Conférence - Le Sens du Goût
09-10-2012

Le Sens du Goût


Conférence de Corinna Coulmas

à l’occasion de la semaine du goût

MLC Librairie Café littéraire et philosophique

1205 Genève Rue de Carouge 98

Le 20 septembre 2012 à 18:30

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Sebastian Stosskopf

Présentation

Bonjour, Mesdames, bonjour, Messieurs,

À l’occasion de la semaine du goût, qui, dans cette ville, a l’air d’allier savoir-faire et plaisir, je suis heureuse de vous parler du sens dont c’est justement la nature profonde d’unir ces deux pôles. Le goût, sous son apparente simplicité, est peut-être le plus complexe de nos cinq sens, parce que son domaine s’étend du plus concret (de ce que nous mettons dans la bouche) au plus abstrait (le jugement). En nous renvoyant quotidiennement à notre finitude par le besoin de nous alimenter, il nous confronte aux grands sujets de la vie humaine : le travail, la sexualité et la mort – nous verrons pourquoi, et de quelle manière.

Mon travail constitue une pensée des sens dans la double compréhension du génitif, comme pensée sur les sens et comme représentation du monde à travers les sens. Car partout, le sens est apparenté aux sens, qui sont les médiateurs de notre rapport au monde. Sans eux, aucune connaissance n’est possible. Il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait pas d’abord séjourné dans les sens, dit Hobbes dans son Léviathan[1]. Ce sont donc nos sens qui font sens.

 

Or, les cinq sens ont une histoire, et ils font de l’histoire. Nous avons vécu avec le concept des cinq sens pendant plus de deux millénaires, il a profondément influencé la manière de voir notre corps, c’est-à-dire nous dans le monde et nous en face du monde.

 

Prenant comme point de départ la situation présente, je choisis, dans mon travail, des exemples paradigmatiques, pour remonter le fil d’Ariane jusqu’aux origines de nos comportements. Je mets l’accent sur les points stratégiques où notre civilisation s’est trouvée à la croisée des chemins, et a fait des choix dont les conséquences se prolongent pendant des siècles. En dégageant la logique qui préside à l’arborescence des métaphores, j’analyse les différents systèmes de signes, de symboles et de références qui font de notre corps un lieu de culture.

 

Avec le temps, tout un faisceau de métaphores s’est constitué autour de chacun des cinq sens, qui l’entoure comme un champ magnétique. Les différents champs se rencontrent, s’interpénètrent, s’attirent et se repoussent.

Un bon exemple de ce rayonnement de perspectives divergentes se trouve dans les symboles des cinq sens dans l’art. Ce qui s’est créé au fil des siècles dans et par le langage, devient ici image et est figuré à travers son prisme.

Les cycles des cinq sens étaient en vogue dans l’art de la Renaissance et de l’âge classique, avec comme apogée le XVIIe siècle. Ils réunissent, comme un grand code, des personnages mythologiques, des scènes bibliques, des scènes de genre, les saisons et les âges de l’homme, des objets usuels et des animaux. Une seule image contient ainsi une multitude d’allusions qui, prises ensembles, finissent par bien montrer l’apport du sens représenté à la connaissance.

Voyons ce qu’il en est du goût. Au prime abord, il est frappant de voir que les figures censées le décrire sont souvent peu flatteuses. Si la vue est représentée par un philosophe qui contemple son image dans un miroir, l’ouïe par Homère aveugle jouant de la viole de gambe et l’odorat par la Madeleine versant le nard sur les pieds du Christ, le goût paraît facilement vulgaire, symbolisé par un personnage grassouillet levant le verre, ou affalé devant des monceaux de nourriture. L’ivresse, la violence ou un sommeil lourd et sans grâce semblent le prolongement naturel de la scène. Comme pour souligner cet aspect, c’est le singe qui est associé au goût. Cupide et lascif, il est image d’indécence, de lubricité, d’insolence et de vanité. Des verres brisés et plats renversés, de la nourriture entamée et gaspillée, rongée déjà par des insectes ou une souris, complètent ce tableau peu ragoûtant, pour rester dans le vocabulaire.

Cependant, nous voyons dans ces mêmes peintures aussi les pains et poissons des Noces de Cana ; et Ève qui tend la pomme à Adam – comme pour nous avertir que ce n’est pas si simple, que le goût va bien au-delà du cycle qui va de la faim à la satiété.

Pour essayer de comprendre pourquoi, transférons-nous un instant au Jardin d’Éden et examinons le fameux fruit.

 

Ambivalence du goût

La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes[2].

Le premier interdit formulé à l’endroit de l’homme par la Bible – interdit aussitôt transgressé – se réfère à la nourriture. Se nourrir est le propre du vivant, qu’il soit végétal, animal ou humain. On a besoin de s’alimenter pour vivre, d’absorber à intervalles réguliers ce qui est nécessaire à l’organisme. C’est un acte à la fois simple et fondamental. Or, l’histoire du fruit défendu nous met en garde contre cette simplicité apparente. Non pas sous l’aspect de la lutte pour les vivres, qui sera une des constantes dans l’histoire de l’humanité. Il y a abondance de choix parmi les arbres du jardin d’Éden, la faim ne viendra que plus tard. Le récit de la Genèse nous parle, en revanche, de désir et de plaisir, de jouissance et de connaissance, de sexualité et de culpabilité. Dans la condensation géniale propre à la Bible, tous les aspects du goût se trouvent évoqués en trois versets. Avec eux, la nourriture quitte d’emblée le domaine physiologique et prend place à la charnière exacte entre la nature et la culture.

Ce double ancrage du goût est confirmé par l’étymologie : en latin, sapere signifie à la fois avoir du goût et savoir, comprendre, et le mot nourriture désigne au départ aussi bien l’allaitement que l’éducation. Il semble bien que ces deux aspects du goût restent toujours liés.

Faisant partie de la grande chaîne des vivants, nous puisons dans son réservoir pour nous nourrir. Omnivores, nous avons le choix de composer nous-mêmes notre menu : c’est une richesse et une difficulté, car nous définissons par la sélection notre rapport au monde. Les religions distinguent entre aliments licites et illicites. Les cultures font de leur choix un moyen de distinction et d’identification, selon des critères multiples, dont le plaisir est le plus important.

Car c’est le passage du besoin au plaisir qui est symbolisé par le fruit à la fois bon à manger, séduisant à voir et désirable pour acquérir le discernement. À côté du goût du fruit, il y a sa représentation, qui compte autant : la scène originelle devient mise en scène. Et c’est au moment où la représentation entre en jeu que le sens se charge de sens, donc de connaissance. Le plaisir imaginé s’appelle désir, dit le philosophe Paul Ricoeur. Il naît là où il ne s’agit plus seulement de ravitaillement, garanti par les autres arbres du jardin, mais où il y a à voir et à comprendre. Et, comme il est dans la nature du désir, celui qui vient de naître est insatiable, il se renouvelle sans cesse. Soudain, il y a un manque à combler, et nous devons y œuvrer à la sueur de notre front. La construction du monde, telle qu’elle est montrée dans le récit biblique, se fait à travers le goût. Le goût de quelque chose, connu ou inconnu ; le goût d’une personne ; le goût de vivre.

Cette construction universelle est à la fois sociale et esthétique : les deux piliers de la vie en commun sont aussi les deux éléments principaux du goût. D’où la complexité de ce sens : tout en étant le plus intime et le plus subjectif (selon le vieil adage des goûts et des couleurs on ne dispute point), c’est lui qui sert de paramètre pour le jugement. Ainsi, nous stipulons qu’il y a un bon et un mauvais goût – goût, et non vue, dont l’objectivité paraît pourtant plus grande, ni ouïe, toucher ou odorat. Quant au discernement, qui nous est parvenu par la consommation du fruit défendu en même temps que la mort, l’amour et le travail, il ne paraît pas non plus avoir son ancrage logique dans notre deuxième sens. Le jugement serait-il affaire de goût ? Ce qui est certain, c’est que le goût est affaire de jugement, qu’il écrit à sa manière le « texte » d’une civilisation, en opérant une transposition entre la sensation et la pensée, entre la nature et le niveau symbolique.

 

Le caractère social du goût 

Si nous examinons le versant social du goût, nous voyons comment, dans toutes les civilisations, le partage de la nourriture lie les mets aux mots : c’est là le propre de l’oralité. Le partage entraine toujours une délimitation, l’établissement de règles. Sous son signe, le repas devient un jeu codifié qui se déroule à plusieurs niveaux. Le choix des convives, leur hiérarchie ou leur égalité ; celui des mets ; les lieux de rencontre et la présentation de la nourriture, des plats et instruments de service ; les propos tenus à table ; les boissons, alcoolisés ou non ; la musique qui l’accompagne ou le silence qu’on exige : tout contribue à créer un système de signes à travers lesquels s’exprime l’énergie sociale.

Or, le facteur social implique l’accentuation du visuel, le transfert du sens dans la sphère du visible. Ainsi, des modèles d’un repas idéal ont été élaborés dans toutes les aires culturelles. Dans mon livre, j’en examine quatre qui ont particulièrement marqué la civilisation occidentale : le symposion du banquet antique ; les noces de Cana ; la dernière cène et le repas des apôtres à Emmaüs. Chacun d’eux a laissé des traces sur nos mœurs de table, sur notre façon de recevoir, en accentuant tel ou tel élément – que nous privilégions la plupart du temps sans savoir pourquoi nous agissons ainsi.

C’est là justement la gageure de mon travail, de lier le passé au présent en traversant les différentes couches de l’imaginaire dans lequel nous puisons, qui imprègne nos sensibilités et nous incite à faire des choix. À travers les images du passé, j’essaie de voir plus clair dans le présent, en analysant ce qui reste de ces images, ce qui a été transformé ou a disparu, et ce qui continue de nous influencer, et démarque nos attitudes de celles d’autres cultures.

Ainsi je m’intéresse, comme deuxième volet des aspects sociaux du goût, à l’hospitalité, dont la signification s’avère changeante depuis les premières descriptions marquantes chez Homère et dans la Bible, et dont l’histoire est surprenante à bien des égards. L’hospitalité était à l’origine un geste de générosité à l’adresse de l’étranger, et à ce titre on peut dire sans exagérer qu’elle fut l’acte civilisateur par excellence. Dans un monde non pacifié, l’inconnu était forcément perçu comme inquiétant, voire dangereux. Il était le représentant d’un dehors hostile, témoin d’infortune, peut-être le messager d’un désastre imminent. C’est pourquoi le fait de le recevoir sans le questionner, de lui offrir nourriture et couche, était une prouesse.

L’hospitalité était au départ un devoir sacré. Mais dès que ce devoir fut codifié, et des institutions d’accueil mises en place, le mot changea de sens. Aujourd’hui, « être hospitalier » et « bien recevoir » sont devenus synonymes. Il ne s’agit plus d’un geste envers l’étranger, mais envers quelqu’un avec qui on entretient des relations bien définies. Ce qui fut une obligation sacrée est devenu un rite social. C’est là un phénomène très fréquent, dont les mécanismes se laissent particulièrement bien analyser à travers le concept d’hospitalité.

Le goût comme lien entre l’homme et la nature

Face aux aspects sociaux du goût, il y a, nous l’avons vu, son caractère existentiel. La matérialité dans laquelle il est engagée et avec laquelle il nous confronte quotidiennement par la faim que nous éprouvons, nous rappelle notre mortalité. Car le goût est lié au temps, le grand dévoreur.

Dans mon livre je démontre, à travers le cycle qui va de la faim à la satiété au retour de la faim, notre rapport délicat au désir, dont ce cycle est la figure. Le dégoût, qui côtoie si souvent le goût, nous montre de son côté la répulsion comme peur de l’anéantissement, que la cuisine cherche à atténuer avec ses compositions et mélanges. Ce faisant, elle se révèle comme un acte culturel.

La cuisine est comme la signature des peuples. Les grandes aires culturelles se sont définies aussi par ce qu’on y mangeait – du riz, du blé ou du maïs. Des mythes s’attachent à tous les aliments de base, qui se confondent souvent avec les mythes fondateurs d’une civilisation.

Car depuis l’aube des civilisations, on a reconnu l’importance de ce que l’on incorpore. En mettant quelque chose dans la bouche et en l’avalant, on l’intègre à soi. Ainsi, on adopte certaines propriétés de l’aliment, on assimile son caractère et sa force. Il y avait tout un lexique de la signification des plats, dont nous trouvons encore les traces dans l’iconographie, allant des plus graves aux plus frivoles, où, dans les natures mortes, les asperges à la forme suggestive font face aux artichauts, de connotation féminine et symbole d’infidélité. Ailleurs, les poissons jouxtent les huîtres…

Avec la formation des grandes villes, et plus encore avec la mondialisation, notre rapport à la nourriture est devenu médiat. Le symbolisme qui s’y réfère a faibli. Et pourtant, invariablement, le goût nous lie à la nature. L’obsession diététique, qui traduit un souci très réel de santé, est l’expression moderne de l’ancienne idée d’incorporation. Nous savons que nous « assimilons » quelque chose de l’aliment, qui vient du grand règne de la nature.

 

Depuis le début des temps historiques, l’homme entretient avec la nature des rapports ambigus. Il en fait partie et s’y oppose, il la transforme, s’en sert et la subit. Toujours, il est intervenu dans son fonctionnement : les grandes entreprises de la domestication des animaux, du défrichage et de la culture des terres ont transformé la face du monde. Les manipulations modernes de la nature, jusqu’au clonage, sont finalement dans la logique des premières greffes d’arbres qui ont donné les fruits que nous mangeons.

Cependant, quelque chose d’essentiel a changé. Il y avait un régulateur dans la conscience de l’homme, qui exigeait de lui du respect vis-à-vis du vivant. Pour l’Occident, le judaïsme et la pensée grecque ont, chacun à sa manière, élaboré des directives censées aider l’homme à trouver une attitude convenable face à la nature. Dans ce domaine comme dans d’autres, le christianisme s’est frayé une voie à part, qui signifie une rupture avec ce qui a constitué un consensus dans le monde antique, et où l’on décèle les origines de la modernité.

Je m’explique.

Le minéral, le végétal, l’animal : parmi les trois règnes de la nature, le premier semble lointain et foncièrement étranger à l’homme, le dernier dramatiquement proche. Seul le végétal se trouve, pour ainsi dire, à la bonne distance. Il constitue notre lien à la terre nourricière, dont il traduit le rythme que nous suivons, saison après saison. La métaphore parle d’un enracinement dans un lieu, et l’idée de fécondité se formule à partir du végétal : après un temps de repos, la terre produit, elle donne, et nous recevons. Notre rapport au végétal n’est pas conflictuel. La nourriture qui en provient est, pour nous, l’essentiel – à elle seule, elle peut nous faire vivre.

Si la relation de l’homme avec le végétal a toujours été sereine, il n’en est pas ainsi avec l’animal. À la fois proches et lointains, les animaux lui inspirent des sentiments contradictoires : peur, admiration, prudence et méfiance, tendresse et cruauté. Cette gamme, très large, est presque identique à celle qui couvre les sentiments des hommes les uns envers les autres, et témoigne d’une parenté profonde entre nous et les bêtes. C’est pourquoi l’homme a longtemps éprouvé des remords à les tuer. Ni la religion juive, ni la tradition grecque n’admettaient la consommation des produits de la chasse. Toute viande devait être rituellement abattue, ce qui l’insérait dans l’ordre sacrificiel, par lequel le goût de meurtre, propre au gibier, était effacé.

Cet ordre, qui était celui de l’Antiquité, a été aboli par le christianisme, qui instaure un nouveau rapport à la nourriture. Il la délie de tout interdit et rend obsolète la notion de pureté et d’impureté des aliments. Plus aucune propriété n’y est attachée, tout dépend du mangeur. Si ses intentions sont bonnes, il peut se nourrir de vers de terre, il restera pur quand-même. Voilà qui représente non seulement une attitude radicalement nouvelle vis-à-vis du monde extérieur, mais aussi une révision totale du concept de pureté. Celle-ci n’est plus une qualité qui adhère aux choses, aux aliments, aux mélanges. Elle ne s’acquiert pas au moyen d’ablutions ou de préceptes à observer en matière de nourriture, de contact, de vie sexuelle ordonnée, et ne se perd pas par une souillure, aussi grave soit-elle. Rien qui ait de l’effet sur la pureté de l’intention. La pureté devient un attribut du cœur, une disposition intérieure de l’homme dont Dieu seul est juge.

La spiritualisation, l’intériorisation du geste, que le christianisme préconise pour la vie quotidienne et dont la nourriture est un bon exemple, est à l’origine de nombreux comportements qui constituent la spécificité de la civilisation occidentale.

En effet, le geste rituel dans les domaines de l’abattage, de la cuisine, des soins corporels etc., avait chargé de sens les actes de la vie de tous les jours. Il avait déterminé la relation de l’homme au temps, à l’espace et aux autres créatures. L’intériorisation du geste a conduit, en Occident, à une sorte d’abstraction, qui a fini par éloigner l’homme de son corps et du monde.

À sa suite d’une longue évolution, qui présente, naturellement, bien des avatars, l’homme occidental ne se trouve plus dans le cosmos, mais en face de lui. Les conséquences de ce changement de perspective furent énormes. Aucune autre civilisation n’a engendré, comme la nôtre, un concept comme le corps machine ou l’animal machine, dont découlent, entre autres, l’orientation allopathique de notre médecine, ou la vision de la nature comme domaine soumis à la domination, à l’exploitation de l’homme, plus qu’à son respect.

Aujourd’hui, l’idée nous effleure que c’est peut-être ce que nous avons le plus perdu : la beauté, la dignité du geste. Le goût et le toucher, nos deux sens les plus matériels, nos sens de contact, en dépendent étroitement. Si nous les interrogeons avec attention, ils peuvent nous rappeler ce que le geste apporte et nous enseigne ; et quelle forme de connaissance il implique.

 

Le goût de la connaissance et la connaissance du goût : de l’esthétique

Dans la civilisation occidentale, la métaphore la plus importante que le goût ait engendrée est celle du goût esthétique. Essayons brièvement de voir de quelle manière elle fonctionne, et en quoi le goût alimentaire et le goût artistique s’éclairent mutuellement.

Le goût, dans la compréhension moderne du mot, est une invention récente. Il n’existait au début du XVIIe siècle ni dans le domaine alimentaire, ni dans le domaine artistique. C’est vers le milieu de ce siècle qu’il y a comme une focalisation soudaine des meilleurs esprits sur la multiple question du goût. Les dictionnaires reflètent bien cette montée d’intérêt subite, qui correspond à une mutation profonde de la société.

Dans l’Europe qui passe à l’âge classique, le sujet - pensant et sentant - naît avec le cogito de Descartes. L’essor de l’individualisme provoque un véritable renversement des valeurs, un déplacement de l’intérêt général du monde comme Création, vers l’homme comme personne. Au cours de cette évolution, l’attention se dirige pour la première fois sur un très large éventail d’objets quotidiens, qu’on apprécie dans leur matérialité, et dont on évalue le prix.

Et en effet, qu’est-ce avoir du goût ? C’est donner le véritable prix aux choses, être touché des bonnes, être blessé des mauvaises, et n’être point ébloui par de faux brillants, et malgré tout ce qui peut tromper et séduire, juger sainement : le goût et le jugement sont donc la même chose. Cette définition du Dictionnaire de Trévoux – fruit d’un demi-siècle de discussions sur le sujet – est remarquable à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle garde un équilibre parfait entre le sens propre et le sens figuré du goût : on peut l’employer telle quelle pour les deux, pour la cuisine comme pour les arts. Puis, parce que le jugement, selon des critères de santé – santé à la fois mentale et physique – devient ici l’apanage du sens du goût. L’on peut dire que le goût est le jugement de la nature, et que le jugement est le goût de la raison, poursuit le texte. Cette association toute nouvelle entre le goût et le jugement fera fortune.

L’apprentissage du savoir-vivre, qui relève des deux, du goût et du jugement, s’est effectué à table. Il a été défini comme la simultanéité du maintien corporel et de l’élégance du discours.

Avec le raffinement des manières de table, les objets qui servent à la dresser deviennent également plus précieux. Pour la première fois, on donne en représentation des objets de la vie quotidienne. Ce processus est loin d’être simple. Il est fait à la fois d’abstraction et de concrétisation. Ce sont les objets qui aident le goût à s’émanciper, en les transposant sur un plan abstrait. Au goût physique, comme on disait à l’époque, s’ajoute ce qu’on appelait dans les premiers traités sur le sujet, tout comme dans les livres de cuisine, le goût spirituel.

Le goût reflète la manière dont quelqu’un signifie son monde, à travers sa maison, les mets qu’il sert à ses invités, les objets d’art qu’il choisit de montrer. Il est ce qu’il offre en partage de sa personne, c’est une présentation de soi.

Au XVIIe siècle, le bon goût devient le nouveau critère de distinction sociale, qui réussit avec le temps à faire reculer celui, jusqu’alors unique, de la naissance. Il s’est formé dans les salons, où la discussion principale portait sur l’art.

L’art était devenu une préoccupation majeure aussi bien de l’aristocratie que de la bourgeoisie montante, et un terrain d’entente pour les rencontres d’une société devenue hétérogène. Par ailleurs, ces discussions aidaient à départager les avis sur le tout nouveau marché de l’art. La question la plus brûlante était alors : Y a-t-il, ou non, des critères du goût ?

Il faut comprendre que la notion de goût étendu à la sphère artistique ne convient nullement à toutes les époques. L’histoire de l’esthétique prouve cela clairement. Celle-ci naît au XVIIIe siècle comme une pensée qui réfléchit sur l’émotion, qui se croit capable, tout en restant science, de prendre en charge le domaine de la subjectivité. Des penseurs comme Baumgarten, Kant, Hume et Shaftesbury élaborent une réflexion qui englobe toute la sphère du subjectif et, ce faisant, unit l’art à la vie. La cuisine, les jardins, la littérature et la conversation en font partie au même titre que l’art figuratif.

Cependant, dès Hegel, l’esthétique emprunte des voies qui l’éloignent de cette conception des choses. L’art devenu autonome évoluera dans une sphère où l’analogie alimentaire n’a plus sa place.

Or, malgré cet éloignement, qui paraît définitif, l’idée d’un « bon ou mauvais goût » reste profondément enracinée dans notre culture. Même si elle n’a plus de portée générale, la métaphore fonctionne toujours au sein de groupes sociaux spécifiques, et toujours dans le même sens : partout où le goût fait surface, où on trouve une chose ou un événement « à son goût », c’est du goût de la vie qu’il s’agit.

La bouche, la langue et le ventre : images de l’homme

Avant de terminer, je voudrais encore attirer votre attention sur quelques autres métaphores importantes du goût, dont le fonctionnement montre toute l’étendue et la richesse de ce sens. Il s’agit de la représentation mentale de ses organes physiques, à savoir la bouche, la langue et le ventre ; des relations qu’ils entretiennent et des images qu’ils créent en associant le domaine de l’alimentation à la sexualité et à la spiritualité.

En effet, le goût lie la bouche, cette ouverture par où passent la parole, la nourriture et le souffle, au sac (ou à la caverne) du ventre avec, à son extrémité, l’ouverture de l’anus, associée dans notre imaginaire à celle du sexe. Tout ce qui a trait à la génération, que ce soit celle de la bouche par la parole ou celle du ventre par le sexe est interchangeable dans notre représentation mentale. Il existe apparemment une parenté des ouvertures, qu’on observe dans les contes populaires aussi bien que dans les grands textes fondateurs : ici, la Genèse et la Théogonie d’Hésiode.

La bouche est d’abord une béance sans fond : tohu wabohu dans la Bible et chaos chez Hésiode. C’est un lieu d’obscurité et de transformation où le solide devient liquide et le liquide souffle. La médiation est sa fonction essentielle. C’est pourquoi la bouche est associée à une porte : parfois, celle de l’enfer… Elle est le point de convergence de directions inverses et renvoie à la coïncidence des contraires.

La bouche est liée au ventre, assimilé régulièrement au ventre de la terre. Celui-ci est refuge, mais aussi dévorateur. Siège des appétits et de la voracité, immense réceptacle d’énergie, le ventre est ambigu comme la bouche. Comme elle, il est un lieu de transformations, avec une ouverture en haut et une ouverture en bas, dont les fonctions peuvent s’inverser.

Nombre de mythes traduisent une vision du corps où le principe générateur, considéré à la fois sous l’angle de l’alimentation (ingestion, digestion, déjection) et de la génération (conception, gestation, naissance) investit parallèlement plusieurs organes, qui sont, principalement, les organes du goût. Ce principe générateur circule dans le corps entier et s’exprime autant sur le plan du langage que sur le plan physique. La semence est censée se trouver tantôt dans la tête, tantôt dans la cuisse, dans la moelle ou dans le sexe. Masculin et féminin y ont pareillement part. En même temps que la semence (mais en fait, c’est elle sous un autre aspect), l’esprit circule, la sagesse prophétique est absorbée comme une nourriture, le ventre est son lieu propre. La Pythie en était enceinte comme d’un enfant. Mêmes images pour la bénédiction, dont on disait qu’elle était déversée comme un liquide, comme l’eau sur la terre : quel que soit l’angle sous lequel on examine ces représentations, physis et cosmos ne font qu’un.

Le côté fluide et expansif du goût, qui liquéfie ce qu’il absorbe et répand, de façon pas toujours prévisible, énergie ou fatigue à son passage, annule nos conceptions trop rigides du corps. Comme tous nos sens, il invite à la création d’espaces imaginaires qui ont leur origine à l’intérieur de nous pour dépasser, doubler ou tripler notre organisme. Dans ces représentations, le corps humain est indéterminé, mais riche. L’appauvrissement du corps moderne tient à sa surdétermination, qui n’admet que les fonctions organiques répertoriées. Ce qui relève de l’expression symbolique est relégué dans le règne des fantasmes, et privé de la dignité du réel.

Néanmoins, la logique de la sensation[3] existe aussi aujourd’hui et traduit notre difficulté à percevoir notre corps. Ce que je sens ne correspond pas à ce que je vois. Ou plutôt, ce que je vois est bien plus que ne montre le miroir ou la photo. Ce qui est bouche sur un certain plan, devient anus sur un autre. Beaucoup d’œuvres d’art – ne citons que Francis Bacon ̶ incarnent la recherche d’une nouvelle topographie, à la fois corporelle et spirituelle, dans laquelle s’épanouiraient les vieilles notions d’alimentation et de génération. Leur rapprochement, nous l’avons vu, est fort ancien. L’Église y a contribué à sa façon en mettant gula et luxuria, la gourmandise et la luxure, côte à côte dans le catalogue des péchés capitaux.

 

Gula et luxuria ou le corps moral

Au fil des siècles, un appauvrissement semblable à celui de notre perception du corps s’observe ici sur le plan moral. Dante a fait des sept péchés capitaux le principe d’organisation de la Divine Comédie, à une époque où la conception de l’homme créé à l’Image de Dieu avait encore toute sa portée. Dans la pensée chrétienne, le péché est considéré comme un dérèglement des sens, qui est la conséquence directe de la transgression première d’Adam et d’Ève – la consommation du fruit défendu. La tâche qui incombe à l’homme pendant son séjour terrestre consiste à rectifier le fonctionnement de ses sens et rétablir ainsi l’image de Dieu dans son cœur. Il ne s’agit pas là d’un simple transfert du matériel vers le spirituel. Ce que propose le christianisme – et en cela il reste plus proche de la pensée juive que de la philosophie grecque – est la spiritualisation de la chair. Le corps (qui est tout l’homme) en devenir : voilà à quoi correspond le difficile projet d’une vie chrétienne.

Ce projet conférait un caractère moral au corps, dont le concept a été abandonné en même temps que le terme de péché, devenu purement théologique, pour la morale. L’abandon de l’idée directrice d’un corps moral dans notre société a d’abord été salué comme une libération. Aujourd’hui, on commence à voir ce qu’elle a pu apporter de positif, et de structurant.

Métamorphoses culinaires

Je conclus, ici comme dans mon livre dans la partie Passerelles, sur un ton plus léger en plaçant le goût sous le signe de la métamorphose, dont le rêve constitue l’une des constantes de l’imaginaire humain. Le sens du goût évolue tout entier selon son modèle.

Le mécanisme de l’absorption, de l’ingestion et de la digestion suppose en effet la transformation en énergie (humaine), donc en vie, de ce qui a été un autre vivant (animal ou végétal). Comme dans les mythes des métamorphoses, la trajectoire va de la vie à la mort, et de la mort à la renaissance sous une nouvelle forme. Cela vaut autant pour le fonctionnement organique du goût que pour ses produits.

Le goût ne se déploie en effet dans toute son amplitude qu’à partir du moment où l’aliment a été apprêté, donc transformé, métamorphosé. Cette transformation s’obtient par la gastronomie. Le mot gastronomie est un composé de gaster (estomac) et de nomos (règle, loi, coutume). Il indique une visée à la fois hédoniste et conceptuelle, méritant de ce fait le nom d’art qu’on lui attribue. Sous son signe, quelque chose s’ajoute à la réalité culinaire qui est de l’ordre de la liberté. Liberté de transformer les données de base, de les métamorphoser au point qu’elles changent de nature.

Art de la composition et du mélange, la gastronomie déploie en effet des trésors d’imagination pour modifier l’aliment de base ou le mettre en relief de façon inattendue. Il y a toujours quelque idée qui s’y attache, comme celle de la pureté, celle du raffinement, de la santé, de la force ou de la finesse. D’où l’intérêt des humanistes pour la gourmandise, dans laquelle ils percevaient l’une des puissances humaines. Selon eux, le goût serait un leurre qui en réalité est un bienfait, parce qu’il laisse libre jeu à l’imagination.

Heureusement, cette vision favorable de la gastronomie compte parmi les éléments de notre héritage culturel que nous avons bien conservés. C’est pourquoi nous sommes toujours d’accord avec Novalis quand il écrit : Manger n’est qu’un surcroît de vie. ... Le repas en commun est un acte symbolique d’union. Toute jouissance, toute appropriation ou assimilation est manger, ou plutôt, manger n’est rien d’autre qu’une appropriation. Chaque jouissance spirituelle peut ainsi être exprimée par l’acte de manger[4].

Bon appétit, alors, et merci de votre attention !



[1] Thomas Hobbes, Léviathan, part 1, chap. 1.

[2] Genèse, III, 6 - 8

[3] Titre d’un essai de Gilles Deleuze sur Francis Bacon

[4] Novalis, Les fragments de Teplitz

 



 
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