De ce qui nous touche

JOURNÉE DE RÉFLEXION ET ATELIERS DE SENSIBILISATION

 

UN DES SENS: LE TOUCHER

 

 Centre Culturel Omar Khayam

dans le cadre de la Quinzaine de l’Égalité des Chances et de la Diversité

le vendredi 16 novembre 2012

au WIELS, Centre d'Art Contemporain Avenue Van Volxem 354, 1190 Bruxelles

 

 

 

UN DES SENS : LE TOUCHER                                               Programme de la journée        

 

8.30 Accueil des participants

9.00 Ouverture

Ahmad Aminian, Président du centre culturel Omar Khayam

Nora Bouhjar, Directrice du centre culturel Omar Khayam

9.30 Le toucher et ses métaphores de proximité

Lambros Couloubaritsis, Professeur émérite à l’ULB et Membre de l’Académie Royale de Belgique.

10.15 De ce qui nous touche

Corinna Coulmas, Philosophe, Historienne des religions et Sociologue, Paris.

11.00 Pause-café

11.30 Pour une naissance sans violences

Brigitte Dohmen, Psychologue et pionnière du travail psychologique en maternité et néonatalogie en Belgique.

12.15 Échange de questions/réponses avec les intervenant(e)s.

13.00 «Des saveurs au bout des doigts » Lunch préparé par Kamilou

14.15 Bulle de silence, danse contact improvisation Rebeca Fernandez Lopez et Antoine Dutrieu

14.30 Ateliers au choix

1. Qualité de contact par le toucher Les enjeux du toucher dans les contacts du quotidien

Ozan Aksoyek, Praticien de la méthode Feldenkrais et Formateur en mindfullness et intelligence émotionnelle.

2. Sensibilisation des adultes aux bienfaits du massage à l’école Pascale Verstraeten, Instructrice en massage à l’école, l’ABMAE.

3. Découverte du toucher de relation Découvrir, appréhender et signifier le dialogue tissulaire entre une main touchante et un corps touché

Linda De Lausnay, Kinésithérapeute, Fasciathérapeute, Centre Exil, Bruxelles

Corinne Arni, Fasciathérapeute, Formatrice en fasciathérapie auprès du Collège Belge de Fasciathérapie.

16.30 Plénière

17.00 Clôture Bruno de Lille, Secrétaire d’État pour l’Égalité des Chances, Région de Bruxelles Capitale.

 

 

 

   

DE CE QUI NOUS TOUCHE

Conférence de Corinna Coulmas

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                                                                                                                           Luca Giordano


Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs,

Dans le cadre de cette journée consacrée au sens du toucher, je voudrais réfléchir avec vous sur ce qui nous touche, dans tous les sens du terme, pour déterminer ce que c’est que le toucher : ce qu’il est ici et ailleurs, comment il change de forme et de signification dans le temps et dans l’espace, comment il agit. C’est là un immense sujet, et je ne prétends pas pouvoir l’embrasser dans cette conférence. Mais j’aimerais donner quelques impulsions à la discussion et l’ouvrir à des thèses qui me tiennent à cœur. Comme il se doit pour un tel sujet, nous avancerons à tâtons.

Cela me touche beaucoup,  disons-nous à propos d’un geste attentionné, d’une belle musique, d’une œuvre d’art ou d’un paysage. En le disant, nous sommes convaincus de nous exprimer par un sens figuré, d’utiliser une métaphore si évidente qu’elle peut paraître banale. Nous croyons par ailleurs connaitre la manière dont cette métaphore fonctionne. Le sens premier est concret. Je – un corps sensible – suis touché de façon douce ou dure par un autre corps ou par un objet, par quelque chose qui, comme moi, occupe une étendue, une portion déterminable dans l’espace. Le sens figuré transposerait dans le domaine abstrait cette expérience physique, palpable. La sensation tactile (sens premier) renverrait ainsi au sentiment d’être affecté par quelque chose (la métaphore).

Mais est-ce vraiment si sûr qu’il en est ainsi ? Et si le sens abstrait de notre proposition Cela me touche n’était justement pas une métaphore, c’est-à-dire un transfert dans un autre ordre, mais une variante d’un même phénomène qui a lieu dans des sphères différentes ?

Pour mieux cerner le problème, examinons l’exemple suivant : il nous est déjà arrivé à nous tous de nous retourner subrepticement parce que nous sentons quelque chose dans le dos – pour constater que quelqu’un est en train de nous regarder. Son regard nous a touché et nous y avons réagi en nous retournant. S’agit-il d’une métaphore ou d’un sens direct ?

Si nous éprouvons quelque difficulté à répondre à cette question, cela tient au fait que dans notre civilisation, nous avons l’habitude d’associer le toucher exclusivement au domaine matériel et physique. Dire qu’un regard nous touche n’a donc pas de sens, sauf si la phrase est comprise métaphoriquement. Or, il se trouve que le regard en question, qui appartient peut-être à quelqu’un que nous ne connaissons même pas, ne nous a pas touchés émotionnellement, mais de façon tout à fait directe, dans notre corps.

Ce fait m’amène à formuler trois thèses, dont la pertinence apparaîtra, j’espère, dans la suite de l’exposé :

Première thèse, qui est la base de tout ce qui suit : ce sont les sens qui font le sens. C’est à travers nos cinq sens que nous conférons un sens au monde qui nous entoure, à nous-mêmes et à notre vie. Il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait pas d’abord séjourné dans les sens, dit le philosophe Hobbes[1]. Les sens sont les médiateurs sans lesquels aucune connaissance n’est possible.

Deuxième thèse : Le sens – la signification que nous accordons aux choses – se forme dans le dialogue des cinq sens avec la conscience, et ce dialogue est plus complexe que nous avons l’habitude de nous le représenter.

Il y a une interaction permanente entre l’expérience sensorielle et le langage qui cherche à traduire celle-ci en mots. Cette interaction fonctionne à la manière d’une spirale. À chaque renouvellement de l’expérience, quand elle se produit dans une même aire culturelle, des éléments nouveaux s’y ajoutent et coagulent, et cette lente coagulation donne une direction aux prochaines expériences à venir,  et aussi au langage qui cherche à les cerner. Ainsi, non seulement nos modes de pensée sont déterminées par la manière dont nous vivons une expérience, mais celle-ci prend à son tour une forme spécifique, en accentuant certains de ses aspects potentiels, et en occultant d’autres. Tout comme il y a une surabondance de la réalité par rapport à nos perceptions, il y a un excès du vécu sur la parole.

 C’est pourquoi le dialogue entre les sens et la conscience prend des formes différentes dans le temps et dans l’espace. Les sens ont une histoire et une géographie. Ce que nous appelons couramment une vision du monde est ailleurs, dans l’Inde classique par exemple, appelé une audition du monde. La différence est capitale, parce que les représentations que nous nous faisons de la vie changent de fond en comble si nous prenons la vue, ou l’ouïe comme guide. Différentes sortes de connaissance s’attachent à chacun de nos sens et influent sur la manière dont nous sentons et réfléchissons. Nous verrons que le sens du toucher est utilisé et interprété de façon très différente selon les époques et les aires culturelles où il s’exerce.

Troisième thèse : Notre interprétation des phénomènes sensoriels dépend de la conception que nous avons de notre corps.

Il est évident que nous percevons autrement les êtres et choses qui  nous entourent, tout ce qui nous touche, justement, si nous considérons notre corps comme un microcosme, comme une dépouille mortelle, un sac de pourriture, une machine ou un champs d’énergie. Toutes ces conceptions ont existé, et souvent coexisté au sein de notre civilisation et y ont laissé des traces. Aujourd’hui, la conception la plus courante du corps est anatomique et physiologique. C’est à elle qu’on pense quand on dit corps, en croyant tout dire. Mais bien que nous soyons indubitablement des êtres en chair et en os, nous ne nous résumons  pas à un ensemble d’os, d’organes et de tissus. Le corps dont traite le biologiste n’est pas un corps habité.

 La conception purement physiologique du corps humain est liée à la modernité et au triomphe des sciences exactes. D’autres représentations l’ont précédée. En Occident, nous avons commencé par un modèle moniste, unitaire, qui a son origine dans la Bible et voit l’homme comme un organisme à la fois matériel et spirituel, une unité harmonieuse qui, comme la Création dans son ensemble, est à l’image de Dieu. Partout où ce modèle était en vigueur, les cinq sens servaient à relier l’homme au cosmos, aux autres et à Dieu, par  un vaste réseau de correspondances qui traversaient tous les ordres du naturel et du surnaturel.

Mais avec le temps, c’est le modèle dualiste qui a pris le dessus dans notre civilisation. Ce modèle a son origine dans la distinction grecque entre soma et psuché, entre corps et esprit, ou, dans sa variante chrétienne, entre corps et âme.  Il a conduit à une dévalorisation du corps qui culmine dans l’idée du corps-machine formulée par Descartes, qui est encore largement répandue aujourd’hui et dont la représentation contemporaine, exclusivement anatomique et physiologique du corps, est un dérivé.

Dans ce modèle, les cinq sens ne correspondent qu’à des fonctions organiques, ce qui explique pourquoi nous pensons que le toucher ne peut s’exercer que sur un corps physique, matériel. Or, nous venons de voir qu’il y a nombre d’expériences même tout à fait ordinaires qui dépassent les limites étroites que le concept anatomique du corps assigne à notre perception.

Si nous nous tournons vers d’autres représentations, nous voyons ces difficultés disparaître. Prenons les traditions chinoise ou indienne :  ce qui frappe d’abord, c’est que l’image du corps y dépasse de très loin ses frontières physiques. On trouve dans la Vedanta, par exemple, l’idée de corps subtils qui doublent notre corps physique et font le lien entre celui-ci et le cosmos. Ces corps subtils ont plusieurs niveaux de manifestation : le corps physique ou grossier est entouré d’un corps énergétique imprégné du souffle vital. Celui-ci est à son tour doublé par le corps pénétré de pensée, où se situent les organes des sens : cette localisation montre combien est grande la différence par rapport à notre façon de concevoir nos cinq sens. Il existe encore un quatrième et cinquième niveau de corps subtils : le corps porteur de connaissance et le corps susceptible de béatitude. L’homme peut passer de l’un à l’autre en activant en lui  les centres énergétiques, les chakras, qui sont reliés entre eux par des canaux subtils, les nadis.

Le corps, dans ces traditions, est vu comme un territoire parcouru par les lignes de force. Le concept d’énergie qui est à l’œuvre permet de préserver l’unité du spirituel et du matériel. Le corps, comme l’univers entier, est considéré en constante métamorphose, la physiologie sur laquelle se basent leurs représentations est une physiologie du mouvement. Les sens existent sous des formes variables à tous les niveaux  d’existence. Les médecines chinoises ou ayurvédiques se servent du toucher, qu’elles exercent aussi bien sur le corps grossier que sur le corps subtil, pour activer l’énergie du malade, pour en détecter les blocages et les lever. Ainsi, ce qui peut nous paraître comme un toucher à distance (souvent, le médecin ne pose même pas la main sur le corps visible, palpable de son patient), est considéré dans ces traditions comme un toucher direct à un niveau plus subtil.

Or, il fut un temps où le toucher a été considéré sous des formes semblables aussi en Occident. Dans les campagnes, il y a encore des guérisseurs et des magnétiseurs de toutes sortes qui possèdent ce savoir subtil des mains et rappellent que jadis, on avait une conception plus large de l’art du toucher. Les médecines douces d’aujourd’hui, ostéopathie, chiropraxie, acupuncture, tout en s’inspirant des traditions orientales, se basent aussi sur ce réservoir de connaissances.

Nous voilà arrivés à une première conclusion : dans la civilisation occidentale, le toucher a plus qu’ailleurs changé de sens au fil des siècles. Le langage garde encore le souvenir des significations anciennes, puisque le verbe toucher, dans son premier sens, signifie un contact léger, qui effleure plus qu’il ne saisit. Cela indique que le toucher est justement un sens subtil – plus subtil que nous avons l’habitude de l’imaginer.

Il est subtil déjà par le fait qu’il œuvre, par définition, dans l’éphémère. Si la vue nous donne l’illusion d’une stabilité, le toucher, qui dépend du mouvement, nous met en route, sur la voie du changement et de la métamorphose. Son contact se répand en nous à la manière des ondes. Le phénomène de la résonnance n’est pas seulement auditif. Schumann a pu appeler le piano l’art du toucher parce que l’essence du toucher est musicale. Ce sont surtout des vibrations qu’il transmet – ces vibrations qui nous traversent de toutes parts, qui traversent tout de toutes parts.

Cette sensibilité aux vibrations est la raison pour laquelle le toucher est le seul sens à être partagé par tous les vivants, végétaux, animaux et humains. Il est le premier sens expérimenté par l’embryon et notre sens le plus performant. Car ce qui caractérise la capacité de nos sens d’une façon générale, c’est la médiocrité. Nous voyons moins bien que les oiseaux de proie, la plupart des animaux entendent mieux que nous et ont l’odorat infiniment plus fin. Quant aux autres sens, dit Aristote, l’homme est inférieur à beaucoup d’animaux, mais pour le toucher il les surpasse tous de loin en acuité. Aussi est-il le plus intelligent des animaux[2].

L’excellence du toucher est en effet multiple. Lui seul est capable de saisir un objet en trois dimensions, en même temps que la qualité de sa surface, dure ou molle, lisse ou rugueuse. Il rend compte de sa température et de son poids. Sur le plan psychique, il est essentiel à la fois à l’action, à la passion et à l’observation.

Les trois grands domaines du toucher - la sensibilité thermique, la kinesthésie et le sens de la douleur - sont chacun porteurs de sens, engendrent des métaphores et fécondent l’imagination. On trouve des expressions figurées qui leur sont empruntées à tous les niveaux du langage, à toutes les époques, et dans tous les pays. J’aborderai ici ces trois domaines successivement.

 La sensibilité thermique recouvre un imaginaire bipolaire relativement simple qui va d’une gamme modérée, associée à la vie – chaleur égale bien-être ; fraîcheur égale repos – à des excès qui la débordent (brûlure, destruction par le feu ; et froid, synonyme du froid mortel). Cette chaîne d’associations est universelle et facilement compréhensible. Retenons cependant que malgré sa simplicité, ou peut-être à cause d’elle, toute notre vie affective semble basée sur cette distinction fondamentale. La chaleur humaine signifie ouverture, échange, joie, et le sentiment de sécurité qui résulte du fait d’avoir fait un pas vers autrui et d’avoir reçu quelque chose en retour. Et le froid nous paralyse, nous voue à la solitude, au repli sur soi, au dépérissement. Tout se joue entre ces deux pôles. Rapprochement et éloignement, présence et absence, bonheur et malheur sont d’abord éprouvés en des termes qui proviennent de l’expérience première du toucher dans sa réalité fœtale (chaleur) opposée à celle de la naissance, premier contact avec le froid et première séparation. La matrice de nos sensations est aussi celle de nos sentiments.

La kinesthésie, sens du mouvement : Le toucher se réalise dans le mouvement et le mouvement par le toucher. Quelque chose ou quelqu’un meut quelque chose ou quelqu’un d’autre : la cause du mouvement est un vieux problème philosophique. C’est le mouvement – associé par Aristote au changement, qu’il soit qualitatif, quantitatif ou de lieu – qui  ordonne le temps et l’espace. Dieu comme Premier Moteur, le monde comme tactus et fluxus (Lucrèce), le sujet est omniprésent. Identifié à la vie, dont il assure la continuité, et à la conscience, dont il décrit le devenir et le renouvellement permanents, le mouvement est invoqué comme grille d’interprétation aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychique et intellectuel.

 Ainsi, l’univers est en expansion, l’énergie est mouvement, et nous sommes des êtres en route - en mouvement sur le chemin de la vie, en mouvement dans toutes nos actions corporelles.

 

Par ailleurs, chaque contact est dû à un mouvement, chaque élan vers l’autre, chaque caresse. Sexualité et mouvement sont indissociables. Le toucher est ainsi le sens de la rencontre entre nous et le monde – avec autrui , avec les objets, la nature, et, last but nost least, avec nous-mêmes.

 Car la conscience de notre corps ne nous est pas donnée d’emblée. Le nourrisson ne sent pas ses limites, et ne possède donc pas l’idée de l’espace, des objets, des autres. Les premières informations lui viennent du toucher, qui introduit la notion de frontières. En touchant il sent qu’il est celui qui touche et, de façon complémentaire et contradictoire, qu’il est aussi celui qui est touché. Le tactile fournit ainsi une perception « externe » (ceci n’est pas moi !) et une perception « interne » (dans le contact, je sens que je suis :  j’existe parce que je touche !). 

 En touchant le bébé apprend à reconnaître ce qui est lui-même et ce qui appartient au monde extérieur. L’espace est ainsi partagé en deux portions, le connu et l’inconnu. Nous l’explorons progressivement, en mouvements circulaires qui nous ramènent toujours à notre point de départ : à nous-mêmes, centre de l’expérience. Avec le temps, nous apprenons ainsi que nous avons un corps. Et que nous sommes  un corps – ce qui n’est pas tout à fait la même chose. La réflexivité inhérente au sens du toucher servira de modèle à toutes les autres réflexivités sensorielles (s’entendre émettre un son, se voir dans une glace et se regarder faire, humer sa propre odeur). Celles-ci, à leur tour, engendreront la réflexivité de la conscience. Soudain je sais que c’est moi qui suis touché. Ce qui me touche se meut, et je me meus  avec. Mu et ému, j’éprouve plaisir et douleur.

Le sens de la douleur constitue le troisième grand domaine du toucher. La douleur nous colle à la peau. C’est à la fois une métaphore et une réalité, car les récepteurs de la douleur sont presque tous concentrés dans l’épiderme et le derme. La douleur est un dialogue de l’extérieur avec l’intérieur, ce qui explique ses formes multiples, son intensité variable et ses composants aussi bien physiques que psychiques.

 De façon significative, il n’y a pas, en science, de définition de la douleur qui soit communément acceptée. La raison en est que celle-ci déborde largement son domaine et contredit souvent sa logique. L’expérience de la douleur est subjective et dépend dans une grande mesure des circonstances personnelles dans lesquelles elle est éprouvée, mais aussi du cadre historique, social et culturel.

 La science ne s’intéresse qu’à l’aspect médical, physique du phénomène de la douleur. Même si elle parvient à son but, qui est de soulager ses manifestations immédiates, c’est une limitation qui l’empêche de la saisir dans son essence. Car dans toutes les langues que j’ai examinées, qu’elles soient indo-européennes, sémitiques ou asiatiques, le mot douleur recouvre indistinctement une réalité et physique et morale[3]. C’est comme si, à l’origine, on ne faisait pas la différence entre ces modalités. On passait de l’une à l’autre comme à deux manifestations interchangeables de la condition humaine. Douleur physique et peine ou chagrin étaient ses expressions équivalentes, qu’il fallait accepter comme épreuve  pour leur donner un sens.

Dans la Bible, l’épreuve la plus forte se situe souvent au niveau de la souffrance physique. À partir de ma chair je verrai le divin[4]dit Job sur son fumier, affligé d’ulcères purulents sur tout son corps. Touché dans sa chair, il voit le divin comme blessure et comme bénédiction.

 Nous nous trouvons là devant le très ancien lien du corps avec le transcendant. Nos sens sont les fenêtres non seulement vers ce monde, mais au-delà – si, du moins, un tel accès est envisagé. Il y a beaucoup de personnes qui ne l’envisagent pas. Mais celles qui le font savent que l’irruption d’une autre dimension arrive bien par notre corps. Ainsi quand, en 1224, saint François d’Assise reçoit les stigmates après la vision des séraphins, ces anges dont le nom signifie les brûlants, il dicte une louange extatique au frère présent, Leo. Il ne doute pas que ces blessures, qui saignent, soient signe d’élection. Être touché par la grâce n’est pas, pour lui, une métaphore. Il sait que la bénédiction est une épreuve, et que l’épreuve est douloureuse.

 Or, ce sens de la douleur, qui a fait pendant si longtemps partie de la culture occidentale par notre manière de comprendre la souffrance et de nous situer en face d’elle, a été perdu à l’époque moderne. Depuis qu’on a appris à la maîtriser, on ne supporte plus l’idée de la douleur physique. Nous ne la vainquons plus, nous la traitons. Autrefois, elle était inévitable. Elle nous accompagnait dans toutes les phases de notre vie, elle nous parlait et attendait une réponse. Aujourd’hui, nous sommes devenus muets face à elle. Ce qu’on peut traiter chimiquement n’a pas lieu d’être : la douleur est devenue un scandale. En même temps, le concept de l’unité de la souffrance physique et morale a éclaté. La douleur n’est plus considérée comme une épreuve, mais comme une agression.

 L’agression est l’autre face du toucher. Dans l’éphémère, qui est le domaine du toucher, la frontière est mobile entre Éros et Thanatos, la pulsion de vie et la pulsion de mort. C’est pourquoi le mythe a uni Vénus, la déesse de l’amour, à Mars, le dieu de la guerre. Il y a une violence contenue dans l’acte de toucher. Peu de chose sépare la caresse du coup ou de la griffe, l’étreinte de l’étranglement, le baiser de la morsure.

 Car toucher quelqu’un signifie exercer un pouvoir sur lui. Aussi un code règle-t-il partout les contacts : pour savoir à qui revient l’initiative ; et pour connaître le quand et le . Si, de façon générale, il semble admis que le premier contact appartient à celui qui occupe une position plus élevée dans l’échelle sociale, on rencontre des différences culturelles considérables quant à la façon de procéder. Partout, on exprime le désir, l’amour ou la tendresse par le toucher, mais on est loin de l’exprimer de la même manière. S’il y a une histoire et une géographie des attouchements, il y a aussi une topographie.

 Ainsi, l’Occident - notamment l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord - d’une façon générale, évite le contact. Depuis des siècles, on dépose le bébé dans le berceau, au lieu de le porter sur son dos. Au Japon, il est encore aujourd’hui fréquent de voir des enfants dormir avec leurs parents jusqu’à l’âge de dix ans. On les porte aussi beaucoup plus longtemps dans les bras que chez nous, au moins pendant deux, trois ans. Ce contact corporel permanent va de pair avec un manque complet de caresses ostentatoires. On ne verra pas une mère japonaise embrasser son bébé dans le métro.

Dans les différentes civilisations, les mêmes gestes ne sont pas interprétés de la même façon. En Europe de l’Ouest et aux États-Unis, deux hommes marchant main dans la main sont selon toute vraisemblance un couple homosexuel. Au Proche Orient, beaucoup d’hommes se tiennent la main dans la rue sans que cela soit l’indice de contacts plus intimes. Dans le même ordre d’idées, le baiser sur la bouche est, en Russie, un simple geste de salutation, alors qu’en Occident, il est gage d’intimité.

 Tous ces exemples prouvent le caractère changeant du sens du toucher, qui est employé de façon variable selon la façon dont nous considérons notre corps, ses membres et ses gestes. Aujourd’hui, une grande incertitude semble régner au sujet de notre perception corporelle. Nous vivons dans un monde régi dans une large mesure par la virtualité, que nos sens n’explorent que très partiellement. Ce ne sont pas eux qui font les découvertes importantes, mais les machines. Nos sens sont au chômage dans une société où le corps est déspiritualisé et l’esprit désincarné. Cela provoque notre désarroi : we are losing touch, disent les Anglais.

Il y a  cependant, comme pour toutes les évolutions qui amorcent des mouvements importants, un retour du balancier. De nos jours, il a déjà amplement pris du ressort. C’est ce que prouvent les plaidoyers actuels en faveur du toucher : c’est par lui qu’on cherche à se reconnecter à la réalité, à trouver un nouvel ancrage, en explorant des domaines longtemps laissés en friche. L’incroyable floraison des médecines douces en témoigne, la pratique très largement répandue du yoga et des arts martiaux, et aussi l’apparition de nouvelles formes de psychothérapies, qui s’appuient sur la mémoire du corps au moins autant que sur la parole. Les ateliers de cet après-midi font partie de la grande mouvance qui s’oppose à la conception du corps-machine qui nous frustre.

La question qui se pose et que je vous pose maintenant est la suivante : qu’attendons-nous du sens du toucher, de quelle manière peut-il nous aider à nous orienter ? Et quelle conception devons-nous avoir du toucher pour qu’il ne soit pas agression, mais consolation ?

Je vous remercie de votre attention très palpable !



[1] Thomas Hobbes, Leviathan, part I, chap. 1.                                                     

[2] Aristote,  De anima, livre II, 9, 421a

[3] Ainsi les langues latines, toutes dérivées du latin dolor, les langues germaniques, par exemple Schmerz, mais aussi le grec πόvoς, qui confond douleur, difficulté et peine. Le mot araméen יסורין (yissurin), désigne, dans la littérature rabbinique, les souffrances aussi bien physiques que morales. Et itami, en japonais, signifie à la fois la douleur physique, la peine et le chagrin. Le morphème sino-japonais tsouou se retrouve dans des composés qui se réfèrent à l’une ou l’autre sorte de douleur  (par exemple zoutsouou, maux de têtes, ou chintsouou, souci) et est représenté par le même kanji qu’itami, douleur.

 

[4] Job, XIX, 26.

 
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