Métaphores des cinq sens dans l'imaginaire
occidental
Présentation
Point de
départ et démarche
Je
travaille sur le sujet des cinq sens depuis près de vingt ans maintenant. C'est dire que mes
livres sont le fruit d'une longue maturation. Ils sont en quelque sorte la
convergence naturelle de toutes mes recherches et aspirations, et j'y ai mis
autant de passion que de patience et, j'espère, d'érudition.
Docteur en sociologie, je me suis tournée depuis une
vingtaine d'années vers l'histoire, notamment médiévale, et vers la philosophie
et la pensée religieuse comparée, pour me spécialiser dans la pensée des
mystiques juifs et chrétiens. Intéressée depuis toujours par l'histoire des
arts, j'ai été frappée par certaines similitudes entre les expériences des mystiques
et celles des artistes dans leur façon de vivre et de métamorphoser le
sensoriel sur un plan symbolique. C'était là une première orientation qui m'a
mise sur la piste d'un projet consacré à l'étude des cinq sens.
La deuxième incitation à me vouer à un long travail de
ce genre ne m'est pas venue de mes recherches, mais de la vie même: musicienne
dans une famille de musiciens, j'ai pu observer (sur le tard pour moi-même et
tôt pour mes enfants) les incidences que l'éducation d'un sens a sur les autres,
et par conséquent sur toute notre manière d'aborder le monde.
Depuis
que j'ai commencé à m'y consacrer, quantité d'œuvres sur les cinq sens ont vu
le jour dans toutes les langues européennes, qui prouvent qu'il s'agit d'une préoccupation
majeure de notre temps. Des équipes universitaires - historiens et
anthropologues - y travaillent en France, en Allemagne, en Angleterre, aux
Etats-Unis et au Canada. Le sujet est immense, sans limites réelles, et il y a,
naturellement, bien des manières de l'aborder. On peut faire l'historique du
concept des cinq sens en commençant par Aristote et en allant jusqu'à son
démantèlement relatif de nos jours. On peut approcher les sens par leur réalité
neurophysiologique et chercher à traquer les grands et petits mystères de la
vie quotidienne, comme l'a fait Diane Ackerman dans un best-seller américain[1] ; ou
alors les considérer comme le puits dans lequel se trouve le trésor caché de
notre culture, duquel il convient de s'approcher avec la disponibilité d'un
narrateur de contes, à l'instar de Michel Serres dans le livre brillant[2] qu'il a
consacré a ce sujet. On peut se limiter à l'étude de la perception ou reposer,
à partir d'un nouvel horizon, la question des rapports entre les sens et la
connaissance, qui ont tant occupé les philosophes depuis l'ère classique ;
ou, selon la démarche anthropologique, décrire les formes que revêtent les
interprétations données à nos expériences sensorielles sur les plans
géographique, historique et sociologique.
Toutes
ces voies ont été explorées, et bien d'autres encore. Mon travail s'inscrit
ainsi dans un effort général de recherche, mais dans une perspective originale,
en suivant une voie qui, à ma connaissance, n'a encore jamais été empruntée.
Les Métaphores des cinq sens dans
l'imaginaire occidental sont en effet une histoire culturelle d'un
genre particulier. J'y explore la signification du concept des cinq sens et de
ceux qui en découlent à la fois sur le plan des idées et sur le plan historique,
en suivant à chaque fois le travail métaphorique du langage et ses
prolongements dans le réel. C'est donc un va-et-vient permanent entre les plans
symbolique et événementiel. Ma réflexion est d'emblée pluridisciplinaire. Je
puise mes sources aussi bien dans la littérature, la philosophie, la théologie
et la science, en tenant compte des expériences qui ont révolutionné notre manière
de concevoir nos sens au cours du dernier siècle.
Le
concept des cinq sens : quelques clarifications
Le
concept des cinq sens est lié à l'Occident, où seul il apparaît sous la forme
que nous lui connaissons. En Chine, où le
chiffre cinq joue un rôle important (cinq éléments, cinq vertus, cinq relations
etc.) il n'apparaît pas du tout dans la littérature traditionnelle, au Japon
non plus. Dans le bouddhisme, et dans les différentes écoles du Yoga de l'hindouisme, les six
sens jouent un rôle important, les facultés mentales étant considérées
comme un sens au même titre que la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. C'est une différence
d'approche fondamentale qui fait que l'on doit rester prudent dans les
comparaisons. À la différence de la démarche anthropologique, mon travail se
limite ainsi à l'aire culturelle occidentale dont les origines
sont judéo-chrétiennes et gréco-romaines. Si parfois je fais appel à d'autres civilisations,
c'est en contrepoint, pour rendre un argument plus clair.
Connu
dans la littérature rabbinique en référence au Psaume CXV, 5-7, le concept des
cinq sens a été utilisé par Platon et pour la première fois analysé en détail
par Aristote, et depuis lors, il a joué un rôle formateur pour notre
civilisation. Car les sens ont une histoire, et ils font de l'histoire. Nous
avons vécu avec ce concept pendant plus de deux millénaires, il a profondément
influencé notre manière de voir notre corps, c'est-à-dire nous dans le monde ou
nous en face du monde.
Or
c'est un domaine dans lequel, aujourd'hui, semble régner une grande
incertitude. Entre le corps-temple des mystiques, le corps-machine de la
médecine occidentale et celui de l'idéologie « fitness » ambiante,
le corps souffre-douleur et visée du plaisir, ce corps évanescent qui constitue
notre seule certitude, où sommes-nous et qui sommes-nous? Peut-être ne
s'agit-il que de cela: conjurer cet « absent » (comme
l'appelait Michel de Certeau [3]) caché
entre les différentes représentations qui ont hanté nos esprits et nous ont
fait perdre l'assurance de ce qu'est un corps tout court.
À
la suite de la sécularisation, l'image de l'homme composé d'un corps mortel et
d'une âme éternelle s'est brouillée et a fini par disparaître. Dans le discours
scientifique, qui est devenu le discours général, l'âme a été remplacée par
« le mental » qui habite de façon incertaine le corps laissé en
reste. Car, depuis quelques décennies, tout se passe comme si la perte de l'âme
nous a fait perdre aussi le corps, et qu'on expérimente partout pour retrouver
l'un et l'autre. Le succès insoupçonné du yoga et des arts martiaux, le recours
aux médecines douces, l'intérêt grandissant des jeunes pour les arts et les
professions artistiques et, sur un plan plus problématique, la montée de
l'ésotérisme indiquent une inquiétude, un malaise et le désir de voir plus
clair par rapport à soi même, de retrouver le rythme perdu, le sens par les
sens. L'analyse que je propose veut contribuer à la clarification, en
démontrant les origines historiques de nos façons de penser et leurs tenants et
aboutissants aujourd'hui.
Les sens
et le sens
Mes livres constituent donc une pensée
des sens, dans la double compréhension du génitif, comme pensée sur les
sens et comme représentation du monde à travers les sens. Car
partout, le sens est apparenté aux sens, et cela malgré la
méfiance tenace que notre civilisation a manifestée envers ces derniers. Ils
sont les médiateurs de notre rapport au monde sans lesquels aucune connaissance
n'est possible. Tout ce que nous éprouvons est le résultat d'un ensemble de
sensations qui implique tous nos sens, et le
sens - la signification que nous reconnaissons aux choses -, naît de l'interprétation
qu'à chaque moment, nous donnons à cet ensemble protéiforme. Une sensation est
déjà un tri entre une multitude de perceptions ; le monde, tel que
nous le percevons, est la pensée de nos
sens. C'est comme si la sensation demandait impérativement à être
réfléchie, à être dépassée en se transformant en connaissance. Toute activité
symbolique s'enracine ainsi dans une expérience sensorielle, qu'elle reflète,
pense, et métamorphose.
L'étymologie
en tient compte en faisant dériver le
sens des sens. Eux seuls « font
sens » à travers le dialogue permanent entre l'expérience sensorielle et
la conscience, dans une dynamique qui les inscrit dans l'histoire tout en la
créant. Prenant
comme point de départ la situation présente, je choisis des exemples paradigmatiques
pour remonter le fil d'Ariane jusqu'aux origines de nos comportements. Je mets
l'accent sur les points stratégiques où
notre civilisation s'est trouvée à la croisée des chemins, et a fait des choix
dont les conséquences se prolongent pendant des siècles. En dégageant la
logique qui préside à l'arborescence des métaphores, j'analyse les différents
systèmes de signes, de symboles et de références qui font de notre corps un
lieu de culture. Cette remontée me mène souvent loin dans le passé, et réserve
des surprises : les sources de nos opinions et conduites sont
souterraines, elles surgissent là où l'on ne s'y attend pas forcément, en charissant des images qui apparaissent, se transforment, se mêlent,
disparaissent et réapparaissent au gré de l'Histoire. La Bible et la mythologie
en premier lieu, mais aussi la littérature et les arts ont formé les mentalités
en Occident bien au-delà de la sphère que d'habitude on leur assigne. Ces
influences se laissent retracer jusqu'à aujourd'hui, même auprès de ceux qui
ignorent tout de leurs contenus.
Réflexion sur le dialogue entre les sens et la conscience
dans leurs expressions présentes et passées, mes livres sont en même temps une recherche
sur le travail de la mémoire et sa dialectique avec l'oubli. Il y a
cinq parties, un volume étant consacré à chacun des cinq sens. Tous peuvent se
lire de façon indépendante, et même chaque grand chapitre garde son autonomie.
Néanmoins, mon travail a bien été conçu dans son ensemble. Les grandes thèses
n'émergent qu'après la reconstruction du puzzle.
Chaque
partie peut être téléchargée. On trouvera en ligne les tables de matières interactives
pour chacune d'elles, avec de brefs résumés qui donneront une première
orientation au lecteur. Une version papier existe aux Éditions La Métamorphose, disponibles chez Amazon.fr, et une autre sur
Kindle. Pour toute citation, veuillez renvoyer à la version papier des Éditions La Métamorphose, ainsi qu'à ce site web.
[1] Diane Ackerman, A Natural History of the Senses,
Random House, Inc., New York, 1990.
[2] Michel Serres, Les
cinq sens, Ed. Grasset, 1985.
[3] Michel de Certeau,
La fable mystique, Paris, Gallimard 1982, passim.
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