Cela fait longtemps que le sport, devenu compétition, s'est séparé des arts dont il faisait partie.

Dans les pays asiatiques, les médecines traditionnelles ont gardé leur prestige, même si la médecine occidentale s'y est implantée partout avec succès. Souvent, comme par exemple dans les hôpitaux japonais, qui ne cèdent rien aux nôtres en modernité, les deux systèmes coexistent  et se complètent. Ce fait ne doit pas tromper sur une différence essentielle : la guérison du corps, dans les médecines asiatiques traditionnelles, n'est qu'une étape. Le genre de guérison qu'elles visent va bien au-delà. Dans la médecine occidentale, elle est le  but unique.

Avant de terminer, jetons encore un rapide coup d'œil sur les conceptions chinoises du couple corps-âme, qui diffèrent des indiennes dans leurs méthodes, mais lui ressemblent dans leurs idées de base et leurs visées :

Dans la pensée taoïste, l'univers est considéré comme une condensation de souffles. Le souffle vital qi est à la source de toute chose et fonde l'unité du cosmos. Ce qi est divisé en Yin et Yang, en souffle léger qui devient le ciel, et en souffle lourd qui forme la Terre. L'espace intermédiaire entre le ciel et la terre est rempli d'un souffle-énergie (encore qi) dans lequel l'homme vit comme le poisson dans l'eau. C'est pourquoi ce souffle, manifesté comme vent, devient le véhicule du salut.

Les exercices des adeptes taoïstes reposent sur la conviction que, si la vie est une concentration du souffle originel, il faut emmagasiner, conserver et accroître ce souffle en soi-même. L'absorption du souffle constitue ainsi l'une de leurs pratiques les plus importantes. Il suppose une maîtrise corporelle considérable, qui correspond en perfection à celle du yogi.

Nous voyons que le travail spirituel, dans les traditions orientales, se fait par le corps, à travers le perfectionnement de nos sens. Les exercices physiques se trouvent en son centre et non pas, comme en Occident, à la périphérie - quand ils n'en sont pas totalement absents. En simplifiant beaucoup on pourrait dire qu'en Orient, tout le travail spirituel consiste à mettre le corps de l'adepte au diapason du cosmos, en se servant du souffle (physique) pour faire circuler en lui l'énergie (universelle).

Si l'harmonie du monde dépend de la libre circulation de l'énergie, l'harmonie chez l'homme se manifeste par sa santé. D'où le rôle capital de l'énergie dans les médecines traditionnelles chinoise et indienne. L'acupuncture, par exemple, se sert de l'énergie du malade, elle en détecte les blocages et les lève. Ce seul moyen suffit souvent pour le guérir, parfois (quand l'énergie du corps n'est pas suffisante) on y ajoute les remèdes de la pharmacopée, qui ne sont rien d'autre que les réserves d'énergie de la nature.

Il serait intéressant de se demander pourquoi la science médicale occidentale a fait l'impasse sur le concept d'énergie. Une des raisons principales se trouve certainement dans le fait qu'elle s'est constituée par l'anatomie et la physiologie, qui étudie le rôle, le fonctionnement et l'organisation mécanique, physique et biochimique des organismes vivants, mais non pas ce qui les anime. L'énergie n'apparaît pas en Occident comme un concept opérant - ni pour comprendre le corps, ni pour saisir l'esprit. Les articles des grandes Encyclopédies consacrés à son sujet traitent exclusivement de physique, allant de la thermodynamique à la théorie de la relativité, jusqu'aux récents travaux sur les quanta. L'énergie et l'esprit y sont deux concepts parfaitement distincts, le premier étant scientifiquement définissable, le second non. C'est pourquoi l'homme contemporain se retrouve avec un corps déspiritualisé et un esprit désincarné, flottant dans le vide.

 

Conclusion

Nous avons suivi un long parcours dans le temps et dans l'espace, qui m'a permis d'établir un certain nombre de thèses que je résume pour les soumettre à votre réflexion :

1. C'est à travers nos sens que nous conférons un sens au monde. Notre manière de nous concevoir nous-mêmes, et les rapports entre le physique et le spirituel, dépendent des choix que nous faisons dans l'usage de nos sens, de la manière dont nous les éduquons.

2. Les sens ont donc une histoire et une géographie. Pour des raisons de clarté, j'étais obligée d'opposer les différentes démarches, la moderne et la traditionnelle, l'occidentale et l'orientale, et de souligner surtout ce qui les sépare. En réalité, les choses sont bien plus complexes, car dans toutes les grandes civilisations, il existe plusieurs conceptions parallèles  que se contredisent tout en se stimulant.

Néanmoins, il me semble que cette simplification n'est pas une trahison. Elle correspond aux grandes lignes d'une évolution bien connue, et qui est la suivante :

3. En Occident, nous avons commencé par un modèle moniste, unitaire, qui a son origine dans la Bible et voit l'homme comme un organisme, une unité harmonieuse du corps et de l'esprit. Partout où ce modèle était en vigueur, les cinq sens servaient à relier l'homme au cosmos.

4. Or, avec le temps, c'est le modèle dualiste grec qui a pris le dessus, dont apogée se trouve dans l'idée du corps-machine. Celle-ci a favorisé une conception anatomique et physiologique du corps, qui a permis à la science de progresser, mais qui, dans le même mouvement, a transformé le corps en dépouille mortelle.

Dans ce modèle, les cinq sens ne correspondent plus qu'à des fonctions physiques. Par conséquent, la méfiance moderne envers le corps  s'étend à eux aussi. Depuis Descartes, les sens sont considérés comme  « trompeurs ».

5. Dans les traditions orientales que nous avons examinées, le concept d'énergie permet de préserver l'unité du spirituel et du corporel. Le corps, comme l'univers entier, y est considéré en constante métamorphose, la physiologie sur laquelle se basent ses représentations est une physiologie du mouvement. Les sens existent sous des formes variables à tous les niveaux  des corps subtils, en étant adaptés à chaque modalité d'existence, de la plus grossière à la plus spirituelle.

6. Les différents systèmes que j'ai brièvement présentés ici ont chacun sa cohérence, sa validité, sa dignité. En les opposant, je n'ai  pas cherché à valoriser l'un ou l'autre, ou à établir une hiérarchie entre eux. Ils ont tous leur raison d'être, ils nous aident tous à voir plus clair en nous-mêmes. Dans la mémoire collective des différentes civilisations d'où ils proviennent, ils continuent de coexister, sous des formes parfois insoupçonnées. Ainsi, en Occident, le corps-temple est devenu, de nos jours, un temple de plaisir. Le corps-microcosme retrouve sa vitalité dans les médecines douces, alors que le corps-machine s'exerce dans le sport, notamment dans le fitness, pour nous faire oublier la dépouille mortelle, qui nous encombre plus que jamais...

Et la petite souris, qui les a tous contemplés, repart contente, car il lui arrive de voir maintenant non plus un ongle, mais presque un pied entier du pachyderme !
 

Je vous remercie de votre attention.

 



[1] Thomas Hobbes, Leviathan, part I, chap. 1.

[2][2] Cf. David le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990

[3] Cf. David le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, chapitre « Aux sources d'une représentation moderne du corps ».

[4] David le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF ,1990

[5] Le Breton, op. cit. p. 46

[6][6] Notamment la Vedanta du côté indien, et le Taoïsme du côté chinois, qui affichent tous deux une vision moniste. Naturellement, il y en a d'autres, dualistes, comme le Sâmkhya - pour des besoins de clarté de l'exposé, je suis obligée de schématiser beaucoup.

 
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