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La représentation historique de la Solution Finale

Discours manifestes et discours latents




Corinna Coulmas



ETUDE POUR SAUL FRIEDLÄNDER dans le cadre de son projet de recherches sur la mémoire collective à l’UCLA






TABLE DES MATIERES

 

INTRODUCTION.

a) Exposé des prémisses : Auschwitz comme « évènement limite » (Grenzereignis)

b) Historiographie et mémoires collectives

c) Catégories du discours

LE DISCOURS LIBERAL.

I. ORIGINES DU DISCOURS LIBERAL.

II. CARACTERISTIQUES DU DISCOURS LIBERAL.

A. L'ORDRE TEMPOREL: UN DISCOURS DES ORIGINES OU LA PASSION DE L'ENGENDREMENT.

1. Antécédents historiques

2. La crise du monde moderne.

c. L'Allemagne et les Juifs

B. L'ORDRE FACTUEL: UN DISCOURS DE LA CAUSALITE.

1. La dynamique inhérente au système.

2. Anatomie d’une religion politique.

III. L'ORDRE MORAL: TYPE ET ANTITYPE.

IV. SOCIETE ET MEMOIRE.


INTRODUCTION

a) Exposé des prémisses : Auschwitz comme « évènement limite » (Grenzereignis)

Le nazisme occupe une place à part dans l'historiographie contemporaine. Plus de quarante ans après la fin de la guerre, son histoire appartient au passé. Et cependant, contrairement à d'autres époques plus proches de nous, ce passé-là n'en finit pas de passer, demande une réélaboration constante, comme s'il se dérobait, annulant successivement toutes nos tentatives de compréhension, pour s'imposer toujours à nouveau dans sa "terri­fiante originalité"[1]. Cette originalité. Cette originalité "ne tient pas à ce qu'une nouvelle «idée» soit venue au monde, mais à des actes en rupture avec toute notre tradition; ces actes ont littéralement pulvérisé nos catégories politiques et nos critères de jugement moral. (...) Pour ceux qui se soucient de sens et de compréhension, l'effrayant dans la montée du totalitarisme n'est pas la nouveauté du phénomène, mais le fait qu'il a mis en évidence la ruine de nos catégories de pensée et de nos critères de jugement."[2]

Hannah Arendt, qui parle ici du totalitarisme en général, précise

ailleurs quel est le phénomène à l'intérieur du nazisme qui a amené cet anéantissement de nos repères moraux - repères qui, depuis des millénaires, constituent le fondement de la cohabita­tion humaine en Occident. II s'agit, bien sûr, de la "«Solution Finale»":

"Ce qui a été décisif, c'est le jour où nous avons entendu parler d'Auschwitz, (..) Cela n'aurait jamais dû arriver. Et par là, je ne parle pas du nombre de victimes. Je parle de la fabrication systématique des cadavres, etc., je n'ai pas besoin de m'étendre davantage sur ce sujet. Auschwitz n'aurait pas dû se produire. Il s'est passé là quelque chose que nous n'arrivons toujours pas à maîtriser."[3]

Raoul Hilberg, dans “The Destruction of the European Jews”, exprime le même point de vue: "As time passes on, the destruction of the European Jews will recede into the background. Its most imme­diate consequences are almost over, and whatever developments may henceforth be traced to the catas­trophe will be consequences of consequences, more and more remote. Already the Nazi outburst has become historical. But this is a strange page in history. Few events of modem times were so filled with unpredicted action and unsuspected death. A primordial impulse had suddenly surfaced among the Western nations; it had been unfettered through their machines. From this moment, fundamental assumptions about our civilization are no longer stood unchallenged, for while the occurrence is past, the phenomenon remains."[4]

La ruine de nos repères moraux dont parle Hannah Arendt équivaut, sur le plan épistémologique, à un échec de la compré­hension. En examinant de près l'historiographie du National Socialisme, nous pouvons, à mon avis, déceler quelques traces de cet. échec, toutes relatives, bien sûr, et qui ne mettent pas en question l'acquis du travail accompli, mais que je définirais de la façon suivante:

Ecrire l'histoire signifie rendre compte d'une série d'événements par le discours, en leur donnant un cadre temporel et en les assimilant à une action. Par ce fait, ils deviennent accessibles à notre compréhension; nous pouvons donc les juger. Pour arriver à la connaissance d'une époque, il faut "élargir en cercles concentriques l'unité du sens compris. La justesse de la compréhension a toujours pour critère la concordance de tous les détails avec le tout. Si cette concordance fait défaut, c'est que la compréhension a échoué."[5] Or, dans le cas du nazisme, cette concordance semble particulièrement difficile à réaliser. En allant de la ' «Solution Finale» - si l'on prend celle-ci comme première unité de sens a l'histoire de la vie quotidienne, par exemple, on n'obtient pas une image, l'une n'aide pas a ]-compréhension de l'autre, - c'est comme si les cercles n'étaient pas concentriques. Nous nous trouvons donc', par rapport à ce phénomène, confrontes à un problème de discontinuité, de rupture de sens, en même temps que face a un trop plein de sens, puisque le caractère incompréhensible et incommensurable de l'Holocauste jette son ombre sur tous les autres domaines de la vie et semble représenter, au coeur même de l'ordre historique, un absolu qui excède cet ordre.

Sans aucun doute, la «Solution Finale» appartient, a l'His­toire. Mais par son caractère absolu, qui "pulvérise nos critères de jugement", elle devient en même temps l'événement fondateur d'un mythe de notre temps, bien que dans le mode déchu. Comme tous les mythes, elle a instauré une nouvelle vision du monde et changé ainsi les conditions de la coexistence humaine. Sa double appartenance à 'l'ordre historique et à l'ordre mythique est bien caractérisé par le mot allemand "Grenzereignis", qui veut dire à la fois "cas limite" et "événement limitrophe" car il se trouve aux frontières de deux ordres et fait partie des deux. Il est "limite" parce que son coeur est inconnaissable, parce qu'il ne se relie que superficiellement et a certains égards seulement aux autres événements de l'époque. D'où le malaise que l'historien ressent devant ce phénomène. Il a le devoir de l'aborder parce qu'il est de son ressort, et en même temps son discours n'en saisit qu'une partie, n'en restera à jamais qu'une approximation.

Le jugement porté sur la Solution Finale comme "Grenzereignis » constitue la prémisse de mon travail. Cette prémisse est invérifiable dans la mesure où elle fait partie des jugements de valeurs. Elle n’est nullement partagée par tous les historiens. Si je l'adopte comme un "a priori", c'est que je suis frappée par le fait que le passage du temps n'a rien ôté à la présence de l'événement; que je suis convaincue de l'ébranlement de nos critères de jugement dont il est la cause ; et que je pense que le jugement moral, dans un cas limite, fait partie du travail de l'historien.

b. Historiographie et mémoires collectives

Une des raisons de l'engagement moral que je prône tient précisément au passage du temps. L'historiographie de chaque époque fait partie de sa mémoire collective, elle est une de ses expressions, et certes pas la moindre dans la mesure où elle établit le lien entre le passé et le présent. Si l'on suit Gadamer dans l'idée que l'essence de l'esprit historique ne consiste pas dans la reconstitution du passé, mais dans sa médiation, opérée par la pensée, avec la vie présente, il est clair qu'à chaque moment, l'historiographie opère un choix. Comme on procède nécessairement par « suréclairage » de l'événement qu'on décrit, d'autres phéno­mènes qui avaient, à l'époque, peut-être une importance compara­ble, vont rester dans l'ombre. Ce choix constitue la situation herméneutique. « Elaborer la .situation herméneutique signifie acquérir l'horizon problématique approprié aux questions qui se posent à nous par rapport a la tradition. »[6]

La réélaboration constante de chaque époque par l'historio­graphie correspond donc toujours à une nouvelle situation herméneutique, à un nouveau présent par rapport auquel on cherche à situer, à décrire et à juger un passé déterminé afin de le faire fructifier pour le présent. Compte tenu de la formidable accélération de l'histoire, il n'est pas étonnant que l'historio­graphie du nazisme soit déjà passée par différentes phases qui correspondent d'une part à des étapes dans l'évolution de la mémoire collective et d'autre part à quelques unes de ses multiples facettes, ou bien, si l'on préfère, a quelques unes des différentes mémoires collectives qui coexistent toujours au sein d'une collectivité par rapport à un passé récent. Comme je chercherai à le montrer, les stratégies adoptées par les discours historiques pour aborder l'époque nazie se retrouvent jusque dans le détail dans d'autres manifestations publiques (et même privées) de la mémoire. Ces stratégies ne peuvent être décelées qu'après coup et demeurent souvent incon­nues de ceux qui s'en servent.

Par rapport à notre sujet spécifique, à savoir la construction de la mémoire par rapport à un événement traumatique, cela signifie que nous nous trouvons face a plusieurs discours historiographiques dont chacun cherche, à sa manière, à intégrer l'événement "limite" de la Shoah. Parmi eux, j'ai choisi quelques uns des plus significatifs dont chacun représente une étape dans la représentation de cette dernière. Dans les pages qui suivent, j'analyserai le discours libéral avec ses théories de totalitarisme comme pivot de la compréhension. Je me consacrerai ensuite brièvement aux critiques de ce discours par­ les historiens du fascisme des années soixante, pour examiner ensuite les différents courants qui en sont issus pendant les années soixante dix et qu'on peut regrouper sous la dénomination de «discours structuralistes». Dans ce cadre, j'analyserai la «mise en histoire» du National Socialisme prônée par Martin Broszat, dont ses propres ouvrages ainsi que ceux de Hans Mommsen sont les exemples type. En conclusion, j'analyserai les rapports entre l'historiographie et la construction globale de la mémoire collective à la lumière des réflexions qui précèdent.

c) Catégories du discours

Chacun des discours historiques aborde le nazisme en choisissant, d'abord, un cadre temporel approprié à ses analyses, Ce n'est, en effet, pas la même chose si l'on règle son collimateur sur la période 1933 - 1945, en cherchant à déterminer ce qui la distingue de l'avant et de l’après, ou si au contraire on procède à un décloisonnement temporel qui privilégie les aspects de continuité.

Ensuite, l'historien choisit "son action", pour parler en termes aristotéliciens, c'est-à-dire il préfigure son champ d'inves­tigation. Hayden White décrit, ce processus de la façon suivante: “ Before the historian can bring to bear upon the data of the historical field the conceptual apparatus he will use to explain it, he must first prefigure the field,- - that is to say constitute it as an object of mental perception. This poetic act is indistinguishable from the linguistic act in which the field is made ready for interpretation. (..) In other words, the historian confronts the historical field in much the same way that the grammarian might confront a new language. (..) Historical accounts purport to be verbal models, or icons, or specified segments of the histori­cal process. (..) In the poetic act which precedes the formal analysis of the field, the historian both creates his object of analysis and predetermines the modality of the conceptual strategies he will use to explain it.”[7]

Le choix du cadre temporel et celui, parallèle, du cadre factuel de l'ordre des choses implique donc déjà un jugement de valeurs. Ce .jugement est un a priori. Sa description, autant que celle des autres choix préétablis, permet de découvrir le discours latent qui sous-tend chacun des discours manifestes. L'analyse de ces deux niveaux, manifeste et latent, des discours historiographiques du National-Socialisme est l'objet de ces articles. Si le premier niveau nous renseignera sur le contenu de chaque discours, sur ses thèmes, sa logique et sa structure, le deuxième nous montrera ses rapports avec la mémoire collective en général, nous éclairera sur ses stratégies et nous fera comprend­re, par ses choix explicites et ses silences, à qui en vérité le discours s'adresse.

Car l'histoire est toujours racontée à quelqu'un, et ce fait détermine la façon dont elle est racontée. Comme nous le verrons, l'historiographie allemande est, a cet égard, particulièrement éclairante. Les "narratees" auxquelles elle s'adressait pendant les premières décennies après la guerre étaient la génération des enfants, la leur propre; c'étaient les victimes, c'était , l'Occident tout entier, mais une génération était définitivement exclue des destinataires: celle des parents qui se trouvaient, eux, sur le banc des accusés et dont les dif­férents narrateurs voulaient, à tout prix, se distancier. A la fin des années ‘80, cette situation a changé. Le besoin de prendre ses distances est devenu moins pressant du fait qu’il n'y a plus de risque de confusion entre ceux- qui parlent et ceux dont on parle. Il a laissé la place au désir, partagé à la fois par les historiens de gauche et ceux de droite, de comprendre la généra­tion de leurs parents. Deux exemples parmi d'autres sont les prises de position récentes de Christian Maier et de Hans-Ulrich Wähler. Comme on parle à ceux qu'on cherche à comprendre, la génération parentale fait maintenant partie des "narratees" au même titre que celle des enfants.

LE DISCOURS LIBERAL

I. ORIGINES DU DISCOURS LIBERAL

Le discours libéral sur le nazisme est né de la conjonction de différents courants de pensée qui ont convergé en une expres­sion originale, expression autour de laquelle s'est cristallisée avec le temps l'image de l'époque nazie la plus communément acceptée en Occident. Cette image est par la suite devenue autonome, a été institutionnalisée et a mené ainsi sa propre vie jusqu'à ce qu'un nouveau discours historiographique vienne la mettre en question. Le processus dialectique entre la naissance d'un discours et sa matérialisation en des actes et rituels de société, qui tendent à fixer et à grossir l'image jusqu'alors en évolution constante, ce qui provoque, en réaction, l’engendrement d'un nouveau discours porteur d'une nouvelle image, nous occupera tout au long de notre enquête.

Deux générations ont contribué à l'élaboration du discours libéral qui a trouvé, vers la fin des années soixante, l'une de ses expressions les plus complètes "dans l'ouvrage de Karl Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur.[8] Dans . les années de l'immédiat après-guerre, les porte-parole naturels de 1'historiographie avaient été les émigrés ou les anciens opposants au National Socialisme. Sous leur égide, et celle des émigrés juifs allemands aux Etats-Unis- tels que Hannah Arendt, Franz Neumann ou Ernst Fraenkel, une nouvelle génération d'historiens allemands devait concentrer ses travaux autour de deux concepts dont l'association est le propre du discours libéral.

Premièrement celui, hérité de Helmuth Plessner[9], du "deutschen Sonderweg", de la voie particulière allemande selon laquelle l'Allemagne comme « nation en retard » (verspätete Nation) cherche à compenser , sur le plan émotionnel, par le mythe de son "Volksgeist" ce qui lui fait défaut sur le plan politique.

Le deuxième concept est celui du totalitarisme, qui est appliqué par ces historiens à la situation allemande, tout en étant nuancé, discuté et partiellement remis en question. Nous nous trouvons donc en face d'un discours dont la grille d'interprétation générale (l'acceptation prudente, relative de l'idée d'un phénomène totalitaire, qui intègre déjà sa remise en question par les théoriciens de gauche du fascisme) reflète fidèlement le climat de l'époque dont il est issu. En même temps son analyse se concentre avec beaucoup de précision sur la spécificité allemande, sur les antécédents Immédiats et lointains du nazisme, sur son évolution. Il y a donc convergence et simultanéité entre un certain structuralisme et la description historique "linéaire". Le résultat de ce va-et-vient constant entre description et analyse est une attitude où le jugement moral explicite intervient à chaque conclusion impor­tante: II s'agit, pour ces historiens, de prendre position.

Dans les réflexions qui suivent, je me réfère principalement aux ouvrages suivants: à part le livre déjà cité de Bracher, mon analyse portera sur son Nationalsozialistische Diktatur 1933-1945[10]; sur quelques uns des écrits de Hannah Arendt concernant ce problème[11]; sur The Destruction of the European Jews, de Raul Hilberg[12]; A History of_the Holocaust, de Yehuda Bauer[13], sur les réflexions de George Mosse, de Fritz Stern et de J. L. Talmon[14]; et sur l'ouvrage d'Eberhard Jaeckel, Hitlers Weltanschauung[15].

II. CARACTERISTIQUES DU DISCOURS LIBERAL

A. L'ORDRE TEMPOREL: UN DISCOURS DES ORIGINES OU LA PASSION DE L'ENGENDREMENT.

Le discours libérai est un discours logique à facettes multiples. La priorité est donnée à l'information multi-causale; le soin de la chronologie, l'intérêt pour l'évolution de tous les détails qui convergent pour former un événement sont évidents. Si, par rapport au problème des origines du National-Socialisme, les accents sont mis différemment selon l'orientation des auteurs, ils ont un trait en commun qui constitue l'une des particularités du discours libéral: chez tous, on détecte la même passion de l'engendrement, qu'il soit logique ou temporel. Derrière cette recherche "tous azimut" des origines d'un phénomène historique se cache une double conviction:

- Premièrement, la conviction que l'Histoire est faite de continuités, que son évolution obéit à certaines lois qu'il suffit de déceler pour tenir la clé d'un événement. Ainsi, la notion d'héritage est décisive pour le discours libéral, et cela vaut pareillement pour les plans culturel, psychologique, politique et social. Et puisqu'il y a héritage, c'est-à-dire tradition, il y a prolongement dans l'avenir. Il y a, pour ces auteurs, un rapport fondamental entre l'action et le souvenir.

- Deuxièmement, la recherche de causes multiples et l'inves­tigation de leur évolution respective paraissent constituer a leurs yeux une sorte de garantie d'authenticité. Pour eux, la compréhension est affaire d'information et de patience – l’Histoire étant, à leurs yeux, fondamentalement connaissable - même s'il n'est peut-être pas donné à l'historien d'en saisir la totalité: mais cela serait, pour ces auteurs, plus un problème matériel qu'un problème philosophique.

Le discours libéral est donc a la fois rationnel et optimis­te; il se base sur la conviction morale (d'ailleurs souvent explicite) que l'on peut prévenir, par la compréhension des erreurs commises dans le passé, leur reproduction dans l'avenir. Je donnerai deux exemples de cette opinion, l'un tiré de l'histo­riographie allemande, l'autre de l'historiographie juive. Ainsi, Karl Dietrich Bracher écrit vers la fin de son ouvrage:

"Man wird die intellektuellen wie die ökonomischen, die moralischen wie die sozialpsychologischen Ursachen dieser Konkretisierung eines politischen Wahns noch viel genauer untersuchen müssen als bisher, will man möglichen Rickfällen nicht ebenso unvorbereitet gegenüber stehen wie damals. Eine Beschränkung auf die Weimarer Republik oder die Kriegszielpolitik des Ersten Weltkrieges führte in die Irre. Es ist das gesamte Bildungsgut des deutschen Nationalbewusstseins, das in Frage gestellt werden muss, will man den Weg in die Katastrophe verstehen. Dies ist die Aufgabe, die vor einer Erneuerung des Nationalgedankens steht (..).“[16]

De son côté, Yehuda Bauer cherche à tirer des leçons pratiques de la Shoah :

"Littell, Eckardt, Pawlikowski and I have suggested that an «early warning system» be organized to detect in Western democracy the signs of totalitarianism, intolerance, and prejudice that breed genocide.- The Holocaust would then become a tremendous warning signal to be addressed when trying to avoid becoming either perpetrator or victim."[17]

Les phénomènes historiques recensés par le discours libéral s'intègrent ainsi entièrement dans un "continuum" à la fois temporel et factuel. Le concept de "continuum" est même utilisé par Yehuda Bauer en parlant de la «Solution Finale»:

"It is unfortunately essential to differentiate between different types of evil, just as we differentiate between types of good. If we do that, we can see a continuum from mass brutalization through Genocide to Holocaust. Mass brutalization began, in our century, with World War Iand the massive murder of soldiers (by gas , for instance) that took place then. This appears to have prepared the world for the shedding of all restraints imposed by the relatively thin veneers of civilization. The next step is Genocide, and Holocaust is then defined as the extreme case, the farthest point of the continuum. It then becomes not only the name by which the planned murder of the Jewish people is known, but a generic name for an ideologically motivated planned total murder of a whole people. Holocaust-related events would then include the Armenian mas­sacres . "[18]

Pour la pensée historique, l'idée de continuité est une tentation compréhensible. La matière première de l'historien n'est-elle pas le temps, le "continuum" par excellence. Cette idée me semble cependant présenter un danger qui n'est pas écarté du fait que l'on prend soin de multiplier ses sources et de faire entrer, dans la trame de son argumentation, une multitude d'éléments divers, même contradictoires. Si l'histoire semble progresser, (non pas forcément dans le sens du progrès, mais au moins dans celui de la progression), si un événement paraît mener au suivant sans solution de continuité, cela ne doit pas nous faire oublier qu'il y a, en Histoire aussi, des sauts qualita­tifs. Cela vaut très certainement pour l'Holocauste, dont la mort, fût-ce par le gaz, de soldats pendant la Première Guerre Mondiale ne peut en aucun cas être considérée comme un précédent annonciateur.

Le problème devant lequel nous nous trouvons est le vieux problème philosophique du passage à l'acte. Une chose est de crier "mort aux Juifs", une autre de les tuer. Vouloir démontrer comment le premier cri de cette sorte mène aux chambres à gaz équivaut à nier la liberté humaine. Il faut une décision pour passer à l'acte, et une autre pour l'interrompre ou l'arrê­ter. C'est un fait qu'aucune décision n'a arrêté la Shoah, et ce fait devrait nous inquiéter. Mais pour le comprendre, il ne suffit pas, à mes yeux, d'analyser les conditions dans lesquelles il s'est produit. Car inversement, cela signifierait que de telles conditions suffisent à le produire, ce qui implique qu'en veillant à ce que celles-ci ne se reproduisent pas, l'on tient l'événement en échec.

Et, effectivement, l'insistance avec laquelle les auteurs du discours libéral appellent à la vigilance semble indiquer une telle confiance dans la logique de l'Histoi­re. Une des motivations latentes les plus prononcées de ce discours me paraît être le désir de maîtriser, de domestiquer l'événement de la «Solution Finale»  par le genre de déductions logiques que je viens d'esquisser. Ceci est d'autant plus urgent pour ces auteurs qu'ils n'en minimisent en rien l'importance. Au contraire, la «Solution Finale» occupe toujours une place centrale dans leurs analyses. Mais le caractère exceptionnel, unique de l'événement, dont le concept de "Grenzereignis" rend bien compte, est évidemment annulé par cette démarche.

Il se pourrait donc que nous nous trouvions ici face à une des stratégies qu'a trouvée la mémoire occidentale pour désamor­cer la redoutable puissance de la Shoah. J. T. Talmon, qui s'exprime ici en sa qualité d'historien juif à qui, dit-il, il faut toujours une touche de mysticisme, de poésie et de philoso­phie pour arriver au cœur de l’événement[19], critique cette attitude par les réflexions suivantes :

"Les ennemis du peuple juif déclarèrent que la destruc­tion des Juifs était un point critique de l'Histoire: alors qu'aux yeux des libéraux, l'Holocauste représen­tait une recrudescence malencontreuse, mais temporaire, de l'intolérance. Les libéraux sont pleins de bonnes intentions. Mais en un sens leur attitude est au mieux superficielle, et au pire insultante pour le judaïsme. Ils minimisent la majesté d'un destin unique et la grandeur impressionnante qui se dégage d'une tragédie apocalyptique leur échappe totalement.

La foi optimiste dans la raison humaine et dans la logique de l'Histoire qui caractérise ceux qui croient au progrès les fait reculer devant la notion de destin, étant donné qu'ils supposent l'homme capable de contrôler le cours des événements et de façonner son propre milieu. Il n'est donc pas étonnant que leurs convictions les amènent à oublier l'existence des forces démoniaques et les fassent reculer devant des contradictions profondes et insolubles. Les malédic­tions éternelles, les maladies incurables, les tragé­dies insondables et irréparables n'entrent pas dans les plans du progrès universel. Le mal n'est que l'absence du bien, et il n'y a pas de place pour un royaume de Satan perpétuellement en lutte avec le royaume des Cieux."[20]

II est peut-être utile de préciser que le discours libéral existe dans ses modalités juive et non juive, et que la critique formulée par Talmon s'adresse bien sûr aux deux. Cette critique est une prise de position morale a priori, basée sur la conviction qu'il y a toujours un "reste" non maîtrisable en Histoire, qu’on n'écrit pas celle-ci comme une équation, et notamment pas dans le cas d’un événement comme la « Solution Finale. ». La critique de Talmon vise ainsi l’interprétation historique, mais elle ne concerne en rien le travail accompli par l'historien libéral. Ce qui peut être une faiblesse sur le plan métaphysique, est une force sur le plan historique. Car écrire l'histoire signifie établir des liens entre les événements, et l'approche libérale à facettes multiples, sa passion de l'engendrement, réussit en effet à constituer l'image la plus complète : .possible des événements, tout en gardant un cadre conceptuel qui permet de distinguer l'important de l'accessoire. Nous allons nous en rendre compte en passant en revue les différentes causes, d'abord sur le plan temporel, ensuite sur le plan factuel, que le discours libéral énumère comme origines de la «Solution Finale».

1. Antécédents historiques

Raul Hilberg commence son livre sur la destruction des Juifs européens par deux constatations concises :

"The German destruction of the European Jews was a tour de force; the Jewish collapse under the German assault was a manifestation of failure. Both of these phenomena were the final product of an earlier age.

Anti-Jewish policies and anti-Jewish actions did not have their beginning in 1933. For many centuries, and in many countries, the Jews have been victims of destructive action. What was the object of these activities? What were the aims of those who persisted in anti-Jewish deeds?"[21]

Ensuite, Hilberg analyse les différentes mesures prises par la Chrétienté à l'encontre des Juifs depuis deux mille ans:

"To summarize: Since the fourth century after Christ, there have been three anti-Jewish policies: conversion, expulsion, and annihilation. The second appeared as an alternative to the f first, and the third emerged as an alternative to the second."[22]

Cepoint de départ dans un passé aussi reculé (d'ailleurs

encore dépassé par Yehuda Bauer, qui commence son A History of the Holocaust carrément à l'Exode) n'a rien de fortuit. Comme je l'ai déjà évoqué, tous les auteurs dont je traite ici insistent sur l'héritage du passé - et cet héritage passe nécessairement par toutes les étapes de la cohabitation des Juifs avec la société majoritaire dans le monde occidental. Ainsi, Hilberg precise:

"The destruction of the European Jews between 1933 .and 1945 appears to us now as an unprecedented event in history. (...) Yet if we analyse that singularly massive upheaval, we discover that most of what happened in those twelve years had already happened before. The Nazi destruction process did not come out of a void; it was the culmination of a. cyclical trend. (...) The German Nazis, then, did not discard the past; they built upon it. They did not begin a development; they completed it. In the deep recesses of anti-Jewish history, we shall find many of the administrative and psychological tools with which the Nazis implemented their destruction process. In the hollows of the past, we shall also discover the roots of the characteristic Jewish response to an outside attack."[23]

Un des grands mérites du discours libéral consiste précisé­ment dans la recherche inlassable, et la découverte, des éléments qui relient l'histoire du nazisme aux différentes strates de la tradition occidentale. Ce qui a été déterminant pour la Shoah, c'est d'une part l'évolution de l'image du Juif dans la société majoritaire, et de l'autre les stratégies de comportement et d'action à leur encontre. Sur les deux plans, l'on est frappé par la part considérable de l'héritage:

"The Nazis did not add any new elements to anti-Semitism - except for their determination to implement it but the full-blown anti-Semitic ideology that eventually developed combined elements of both traditional Christian and pseudoscientific nineteenth-century anti-Semitism.”[24]

Karl Dietrich Bracher exprime une idée semblable:

"Wesentlich ist die Einsicht, dass nichts grundsätzlich Neues auftritt, alles enthält bereits die Entwicklung des Nationalismus im 19. Jahrhundert. So wenig es angeht, eine glatte Kontinuität etwa von Fichte bis Hitler zu konstruieren, so gewiss gehören dem Nationalisrnus doch seit Ausgang des letzten Jahrhunderts die beiden Grundpostulate der nationalsozialistischen Ideologie an: Rassendoktrin und Lebensraumtheorie."[25]

Je reviendrai en détail sur le contenu de l'héritage occidental

évoqué ici. Retenons pour l’instant ceci : en suivant l'histoire de la coexistence judéo-chrétienne depuis ses débuts jusqu'au XXe siècle, en examinant les positions de l'Eglise autant que celles des pouvoirs séculiers successifs, nous arrivons à comprendre comment les Juifs ont pu devenir les victimes par excellence. En suivant, comme nous allons le faire dans un instant, l'évolution politique et culturelle de l'Allemagne par rapport au reste -de l'Europe, nous arrivons à comprendre ce qui a destiné les Allemands au rôle des "perpetrators" par excellence. Que cela n'explique pas le passage à l'acte dans le cadre de la «Solution Finale», ni le fait que cet acte n'ait, pas été interrompu, n'ôte rien à l'importance de la connaissance de ces deux phénomènes.

2. La crise du monde moderne

Pour pouvoir examiner la position particulière que l'Alle­magne occupe dans le monde moderne et la place des Juifs en son sein, il faut suivre la naissance et l'évolution de la modernité en Europe. Fixer un point de départ pour un mouvement historique' est toujours aléatoire. Il y a cependant des signes qui semblent concentrer en eux l'essence même d'une époque. Un tel signe est la proclamation de la mort de Dieu.

« Les facteurs habituellement invoqués par l'historien -transformation économique, lutte de classe ou de partis, impasses constitutionnelles ne sauraient expliquer les atrocités nazies et les horreurs commises par les séides de Staline. Car en vérité, un mauvais esprit est lâché sur le monde, et depuis quelques générations, un profond malaise ronge les ressorts des sociétés. «Dieu est mort», dit Nietzsche. On ne saurait trouver dans l'histoire de l'humanité de révolution d'une plus grande portée que la perte de la foi en une Providence qui veille sur les hommes et les sociétés, et qui les guide vers quelque dénouement rationnel et salvateur - bref, en une puissance que l'homme puisse implorer. (..) Les hommes ont voulu devenir adultes, voler de leurs propres ailes et être indépendants. (..) Mais en même temps qu'ils se libéraient des chaînes du dogme et de la crainte de l'enfer, leur besoin de certitude s'est accru, et avec lui la nostalgie du bonheur sur terre. (..) Le désir ardent de certitude et l'appétit insatiable de bonheur de l'humanité les amènent à se rabattre sur diverses promesses de salut, et à se jeter dans les bras tantôt d'un sauveur, tantôt d'un autre. (...) La désintégration des formes de vie traditionnelles et la disparition de la stabilité consécutives à la révolution industrielle et à l'urba­nisation massive ont privé les hommes de l'assurance instinctive que confère l'habitude. L'être humain se trouve placé devant un trop grand nombre de choix. (…) Cependant, dans le monde moderne, la multiplicité des choix n'est qu'apparente. (...) L'homme n'a jamais connu un sentiment d'impuissance et de frustration semblable à celui qui l'assaille aujourd'hui. »[26]

La névrose de l'homme moderne a reçu, de la part des auteurs du discours libéral, toute l'attention qu'elle mérite. En partant d'un constat d'échec comme celui de Talmon et qu'on pourrait multiplier à volonté, ils relativisent et nuancent ainsi considé­rablement l'idée d'un héritage culturel qui est pourtant, comme

nous allons le voir de plus en plus clairement, le pivot de leur pensée. "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament"[27]. Cela signifie qu' « une génération hérite d'une situation, mais sans rien savoir de l'intention, du mode de pensées de ceux dont elle hérite. »[28] L'expérience radicale du penseur d'avoir à redéfinir à chaque instant son espace et son temps, et à confronter le passé et l'avenir comme une interrogation et non comme un soutien, est devenu aujourd’hui l'apanage de tout le monde. « Situation typique de la modernité, quand il ne se trouve aucune conscience pour hériter et questionner, méditer et se souvenir. Les expériences sont faites par les hommes aujourd'hui comme hier, mais nous n'avons pas la force de les replacer dans un ensemble, elles demeurent ponctuelles, elles se dispersent au vent. »[29] C'est comme si l'héritage aujourd'hui consistait en débris, et ce n'est certes pas le moindre mérite du discours libéral de considérer ces débris avec respect, selon l’adage talmudique:

« Rabbi Yehuda dit : Faites attention d’honorer aussi le vieillard qui a oublié toutes ses études. Car les tables de la Loi ont été placées dans l’arc en même temps que les fragments des premières tables. »[30]

Le problème de la perte du sens en Histoire se trouve ainsi au coeur du discours libéral. Le nazisme, et à l'intérieur de lui la «Solution Finale», en seraient le paradigme. S'intéresser au nazisme signifierait, dans cette perspective, comprendre la situation de l'homme moderne. Inversement, l'analyse des condi­tions dans lesquelles se trouve l'homme contemporain nous fournirait la clé de la compréhension du National Socialisme. Une telle analyse porte d'abord sur l'expérience, qui est celle de la solitude:

 “Loneliness, the common ground for terror, the essence of totalitarian government, and for Ideology or logicality, the preparation of its executioners and victims, is closely connected with uprootedness and superfluousness which have been the curse of modem masses since the beginning of the industrial revolution and have become acute with the rise of imperialism at the end of the last century and the break-down of political institutions and social traditions in our own time. To be uprooted means to have no place in the world, recognized and guaranteed by others; to be superfluous means not to belong to the world at all.”[31]

Quiconque a entendu les récits des survivants des camps est frappé par le fait que le sentiment de ne plus appartenir au monde semble avoir été l'essence même de leur expérience - plus radicale encore que celle de la mort, car elle leur a tout ôté jusqu'au souvenir. Ainsi, la non-vie dans les camps nazis devient dans sa radicalité absurde le symbole même de la modernité déchue, ce qui confirmerait la thèse que la «Solution Finale» est bien quelque chose comme un mythe fondateur du monde actuel. Une partie de cette thèse, à savoir la centralité de la Shoah pour la connaissance du nazisme, est acceptée par le discours libéral. Une autre partie, qu'il reste à analyser, et qui a trait aux conséquences de cette prémisse, ne l'est pas.

Dans un premier mouvement, le discours libéral établit les liens entre le passé et le nazisme en prenant, comme point de départ les débuts des relations judéo-chrétiennes. Dans un deuxième mouvement, il examine le point d'arrivée et remonte le cours du temps, espérant ainsi saisir avec encore plus de précision les rapports entre causes et effets. Ainsi, Hannah Arendt reconsidère l'His­toire à partir des camps de la mort :

”In comparison with the insane end-result - concentra­tion-camp society - the process by which men are prepared for this end, and the methods by which individuals are adapted to these conditions, are transparent and logical. The insane mass manufacture of corpses is preceded by the historically and politically intelligible preparation of living corpses. The impetus and what is more important, the silent consent to such unprecedented conditions are the products of those events which in a period of political disintegration suddenly and unexpectedly made hundreds of thousands of human beings homeless, stateless, outlawed and unwanted, while millions of human beings were made economically superfluous and socially burdensome by unemployment. This in turn could happen because the Rights of Man, which had never been philosophically established but merely formulated, which had never been politically secured but merely proclaimed, have, in their traditional form lost all validity.”[32]

Les différents phénomènes évoqués ici qui ont mené à l'aliénation de l'homme moderne sont longuement développés par le discours libéral. Ils sont à la fois d'ordre économique, social, culturel, politique et psychologique. Leur analyse n'entre pas dans le cadre de notre enquête. Ici, il suffit de déceler une méthode et d'esquisser un contenu. Notons seulement comment, en partant d'une perspective large, le discours libéral resserre de plus en plus son champ d'investigation, pour se concentrer sur les deux protagonistes de la «Solution Finale», les Juifs et les Allemands.

c. L'Allemagne et les Juifs

L'évolution de l'Allemagne vers le nazisme est considérée par le discours libéral selon une double perspective: première­ment, en comparaison avec celle des autres grands pays occiden­taux, dont il retrace l'histoire politique et sociale en la confrontant inlassablement avec celle des idées; deuxièmement, selon la logique de sa propre histoire. La question qui motive toutes ces investigations est celle que Bracher pose au début de son livre:

“Hinter den Beschreibungen stand schon immer die Frage, wie es möglich war, dass ein Diktaturregime solchen Ausmaßes in einem traditions- und kulturerfüllten Land wie Deutschland so rasch und fast widerstandslos zum Siege kam.“ [33]

Le discours libéral cherche à répondre a cette question en décrivant, avec la plus grande précision possible, les différents courants idéologiques ainsi que les conditions politiques qui ont permis l'actualisation de ces idéologies. De cette attention simultanée au matériel et au spirituel résulte un équilibre qui est le propre de cette historiographie et qui s'exprime également dans le maniement expert des schémas d'interprétation. Ceux-ci sont tous considérés comme utiles, dans la mesure où ils éclai­rent mieux que d'autres certains aspects d'un phénomène a facettes multiples, et aucun n'est pris comme absolu.

“Weder die Faschismus- noch die Totalitarismustheorie, beide politisch leicht zu missbrauchen, werden in dem Anspruch voll gerecht, das Phänomen der Diktatur im 20. Jahrhundert auf einen Nenner zu bringen, so wie auch eine generelle Kommunismustheorie der sich wandelnden Realität der Linksdiktaturen kaum mehr zu entsprechen vermag. Nur wenn diese Grenzen ihrer Anwendbarkeit beachtet werden, bieten sie Maßstäbe zur vergleichenden Analyse.“[34]

L'analyse comparatiste est ainsi le mot d'ordre du discours

libéral. La description, ici, découle de l'analyse et concerne toujours l'évolution de certains groupes (les libéraux, les conservateurs ; ou: les petits-bourgeois, les ouvriers, les chômeurs ; ou : les Juifs, les Allemands; etc.). La méthode est déductive, alors que celle de la "Alltagsgeschichte" (histoire de la vie quotidienne) des années quatre vingt est inductive. La méthode libérale privilégie les sphères politique et idéologique, bien que les facteurs sociaux et économiques soient toujours pris en considération. Ce déséquilibre tout relatif devait s'inverser dans l'historiographie contemporaine, où la sphère sociale est examinée avec une attention accrue, sans que pour autant soit mise en doute l'importance du domaine politique, mais avec des accents inversement proportionnels aux premiers.

La conséquence la plus importante de cet état de faits pour la représentation de la «Solution Finale» est que, malgré sa subtilité, le discours libéral est le prototype d'un discours linéaire. Ceci est dû à sa méthode, non à sa perspective. Nous allons nous en rendre compte en regardant même brièvement la manière dont il développe les conditions qui ont mené l'Allemagne au nazisme.

En prenant comme point de départ la Révolution Française, Karl Dietrich Bracher énumère succinctement les facteurs les plus importants qui ont contribué à la naissance du phénomène totali­taire en Allemagne:

"Zum Wesen des Nationalsozialismus wie seiner Vorläufer gehört es gerade, dass es sich stets als die große, welthistorische Gegenbewegung gegen die Franzosische Revolution mit all ihren Konsequenzen verstanden hat, als Bewegung gegen Liberalismus und freiheitliche Demokratie, gegen Bürger- und Menschenrechte, gegen westliche Zivilisation und internationalen Sozialismus. (...) Es sind vier große Strömungen, aus denen sich jene ideologische Gegenfront formiert hat: ein zuletzt imperialistisch Übersteigerter Nationalismus neuer Prägung; eine konservativ-autoritäre Vergottung des allmächtigen Staates; eine nationalistisch-etatistische Sonderform des Sozialismus, die [35]Sozialromantik und Staatssozialismus zu verbinden suchte; und schließlich eine yölkisch und rassistisch begründete Gemeinschaftsideologie, die von der ordinären Xenophobie sum radikalen biologischen Antisemitismus gesteigert und endlich zur Kernidee des Nationalsozialismus erhoben wurde. In allen Fällen handelt es sich also zunächst um gemeineuropäische Strömungen, die dem Zeitalter der Revolutionen zugehören.“

Chacun de ces points est développé par Bracher, avant qu'il concentre son analyse sur l'évolution de la nation allemande en particulier :

« Dass die nationalistischen, etatistischen, pseudosozialistischen und rassistischen Ideologien in Mitteleuropa zu besonders extremen Wirkungen und Konsequenzen führten, lag vor allem an der besonderen politischen und sozialen Entwicklung der deutschen Staaten im 19. und 20. Jahrhundert; sie hat die Widerstandskräfte im deutschen Raum mehr geschwächt als in anderen Ländern. Die Lösung der nationalstaatlichen Frage war hier besonders schwierig, und indem gleichzeitig die demokratische Bewegung scheiterte und der Liberalismus gegenüber den konservativen wie den sozialistischen Tendenzen versagte, war damit der Boden für eine Verschmelzung der nationalen Idee mit der sozial-imperialistischen und rassistischen Gewaltphilosophie bereitet. Und es war die Katastrophe des Ersten Weltkrieges, die diese Ideologien und Propagandismen in ein Vakuum, hineinstoßen und zum Antrieb einer militanten politischen Bewegung werden ließ. Erst dieses Zusammentreffen hat die Anfälligkeit und geringe Widerstandskraft der führenden Schichten wie der Masse des Bürgertums in Deutschland, zuletzt dann auch der Demokraten und Sozialisten besiegelt.

Man kann vier große Entwicklungszusammenhange unterscheiden, in denen sich die spezifisch politischen Voraussetzungen des Nationalsozialismus herausgebildet haben. Der erste wichtige Zusammenhang ist die Sonderlage und das Sonderbewusstsein der Deutschen gegenüber der Französischen Revolution und ihren Folgen. Der zweite wird durch das Scheitern der Revolution von 1848 und seine Konsequenz, Bismarcks konservativ-nationale Revolution von oben, bezeichnet; drittens schufen die inneren Strukturprobleme des neuen Deutschen Reiches und sein im Ersten Weltkrieg gipfelnder Drang zur Weltmacht die unmittelbaren Voraussetzungen für das Entstehen und die Entfaltung des Nationalsozialismus selbst. Die tiefe Enttäuschung über das Scheitern von 1918 machte - viertens - die krisenreiche Nachkriegsgeschichte der Weimarer Republik zum Sprungbrett für die Diktatur Hitlers ."[36]

Après une analyse fouillée de tous les facteurs politiques qui ont rendu possible la montée du nazisme, le discours libéral procède à celle des facteurs culturels. "What differentiated the Germany of this period from other nations was a profound mood, a peculiar view of man and society which seems alien and even demonic to the Western intellect,"[37] écrit George Mosse. Cette manière de voir et de sentir, ce climat allemand particulier sont décrits en détail par les historiens du discours libéral. Les idées "völkisch", l'antisémitisme et le social-darwinisme, déterminants pour l'évolution de l'idé­ologie hitlérienne, la pensée de Wagner, de Chamberlain et de Lagarde, pour n'en citer que quelques unes, sont analysées comme autant d'échelons vers une radicalisation inexorable. Le discours libéral suit cette filière, pour se concentrer ensuite sur la place des Juifs dans l'histoire allemande. Ici comme auparavant, une attention égale est accordée à l'analyse du réel et à celle de l'imaginaire.

L'approche est, là aussi, double: d'une part, il s'agit de déterminer l'image du Juif dans la société majoritaire; de l'autre, de définir son rôle réel. Un bon exemple de cette double approche se trouve dans l'article déjà cité de Talmon, "Mission et Témoignage" :

"Nous nous proposons (..) de montrer qu'au cours des deux siècles qui viennent de s'écouler, le destin des Juifs s'est trouvé indissolublement lié a des questions qui se trouvent au coeur même de la condition de l'homme moderne. Si les Juifs ont joué un rôle telle­ment important dans l'Histoire, ce n'est pas tant parce qu'ils avaient une mission à remplir (bien que cet aspect ne doive point être sous-estime) , que parce que leur destin a été de servir au monde à la fois de témoignage vivant, de pierre de touche, de bouc émissaire et de symbole."[38]

L'importance capitale accordée aux idées par le discours libéral est ainsi évidente. L'antisémitisme, dans cette perspec­tive, n'est pas juste une manie partagée par quelques fanatiques, sans emprise réelle sur le gros des Allemands, il au contraire le mobile principal de l'idéologie nazie et la clé a sa compréhension.

"La fureur antisémite qui montait en Europe il y a quatre-vingts ans n'était pas un sous-produit, mais au contraire le point de départ et de concours d'un vaste mouvement politique et idéologique. Utilisant l’antisé­mitisme comme point d’Archimède , ce mouvement fut amené à désavouer tout ce qu'avait affirmé le rationalisme humaniste, et même tout ce que lui avait enseigné son ancêtre, le christianisme."[39]

En examinant les rapports de causalité que l'historiographie libérale établit entre cette idéologie et son application, on comprendra mieux pourquoi j’ai caractérisé celle-ci comme un discours linéaire. Ainsi, George Mosse écrit à la fin d'une démonstration minutieuse de l'évolu­tion des idées en Allemagne :

"The growing abstraction of the Jew reflected the growing process of his depersonalization. Once the Jew had been denied a soul and genuine emotions, once his religion had been categorized as a fossil without ethical content, he was well on the way to being dehumanized. And who could feel any sorrow for or commiserate with an entity that had lost all human dimensions? Once a population had accepted this depiction of the Jew, it was possible to regard him as a cipher, as a figure that aroused no human compassion - only the large numbers of the martyred dead would stagger the imagination."[40]

Ou, encore plus clairement:

"Publications continued to arouse popular sentiment against the Jews throughout the land during the Third Reich. They kept alive the fire of anti-Semitism exactly to the degree necessary to implement measures for national ends. (...) Der Stürmer, Streicher's anti-Semitic sheet, published the most vitriolic attacks. It is little wonder then that when Hitler launched the campaign for the eradication of Jewry, he met with little opposition, little disillusionment in those he used for the purpose."

Qu'il me soit permis de m'étonner précisément de ce que George Mosse considère comme le prolongement naturel de la pensée antisémite. Sans vouloir nier le moins du monde l'influence considérable que peuvent exercer les idéologies sur le comporte­ment humain, je suis de l'avis qu'il y a une différence fondamen­tale entre des opinions que l'on profère, et les actions qu'on commet ou même qu'on tolère quand elles sont dirigées contre une personne en chair et en os qu'on rencontre tous les jours, comme c'était le cas des Allemands avec leurs voisins juifs. Aussi déterminant que fût l'antisémitisme pour l'idéologie nazie, il ne suffit pas à expliquer la «Solution Finale».

Que le discours libéral ait justement choisi comme,objectif numéro un de l'expliquer constitue, selon une certaine perspec­tive, sa force. C'est bien cet entêtement qui a permis de multiplier les voies de recherche. En outre il faut un certain courage pour fixer comme centre d'intérêt et centre tout court la négativité radicale que constitue la «Solution Finale». Toute l'image d'une époque en a été contaminée. Néanmoins, le fait de vouloir l'expliquer, du moins expliquer "comment cela a pu arriver" est à mes yeux déjà une manière d'en désamorcer l'hor­reur. Du scandale d'un non-sens absolu la Shoah devient un avertissement pour l'humanité-. En avançant toujours plus dans l'analyse, nous verrons que ce désir de transformer le néant en force positive peut être considéré comme l'une des motivations latentes du discours libéral.

B. L'ORDRE FACTUEL: UN DISCOURS DE LA CAUSALITE

L'historiographie libérale est réfléchie, au sens propre du mot; c'est-à-dire elle ne cesse de repenser ses méthodes et de multiplier ses mises en garde, consciente qu'elle est des écueils de la pensée. Ainsi, Hannah Arendt écrit :

"La nouveauté est le domaine de l'historien qui, à la différence du scientifique préoccupé par les faits récurrents de la nature, étudie ce qui jamais n'advient qu'une fois. Cette nouveauté peut être défigurée si l'historien, insistant sur la causalité, prétend pouvoir expliquer les événements par un enchaînement causal qui les aurait en dernier ressort provoqués. II se pose alors en «prophète tourné vers le passé» dont les dons de prophétie n'achoppent qu'en raison de la navrante finitude du cerveau humain, malheureusement incapable d'assimiler ou d'articuler correctement l'ensemble des causes qui entrent en jeu simultanément. A vrai dire, la causalité est une catégorie aussi trompeuse qu'étrangère dans le cadre des sciences historiques. Non seulement le sens réel de tout événement transcende toujours les «causes» passées qu'on peut lui assigner (..), mais qui plus est, ce passé lui-même n'émerge qu'à la faveur de l'événement. C'est seulement lorsque quelque chose d'irrévocable s'est produit qu'on peut s'efforcer de déterminer à rebours son histoire. L'événement éclaire son propre passé; il ne peut jamais en être déduit.

Lorsque survient un événement assez important pour éclairer son propre passe, l'Histoire (history) apparaît. Alors l'amas chaotique du passé se change en un récit (story) qui peut être raconté parce qu'il a un commencement et une fin. Ce qu'un tel événement nous révèle, c'est un commencement jusque-là enfoui dans le passé; aux yeux de l'historien, cet événement ne peut apparaître que comme l'achèvement de ce commencement qu'il a porté au jour. C'est seulement lorsque survien­dra un nouvel événement que cette «fin» se révélera à son tour comme un commencement pour les historiens à venir."[41]

Cette citation nous éclaire davantage sur la manière dont il faut comprendre ce que je veux dire par "caractère linéaire" du discours libéral. Il ne s'agit pas d'un schéma que l'on pourrait représenter par une simple chaîne de causalité, récusée d'emblée comme insuffisante par ces auteurs subtils. Cependant, si selon Hannah Arendt un événement ne peut être déduit du passé, c'est le passé qui y est déduit de l'événement : il y a, malgré tout, déduction. L'histoire, dans cette perspec­tive, n'existe qu'à partir de l'événement qui au préalable a été reconnu digne d'un passé dans "l'amas chaotique" des choses. C'est précisément cette démarche contre laquelle se dressent des historiens contemporains comme Martin Broszat et Hans Mommsen, et qui est, bien sûr, l'inverse de la "Alltagsgeschichte". Dans une controverse récente avec Saul Friedländer[42], le premier s'est insurgé contre le fait qu'on "écrit l'histoire du nazisme à rebours", c'est-à-dire à partir de l'événement Auschwitz, au lieu de la "dérouler" par son commencement. Le caractère linéaire du discours libéral peut ainsi être défini par le fait qu'on marque un événement historique comme important, qu'on l'isole par cette analyse et qu'on retrace ses tenants et aboutissants, établissant ainsi des liens non pas tant avec que dans le passé, jusqu'à arriver à une structure qui ressemble à un réseau plus qu'à une chaîne. Ainsi, après avoir analysé la «Solution Finale» dans l'ordre temporel, selon une perspective d’engendrements, le discours libéral la place dans l'ordre factuel, pour scruter les structures et la dynamique d'un système dont elle serait l'aboutissement.

1. La dynamique inhérente au système

L'Etat national-socialiste est décrit par le discours libéral sous différents aspects. Comme la méthode de cette analyse correspond dans l'essentiel à celle que nous venons d'analyser pour l'ordre temporel, nous irons un peu plus vite qu'auparavant, ce qui ne doit pas tromper sur l'importance respective accordée à ces sphères: c'est dans les structures totalitaires dans leur variante nazie, dans une forme spécifique de mobilisation politique, d'agressivité vers le monde extérieur et de criminalité à l'intérieur, que cette historiographie croit saisir l'essence de cette époque. La place que l'analyse de ces phénomènes occupe dans les différents ouvrages est considérable, celle de la vie quotidienne nulle. Nous nous trouvons donc bien devant la démarche définie par Hannah Arendt: à partir d'un résultat que l'on prend comme point de départ, l'on retrace un passé qui par définition n'est pas tout le passé, mais qui est pris comme sa quintessence par un historien. Cette perspective est nécessairement subjective et implique un jugement de valeur préalable.

Dans le cas du nazisme, le jugement du discours libéral consiste à souligner les aspects extraordinaires de cette époque, ceux qui sont en rupture avec les valeurs de notre tradition, et non pas les aspects de la vie ordinaire en faveur chez les historiens contemporains. Le nazisme est ainsi vu comme un système à la fois totalitaire et révolutionnaire, au sens propre du mot, c'est-à-dire qu'il bouleverse l'ordre ancien :

"Im Apparat und in den Methoden des SS-Polizei-Staates war der revolutionäre und totalitäre Herrschaftsanspruch des NS-Regimes ständig gegenwärtig. So bedeutsam die Kontinuität pseudolegaler Strukturen und das chaotische Gegeneinander der Rivalitäten im Dritten Reich für die Beurteilung des Systems sind - es war revolutionär und totalitär, insofern jener «zweite Staat» die bisherigen Ordnungs- und Wertbegriffe umkehrte und zugleich die totale Kontrolle des Menschen und seine Umfunktionierung im Dienste der neuen Ordnung beanspruchte. "[43]

L'analyse que le discours libéral consacre à l'Etat totali­taire nazi est guidée par trois préoccupations majeures :

- premièrement, retracer l'évolution du mouvement nazi d'un parti minoritaire jusqu'à l'établissement d'un Etat dont l'emprise sur l'homme est totale;

- deuxièmement, mettre en évidence les structures et le fonction­nement de ' cet Etat dans toute sa complication, avec ses rivali­tés, ses doubles compétences et "the peculiar «shapelessness» of the totalitarian government. "[44] Déceler les principes qui contribuent à son maintien (comme "Führerprinzip" ; Feindprinzip"; Terrorsystem; propagande et mensonge etc.).

- troisièmement, comprendre les mobiles des protagonis­tes du régime d'une part, et des masses qui suivent de l'autre. Etablir ainsi le système de valeurs du totalitarisme et saisir la conception de l'homme qu’il représente.

L'image qui résulte de l'addition de ces trois perspectives d'enquête est celle devenue traditionnelle en Occident quand on parle du National Socialisme à un niveau officiel. Nous allons rapidement en retracer les grandes lignes.

L'expression "la dynamique du système" peut être prise comme un condensé de l'approche libérale pour rendre compte du phéno­mène totalitaire. Après avoir décrit des évolutions à long terme qui ont préparé ce phénomène, l'historien du nazisme se trouve devant une formidable accélération de l'Histoire, devant un bouleversement si complet de l'ordre ancien avec des conséquences si durables en un laps de temps quasi insignifiant (douze années seulement), que l’analyse temporelle en est comme asphyxiée. Il faut donc avoir recours à une logique différente, qui tient dans un même mouvement toutes les phases parcourues de la "Machtergreifung" (prise de pouvoir) pseudo-légale à une société en dehors de toute légalité, non pas parce qu'elle serait sans lois, mais parce que la notion de légalité même y est abolie, et dont les camps de la mort serait

la quintessence[45]. Cette logique est structurelle même si elle s'applique à un mouvement, "a movement, international in organi­sation, all-comprehensive in its ideological scope, and global in its political aspiration"[46]. Par structurelle j'entends qu'elle est formelle plutôt que concrète, c'est-à-dire qu'elle s'inté­resse aux prémisses, aux enchaînements rationnels et aux inférences à l'intérieur d'un système qui a ceci de particulier qu'il existe à la fois dans le réel et dans la pensée. Mais, et cela est déterminant, sa logique est celle de la pensée et non celle du réel. C'est ce que Hannah Arendt appelle "the totally fictitious world"[47] du totalitarisme: ”An ideology is quite literally what its name indicates: it is the logic of an idea. Its subject matter is history, to which the «idea» is applied.” [48]

Le propre du totalitarisme serait ainsi d'avoir été jusqu'au bout de sa logique, sans la moindre considération pour le réel. C'est cette négation absolue de la réalité qui a mené à sa ruine.

"The trouble with totalitarian regimes is not that they play power politics in an especially ruthless way, but that behind their politics is hidden an entirely new and unprecedented concept of power, just as behind their Realpolitik lies an entirely new and unpreceden­ted concept of reality. Supreme disregard for immediate consequences rather than ruthlessness; rootlessness and neglect of national interests rather than nationalism; contempt for utilitarian motives rather than unconsidered pursuit of self-interest; «idealism», i.e.. the unwavering faith in an ideological fictitious world, rather than lust for power - these have all introduced into international politics a new and more disturbing factor than mere aggressiveness would have been able to do. Power, as conceived by totalitarianism, lies exclusively in the force produced through organization."[49]

La mise en oeuvre d'une idéologie suppose donc deux choses, pouvoir et organisation. Ce sont effectivement les deux éléments autour desquels le discours libéral concentre son analyse:

"The forms of totalitarian organisation, as distinguished from their ideological content and propaganda, slogans, are completely new. They are designed to translate the propaganda lies of the movement, woven around a central fiction - the conspiracy of the Jews (....) - into a functioning reality, to build up, even under non totalitarian circumstances, a society whose members act and react according to the rules of a fictitious world. (…) Organization and propaganda (...) are two sides of the same coin."[50]

L'organisation, dans le monde moderne, se fait par la bureaucratie; la propagande véhicule l'idéologie. Tous deux ont en commun de rendre l'homme abstrait, et c'est de cette abstrac­tion que naît la terreur. Cette terreur, qui repose sur rien à part justement l'abstraction, qui ne sert même pas le pouvoir puisqu'elle est régulièrement dirigée contre les plus fidèles partisans du régime, est, pour les auteurs du discours libéral, l'essence même du totalitarisme.

"Das nationalsozialistische Regime war totalitär nicht nur im Anspruch der Ideologie und des omnipotenten Führerstaates, sondern auch in der Realität des Terrorsystems. Und hier war das entscheidende Merkmal, dass die in ein SS-Regime verwandelte Polizeimacht mit uneingeschränktem Ermessensspielraum Maßnahmen zur «Vorbeugung» auch gegen Menschen ergreifen konnte, denen eine Gegnerschaft oder ein Vergehen lediglich zuzumuten war. Man hatte es also nicht «nur» mit den äußeren Zwangsmaßnahmen einer Diktatur zu tun, sondern mit dem Ausbau einer Gesinnungs- und Rassenpolizei, die vor keinem Bereich des Menschen halt machte. Die Einrichtung der Konzentrationslager, zugleich Instru­mente der Umerziehung und des Terrors, ihr Ausbau zu Trägern der Massenverhaftung und -vernichtung war nur eine Konsequenz dieser totalitären Kompetenz."[51]

Selon une même optique, Raul Hilberg, prenant la terreur et l'organisation comme les deux concepts-clés pour la compréhension du nazisme, a analysé la «Solution Finale» comme un processus de destruction bureaucratique:

"It is a bureaucratic destruction process which, in its step by step manner, finally led to the annihilation of five million victims ."[52]

Ce processus se déploie selon une logique implacable où non seulement aucune inhibition d'ordre moral ne vient perturber l'organisation, mais qui tourne à vide, poursui­vant son but abstrait même après la liquidation de l'ennemi désigné :

"The German destructive effort may be likened to a three-dimensional structure which was expanding in all three directions. In one direction we can see an alignment of agency after agency in a machinery of destruction. In another direction we note the development, step by step, of the destruction process. In the third we can observe an attempt to set up multiple processes aimed at new victims and pointing to a destruction, group by group, of all human beings within the German reach. "[53]

Selon cette perspective, où la destruction absolue est la quintessence du système, les camps de concentration et, à leur suite, les camps d'extermination en deviennent le centre même, le symbole et l'incarnation, et ceci justement par leur caractère «fictitious», qui n'a plus rien à voir avec notre réalité:

”There are no parallels to the life in the concentra­tion camps. Its horror can never be fully embraced by the imagination for the very reason that it stands outside of life and death. It can never be fully reported for the very reason that the survivor returns to the world of the living, which makes it impossible for him to believe fully in his own past experiences. It is as though he had a story to tell of another planet, for the status of the inmates in the world of the living, where nobody is supposed to know if they are alive or dead, is such that it is as though they had never been born.”[54]

C'est donc dans l'établissement d'un monde total, avec une autre réalité et d'autres valeurs que celles que nous connais­sons, qu'il faut voir le projet véritable du totalitarisme. Ce monde n'est pas celui des vivants:

"If we take totalitarian aspirations seriously and refuse to be misled by the common-sense assertion that they are utopian and unrealizable, It develops that the society of' the dying established in the camps is the only form of society in which it is possible to dominate man entirely."[55]

2. Anatomie d’une religion politique

C'est pour toutes ces raisons que la «Solution Finale», dans le discours libéral, n'est pas seulement considérée comme un événement majeur, mais comme le coeur même du nazisme. Cela implique évidemment une vision où celle-ci n'était pas une sorte d'excroissance rendue possible par le chaos de la guerre, mais bien au contraire une action chargée de sens pour ceux qui la commettaient:

"The Germans killed five million Jews. A process of such magnitude does not come from the void; to be brought to a conclusion in such dimensions an administrative undertaking must have meaning to its perpetrators."[56]

Ceci est d'autant plus vrai que toutes les enquêtes ont démontré le caractère non-utilitaire de la «Solution Finale»:

"In der Theorie und Methode des Massenmords ist die rassistische Ideologie des Nationalsozialismus als ein Selbstzweck hervorgetreten. Nützlichkeitserwägungen haben nur noch im Blick auf den Arbeitseinsatz eine begrenzte Rolle gespielt . Aber sie standen auch dann im Zeichen des Endzwecks, der Vernichtung . " (....) "Der Völkermord am Judentum ( . . ) war weder eine Kriegs- noch eine Terrormaßnahme . Weder individuelle Schuld noch innere Auseinandersetzung. weder öffentliche Abschreckung noch kriegspolitische Maßnahmen spielten eine bestimmende Rolle. Die Vernichtungsaktion gründete im biologistischen Wahnsinn der NS- Ideologie, sie hebt sich daher auch klar aus dem Terror der Revolutionen und Kriege in der bisherigen Geschichte heraus . Es war die gänzlich unpersönliche, bürokratische «Ausmerzung» eines Volkes , das in toto als minderwertiges Untermenschentum, als tierisches «Ungeziefer» klassifiziert und vom Züchter Himmler wie eine biologische Krankheit behandelt wurde."[57]

Une persécution sans utilité pour le persécuteur et même sans haine de sa part, sans pogromes (la nuit de cristal mise à part) et sans fureur populaire, suppose une conviction bien plus profonde qu'une action spontanée. Une telle conviction tient sa force d'une foi qui, par certaines de ces caractéristiques, s'apparente à la religion, bien que sous le mode perverti. C'est pourquoi les auteurs du discours libéral caractérisent souvent le nazisme par le terme de "religion politique":

"National Socialism, the whole Völkisch movement, was analogous to a religion, and the movement acted as if belief in the faith would grant the disillusioned a comfort and a sense of belonging which society could never provide. Yet the movement was not wholly centred upon the outpouring of the longings of the soul.(…) The ideology was formalized. The archetypes were not allowed free play. And as the ideology was tamed, it came to express itself through an internal logic of its own which took on concrete, outward forms ."[58]

La religion politique du nazisme avait à la fois un contenu positif et un contenu négatif. Ce dernier peut se définir par l'opposition à toutes les valeurs traditionnelles du christia­nisme et de l'humanisme, c'est-à-dire à tout ce qui considère l'unité du genre humain comme une prémisse sacrée. "All diese Entwürfe hatten eines gemeinsam: die Kampfansage an jene moralischen Wertvorstellungen, die Mitleid und Toleranz, Schutz und Fürsorge in den Mittelpunkt der Zivilisation stellen."[59] Le contenu positif est éclectique, vague et primitif sur le plan des idées : il n'y a pas lieu de l'analyser ici. Ses deux pièces maîtresses sont le mythe d'un "Führer" hypostatique, dont la volonté est une sorte d'absolu qui décharge l'individu de toute responsabilité, et l'unité du "Volk" qui transcende et remplace celle de la personne. Ces deux facteurs agissent, par rapport aux adhérents du mouvement, dans le sens de l'abandon de soi, dont résulte un sens du sacrifice jamais satisfait, perpétuellement, en quête de victimes :

"Es gibt jedoch einen Aspekt des heroischen Mythos, der tatsächlich zu der ungetarnten Wirklichkeit des Regimes gehört: Der Appel an das Selbstopfer und eine Vernichtungsbereitschaft, wie wir sie aus der Gotterdämmerung kennen." (...) "Innerhalb dieser Ideologie ist Wert gleichbedeutend mit der menschlichen Bereitschaft sum Scheitern: Der Bereitschaft zum eigenen Untergang wie zum Untergang des Anderen. (...) Die fatale Ambiguität dieser «Opfer»-Rhetorik liegt in der Sprache selbst verborgen, da ja im Deutschen die komplementären Begriffe des offertum und sacrificium, victim und sacrifice (..) auf fatale Art zu dem einen Wort Opfer wurden. In Gegenwart seiner Tischgenossen in der Wolfschanze ließ Hitler gelegentlich die Maske fallen: „Kurz gesagt ist es doch so, daß einer, der für sein Haus keinen Erben hat, sich am besten mit allem, was darin ist, verbrennen lässt - wie auf einem großartigen Scheiterhaufen.“ "[60]

Ce ne sont donc pas seulement les victimes qui brûlent sur le «magnifique bûcher» d'Adolf Hitler, ce sont aussi les bour­reaux. Le sacrifice est complet, car ce qui a été sacrifié ici c'est la personne humaine, la persona qui seule porte un visage. Cela explique aussi comment deux phénomènes comme la religion politique, qui souvent a frôlé l'extase, et la "banalité du mal" apparemment exempte de tout enthousiasme ont pu, dans le cas des persécuteurs nazis, faire si bon ménage. Les deux ont été analysés séparément par le discours libéral. Leur contradiction n'est pourtant qu'apparente, car tous les deux sont l'expression du phénomène qui a le plus intéressé ces auteurs tout au long de leurs analyses du totalitarisme: la dépersonnalisation.

III. L'ORDRE MORAL: TYPE ET ANTITYPE

Le concept de l'unité du genre humain est une prémisse commune aux deux rameaux de la civilisation occidentale, le judéo-christianisme et le rationalisme hérité de la pensée grecque. Elle repose sur la conviction que « les différences de race, d'origine, de langue et de religion n'ont qu'une importance secondaire, par rapport au fait primordial que constitue l'humanité de l’homme. »[61] Cette humanité repose sur deux facteurs dont le totalitarisme, plus qu'aucun autre phénomène historique, a révélé la fragilité : l'intégrité de la personne capable de communiquer, et l'existence d'un espace public où cette communication a lieu, où l'individu sort de sa sphère privée pour un projet communautaire. Cet espace était, pendant deux millénaires, la sphère politique telle que l'ont pensée les grecs dans l'incarnation parfaite de la polis. et dont la modernité a vu la ruine. C’est Hannah Arendt qui a consacré le gros de son oeuvre à la réflexion de l’état "post-­totalitaire", où le social a avalé les anciennes sphères du politique et du privé, mais ses positions fondamentales sont partagées par tous les auteurs dont j'ai parlé jusqu'alors. Elles pourraient se résumer par les trois propositions suivantes. « 1. La tradition est un trésor à jamais perdu; 2. les sociétés modernes (sociétés de masse ou sociétés totalitaires) ont réduit à néant tout domaine publico-politique, tout espace commun, tout sens commun; 3. la modernité doit imaginer d'autres formes de sens commun. »[62]

Si nous considérons ces positions sous la perspective du type de société qu'elles défendent et sous celle de l'anti-type qu'elles combattent, nous comprenons mieux l'image du totalitarisme comme "mal radical" telle que nous la trouvons dans le discours libéral.

„Thomas Mann hat das Politische einmal einen Teil des Humanum genannt. Die Inhumanität der national-totalitären Regime lag auch darin begründet, daß sie im tiefsten Wesen unpolitisch waren: politische Unterdrückung und nicht Entfaltung, politische Gebundenheit an den Scheinbegriff Rasse und nicht staatsbürgerliche Entscheidung waren die Voraussetzungen. Auf den äußersten Höhepunkt haben Faschismus und Nationalsozialismus diese Entwicklung geführt, mit ihren Konsequenzen: Gleichschaltung und Unterdrückung nach innen, Expansion und Vernichtung nach außen.“[63]

La destruction de la personne humaine entraîne donc fatale­ment, aux yeux de ces auteurs, la destruction de l'humanité. C'est ce que Hannah Arendt nomme le mal absolu:

"It is the appearance of some radical evil, previously unknown to us, that puts an end to the notion of developments and transformations of qualities. Here, there are neither political nor historical or simply moral standards but, at the most, the realization that something seems to be involved in modem politics that actually should never be involved in politics as we used to understand it, namely all or nothing, ail, and that is an undetermined infinity of forms of human living-together, or nothing for a victory of the concentration-camp System would mean the same inexo­rable doom for human beings as the use of the hydrogen bomb would mean the doom of the human race." (...) "Until now the totalitarian belief that everything is possible seems to have proved only that everything can be destroyed. Yet, in their effort to prove that everything is possible, totalitarian regimes have discovered without knowing it that there are crimes which men can neither punish nor forgive. When the impossible was made possible it became the unpunishable, unforgivable absolute evil which could no longer be understood and explained by the evil motives of self-interest, greed, covetousness, resentment, lust for power, and cowardice; and which therefore anger could not revenge, love could not endure, friendship could not forgive. (...) It is inherent in our entire philosophical tradition that we cannot conceive of a "radical evil". (...) Therefore, we actually have nothing to fall back on in order to understand a phenomenon that nevertheless confronts us with its overpowering reality and breaks down all standards we know. There is only one thing that seems to be discernible: we may say that radical evil has emerged in connection with a System in which all men have become equally superfluous. The manipulators of this System believe in their own superfluousness as much as in that of all others and the totalitarian murderers are all the more dangerous because they do not care if they themselves are alive or dead, if they ever lived or never were born. The danger of the corpse factories and holes of oblivion is that today, with populations and homelessness everywhere on the increase, masses of people are continuously rendered superfluous if we continue to think of our world in utilitarian terms. (...) Totalitarian solutions may well survive the fall of totalitarian regimes in the form of strong temptations which will come up whenever it seems impossible to alleviate political, social or economic misery in a manner worthy of man."[64]

Type et antitype d'une société sont admirablement condensés dans cette longue citation où le mal radical pour l'homme consiste à se sentir superflu. Cela signifie qu'il n'a plus de «persona», plus de visage, et qu’il n'a plus de visage parce qu'il n'a plus de mémoire. Quelqu'un qui se sent superflu n'a pas de prolongements, ni dans le passe ni dans l'avenir. Il ne lui reste qu'un présent qui, du fait de son isolement, est à la fois un absolu et absolument sans signification. La perte de la mémoire devient ainsi la caractéristique numéro un de l'homme totali­taire .

C'est précisément contre cette perte que le discours libéral a décidé de lutter. En fait, toute son entreprise peut être caractérisée par ce but. En premier lieu, il s'agit de recouvrer la tradition: non pas pour en faire un culte nostalgi­que, mais pour rétablir des liens avec un passé :

« Ce qui s'est perdu, c'est la continuité d'un passé qui, semble-t-il, se transmettait de génération en génération, acquérant au cours de cette transmission sa cohérence propre. (..) Ce qui nous reste, c'est toujours un passé, mais un passé fragmenté qui a perdu toute assurance de jugement. (…)

«Par cinq brasses sous les eaux

Ton père étendu sommeille.

De ses os naît le corail,

De ses yeux naissent les perles.

Rien chez lui de périssable

Que le flot marin ne change

En tel ou tel faste étrange.»

(Shakespeare, La Tempête, I, 2)

Ce sont ces fragments du passé, «transformés par le flot marin», dont j'ai traité ici. S'ils peuvent encore nous être de quelque utilité, c'est grâce à la trace intemporelle que le souffle de la pensée imprime dans le monde de l'espace et du temps. Quelque (..) lecteur voudrait-il se risquer à pratiquer la technique du démantèlement[65], qu'il prenne garde de ne détruire ce «faste étrange», ce «corail» et ces «perles» qu'on ne peut sans doute préserver que sous"cette forme fragmen­taire. »[66]

La précarité qui caractérise la notion d'un héritage précieux, à préserver, et en même temps définitivement altéré, se retrouve également dans les ébauches d'un nouvel espace public dont tous les ouvrages du discours libéral sont parsemés. Celles-ci reflètent la conviction que, pour restaurer la dignité de la personne humaine, il faut un nouvel "inter-esse", quelque chose qui transcende la sphère privée. Néanmoins, le succès est loin d'être assuré, et si c'est dans la démocratie que ces auteurs conçoivent le modèle le plus approprié d'un sens commun, c'est qu'ils y voient un moindre mal, et non pas le meilleur des mondes possibles.

"Bewusstsein bedeutet «Klarheit, Selbstkritik, Nüchternheit, Wirklichkeitssinn, Rationalität.» Es fordert nach innen die Beteiligung am Ausbau eines freiheitlich-demokratischen, sozialen Gemeinwesens, nach außen die Orientierung an den übernationalen Aufgaben, Erkenntnis der wirklichen Lage und der Möglichkeiten in der modernen Welt. (..) Wahrend der alte Nationalbegriff das Trennende betonte, gilt es nun, den Nationalismus aller gegen alle abzulösen durch eine internationale Politik, die sich an den Lebensregeln innerstaatlicher Demokratie, an Diskussion und Kompromiss orientiert."[67]

Le discours libéral est le contraire d'un discours naïf. La crainte que l'humanité va à sa perte le sous-tend à chaque ligne, et la volonté d'empêcher cela par tous les moyens dont il dispose. Ces moyens sont de l'ordre de la pensée. Ils évitent les certitudes à bon marché. Il n'en ira pas de même à partir du moment où la société s'emparera de ce discours.

IV. SOCIETE ET MEMOIRE

J'ai dit au début de mon exposé que l'historiographie est une des manifestations de la mémoire collective, ou l'expression d'une des différentes mémoires collectives qui coexistent à chaque instant dans une société par rapport à une époque détermi­née. Cela signifie qu'il y en a d'autres qui véhiculent les mêmes idées sous différentes formes. Or, il arrive parfois qu'un discours historiographique se recoupe avec le discours officiel - celui qui, à un moment donné, est, reconnu par la société comme l'expression adéquate de la mémoire qu'elle garde de son passé. C'est le propre de l'historiographie d'élaborer un discours sur le passé, dont la société extrait une image. Celle-ci est dès ses débuts sensiblement plus grossière que le discours lui-même, mais correspond au moins à ses grandes orientations. Ensuite, elle se défigure de plus en plus par tous les clichés qui s'agglutinent autour d'elle, généralement véhiculés par les médias, et aussi par les rituels de la société moderne, comme par exemple ses commémorations, qui n'ont pas la charge sacrée des rituels religieux et s'usent ainsi terriblement vite. Par conséquent, un fossé de plus en plus grand se creuse entre le discours historiographique d'origine, qui obéit aux lois de la pensée et est toujours sujet à changement, et l'image du passé forgée par la société, laquelle non seulement supporte difficilement des amendements, mais devient avec le temps de plus en plus rudimentaire. La dynamique qui régit ce double processus est inversement proportionnelle: celle de l'historiographie va vers un affinement croissant; celle du discours officiel vers une réduction de plus en plus grande.

Ceci a été précisément le sort du discours libéral pendant les dernières décennies en Occident et tout particulièrement en Allemagne. L'image du nazisme qui a été retenue et cultivée au niveau officiel n'est plus faite que de quelques traits seulement: criminalité fonda­mentale du système, mal absolu de la «Solution Finale»; domination totale de l'homme de masse sans visage. La moralité affichée par le discours officiel est aussi éloignée de son modèle que le contenu de l'image par rapport à laquelle elle est formulée: ce qui, dans le discours libéral, est une pensée de la précarité tendue vers l'issue incertaine d'un nouveau sens commun, devient la glorification de la démocratie, et évidemment de celle dans laquelle on vit, avec tout son bel acquis.

A l'image abstraite d'un passé dont l'impact continue d'être immense correspond ainsi une moralité plate. Il n'est pas étonnant que les deux soient devenues insuffisantes pour les besoins de ceux qui, dans la société, "se soucient de sens et de compréhension"[68]. C'est contre cette image plus que contre le contenu réel du discours libéral – devenu un discours «monumentalisant» malgré lui - que s'élève une nouvelle génération d'historiens allemands, dont l'intention sincère est de «comprendre la génération de leurs parents». De façon évidente l'image du nazisme qui prévaut n'est, à cause de son abstraction grandissan­te, d'aucun secours dans l'entreprise; celle que véhicule le discours libéral non plus : mais elle reste comme un acquis sur lequel on peut bâtir, à partir duquel l’on peut partir dans d'autres directions de recherche.



[1] Hannah Arendt, "Understanding and politics", in Partisan Review, juillet-août 1953, (vol. XX), p. 377 - 392.

[2] Ibid.

[3] Was bleibt? Es bleibt die Muttersprache. Entretien télévisé de Hannah Arendt avec Günter Gaus, diffusé sur la seconde chaîne de télévision allemande, le 28 octobre 1964, dans le cadre de la série "Zur Person".

[4] Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, Chicago. 1967, p. 760.

[5] Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tubingen i960, résumé d'après la traduction française. Edition du Seuil 1976, chapitre "La signification herméneutique de la distance temporelle".

[6] Pour tout ce développement, voir Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, loc.cit., chapitre "Le principe de l'histoire de l'efficience".

[7] Hayden White, Metahistory: the Historical Imagination in Nineteenth Century Europe, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1973, "Introduction: The Poetics of History", p. 30 - 31

[8] Karl Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur, Entstehung Struktur und Folgen des Nationalsozialismus, Kiepenheuer & Witsch, Köln, Berlin 1969.

[9] Cf. Helmuth Plessner, Die verspätete Nation, Stuttgart 1959.

[10] Karl Dietrich Bracher, Manfred Funke, Hans-Adolf Jacobsen (éd.), Nationalsozialistische Diktatur 1933 - 1945, Eine Bilanz, Bonn, 1986, Schriftenreihe der Bundeszentrale für politischeBildung, Band 192.

[11] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, (1951,
1958, 1966), édition André Deutsch, Londres, 1986.

Idem, Eichmann in Jérusalem, 1963, édition française Paris, Gallimard, 1969.

Idem, "Understanding and Politics", in Partisan Review, juillet-août 1953., (vo. XX), p. 377 - 392, édition française dans Esprit, juin 1980 (6).

[12] op. cit., loc. cit.

[13] Yehuda Bauer, A History of the Holocaust, New York, 1982

[14] George L. Mosse, The crisis of German Ideology, Intellectual Origins of the Third Reich. New York, 1964; J. L. Talmon, "Mission et Témoignage", in Destin d'Israël, Paris 1965. (titre anglais: The Unique and the Universal). Fritz Stern, The politics of Cultural Despair.

[15] Eberhard Jaeckel, Hitlers Weltanschauung, édition française Hitler idéologue, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

[16] Karl Dietrich Bracher, op. cit., p. 536.

[17] Yehuda Bauer, A History of the Holocaust, New York, 1982, p. 333 - 334.

[18] Yehuda Bauer, op.cit. p. 332.

[19] Voir la fin de son article « Unicité et universalité de l’Histoire juive », in Destin d’Israël, loc. cit., p. 36

[20] J. L. Talmon, "Mission et témoignage", loc. cit. , p. 39 - 40

[21] Raul Hilberg, op. cit., loc. cit. , p. 1. Ibid., p. 3.

[22] Ibid. p. 3.

[23] Ibid. p. 3 et 4.

[24] Yehuda Bauer, op. cit., loc. cit., p. 89.

[25] Karl Dietrich Bracher, op.cit., p. 536.

[26] J. L. Talmon, "Mission et Témoignage", in Destin d'Israël. loc. cit., p. 75 - 77.

[27] Hannah Arendt, « BetweenPast and Future », Viking, 1961, cité d'après l'édition française, La Crise de la Culture, Gallimard, "Idées", 1972, p. 11.

[28] J.-C. Eslin, "L'événement de penser", Esprit, juin 1980

[29] J.-C. Eslin, "L’événement de penser", loc. cit. p. 14

[30] Talmud de Babylone, Berahot 8 b; Baba Batra 14 b.

[31] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit., p. 475.

[32] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit., p. 447.

[33] Karl Dietrich Bracher, op. cit., p. 1.

[34] Karl Dietrich Bracher, op. cit. p. 533

[35] Karl Dietrich Bracher, op. cit., p. 8.

[36] Ibid. p. 16 – 17.

[37] George Mosse, The Crisis of German Ideology, loc. cit. p. A

[38] J. L. Talmon, Mission et témoignage, op . cit., p. 40. Ibid. p. 41.

[39] Ibid. p. 41

[40] George Mosse, op. cit., p. 302.

[41] Hannah Arendt, Understanding and Politics, cité d'après la traduction française, Esprit, juin 1980, p. 75 - 76.

[42] Dans les Viertelsjahrshefte für Zeitgeschichte, 1988, n°3

[43] Karl-Dietrich Bracher, op.cit. p. 386

[44] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit. , p. 395.

[45] Voir à ce sujet les réflexions de Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit. , p. 461 et suivantes: "Instead of

saying that totalitarian government is unprecedented, we could also say that it had exploded the very alternative on which all definitions of the essence of governments have been based in political philosophy, that is the alternative between lawful and lawless government, between arbitrary and legitimate power."

[46] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit. , p. 389.

[47] Ibid., p. 388

[48] Ibid. p. 469

[49] Hannah Arendt, Ibid., p. 417 – 418.

[50] Ibid., p. 364

[51] Karl-Dietrich Bracher, op. cit. p. 386

[52] Raul Hilberg, op. cit. p. 29

[53] Ibid. p. 639

[54] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit., p. 444.

[55] Ibid., p. 455 - 456

[56] Ibid. p. 455 - 456

[57] Karl-Dietrich Bracher, op. cit. p. 464 et 466.

[58] George Mosse, op. cit. p. 316

[59] Karl-Dietrich Bracher, op. cit. p. 14

[60] J. F. Stern, "Hitler und die Deutschen", in Bracher / Funke / Jacobsen (Hrsg.) Nationalsozialistische Diktatur 1933-1945, loc. cit.. pp.729 - 730; 731.

[61] J. L. Talmon, op. cit. p. 64

[62] Olivier Mongin, « Du politique à l’esthétique », in Esprit, juin 1980, p. 98.

[63] Karl-Dietrich Bracher, op. cit., p. 535 - 536

[64] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, loc. cit. p. 443 et 459.

[65] C’est-à-dire la notion heidegerienne de céconstruction (Abbau)

[66] Hannah Arendt, The Life of the Mind, I. Thinking, II. Willing, Harcourt, 1978, Thinking, p. 212 sq., cité d'après la traduction française dans Esprit, juin 1980, p. 94.

[67] Karl-Dietrich Bracher, op. cit. p. 538 – 539

[68] Hannah Arendt, cf. note n° 1.

 
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