Corinna Coulmas
Parution
de la correspondance du grand spécialiste de la Cabale Gershom Sholem avec sa
mère Betty (en allemand). Présentation du livre, traduction en français et
annotation de quelques lettres choisies.
Betty Scholem, Gershom Scholem, Mutter und Sohn im
Briefwechsel, 1917 - 1946
éd. Itta Shedletzky et Thomas Sparr, Verlag C. H. Beck
München, Munich 1989, pp. 579, 13 reproductions et 6 fac-similés.
"Alors? Que deviendra Gerhard Scholem?
Eh bien? D'abord il deviendra: Gershom Scholem.
Ensuite " " docteur-ès-lettres (j'espère)
" " " philosophe juif
" " " un ange au 7e ciel." ( Note 1)
Tel est le
projet de vie qu'en 1919 le jeune Gerhard présenta à sa mère en guise de voeux
d'anniversaire, après lui avoir rendu compte de façon détaillée de ses études
et l'avoir mise au courant de sa situation matérielle, prix de la viande et du
charbon compris: c'est donner une idée de l'éventail des sujets abordés dans
cette correspondance singulière, et qui mérite qu'on s'y arrête. Que Scholem
ait bien respecté le programme qu'il s'était ainsi fixé, nous le savons, -
c'est du comment et du pourquoi que ces lettres livrent les
clés. Elles les livrent en les cachant, comme il se doit pour un kabbaliste
croyant et laïc, qui s'est toujours intéressé à la face cachée de Dieu. Non pas
qu'il faille être kabbaliste pour lire cette correspondance; mais il est requis
de s'intéresser à l'aspect caché des choses, et il faut du temps et de la
patience pour en découvrir le charme immense.
La
correspondance de Gershom Scholem avec sa mère Betty s'étend sur trois
décennies et comprend près de 900 lettres, dont les deux tiers proviennent de la
mère et environ 300 de lui-même. Ce déséquilibre tient au fait que pendant
trois longues périodes - de 1917 à 1919, de 1923 à 1927, et de 1937 à fin 1944
- les lettres de Gershom n'ont pas été conservées. Celles de la première
période, qui reflètent de vifs différends avec le père, ont peut-être été
détruites par lui, les autres ont été victimes des vicissitudes de l'exil. De
ce fond considérable, 297 lettres ont été choisies pour la publication par Itta
Shedletzky et Thomas Sparr, ainsi que 15 autres qui présentent un intérêt
particulier pour l'histoire familiale. Chaque lettre est suivie de quelques
notes explicatives. Un registre des noms, un glossaire et une brève
chronologie à la fin du volume sont censés faciliter la lecture. Cet appareil
critique bien conçu quant à sa structure est cependant trop succinct pour
suffire à la compréhension. C'est donc un livre à lire en contrepoint, en
s'aidant constamment de l'autobiographie de Scholem ( Note 2) , du livre qu'il a
consacré à Walter Benjamin et de la correspondance avec celui-ci ( Note 3) et
avec Werner Kraft ( Note 4) , lesquels gagnent d'ailleurs hautement en couleur en les
comparant à cet échange de lettres. Si Scholem répugne, dans De Berlin à Jérusalem, à toute
complaisance narrative, qu’il y expose les tenants et aboutissants de son évolution
intellectuelle dans toute sa cohérence au lieu de raconter sa jeunesse, ces
lettres, elles, racontent. Dans le
mélange continuel du public et du privé qui est le propre de la vie, dans le
passage de la carrière d'érudit de Scholem à la politique et aux tracasseries
de son existence quotidienne, nous voyons se profiler ce qu'il aurait pu
appeler ironiquement ses partsufim ( Note 5) ,
et nous y voyons surtout sa face jusqu'ici cachée.
Scholem,
qu'on connaît pour son acharnement au travail, son autorité, la causticité de
ses jugements et sa lucidité politique y gagne incontestablement en humanité.
Vis-à-vis de sa mère c'est un fils infiniment attentionné, fidèle (il lui écrit
chaque semaine pendant plusieurs décennies) et sur qui elle peut compter pour
les choses importantes: il n'a jamais fait l'ombre d'un doute que Betty
trouverait refuge chez lui en Palestine si cela devait s'avérer nécessaire. En
même temps, c'est un cadet sûr de l'indulgence maternelle - il était le plus
jeune de quatre fils -, qui expose avec une insolente insouciance ses désirs
innombrables. Il a un besoin permanent et proprement fantastique de chocolat,
de saucisson et de pâte d'amandes dont il demande régulièrement des envois -
que ce soit en Suisse, à Munich ou en Palestine. A part cela il exige, bien
sûr, des livres, mais aussi du papier, du savon, un tapis, des habits, des
couverts, bref tout ce que la manne maternelle veut bien lui procurer. Celle-ci
est abondante, mais parfois Betty en a assez de l'insistance jamais satisfaite
de son fils:
"Tes ordres
avec tout ce qu'on doit envoyer, et puis, quand on l'a envoyé, ces criailleries
que ça a été mal fait sont vraiment insupportables. Il faut que je m'habitue
enfin à ne plus rien t'envoyer! (...) Contre un tempérament colérique il n'y a
pas de remède. ( Note 6) "
Pour continuer, quelques lignes plus loin:
"En route encore 2 cravates, 2 livres, le
sac à main et les derniers saucissons. ( Note 7) "
On connaît, à travers ses travaux et
ses prises de position publiques, le grand sérieux de Scholem; ce qui frappe dans ces lettres, c'est sa gaieté. Gaieté au travail, avant tout, qu'il aborde avec confiance
et démesure, comme les grands explorateurs la mer. Et, sur l'autre versant de
son existence, toute la fraîcheur de la vie du yishuv ( Note 8) pendant les années vingt et trente. On sent un air de
liberté souffler dans ces lettres, que ce soit à l'occasion d'une description
du mariage de sa bonne yéménite, d'un bal de Pourim à Tel Aviv, où il alla
déguisé en Juif persan, du tableau qu'il brosse de l'hospitalité légendaire de
cette époque, où personne ne fermait sa porte à clé à Jérusalem, où jamais
rien n'était volé, mais où on pouvait facilement trouver quelqu'un dans son lit
en rentrant, qui se présentait alors comme l'ami qu'un ami d'un ami avait
envoyé... L'animation de la vie sociale chez les Scholem, la vivacité de leurs
débats montrent que ces jeunes gens croyaient en ce qu'ils faisaient. D'où
l'égalité des rapports entre les sexes: pendant une bonne décennie, on voit
Scholem en jeune mari très amoureux de sa première femme Escha, laquelle a
d'ailleurs l'esprit vif et la plume alerte, à en juger aux quelques
post-scriptum qu'elle ajouta aux lettres adressées à sa belle mère. Cela
tranche avec l'air confiné qui règne visiblement dans les ménages des deux
frères aînés de Gershom, lequel avoue à sa mère en 1928:
"Tu as raison, mon mariage est heureux et je ne me
heurte pas à des barreaux, lesquels, si jamais ils existent, sont entourés de
guirlandes par Eschalein.( Note 9) " Des chats
aux noms kabbalistiques - Bilar et Schemhurisch Scholem - qui ont constamment
des petits ajoutent encore à la grâce de la petite maison de Rehavia ( Note 10) .
L'humour,
le don de satiriste très prononcé que nous découvrons dans les lettres de
Scholem ont leur pendant dans celles de sa mère, avec laquelle il a une
relation de complicité qui repose sur une affinité de caractère pour certaines
choses essentielles. Si cette correspondance met en lumière les côtés généralement
peu connus de Scholem, la vraie découverte - bouleversante - est celle de la
personnalité de Betty. Cette femme étonnante, naturelle et distinguée,
perspicace et spontanée, dénuée de toute vanité mais consciente de sa valeur, a
un immense talent pour écrire. Ou plutôt: elle a un immense talent de vivre, d'animer par son regard
intelligent et chaleureux tout ce qui l'entoure, et elle sait coucher sur
papier cette alchimie heureuse. Ses ressources étaient hors du commun. Sa
générosité et sa disponibilité vis-à-vis des autres la protégeaient pendant
les épreuves sévères et répétées qui s'abattirent sur elle tout au long de sa
vie.
Née en
1866, c'était une femme active qui, en plus de sa grande maison et de ses
quatre enfants, avait la charge de la comptabilité de l'imprimerie familiale,
pour laquelle elle disposait d'une procuration. Elle y travaillait tous les
matins et deux après-midi par semaine. Sa soeur, avec laquelle elle avait une
relation tendre et confiante, fut l'une des premières femmes médecins de
Berlin, son frère était chimiste et agent en brevets. Betty avait une
sollicitude infinie pour tous les membres de sa famille proche et lointaine et
les nombreux amis qu'elle s'était faits. Elle esquisse dans ses lettres les
particularités de tous ces personnages, et pour une bonne centaine d'entre
elles nous suivons le destin pendant les trois décennies stratégiques où devait
se régler le sort du judaïsme européen. Car, comme Scholem l'a précisé dans De Berlin à Jérusalem, tous ces gens
étaient juifs. Ils appartenaient à la bourgeoisie ascendante qui a tant marqué
le caractère particulier du Berlin de l'époque et dont la disparition complète
a sans doute renforcé l'intransigeance de Scholem au sujet du dialogue
judéo-allemand.
La
correspondance de Betty et de Gershom Scholem est ainsi à la fois le tableau
d'une saga familiale pouvant se mesurer aux exemples littéraires les plus
connus du genre, et un excellent prisme de la bourgeoisie juive allemande de
l'entre-deux-guerres. Par ailleurs, c'est le reflet souvent surprenant des
événements politiques dans leur retombées quotidiennes: les deux partenaires
avaient en effet l'habitude de suivre ceux-ci de près et de les discuter dans
leurs lettres. A côté des gens, nous découvrons ainsi des lieux. L'Allemagne, bien sûr, et la Palestine, où Betty séjourna à
trois reprises pendant plusieurs mois, qu'elle aimait et qu'elle comprenait:
c'était là un autre terrain d'entente avec son fils. L'Australie enfin, l'exil
où elle dut se réfugier à 72 ans et où elle passa les huit dernières années de
sa vie.
*
Le volume
s'ouvre par la lettre recommandée incroyablement sèche qu'Arthur Scholem envoya
en 1917 à son fils Gerhard, alors âgé de 19 ans, l'enjoignant de quitter le
domicile dans les quinze jours et se déchargeant de toute obligation matérielle
vis-à-vis de lui. Dans De Berlin à
Jérusalem, Scholem expose les dessous de cette affaire, si typique qu'elle
paraît comme le miroir du judaïsme assimilé au début du siècle. Arthur Scholem,
dans la maison duquel jamais un non-juif ne mit les pieds, était, quant à sa
propre conscience, un Allemand convaincu et abhorrait tout ce qui pouvait
ressembler à de «l'antigermanisme». Or, s'il avait légué ses convictions à son
fils aîné, Reinhold, et si le deuxième, Erich, vivait dans une indifférence
politique qui ne prêtait pas à conflit, ses deux derniers, Werner et Gerhard,
avaient embrassé l'un le communisme, l'autre le sionisme. En janvier 1917, le
jour de la fête officielle en l'honneur de l'anniversaire de l'empereur, Werner
participa à une manifestation contre la guerre. Il fut arrêté et inculpé
d'abord pour haute trahison (il avait manifesté en uniforme), inculpation
commuée ultérieurement en crime de lèse-majesté. La crise éclata chez les
Scholem quand Gerhard, pacifiste comme son frère, chercha à le défendre. Werner
s'en sortit avec neuf mois de prison ferme à Halle, et Gerhard quitta le
domicile familial. Ainsi débute la correspondance de ce dernier avec sa mère.
Pendant ses
années d'études, nous voyons le jeune Scholem à Iéna, en Suisse et à Munich,
s'orienter des mathématiques et de la philosophie vers les sciences juives:
réaction sensible et approbatrice de Betty quand il annonce à ses parents qu'il
fera son doctorat sur un sujet kabbalistique, incompréhension totale du père
qui pourtant continue à financer ces études et finit par imprimer la thèse «aux
heures perdues» de ses ouvriers... Derrière toute cette sécheresse et
l'éloignement qui, à cette époque, caractérise les rapports de tant de pères
avec leur rejetons (même phénomène chez Escha, chez Benjamin, pour ne rester
que dans l'entourage), on devine un bon coeur - que semble confirmer la douleur
immense de Betty quand en 1925 elle perd son mari âgé de 62 ans.
Les
événements politiques de la période comprise entre la fin de la guerre et
l'arrivée de Hitler au pouvoir transparaissent au travers des lettres dans leur
dimension quotidienne: grèves à l'imprimerie à l'occasion de la révolte de
«Spartakus» - mais les employeurs l'emportent, et deux ans plus tard, les
affaires fleurissent au point que les Scholem déménagent dans une maison plus
grande. Pénurie lors du « Kapp Putsch » et de la grève générale qui
s'ensuit. Et puis l'inflation, qui coïncide avec le départ de Gerhard pour la
Palestine: Betty lui envoie une lettre affranchie d'un timbre de 15 millions de
RM. Avant 1928, la Palestine ne figure dans cette correspondance qu'à travers
les réponses de la mère aux comptes rendus (perdus) du fils: réaction à l'inauguration de l'Université
hébraïque de Jérusalem en avril 1925; à la nomination de Scholem comme
professeur à l'institut du judaïsme; au mariage de Gerhard devenu Gershom, que
celui-ci lui annonce quelques mois après son émigration, alors que son frère
Werner, qui poursuit la Révolution à Berlin, est élu député du PC allemand. Il
le restera jusqu'en 1926, quand il sera exclu du parti et commencera des études
de droit. Cela est commenté avec scepticisme par sa mère qui, malheureusement à
juste titre, ne croit guère à la bonne étoile de Werner.
Cette même
année 1926, elle se rend pour la première fois en Palestine, où elle retournera
avec son fils Erich en 1931. Quand les émeutes arabes éclatent en 1929, elle s'affole:
Gerhard la rassure par un télégramme, mais il n'embellit rien dans la
description précise et détaillée qu'il lui fait ensuite des troubles, où l’on
perçoit déjà très bien l'attitude juste et conciliante vis-à-vis des
Palestiniens qui devait toute sa vie être la sienne.
Après le
premier choc, Betty se reprend vite:
"Ici,
tout le monde est très pessimiste par rapport à la cause sioniste en général,
mais je ne partage point cette opinion. Un seul revers ne peut jamais entraver
toute une évolution en cours. ( Note 11) "
Toute sa
vie, elle gardera cette sympathie attentive pour les réalisations du sionisme
dont son cadet avait fait sa cause:
elle l'admirera plus tard pour sa clairvoyance. En attendant, Gershom sait
qu'elle prête une oreille bienveillante à tout ce qui se passe dans le pays et
en rapporte fièrement les progrès - un nouveau cinéma à Jérusalem; un café où
l'on sert de la véritable crème Chantilly; un village d'enfants près de Tel
Aviv.
A Berlin,
cependant, les choses commencent à prendre mauvaise tournure. La crise des
banques allemandes en 1931 mène les Scholem au bord de la faillite. Comme à
tous les coups durs, Betty réagit avec courage:
Je ne pourrai plus financer mon appartement à moi, ça
paraît évident. Dommage, n'est-ce pas? Ma maman n'était pas une femme riche,
mais elle est au moins morte dans son appartement.
La meilleure de toutes les combinaisons possibles semble que j'aille chez Erich(12).( Note 12) "
C'était là
le début d'une longue déchéance, qui devait se prolonger jusqu'à sa mort.
Car déjà
vient l'année fatidique pour le judaïsme allemand, l'année 1933. En sa qualité
d'ancien député communiste, Werner est arrêté peu après l'incendie du Reichstag.
Quelques jours plus tard, Gerhard écoute à Jérusalem la retransmission du
discours de Hitler au Palais des Sports. Son flair politique, qui ne l'a jamais
trompé, s'exprime par litote:
"Na! Je n'ai rien de plus à dire. Les beaux jours de
1914 sont enfin de retour (13).( Note 13) "
Les
premières lois anti-juives ne se font pas attendre, et en lisant cette
correspondance on comprend qu'elles se sont abattues sur la communauté juive
allemande comme un ouragan. Toutes les personnes dont Betty suit si amoureusement la vie sont concernées: qui
dans ses études, qui dans sa position de médecin, qui en tant qu'avocat.
Partout les bases de l'existence sont sapées. Les fêtes de Pâques de l'année
1933 s'ouvrent sous de sombres auspices, dont Betty saisit parfaitement la
portée:
"Theo( Note 14) a fait un beau discours (à l'occasion du seder) et il a dit que le judaïsme surmontera
aussi cette persécution-là. Le judaïsme certainement - mais les Juifs
allemands?? ( Note 15) "
Et en
effet, un malheur commence à suivre l'autre. Werner, qui a été relâché en mars,
est à nouveau arrêté fin avril, sur dénonciation, comme on apprend plus tard -
cette fois-ci avec sa femme, pendant un temps également communiste active. Au
début, la famille est pleine d'espoir: comme les deux sont complètement
innocents, il ne peut s'agir que d'une erreur. Puis les choses s'enlisent.
Pendant des semaines, voire des mois, les détenus ne sont pas entendus en
justice. Impossible de trouver un avocat qui veuille bien défendre Werner, à la
fois Juif et communiste. Peur et lâcheté règnent parmi les amis. Mais Betty et
Erich se démènent - pour trouver quand même un avocat, pour écrire, pour
obtenir le droit de visite. Tracasseries et humiliations les attendent à chaque
pas. En juin 1933, on leur fait croire que Werner sera relâché, on l'attend
pour le déjeuner - et puis, rien. Après six mois de détention provisoire,
celui-ci écrit à Gerhard. Dans ce bilan amer, signé «ton frère Job», il reconnaît que son frère a fait le bon choix:
"Tu es arrivé à quelque chose parce que tu as
renoncé à faire carrière en Allemagne...( Note 16) "
Il sait
que, quant à lui, il a "gaspillé les
années décisives" de sa vie, et que même s'il devait sortir de prison,
ses études de droit ne lui serviront plus à rien. Et il comprend clairement
qu'il est pris au piège:
"Bien que nous soyons complètement et absolument
innocents, je n'ai pas le moindre espoir d'être libéré..( Note 17) "
La suite
des événements devait lui donner raison. Si sa femme Emmy est relâchée en
décembre 1933 et profite de la première occasion pour partir avec leurs deux
enfants en Angleterre, Werner n'est jugé qu'en mars 1935. Miraculeusement, il
est acquitté - mais les nazis le gardent en Schutzhaft,
en détention «de protection» contre
laquelle il n'y a plus aucun recours judiciaire.
Alors que
la situation des Juifs en Allemagne devient de plus en plus intenable, Betty
passe son temps à essayer de soulager la vie de son fils, à lui écrire, à aller
le voir, à correspondre avec mille personnes pour réunir les papiers
nécessaires à une émigration - le seul espoir qui reste encore pour une
libération. En Angleterre, sa femme Emmy cherche à intéresser les Quaker à son
sort. Werner, dans l'intervalle, passe d'un camp de concentration à l'autre,
de Torgau à Dachau, puis à Buchenwald. Il est contraint à des travaux forcés et
subit toutes les vexations dont les nazis avaient le secret. Betty en fait part
à Gerhard:
"Chaque semaine je reçois une carte de cinq lignes
«Pourquoi vous ne m'écrivez pas, depuis trois mois je suis sans nouvelles d'Emmy,
depuis le 9 avril de Mère, pourquoi vous me laissez tomber?» Qu'est-ce que je peux faire? Depuis le 9
avril j'ai écrit six fois, en ajoutant des lettres d'Emmy et des enfants, mais
visiblement on ne lui donne pas son courrier et je ne peux rien y faire!( Note 18) "
Jusqu'au
dernier moment avant leur propre émigration, les Scholem s'efforcent
d'organiser le départ de Werner. A la fin, tout est arrangé, une place lui a
été trouvée sur un bateau pour Shanghai - il ne manque que la libération. Mais
celle-ci n'est pas accordée, et en juillet 1940, Werner est assassiné à Buchenwald.
Betty ne l'apprend qu'en septembre, dans son exil australien:
"Je suis abasourdie et bouleversée. J'ai toujours cru qu'il serait finalement
libéré, et voilà la fin, après 7 ans 1/2 de misère indescriptible, je n'arrive
pas à me calmer!( Note 19) "
L'émigration
des Scholem avait été préparée de longue date: à l'instigation de Gershom,
Betty transfère dès 1933 de l'argent en Palestine. Nombreux sont ceux de sa
famille qui partent pendant les premières années du nazisme en Angleterre, en
Suisse, aux Brésil, aux USA et en Palestine, alors qu'à cause de Werner, Betty et ses deux fils aînés attendent
jusqu'à l'extrême limite. Le désarroi parmi ces Juifs assimilés est total:
"A. Hirsch est comme mon frère, il était aussi seulement Allemand et Juif entre parenthèses. Alors
il est désespéré maintenant de la catastrophe juive.( Note 20) "
Ce n'est pas le cas de Betty, peu
attachée à l'Allemagne et pour qui son judaïsme est une évidence vitale, même
si culturellement il n'est pas très étoffé. En 1936, elle se rend pour la
dernière fois à Jérusalem chez son cadet. Gershom se trouve alors en instance
de divorce et sa mère l'entoure de tant de soins intelligents qu'il l'en
remercie vivement à la fin de la visite. Peu après, en décembre, juste quand
Betty fête son 70e anniversaire, il se remarie avec Fania Freud, avec laquelle
il vivra jusqu'à sa mort.
Reinhold et
Erich quittent l'Allemagne pour Sydney en été 1938. A Montréal, ils rencontrent
leur frère Gerhard, invité à un séjour de recherche à New York, où il travaille
sur sa première grande synthèse de la Kabbale( Note 21) . Betty reste neuf mois de plus
en Allemagne, avec la peur panique de ne plus pouvoir en sortir. Elle est
fermement décidée de s'arrêter en Palestine aussi longtemps que possible. Quand
le médecin lui refuse le permis d'immigration à cause de sa santé fragile, elle
est atterrée, et jamais elle n'abandonnera l'espoir de pouvoir y passer les
dernières années de sa vie. Il n'en sera rien, et elle ne reverra Gershom et sa
femme qu'une fois pendant quelques heures à Port Saïd, où son bateau en route
pour l'Australie faisait escale.
Les 80
pages reproduites ici des lettres que Betty envoya de Sydney à son fils Gerhard
entre 1939 et 1946 comptent parmi les témoignages les plus saisissants qu'on
puisse lire sur l'exil. Sans le moindre pathos et sans apitoiement sur
soi-même, elle décrit leur vie, et leurs difficultés d'adaptation:
"C'est une espèce d'hommes primitive et bonasse.
Quand on est dans le train, ou assis sur un banc, on vous adresse immédiatement
la parole, au moins un « a nice day today », « a very hot
day », et je réponds maladroitement par un « yes ». ( Note 22) "
Reinhold et
Erich ont chacun acheté une épicerie: l'entreprise autonome est la seule base
d'existence à peu près sûre qui reste aux réfugiés, car il n'y a pour eux ni
contrat de travail, ni préavis de licenciement. Pas une fois Betty ne se plaint
de la déchéance sociale. Elle s'intéresse de la même manière à l'épicerie de
ses fils qu'à l'importante imprimerie familiale de Berlin, et prépare des
sandwichs à leurs clients avec la même énergie qu'elle avait mis autrefois dans
la comptabilité. Les deux frères travaillent sans cesse, les affaires ne vont
pas trop mal, mais des drames privés éclatent chez presque tous ces gens
fragilisés par l'exil. Erich, qui avait fait venir sa femme et ses enfants tout
en demandant le divorce, s'en sort bien avec sa nouvelle compagne; sa première
femme, moins. Pendant plusieurs années, elle travaille comme femme de ménage,
mais finit par épouser un de ses employeurs. Reinhold, qui a la plus grande
épicerie et chez qui Betty habite jusqu'en 1942, résigné, reste avec sa femme,
mais c'est l'enfer chez eux.
Malgré sa
santé fragile, Betty cherche constamment à trouver une possibilité d'émigration
en Palestine, secondée par Gerhard, en vain. Au moins, elle pourra déménager
dans une chambre en ville: Gerhard et Reinhold la soutiendront financièrement,
mais son dénuement reste grand.
Pendant la
guerre, le courrier ralentit et beaucoup de lettres n'arrivent plus, ce qui est
une torture pour Betty, dont la famille tant aimée est éparpillée aux quatre
coins du monde. En Allemagne ne reste, après l'assassinat de Werner, que sa
soeur Käthe. Celle-ci était mariée à un collègue médecin, qui lui demande le
divorce "pour raisons raciales"
après 27 ans d'harmonieuse vie commune. Elle périt à Theresienstadt. En Australie
comme partout, les réfugiés allemands sont internés comme «enemy aliens» quand la guerre éclate:
"Imagine-t-on les conséquences de cette horrible
guerre! Voilà que ce diable de Hitler nous chasse parce que nous sommes Juifs,
et maintenant nous sommes considérés comme Allemands partout dans le monde,
même ici dans ce pays paumé(( Note 23) "
Le fils de
Walter Benjamin, Stefan, se trouve parmi les internés près de Sydney, et Betty
lui envoie de petits paquets de victuailles.
Les toutes
dernières années de la vie de Betty sont calmes et tristes. Sa vue baisse
beaucoup, elle ne peut plus lire, à peine sortir, et on finit par lui enlever
l'oeil droit. Elle ne perd pas pour autant son courage et sa perspicacité. Le
désir de revoir son cadet continue à lui donner de l'espoir. A l'occasion de la
visite à Sydney d'un des amis de Gershom, elle écrit quelques mois seulement
avant sa mort:
"Tout cela m'a grandement remonté le moral et a
éveillé de nouveau en moi le désir immense de venir encore une fois chez vous.
(...) Je rationne précautionneusement mon courage (Lebensmut), pour qu'il
tienne jusqu'en Palestine. ( Note 24) "
Ce n'est
pas le courage qui finit par lui faire défaut, c'est la vie elle-même. Elle
meurt en mai 1946 à l'âge de 80 ans, manquant ainsi de peu son fils qui voulait
lui rendre visite en Australie l'été même.
CHOIX DE
LETTRES
lettre 173
Berlin,
28. 2. 1933
Cher enfant,
je suis sous le coup d'une telle émotion aujourd'hui que je me sens en fait incapable
d'écrire. Werner a de nouveau été arrêté cette nuit! ( Note 25) Vous aurez certainement lu qu'un fou a incendié le Reichstag. On pourrait même
croire que c'est du travail exécuté sur commande, tellement cet acte est idiot.
Là-dessus, le gouvernement a fait arrêter tous les anciens députés communistes
du Reichstag et des parlements régionaux, ainsi que les avocats communistes,
même ceux qui ne sont pas communistes, mais ont seulement défendu les
communistes. C'est un vent cinglant qui souffle. Werner et Emmy ( Note 26) étaient chez nous dimanche soir, il a même dit qu'il n'était pas du tout exclu
qu'on le fiche en prison s'il était dénoncé. Nous ne croyons pas, - c'est aussi
l'avis d'Emmy -, qu'ils peuvent lui faire quelque chose, car il y a sept ans
qu'il est exclu du parti et il n'a plus eu aucune activité politique depuis
le début de ses études, mais vous voyez bien que ça lui colle à la peau, il est
marqué une fois pour toutes. Emmy est arrivée complètement bouleversée chez
Käthe Schiep, où j'étais ce matin, elle a déjà passé toute la journée à courir,
pour prévenir son ordre, informer le cabinet où il travaille (où ils ont
d'ailleurs arrêté un des associés!) et maintenant elle se casse la tête pour
savoir quel avocat lui prendre. Les Juifs et les communistes n'entrent
pratiquement pas en ligne de compte si on veut avoir le moindre succès. Ce que
cette femme a enduré en quinze ans de mariage politique est vraiment considérable,
et cette fois, ses nerfs sont près de lâcher. Il n'est pas du tout évident
qu'avec ce régime, il atteigne son but ( Note 27) , et alors quoi?! Ce matin à
4 h 30 un brigadier de police est arrivé chez eux avec deux hommes, ils ont
sonné, comme on ne leur ouvrait pas, ils ont crocheté la porte, sympa, non? Ils
ont fouillé l'appartement pendant une heure, même la chambre de l'enfant, ils
n'ont rien trouvé, parce que Werner
n'a rien d'interdit chez lui, mais ils l'ont quand même emmené, ils en avaient l'ordre.
Ensuite, par téléphone, Emmy a été poliment renseignée à la préfecture de
police: oui, M. Scholem est là, elle pourra lui parler demain matin, pas
aujourd'hui.
Il se peut
aussi que tout cela soit une manoeuvre électorale(28), qui est-ce qui s'y retrouve
dans les ruses de la politique corruptrice? Les choses vont mal chez nous, et
les affaires sont au point mort. "Revenez
après les élections!" disent tous les clients. Ces élections ont tout
étouffé.
Je ne peux pas vous dire à quel point je suis hors
de moi, je pleure tout le temps. Emmy avait vraiment du nez, elle voulait déjà
dimanche que Werner dorme ailleurs, mais il s'est moqué d'elle. Et maintenant
cet incendie du Reichstag sème partout l'effroi.
Tout à
l'heure, à 9 h du soir, Emmy m'a dit qu'elle était allée à la préfecture de
police en début de soirée, mais qu'elle ne pourrait parler à Werner que demain
matin. Elle y a parlé avec leur ami, R. A. Rosenfeld. Moi aussi je voulais y
aller demain matin, mais Emmy dit que je ne devais pas le faire, ça ne
servirait à rien! Je suis à bout. Cette fois-ci, ce n'est vraiment pas la faute
de Werner, et voilà que c'est lui qu'ils embarquent.
Cette
semaine j'ai entendu dire que ton professeur et ami, Bleichrode, est déjà
reparti de Palestine pour Breslau, il n'aurait pas supporté le climat. Tu
regrettes cela certainement, si c'est vrai.
J'ai reçu
ta carte du 16 le 23. Ici la grippe sévit toujours, j'espère que vous serez
épargnés. Pendant 8 jours, nous avons à la maison des invités bruyants, c'est
Lilli Katz avec sa charmante petite fille, le remue-ménage avec les lits fait
tant de travail que je suis rétrospectivement contente de ne pas t'avoir logé toi ici. Roderich est au Danemark et
dans l'intervalle Lilli doit emménager dans un appartement plus petit, où
aucune chambre n'est encore habitable.
Je vais
maintenant me coucher. J'ai assez mal vécu cette journée, j'espère qu'ils
relâcheront Werner demain. Il est de nouveau question de lui dans tous les
journaux, je ne comprends pas pourquoi c'est précisément à Werner qu'ils
s'intéressent tant! Etait-il donc si important? Apparemment.
Bonne nuit
Baiser,
Mam
Lettre 180
Jérusalem,
5. 4. 1933
Très chère
Maman,
Nous avons reçu ta lettre du 27 et
sommes très contents que tu ailles bien personnellement. Nous espérons que la
migraine et autres ennuis de ce genre disparaîtront également bientôt, cela ne
doit pas devenir un état permanent. En as-tu parlé avec ton médecin?
Pour ce qui est des «nouvelles de Tartares ( Note 28) »
dont 99% seraient des mensonges, nous avons une opinion toute différente de la
tienne. Ce qui a produit partout la plus grande impression et ce qui, dans tous
les pays, a provoqué un tel mouvement de d'hostilité envers le gouvernement
allemand, ce ne sont certainement pas des nouvelles de Tartares. Quand nous
avons lu ici qu'il y avait des cadavres juifs dans la Spree, nous n'y avons pas
cru, et des informations du genre viol public et en masse de jeunes filles
juives, nous ne les avons trouvées que dans des journaux allemands, qui les citaient comme exemples de la «propagande infâme de l'étranger.» Ces
informations n'ont visiblement pas fait une grande impression à l'étranger,
puisqu'elles ne sont même pas parvenues jusqu'ici. Mais ce qui fait
impression, ce sont les nouvelles confirmées au sujet de l'expulsion de Juifs
des emplois publics, d'entraves rencontrées par les avocats juifs à l'exercice
de leurs fonctions au tribunal, de la restriction de leur nombre, des projets
déjà existants contre les médecins juifs etc., bref, toutes choses qu'on peut
lire dans n'importe quel journal allemand fiable et autorisé.
A l'étranger, on comprend très bien qu'on peut anéantir les Juifs autrement que
par agression physique, qu'on les exclut maintenant des professions qui
étaient leur base d'existence, alors que la crise économique avait depuis
longtemps déjà détruit des positions importantes pour les Juifs, et qu'il y a
des années que l'antisémitisme met en danger l'avenir de la jeunesse juive en
Allemagne. Ici on voit le fait de couper aux Juifs leur source de revenus la
plus importante - les professions libérales -, comme la preuve qu'on veut en
finir avec eux sans verser le sang, en les étranglant. Personne à l'étranger
ne croira que les Allemands agissent par nécessité, qu'un grand peuple comme le
peuple allemand est obligé d'employer de tels moyens contre 1 % de sa
population. Nous pensons que tout cela suffit pour éveiller l'hostilité contre
l'Allemagne. Nous ne croyons d'ailleurs pas que les opposants politiques au
régime actuel, qui ont fui l'Allemagne, contribuent de façon notable à faire
naître ce sentiment d'hostilité. Le simple fait que des familles juives
parfaitement indifférentes à la politique plantent tout là et quittent
l'Allemagne au grand complet, suffit à convaincre l'étranger que la pression
morale qui pèse actuellement sur les Juifs en Allemagne doit être insupportable.
Dans l'affaire de l'hôpital Urban, nous ne croyons pas à tes théories sur les Juifs de l'Est ( Note 29) .
Il semble qu'il soit bien égal à ces messieurs du gouvernement que quelqu'un
soit originaire de Kattowice à la première génération, comme notre ami W., ou
de Beuthen à la troisième, comme nous-mêmes. Alors, ça devrait nous être égal
à nous aussi.
Gustav vit déjà à Tel Aviv et n'est en aucune manière resté accroché à nos talons. Käthe
B(echer) doit arriver cette nuit, ce dont nous sommes très contents. Mais elle
n'habitera pas chez nous. Nous lui avons trouvé une chambre dans la maison
juste à côté. C'est quelqu'un de très stimulant et sa présence nous changera
agréablement les idées. Sinon notre vie se passe normalement, mais elle est un
peu assombrie par les mauvaises nouvelles des journaux sur l'Allemagne et les blocages
constants aux Etats-Unis ( Note 30) . Nous te saluons donc. Fais en sorte que ton
état physique s'améliore.
Affectueuses salutations
tes Escha et Gerhard
Tu ne dois pas non plus oublier qu'en 1492 ( Note 31) il
n'y a pas eu de pogroms. A cette époque, on n'a pas non plus tué les Juifs, on
les a simplement flanqués dehors - mais maintenant (d'après les informations
officielles de la radio allemande, apparemment on trouve cela très amusant et
impressionnant), on y ajoute de façon originale l'interdiction de quitter
l'Allemagne sans autorisation, ce qui constitue une déviation bien peu
compréhensible par rapport à la logique de la chanson qui nous était servie
jusqu'à présent: "S'il vous plait,
allez donc en Palestine." Nous tient-on pour si bêtes que nous ne comprenons
pas ce qui crève les yeux?
lettre 181 ( Note 32)
Berlin,
le 9. 4. 1933
Chers enfants,
Ces deux dernières années, j'ai supporté toutes sortes d'événements avec sang-froid, mais ce qui nous arrive maintenant, je ne peux pas le digérer, et cette fois je
lâche pied. Je n'arrête pas de bredouiller toute seule. Je ne comprends pas
qu'il ne se trouve pas 10 000, ou seulement 1000 chrétiens honnêtes pour se
dissocier de cela et protester haut et fort. Ce qui arrive maintenant, pour
commencer, aux juristes qui ont été privés du jour au lendemain de leur
gagne-pain, peut arriver demain aux médecins. Avec les commerçants ça n'ira
pas si vite, parce que les fournisseurs chrétiens ne voudront pas tout de suite
laisser filer leurs clients.
Dans les journaux étrangers, on trouve des informations tout à fait fiables, à Friedenau
on a depuis des semaines le journal la "Neue Zürcher", qui s'intéresse beaucoup à nous, mais vous ne pouvez probablement pas vous le procurer, non? Je ne peux pas vous donner
d'informations, parce que le courrier est certainement censuré, mais je
voudrais que vous soyez au moins au courant de ce que nous devenons
personnellement. Tout le monde est en bonne santé, excepté mon humble personne,
je suis malade. Subitement, j'ai les nerfs en pelote, des maux de tête incessants,
d'inexplicables rages de dents, les yeux tuméfiés et larmoyants comme jamais
depuis douze ans, la bouche qui tremblote et la tête qui branle. C'est que tout
ce désespoir autour de moi me regarde aussi. Je ne sais pas si je t'ai déjà
écrit que les deux soeurs de Hete Hirsch ont été licenciées, Trude travaillait
depuis 25 ans dans la maison d'édition, Ellchen depuis 18 ans; le fils, Dr.
Arno, qui encore du temps de ses études s'était dépêché de ramener chez sa mère
une épouse chrétienne, n'a jamais gagné grand-chose, et maintenant les voilà
tous les quatre au bord du vide. Pour le mari de Lucie, qui est correspondant
d'un journal de Hambourg, il y aurait peut-être une possibilité en Italie - peut-être! Je peux prolonger cette liste
à volonté, et pour chaque famille.
Ernst voulait aller à Paris. Phiechen, avec son «Oh
mon Dieu, oh mon Dieu», a retardé son départ, et quand elle y est allée le
vendredi, on n'établissait déjà plus au consulat français de visas pour les
étudiants, parce qu'il fallait d'abord que l'énorme affluence se disperse. Elle
avait trois questionnaires à remplir, qui vont à Paris, et devrait avoir une
réponse dans six semaines. Maintenant Phiechen est désolée dans l'autre sens.
C'est qu'il est bien difficile pour une femme de faire un choix. Chacun lui
donne un conseil différent, mais dans ses résolutions elle est toujours seule.
Sa retraite n'est évidemment pas du tout assurée!
Tout le monde me demande pourquoi je suis encore ici et pas depuis longtemps déjà chez
vous. Ma foi, j'espère que cet asile me restera toujours ouvert, et c'est pourquoi
je me sens entièrement rassurée en ce qui me concerne. Mais rassurée, je ne le
suis pas à l'idée de savoir les trois ( Note 33) ici avec femmes et enfants,
ce qui fait que je ne peux pas non plus m'enfuir simplement à toutes jambes,
est-ce que je n'ai pas raison?
La Palestine va certainement voir arriver beaucoup de monde, bien que ce ne soit
pas non plus si simple de débarquer à Haifa dans le brouillard complet, me
voilà et maintenant tout va bien! Vous ne pourrez certainement pas procurer de
charges aux 2000 avocats qui rien qu'à Berlin ont été mis sur la paille, aussi
querelleuse que soit la Palestine!
Le blocage des salaires à l'université est vraiment ennuyeux ( Note 34) , mais il est à espérer que
cela s'arrangera. Je ne peux pas m'imaginer qu'on abandonne ce haut lieu de
l'esprit! Nous avons lu aussi une interview du Dr. Magnes ( Note 35) , mais il a simplement dit que pendant la crise, la Palestine devait elle-même faire quelque chose pour son université, en attendant de nouvelles subventions des Etats-Unis.
Si le
soleil devient plus fort et le froid qui règne encore ici diminue, nous
aimerions aller à Zernsdorf pour Pâques, je serais heureuse d'y passer quelques
jours tranquilles, mais je ne peux l'envisager que s'il fait suffisamment
chaud. Les enfants sont en vacances jusqu'au 1er mai, quatre semaines entières.
Après la «mise en congé» des
enseignants juifs, il faut du temps pour la réorganisation. Le fait que les
quatre petits-enfants aient d'excellentes notes à l'école ne leur sert à rien,
Edith a "mention bien" même en mathématique, mais c'est de la graine
de Juif et une bâtarde. Quelle est la situation à Hambourg, est-ce que votre
beau-frère a des soucis, et avez-vous sans problème de leurs nouvelles?
Confirmez-moi la réception de cette lettre en mentionnant la date. La pauvre Grete B. a les
deux genoux dans le plâtre, elle est encore plus effondrée que moi et cite
constamment ta prédiction ( Note 36) .
De tout coeur, baiser
Mam
Notes
1 Lettre de Gershom Scholem à sa mère, du 23. 11. 1919, op. cit. p. 58.
2 Gershom Scholem, Von Berlin nach Jerusalem, Francfort-sur-le-Main, 1977; traduction française De Berlin à Jérusalem, Albin Michel, Paris 1984.
3 Walter Benjamin, Gershom Scholem, Briefwechsel 1933 - 1940, éd. G. Scholem, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1980; Walter Benjamin, ib. 1975, trad. fr. Walter Benjamin, Histoire d'une amitié, Calmann-Lévy, Paris 1981.
4 G. Scholem, Briefe an Werner Kraft, Francfort, 1986.
5 Hébreu pour "visages", dans la kabbale de Safed les différentes facettes de la Révélation divine.
6 Betty à Gershom Scholem, lettre du 31. 1. 1928, op. cit., p. 155.
7 Ibid.
8 La communauté juive en Palestine avant la fondation de l'Etat d'Israël.
9 Gershom à Betty Scholem, lettre du 8. 11. 1928, op. cit., p. 183.
10 Quartier de Jérusalem.
11 Betty à Gershom Scholem, lettre du 17. 9. 1929, op. cit., p. 206.
12 Betty à Gershom Scholem, lettre du 4. 8. 1931, p. 243.
13 Gershom à Betty Scholem, lettre du 2. 3. 1933, p. 280.
14 Theobald Scholem, frère d'Arthur, le seul sioniste de la famille à part Gershom.
15 Betty à Gershom Scholem, lettre du 18. 4. 1933; op. cit., p. 294.
16 Werner à Gershom Scholem, lettre du 5. 10. 1990, op. cit., p. 334 - 335.
17 Werner à Gershom Scholem, lettre du 5. 10. 1933, op. cit., p. 335.
18 Betty à Gershom Scholem, lettre du 27. 5. 1937, op. cit., p. 426.
19 Betty à Gershom Scholem, lettre du 27. 9. 1990, op. cit., p. 491 - 492.
20 Betty à Gershom Scholem, lettre du 5. 11. 1933, op. cit., p. 345.
21 Gershom Sholem, Major Trends in Jewish Mysticism, The Hilda Stich-Stroock Lectures, 1938, delivered at the Jewish Institute of Religion, New York. Jerusalem, 1941, New York2, 1946.
22 Betty à Gershom Scholem, lettre du 27. 3. 1940, op. cit., p. 486.
23 Betty à Gershom Scholem, lettre du 10. 11. 1940, op. cit., p. 495.
24 Betty à Gershom Scholem, lettre du 10. 2. 1945, op. cit., p. 519.
25 Werner Scholem avait déjà été arrêté une fois en 1917 pour avoir participé à une manifestation pacifiste. (n.d.t.)
26 La femme de Werner Scholem (n.d.t.)
27 Son but : terminer ses études de droit (n.d.t.)
28 Dans sa lettre du 27 mars 1933, Betty avait parlé de façon rassurante de la situation en Allemagne, expliquant qu'il ne servait à rien de paniquer à l'avance, et avait désigné les informations alarmantes dont faisait état la presse étrangère comme des «nouvelles de tartares».
29 Betty avait expliqué le licenciement d'un médecin à l'hôpital Urban de Berlin par le fait qu'il choisissait ses collaborateurs exclusivement parmi les Juifs de l'Est. (n. d. t.)
30 Il s'agit de difficultés de transfert d'argent à l'Université hébraïque de Jérusalem. (n. d. t.)
31 L'expulsion des Juifs d'Espagne
32 Cette lettre s'est croisée avec la lettre précédente de Scholem à sa mère.
33 Ses trois fils Reinhold, Erich et Werner.
34 Il s'agit du financement de l'Université hébraïque de Jérusalem, qui dépendait à l'époque presque exclusivement de ressources américaines (juives).
35 Dans une interview donnée à la Jüdische Rundschau du 21 mars 1933, le Dr. Magnes s'élevait contre le fait qu'on s'en était exclusivement remis à des ressources d'origine américaine pour financer l'Université Hébraïque de Jérusalem. Il appelait "les Juifs de tous les autres pays" à contribuer au budget de l'université.
36 Autrefois, Scholem avait beaucoup irrité Grete Borchardt en prophétisant qu'il y aurait une «nuit des longs couteaux» pour les Juifs d'Allemagne.
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