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Corinna CoulmasMétaphores des cinq sens dans l'imaginaire occidental
Les Editions La Métamorphose, Paris 2012
Le toucher : table des matières
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The Night Piece, to Julia Then, Julia, let me woo thee, thus, thus, to come unto me: and when I shall meet thy silv'ry feet my soul I'll pour into thee.
Robert Herrick, Hesperides, 1648.
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Ou, trois siècles et demi plus tard, avec autant de finesse et de retenue:
Si, de tes lèvres avancées, tu prépares pour l'apaiser, à l'habitant de mes pensées la nourriture d'un baiser, ne hâte pas cet acte tendre douceur d'être et de n'être pas, car j'ai vécu de vous attendre et mon coeur n'était que vos pas.
Paul Valéry, Les Pas, Charme
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Cependant,
notre manière d'aborder la sexualité a profondément changé au XXe siècle.
Baisers et caresses sont devenus publics, et tout, dans ce domaine, peut se
dire. Le cinéma nous a habitués au voyeurisme. Le représentable, dans le
septième art, n'a pas de limites. C'est le seul art entièrement profane, sans
le moindre antécédent religieux. C'est aussi le seul où le toucher n'intervient
en rien. Il se dispense ainsi de l'ancrage dans le réel qui est l'apanage de
notre premier sens. Loin de démentir l'argumentation qui nous a menés
jusqu'ici, son histoire semble confirmer les rapports complexes qui lient, en
Occident, l'ordre du toucher et celui de la vue.
Pendant des siècles, une certaine conception de l'homme, participant à la fois du divin et de l'humain, nous a dicté une double approche de la réalité, qui avait son reflet dans l'utilisation que nous faisions de nos sens. Entre ce qui se touche et ce qui se regarde il y avait tantôt réciprocité, tantôt complémentarité, tantôt opposition, mais jamais équivalence. Quand cette conception de l'homme s'est évanouie, le rapport à nos sens a également changé : c'est ce qui transparaît de ces aperçus sur l'histoire de la caresse en Occident.
Pendant des siècles, une certaine conception de l'homme, participant à la fois du divin et de l'humain, nous a dicté une double approche de la réalité, qui avait son reflet dans l'utilisation que nous faisions de nos sens. Entre ce qui se touche et ce qui se regarde il y avait tantôt réciprocité, tantôt complémentarité, tantôt opposition, mais jamais équivalence. Quand cette conception de l'homme s'est évanouie, le rapport à nos sens a également changé : c'est ce qui transparaît de ces aperçus sur l'histoire de la caresse en Occident.
Le vieillissement de la peau de chagrin La peau est toujours une peau de chagrin. Le double sens que reflète le titre du célèbre roman de Balzac est en fait dans la nature des choses. Car chagrin vient du turc sâgri et désigne le cuir grenu, fait de peau de mouton, de chèvre ou, comme dans ce cas précis, d'onagre. Chagrin et peau sont donc des synonymes. Par ailleurs, le chagrin est ce que nous connaissons de lui - l'affliction, la douleur, le mal, la peine, la souffrance, la tristesse. En quoi réside cette tristesse ? Dans le fait, précisément, que la peau soit grenue, que son grain soit apparent, qu'elle se racornisse, qu'elle vieillisse. Chagriner signifie travailler la peau à la rendre grenue
(Note 27)
. Contrairement
aux langues anglo-saxonnes et germaniques, qui désignent par des mots
différents la peau humaine et la peau travaillée des animaux, les langues
romanes, en n'admettant qu'un mot unique, préservent cette parenté, et mystérieuse familiarité, entre nous et le
règne animal qui est à l'origine de notre fragilité. C'est pourquoi la peau de
chagrin, dans le roman de Balzac, peut se charger de la même fonction que le
tableau dans Le portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde : elle est le
reflet, la mémoire secrète de son propriétaire. D'un côté, la peau qui diminue
à chaque désir exaucé et fait ainsi décroître le nombre de jours de celui qui
l'a acquise ; de l'autre, le portrait qui, en contrepartie de son âme, se
charge des traces que les années auraient dû déposer sur le visage de Dorian.
Comme il sied au récit fantastique, la vérité se trouve dans le reflet.Le reflet nous renvoie au miroir, speculum, qui a donné le nom de ‘spéculation' : à l'origine, spéculer était observer le ciel à l'aide d'un miroir. De même, ‘considération' dérive de sidus, étoile, et signifie étymologiquement regarder l'ensemble des étoiles. Le thème du miroir est ainsi étroitement lié à la connaissance. Or, nous avons vu que nous sommes dans le domaine des reflets, qui procurent une connaissance indirecte, trouble et changeante. La réflexion de la réalité n'en change pas la nature, mais elle est illusion, comme la saisie de la lune dans l'eau de la fontaine, et même mensonge : n'oublions pas que le miroir nous renvoie toujours une image inversée... De surcroît, cette image est immatérielle. On ne peut pas la toucher. Elle est et n'est pas ce qu'elle représente. C'est pourquoi, dans l'iconographie occidentale, la signification du miroir est double. D'un côté, il symbolise les vertus de la connaissance de soi, veritas et prudentia, de l'autre, il est l'attribut de la luxure et de la vanité : tout dépend de celui qui s'y mire, et de sa manière de le faire.
Que reflète au juste le miroir? Cuique suum reddit, il rend à chacun son dû, lit-on gravé sur une glace vénitienne du XVIIIe siècle. Serait-ce la raison de l'angoisse qu'il engendre ? Quel est notre dû ? Chaque miroir n'est-il pas aussi un miroir déformant ? Ce que nous y voyons n'est que le souvenir extérieur de la vie de celui qu'il reflète, les traces que le temps a laissées sur notre peau.
Car notre peau est une mémoire, certes. Mais cette mémoire est d'une autre nature que celle que saint Augustin nommait, avec l'intelligence et la volonté, une force de l'âme. La peau ignore l'oubli, qui seul permet de transformer le passé et de s'en rendre maître en l'adaptant au présent. C'est une surface d'inscription
(Note 28)
qui n'accepte aucune rature. Chaque ride y est gravée à jamais. Ce qu'on peut y
lire est irrévocable et monotone. Elle ne parle que d'une chose : de ce que
nous perdons. Ce qui reste beau, ce que nous avons gagné en expérience et en
sagesse, c'est le regard qui le dit, pas elle qui, immanquablement, se flétrit.
La peau est notre memento mori. Chaque enfant appelé à caractériser la
vieillesse pense d'abord à deux phénomènes liés à la peau : aux rides et aux
cheveux blancs. C'est précisément le sujet de La peau de chagrin, cette conviction que la vie s'y inscrit, la transforme, l'amoindrit jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Chaque désir se paie, chaque réalisation abrège la vie. Le problème balzacien est l'horrible découverte, tellement caractéristique de son siècle, que le jeu n'en vaut pas la chandelle, que le gain n'égale jamais la perte. On ne meurt plus, comme Job, chargé d'ans et rassasié de jours. Vieux, peut-être. La science a fait des progrès, l'hygiène s'est améliorée, il y a de plus en plus de personnes âgées. Mais rassasié, non. Le bilan est globalement négatif. On ne possède que l'instant qui a en propre de se manger lui-même. Les seuls paradis qui restent sont artificiels. Il n'y a plus que le plaisir des sens - ces sens qui n'ont plus de sens.
Il faut être toujours ivre. Tout est là, c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Baudelaire, Le Spleen de Paris
Or, malgré l'ivresse, on n'y échappe pas. Quand la brume se dissipe, la glace nous renvoie impitoyablement notre image, vieillie par le plaisir où nous avons cherché l'oubli. La vieillesse est une diminution, une impuissance, une douleur sans héroïsme. Contrairement à la jeunesse, elle ne compte pas parmi les grands sujets de la littérature occidentale, où elle est inscrite en creux, comme le frisson dont on se détourne. L'art non plus ne s'y est pas intéressé. Cela ne veut pas dire qu'on ne trouve pas de représentations de vieux. Au contraire, ils abondent dans la peinture des portraits, dans l'art sacré, dans la sculpture. Mais ce que ces oeuvres évoquent pour la plupart du temps sont le pouvoir, la richesse, la dignité, toutes choses qui sont un atout et ainsi le contraire de la vieillesse. Celle-ci n'y figure que comme un accident. Parfois, on trouve une allusion discrète, comme la clepsydre dans le portrait que Titien peignit du pape Paul III, âgé de 78 ans
(Note 29)
. Mais
là encore, c'est un petit objet posé sur la table qu'on peut, à la rigueur,
ignorer, alors que l'intelligence et la puissance du souverain pontife sautent
aux yeux de l'observateur le moins averti. C'est seulement dans les dessins -
dialogue du peintre avec son art - qu'on trouve des vieux qui y figurent à
cause de leur vieillesse, et non pas malgré elle. Les croquis que Dürer a
faits de sa mère en sont un exemple, et les derniers autoportraits de
Rembrandt, même s'ils sont peints à l'huile, sont aussi à classer dans cette
catégorie.Nous touchons ici à l'autre limite du représentable dans l'art occidental. On ne figure pas la putréfaction, et on évite la décrépitude, qui est comme son prélude. La hantise de notre finitude traverse d'un bout à l'autre l'art européen, mais ce n'est pas en se penchant sur les faiblesses de l'âge. La fascination de la laideur qui transparaît dans certaines peintures de genre s'exerce rarement sur cette laideur-là. Les Vanités nous parlent de notre finitude de façon plus épurée, la mort de façon plus dramatique. Car la déchirure de la mort est donnée à voir par la mort du Christ et autorisée à la représentation. Notons cependant qu'on montre souvent la mort violente ou la mort jeune, et presque jamais la lente extinction de la sénilité. C'est aussi cette première que la littérature préfère, sur laquelle elle s'attarde. Du vieillissement elle ne parle réellement que depuis l'époque romantique, et pour traiter de sa pernicieuse dégénérescence, elle a souvent recours au fantastique.
Le fantastique est lié à l'angoisse. Il apparaît dans un monde sans miracles, soumis à une causalité rigoureuse. Ce sont les grands maîtres du réalisme, experts de la justesse et de la profusion du détail, qui s'exercent dans ce genre. Leur univers est le contraire de l'univers mythique où le passage entre les différents ordres, entre le matériel et le spirituel, est de règle. Le fantastique cultive le doute : y a-t-il, ou non, irruption de forces surnaturelles, et si oui, de quelle nature sont ces forces ? C'est une perception particulière d'événements étranges qui prend son essor dans une oscillation entre le rêve et l'état de veille. Dans cette demi-conscience, "la rupture de la limite entre matière et esprit"
(Note 30)
redevient possible. Le monde physique et le monde spirituel s'interpénètrent à
nouveau, mais cette alliance n'est pas durable, et elle n'est jamais pour le
bien de celui qui l'expérimente. La mort se tient en attente, elle arrivera juste
après l'expérience, et elle aura notre peau.Le pur et l'impur ou le propre et le sale
De tous les organes de sens, la peau est la seule à se salir. "Salir : 1) altérer la netteté, la pureté de quelque chose par un contact répugnant ou enlaidissant. 2) abaisser moralement ; déshonorer, diffamer, flétrir." (Note 31)
Les connotations morales de cette définition peuvent surprendre. Le verbe nettoyer,
qui devrait être la contrepartie du verbe salir, a des significations
simples, concrètes, qui ne transcendent pas leur sens littéral. On sait à quoi
s'en tenir, on comprend son action, universelle et répétitive, on prévoit le
résultat. Mais la saleté n'est pas simple. Elle naît du dégoût qui lui donne sa
forme. Si on la combat partout, on est loin d'être d'accord sur sa définition.
N'est sale que ce que nous ressentons comme tel. Dans l'imaginaire populaire,
on traite l'ennemi de sale. Le diable pue, et chaque démon traîne sa part
d'immondices. Mais on ne regardait pas toujours comme sales des corps jamais
lavés, ni la vermine qui les recouvrait, ni même les excréments humains.
L'apprentissage de la propreté est un acte culturel qui représente des
différences considérables selon les civilisations et les époques. Le problème se complique encore du fait qu'à côté du couple propre et sale, nous trouvons celui de pur et impur - aujourd'hui peu employé dans son sens premier par nos langues européennes, mais présent en toile de fond dans notre raisonnement et indispensable pour la compréhension des mobiles profonds de l'hygiène. C'est un concept d'origine religieuse, basé sur la distinction entre le sacré et le profane. Celle-ci suppose la hiérophanie, la possibilité d'une irruption du sacré qui détache certains lieux, personnes ou choses du milieu environnant pour les mettre à part. Dans une telle perspective, le monde repose sur la havdalah, la séparation entre le sacré et le profane, comme le rappelle le nom, et le contenu de la prière juive pour la fin du sabbat. Non homogénéité de l'espace donc, et régimes ontologiques différents, mais passage de l'un à l'autre. Cependant, on ne peut pas approcher sans risque un lieu ou un objet sacré lorsqu'on est dans la condition profane. Il faut s'y préparer rituellement en se purifiant : ceci est vrai pour toutes les religions. Le contact comporte toujours un danger, notamment s'il implique un saut de niveau ontologique. La purification se fait partout au moyen d'ablutions, auxquelles s'ajoutent, le cas échéant, des fumigations ou des sacrifices. Mais le corps humain est toujours lavé, matériellement et symboliquement, des souillures que comporte le simple fait de vivre. Le passage de l'état impur à l'état pur est provisoire, fragile, réversible. La pureté absolue n'appartient qu'à Dieu. L'homme passe, tout au long de sa vie, par divers degrés d'impureté. A chaque fois, il doit recommencer : la purification implique l'idée d'un effacement. Dans sa lancée, l'homme s'arrête, s'examine et se déclare prêt à changer d'état, à se rapprocher, ne serait-ce que pour un temps, de l'idéal qu'exige de lui le divin. La pensée et le geste se complètent, mais c'est le geste qui l'emporte. L'homme se reconnaît dans sa matérialité, il se reconnaît comme créature.
Si le sale et l'impur, le propre et le pur ne sont pas des synonymes, il y a entre ces concepts d'évidentes correspondances. Dans tous les cas, les mots débordent largement leur acception physiologique. Nous l'avons vu pour le pur et l'impur, et pour le sale, mais cela vaut aussi pour le propre : ce mot ne désigne-t-il pas d'abord ce qui est approprié, adapté, particulier à une personne?
Ainsi nous observons, tant dans les religions primitives que dans les religions constituées, une association étroite entre la propreté du corps et la pureté. Les ablutions existent chez les Celtes comme dans les tribus indiennes de l'Amazonie. Elles font partie intégrante de l'hindouisme, du bouddhisme, du judaïsme, de l'islam. Le christianisme constitue, dans ce domaine, une exception de taille. J'essaierai de démontrer l'évolution particulière de l'Occident en matière de pureté et de propreté, et les énormes conséquences pratiques qu'a eues l'exégèse d'un concept.
Rappelons les étapes les plus marquantes de cette histoire. Les origines, d'abord : la pureté constitue, pour le judaïsme, une préoccupation permanente. Le Talmud ne consacre pas moins de douze traités à ce sujet. Ses rituels, mis à part ceux qui concernent le temple, rythment jusqu'à ce jour la vie d'un Juif pieux : lavage des mains, immersion après l'accouchement et la menstruation ; interdiction, pour un Cohen
(Note 32)
, de
traverser un cimetière ; existence d'animaux purs et impurs etc. Les
principales causes d'impureté définies dans la Bible (Note 33)
,
qui sont à la base de la codification ultérieure, sont toutes liées à des
phénomènes physiques. Ce sont la lèpre, les sécrétions sexuelles et le contact
avec des cadavres, notamment humains. L'ambivalence des termes dont nous avons parlé est présente dès leur définition. Prenons le cas de la lèpre. Celle-ci ne correspond pas seulement à la maladie de peau que nous connaissons, bien qu'elle la concerne aussi. Elle peut affecter les hommes, les vêtements et les maisons.
"La maison frappée de lèpre, ce cas ne s'est jamais présenté et ne se présentera jamais. Pourquoi la Tora en parle-t-elle ? Afin que tu l'étudies et en tires profit !"
(Note 34)
Selon cette conception, la lèpre n'est pas seulement un mal physique. Elle peut aussi se manifester à travers les habits de l'homme ou dans son habitat, car il existe une parenté entre la peau et les vêtements dont il se couvre, et entre son corps, la maison qu'il habite et le cosmos. A quel dérèglement correspond donc la lèpre, dont l'expression la plus courante est une lésion de notre peau ? C'est à l'étude qu'il incombe de le déterminer, à côté du rituel à observer quand le mal s'est déclaré. Or, avant d'étudier, il faut se purifier. Le Talmud exige qu'on s'approche de la Tora en état de pureté ; par ailleurs, l'étude de la Tora, à son tour, purifie celui qui s'y voue.
Cette dialectique est représentative du balancement permanent, au moyen de la Loi, entre les mondes physique et transcendantal, qui est l'un des traits les plus caractéristiques du judaïsme. La sanctification de la vie fait que celle-ci se déroule sur un double plan, le premier restant pleinement humain, le second étant une participation au divin à partir d'une existence purifiée. Voyons maintenant ce qu'il en est du christianisme.
"Nous ne marchons pas selon la chair, mais selon l'esprit. (...) Car la pensée de la chair est mort, la pensée de l'esprit est vie et paix..."
(Note 35)
Historiquement, "l'homme nouveau" a eu raison
du "vieil homme". La Loi a été abandonnée par les chrétiens ; ou plutôt
intériorisée, spiritualisée, selon les mots de saint Paul. Plus de rituel
engageant l'homme charnellement ; plus d'ablutions, dont le baptême reste
le seul vestige. Avec ce nouveau mode de vie sans contraintes physiques
quotidiennes, et sous l'influence de la pensée grecque, la pureté devient un
concept abstrait, dont le sens se situe à mi-chemin entre l'innocence et la
perfection. Ainsi, nos langues européennes connaissent le coeur pur, des traits
purs. Mais une main pure ? Un pied pur ? Impensable.Dans la mesure où il existe deux couples d'opposés - ‘le pur et l'impur' et ‘le propre et le sale' - on aurait pu croire que le couple concret (le propre et le sale) continue à fonctionner sans entraves sur le plan matériel après la spiritualisation de l'autre groupe. Or, il n'en est rien. C'est comme si les deux dépendaient si étroitement l'un de l'autre qu'on ne peut toucher à la fonction d'un des composants sans bouleverser l'ensemble. Et en effet, dès les premières règles de moines
(Note 36)
, qui
pendant des siècles représentent l'idéal chrétien le plus élevé, on constate
des réticences prononcées vis-à-vis de la propreté physique, associée à la
civilisation païenne antique, et condamnée pour cette raison. Commence alors en
Occident un périple singulier, qui va des bains romains à la "toilette sèche"
du XVIIe siècle pour aboutir, dans un revirement non sans surprises, à
l'hygiène moderne. (Note 37)
Pendant l'antiquité, le corps était à l'honneur et la propreté un ordre moral. Les thermes, dont on trouve des vestiges partout dans l'ancien Empire romain, nous surprennent encore aujourd'hui par leur conception généreuse et la maîtrise de leur construction. La pratique des bains se maintient tout au long du moyen âge, mais leur finalité change : il ne s'agit plus de garder le corps propre, mais de créer un espace de plaisir, de séduction, de jeux aussi où, à l'écart du regard de l'Eglise, se mélangent les âges, les sexes, les nudités. Nous sommes déjà loin de l'eau des ablutions qui agit sur l'homme entier, à la fois sur son corps et sur l'âme.
Après les siècles troubles des invasions barbares, l'idée de propreté n'avait pas disparu, mais son terrain d'application n'était plus le même. Comme le montrent les règlements des communautés religieuses, on insistait désormais beaucoup plus sur la netteté des lieux d'habitation et des objets communs que sur celle du corps humain. Depuis qu'il était devenu dépouille, celui-ci avait singulièrement perdu de sa force. Incapable de se régénérer lui-même, il paraissait sans défense, livré aux puissances hostiles qui le menacent de l'extérieur, et poreux. On croyait que l'eau et l'air peuvent s'y infiltrer, imprégner les tissus, les rendre vulnérables aux maladies et aux épidémies, notamment celle de la peste, qui ravageait alors l'Europe. Le corps humain paraissait affligé d'une faiblesse diffuse et globale, car les humeurs et donc les vigueurs s'échappent par les pores.
L'image du ‘corps perméable' a hanté l'Occident pendant des siècles, avec des conséquences notables. Nous voyons que les épidémies de peste provoquent, un peu partout, la fermeture des bains et des étuves. Ils ne seront plus rouverts avant l'époque moderne. A l'âge classique, la crainte du contact avec l'eau a dépassé les seules conditions de l'épidémie. La perméabilité de la peau est devenue un souci obsessionnel. On cherche à la suturer avec du sel, de l'huile, même de la cire. L'eau est proscrite pour le lavage. La toilette se limite au changement du linge, dont la blancheur devient bientôt un symbole de statut social. On est convaincu qu'il absorbe la saleté. La vermine paraît comme une fatalité et donne naissance à une nouvelle profession : l'épouilleuse publique. On croit que "c'est de l'intérieur que sont sécrétés animalcules et démangeaisons. (...) Ces vies rampantes ne pouvaient naître que du corps. Elles ‘sortent' de la peau comme certains vers semblent émerger des chairs en décomposition."
(Note 38)
Débordement
de l'imagination populaire dans son interprétation (certes erronée) de la chair
qui tue ?Quant aux odeurs, on les efface avec frottements et parfums. "Pour remédier à cette puanteur des aisselles qui sentent le bouquetin, est singulier joindre et frotter la peau avec trochismes de roses."
(Note 39)
On lira ailleurs l'évolution de ces moeurs, dont on peut dire en résumant qu'elles n'admettent le lavage corporel régulier que depuis un siècle à peine. Ce qui importe ici, c'est la représentation du corps en Occident, avec sa peau-tissu poreuse et la vulnérabilité de ses orifices, par lesquels des effluves maléfiques entrent et sortent de façon incontrôlée. Un corps pareil ne peut être pur. Et comme il ne peut pas être pur, il n'a pas besoin d'être propre. Il s'agit simplement de le protéger, de faire en sorte qu'il ne nous trahisse pas, et de le parer de l'extérieur : il est fait pour le paraître plus que pour l'être.
C'est aussi du souci de ce corps fragile, et non pas de son adoration, qu'est né le renversement total de la situation que représente l'hygiène moderne. Celle-ci a son origine dans les travaux sur la contagion qui prennent leur essor au XIXe siècle. Une nouvelle peur surgit alors : celle du microbe. On constate que celui-ci se développe avec plus de vigueur dans les quartiers pauvres et insalubres des villes. Par conséquent, l'eau change de statut. Elle n'est plus l'élément qui, pernicieusement, pénètre le corps pour l'affaiblir, mais la force qui protège. Elle sert à vivifier, tonifier, fortifier. Qu'elle lave aussi ne paraît pas encore l'essentiel.
Au cours de cette évolution, de nouvelles habitudes se créent qui entraînent des découvertes suffisamment importantes pour changer complètement les mentalités. La toilette, exigée maintenant par les traités de médecine et les ouvrages sur l'éducation publique, se fabrique un espace intime : la salle de bain. D'abord apanage des couches aisées, elle se démocratise. Là où aucun oeil étranger ne surveille et ne juge, des sensations fortes réclament l'attention. Le contact de l'eau sur le corps fait du bien. On s'y régénère. On se retrouve. On se fait plaisir.
Sans doute faut-il faire intervenir d'autres éléments, notamment d'ordre social, pour expliquer de façon satisfaisante l'histoire si particulière de l'hygiène en Occident. Quant à son application dans des civilisations non chrétiennes, je ne veux rien exagérer. Là où l'eau manquait, l'hygiène était forcément défaillante. Néanmoins, la propreté corporelle était partout une exigence, un idéal. Elle faisait partie des commandements religieux - hindous, bouddhistes, taoïstes, shintoïstes, juifs, musulmans, et j'en passe - qui ont régi la vie quotidienne jusqu'à la modernité. Elle ne faisait pas partie des nôtres.
Il m'importait, dans ces pages, de compléter l'image de l'homme que nous avons héritée, que nous traînons avec nous en la corrigeant sans cesse. Et notamment de cette vieille peau perméable pleine de trous, que nous projetons parfois sur nos découragements. On comprend mieux alors ce que veut dire l'expression: "Je suis une loque."
La main
Les
mains de Pygmalion comme les mains du potier ; les mains du chirurgien et
celles du pianiste ; du maçon, de la tisseuse, de l'horloger ; la main qui accueille et celle qui repousse ;
la main qui soigne et celle qui blesse ; la main tachée de sang ou levée pour
la bénédiction : organum organorum, l'organe des organes, c'est
l'élément du corps humain le plus souvent représenté et symbolisé, projeté même
sur l'action de Dieu. Les lignes de la main sont uniques pour chaque individu,
une marque d'identité infaillible et, comme le visage, ouvertes à l'exégèse. La
chirographie part du principe qu'il existe une relation analogique entre la
main d'un individu et ses dons et dispositions. La police n'y cherche que ce
que quelqu'un voudrait cacher.La main est comme la synthèse de tous nos pouvoirs et de toutes nos limites : active en ce qu'elle tient et passive en ce qu'elle contient. C'est pourquoi donner sa main en mariage signifie donner sa personne entière. C'est le reflet terrestre du in manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. De même, l'hommage féodal comporte l'immixio manuum, le vassal plaçant ses mains dans celles du Seigneur. Les obligations qui résultent de ce rite sont réciproques, l'actif et le passif se complètent. Chaque geste est d'abord un geste de la main.
La prolongation naturelle de la main est l'outil. Cette main dont la représentation cérébrale, énorme, est disproportionnée par rapport à sa taille réelle, est avec le cerveau l'organe qui a le plus changé dans l'évolution de l'homme vers l'homo sapiens sapiens. Il y a 40 000 ans, le pouce était immobile et ne pouvait pas toucher la paume. Mais dès qu'il le pouvait, la main, devenue un instrument de préhension précis, ne suffisait plus : les premiers vestiges que nous ont laissés nos ancêtres lointains sont des outils. Avec eux, ils fabriquaient des objets qui se rajoutaient aux phénomènes, animés ou inanimés, de l'univers qu'ils avaient trouvé. "Cela a dû être une expérience curieuse, dit Rainer Maria Rilke, de voir que quelque chose qu'on a fait soi-même était si reconnu, si équivalent, si réel à côté de ce qui existait déjà."
(Note 40)
Au début, il n'y avait pas de recherche esthétique consciente, bien que tout fût étonnamment beau. L'objet devait s'intégrer dans la nature, être ressemblant à ce qu'on y voyait, à la manière dont on le voyait. Mais l'idée du beau est née à travers cette ressemblance. Grâce à la main prolongée par l'outil, l'homme était devenu créateur. La main est l'instrument de la maîtrise. Dans la Bible, les ancêtres des métiers sont de la descendance de Caïn, le premier meurtrier, le premier bâtisseur de ville. Ce sont Yabal, l'éleveur, Youbal, le musicien, et Toubal-Caïn, le forgeron. Trois façons de transformer le monde, de lui apporter quelque chose de nouveau. Cependant, derrière cette joie productrice, la violence est sous-jacente, "tapie à la porte". Si Caïn a tué par jalousie, Lamekh, le père des trois, tue pour le plaisir "un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure..."
(Note 41)
Vouloir maîtriser signifie contraindre, violenter - des êtres ou des matériaux.
C'est le prix à payer pour l'art, et l'origine de la crainte révérencielle
qu'il a rapidement inspirée aux hommes. Dans les sociétés primitives, le
forgeron, détenteur du feu, était investi de pouvoirs magiques. Les sentiments
qu'on nourrissait à son égard étaient ambigus. Il se trouvait en marge de la
société, parce qu'il était complice des forces dont dépendaient le bonheur ou
le malheur de celle-ci. On le considérait avec admiration et méfiance.Si Betsalel, à qui Moïse confie la construction et l'embellissement du Tabernacle, travaille à l'ombre, sous la protection de Dieu (c'est la signification exacte de son nom)
(Note 42)
, c'est
là un rare état de grâce. En général, la création artistique fut affublée d'une
tête de Janus : d'un côté, on la croyait d'inspiration divine ; de
l'autre, on la soupçonnait d'avoir partie liée avec les forces du désordre et
de l'immoralité.Sous l'empire de l'idéalisme occidental, le mépris s'est ajouté à la méfiance. Pour Platon, l'art n'était que l'imitation de l'imitation - la réalité étant elle-même l'imitation des idées - et ainsi un genre mineur. Il fallut attendre la Renaissance avec son exaltation tous azimuts du pouvoir créateur de l'homme, pour que la tare du travail manuel soit levée de l'art. Car malgré les apports d'Aristote, à qui une concordance entre la vie et l'art parut possible, et surtout de Plotin, qui considère que l'art embellit la nature, le travail de l'artiste, contrairement à celui du poète (un faiseur d'un autre genre
(Note 43)
),
n'avait pas de titres de noblesse. Lucien, au IIe siècle, écrit avec dédain : "Même si tu étais comme Phidias et Polyclète en créant des oeuvres magnifiques, on louerait bien sûr ton art ; mais aucun de tes admirateurs raisonnables ne voudrait être à ta place. Quelle que soit ta gloire, tu resteras toujours un ignorant, un artisan, un travailleur manuel."
(Note 44)
Et Plutarque, plus laconiquement : "Si l'oeuvre d'art nous réjouit, nous méprisons pourtant l'artiste."
(Note 45)
Depuis les réflexions de Léonard de Vinci et la naissance de l'individualisme cependant, l'artiste n'est plus considéré comme un artisan et on apprécie de son travail le côté novateur et conceptuel. Par ailleurs, le mépris du travail manuel reste profondément ancré dans la société occidentale, mais il s'exprime dans d'autres domaines que l'art. Il est loin d'avoir disparu de nos jours. Dans les collèges et les lycées, ce sont les moins doués, et non pas ceux qui sont doués pour cela, que l'on dirige vers ce genre de débouchés. Nous nous trouvons ainsi devant le paradoxe qu'une dépréciation durable affecte justement le travail de l'organe qui a rendu l'homme créateur.
La situation moderne est encore compliquée du fait que nous avons quasiment perdu la faculté d'inventer quelque chose avec nos mains et d'en suivre la fabrication jusqu'au bout. La prolongation de la main n'est plus l'outil, qu'on manie avec plus ou moins d'adresse. C'est le clavier, la souris, le stylo électronique, où l'intelligence des mains ne joue aucun rôle. L'ordinateur exécute tout parfaitement si les instructions sont exactement données. Il suffit de voir et de cliquer.
Visus et tactus : il y a une association permanente entre le sens de la vue et celui du toucher, pour que la main ne se trompe pas et puisse réussir dans ses entreprises, et pour que l'oeil sache juger. L'emblème de la manus oculata
(Note 46)
,
un oeil dessiné sur la paume d'une main ouverte, qui devint à la mode chez les
graveurs du XVIe siècle, illustre bien cette idée. Est-ce la main qui voit ou
l'oeil qui touche ? Les deux sont nécessaires. L'oeil doit pouvoir comprendre
sans toucher et la main agir sans voir, chacun suppléant à son manque en
s'appropriant les facultés de l'autre. Dans cette alliance, il y a cependant
des rythmes à respecter. La main est dans un autre temps que le regard : chaque
ouvrier, chaque instrumentiste, chaque bricoleur même le sait. Patience de
la main est le beau titre du livre que le dessinateur et peintre verrier
Henri Guérin a consacré à son travail. La dématérialisation de très larges
secteurs du travail - même manuel - rend aujourd'hui cette patience inutile.
Mais pouvons-nous réellement nous en passer ? Ce sont encore les artistes qui
savent que le bonheur réside là, dans ce long accomplissement. C'est Le secret
de Rembrandt que Jean Genet a fraternellement décelé :"Sur son dernier portrait, il se marre doucement. Doucement. Il sait tout ce qu'un peintre peut apprendre. Et d'abord ceci (enfin, peut-être ?) : Que le peintre est tout entier dans le regard qui va de l'objet à la toile, mais surtout dans le geste de la main qui va de la petite mare de couleur à la toile. Le peintre est là rassemblé, dans le cheminement tranquille, sûr, de la main. Plus que ça au monde : ce tranquille va-et-vient frissonnant en quoi se sont changés tous les fastes, les somptuosités, toutes les hantises."
(Note 47)
Plus que par le travail manuel, les pouvoirs de la main sont donc aujourd'hui valorisés par l'art. Par la médecine aussi, chirurgie ne voulant rien dire d'autre qu'opération manuelle. Ce n'est certainement pas par hasard qu'on a choisi, pour la nommer, un mot savant, dont la signification reste incomprise du grand nombre. Son prestige aurait été moindre si on avait divulgué qu'il s'agit essentiellement d'habileté manuelle. Par ailleurs, c'est surtout dans les médecines douces, celles qui concentrent leur réflexion sur l'énergie et qui se servent de sa transmission, que les mains jouent un rôle fondamental. Rôle fort ancien, puisque les chamanes, les hommes médecine, les sorciers utilisaient le savoir de leurs mains et pour le diagnostic, et pour la thérapeutique. Ils avaient une conception à la fois plus modeste et plus ambitieuse de leur travail que les médecins formés à l'occidentale. Dans toutes les doctrines anciennes, y compris celle d'Hippocrate, le corps humain est considéré comme un système ouvert aux influences extérieures et en même temps autorégulé. La maladie, selon cette perspective, n'est rien d'autre que la perturbation de l'équilibre qui règne en temps normal entre les rythmes propres à l'homme, ses flux d'énergie, et les rythmes et flux d'énergie en tout genre qui l'entourent. Le guérisseur n'est alors qu'un intermédiaire qui, par une stimulation appropriée, manuelle ou médicamenteuse (aiguille d'acupuncture, manipulation vertébrale, application de champs magnétiques, dose homéopathique...), agit en rappelant à l'ordre le corps souffrant. Il introduit dans l'organisme une information que celui-ci appliquera pour son bien. La correction nécessaire vient donc du malade lui-même, et non de l'extérieur. Il ne peut cependant y arriver seul, il a besoin des mains expertes qui décèlent l'origine du désordre, et lui indiquent le chemin du retour vers l'harmonie qu'est la santé.
L'idée que les mains transmettent des choses complexes sans l'intervention de la parole ne nous est plus familière, sauf pour les caresses. Pourtant, ce sont les mains qui nous nourrissent, nous habillent et nous consolent quand nous sommes petits. Est-il si étrange que notre corps garde un souvenir complet de ce langage même quand des mots sont venus s'y substituer ? Toutes les civilisations, avec plus ou moins de subtilité, ont utilisé le langage des mains - d'un côté, pour exprimer des gestes ou attitudes, de l'autre, pour transmettre un pouvoir. Dans le premier sens, on peut mentionner les danses rituelles de l'Asie du Sud, qui ont été appelées danses des mains. Les positions des mains par rapport au reste du corps et les mouvements qu'elles décrivent dans l'espace sont hautement complexes, virtuoses, magnifiques. Ces postures rituelles, mudras, symbolisent des attitudes intérieures et se retrouvent dans les arts plastiques, la peinture et la sculpture. Un exemple du deuxième sens - la transmission d'un pouvoir par les mains - est la semikha, l'ordination des rabbins à l'époque talmudique, qui s'effectuait par l'imposition des mains. Le Traité des Pères relate la transmission ininterrompue du savoir depuis Moïse. Celle-ci n'a rien de livresque. Il fallait la présence physique du maître. Il fallait sa confiance, qui s'exprime par le toucher, par ce geste de la main qui repose sur l'autre, faisant le lien entre deux existences. "Prends la relève, ma main sait que désormais, tu sais", semble-t-elle dire.
Dans la tradition judéo-chrétienne, la main est un symbole de puissance. Jusqu'à récemment, à l'approche de la mort, l'agonisant rassemblait une dernière fois ses forces pour bénir sa descendance, la main posée sur la tête de ses enfants et petits-enfants, leur donnant ainsi tout ce qu'il avait. Une distinction semble pourtant avoir partout été faite entre la droite et la gauche : quand Jacob inversa ses mains pour la bénédiction des fils de Joseph, Manassé et Ephraïm, leur père en fut effrayé. La gauche - sinistra en latin - est en Occident de sinistre augure... Dans les jugements derniers, les damnés vont à gauche, les élus (qui ont gardé le "droit chemin") à droite. Une chaîne d'associations est liée aux deux concepts, la gauche représentant les forces nocturnes, la passivité, le principe féminin, le mal, alors que la droite est diurne, active, masculine et bénéfique.
La main qui agit et celle qui reçoit. Les deux sont complémentaires. C'est par elles que nous entrons en contact avec le monde, ce sont elles qui gardent le souvenir de notre histoire avec la matière, avec les matériaux.
Le toucher, la matière et le matériau
La jalousie des dieux. Quand Arachné, jeune Lydienne experte dans l'art de tisser, osa défier la déesse Athéna, qui y était maîtresse, elles s'installèrent face à face devant leur ouvrage. Athéna broda les dieux de l'Olympe dans leurs atours de majesté, Arachné les figura aux prises avec leurs amours mortels. Ovide (Note 48)
prend soin de vanter les qualités de l'ouvrage de la jeune femme : il ne fut en
rien inférieur à celui de la déesse. "A ce travail, ni Pallas, ni la
jalousie ne pourrait rien reprendre..." C'est ce qui lui fut fatal. Par
dépit, Athéna la transforma en araignée, éternellement suspendue à son fil.
Ambition démiurgique punie ? Pas vraiment. Nous nous trouvons ici sur le
terrain délicat d'une rupture ontologique, où deux plans habituellement séparés
s'interpénètrent soudain. Les dieux grecs, qui ignorent la création ex
nihilo, constatent qu'en ce qui concerne la capacité de se servir des
produits de ce monde, de les transformer pour créer quelque chose de nouveau,
l'homme est leur égal. Le mythe de Marsyas raconte, à sa façon, la même
histoire. Tous ces récits reflètent une confiance remarquable dans notre
emprise sur le monde matériel et rendent compte d'une entente profonde entre
l'homme et le cosmos, d'une connivence entre l'homme et la matière. Sur les gravures figurant les cinq sens, qui deviennent à la mode dans le courant du XVIe siècle et le restent jusqu'au XVIIIe, l'araignée représente le toucher. Qu'est, au juste, son fil ? Il évoque celui des Parques, reliant entre eux tous les états d'existence, mais souvent brutalement coupé avant que la toile ne soit achevée. La symbolique est ambivalente. Le métier à tisser est l'incarnation du métier tout court. En effet, dans tout le bassin méditerranéen, filer et tisser sont pour la femme ce que labourer est pour l'homme: c'est s'associer à l'oeuvre créatrice. Or, cette oeuvre, contrairement à celle de Dieu, est fragile, périssable. "Sa confiance n'est que fil, maison d'araignée sa sécurité. S'appuie-t-il sur sa demeure, elle cède. S'y cramponne-t-il, elle s'écroule,"
(Note 49)
dit la Bible.Il reste que l'oeuvre de ses mains constitue la liberté de l'homme, sa façon de se hisser au-dessus de sa condition. Cependant, comme ici bas rien ne se réalise à partir du néant, il a besoin de matériaux, et doit compter sur leur complicité.
Pour figurer l'unité de l'univers, les anciens avaient imaginé une interrelation entre les quatre éléments et les cinq sens. Aristote
(Note 50)
met en rapport la vue avec l'eau ; l'ouïe avec l'air ; l'odorat avec le feu ;
le toucher et le goût avec la terre. Celle-ci constitue, dans l'imaginaire
occidental, l'origine de toute fécondité, elle est la mère des pierres
précieuses, du fer, de l'or, de l'argent, elle est la matrice de l'homme, de la
moisson et des sources. Mais elle est aussi la demeure des forces impures, le
giron de l'enfer. Passive et féminine, elle recèle le mystère de nos origines. Tous les matériaux dont l'homme s'est servi jusqu'à l'époque moderne sont liés à la terre. Il y a, tout d'abord, la terre elle-même, malléable sous les doigts reconnaissants, qui savent qu'ils sont glaise, et qu'ils y retourneront.
(Note 51)
En attendant, comme Dieu qui "modela l'homme avec la glaise du sol" et "toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel" (Note 52)
,
ils forment des objets : coupes, cruches et plats, pour l'usage quotidien, et
figurines, pour l'évocation. Après le modelage, le lissage : dans la nature, le
rugueux prévaut, les aspérités sont de règle, comme pour nous rappeler qu'on ne
peut la dompter entièrement. Quand l'homme s'attaque à un travail, il ne le
considère comme fini que poli. Polir signifie a) rendre lisse et luisant; b)
initier aux usages du monde; c) parfaire, perfectionner (Note 53)
.
Le mot ‘rugueux', de son côté, vient du latin ruga, ride. Ainsi, polir
voudrait dire enlever les marques du temps, assurer la permanence à l'objet
qu'on vient de créer.A l'opposé de la terre dont elle est pourtant issue se trouve la pierre. Reconnue pour sa pérennité, la pierre est associée à l'âme dans de nombreuses civilisations,. Malgré sa dureté, l'homme ne l'a jamais considérée comme une masse inerte. En Orient, elle est le signe de la présence divine. Elle est huilée, parfumée, parfois enduite de sang. Partout, les premiers autels sont faits de pierre. Lingam ou stupa, menhir ou obélisque, Bet El ou Ka'aba, les pierres dressées ou assemblées témoignent du contact avec le surnaturel. Les pierres parlantes servaient d'instruments d'oracle, les pierres de pluie étaient emblèmes de fertilité, les pierres funéraires, en créant un lieu, assuraient la liaison entre l'ici bas et l'au-delà. Les Livres des pierres de l'Antiquité (Théophraste, Pesellos, Etios...) traitaient des correspondances magiques entre les pierres, les planètes et les hommes. Dans la mythologie grecque, les hommes naissent, après le déluge, des pierres semées par Deucalion.
(Note 54)
L'aboutissement d'une telle conception se trouve dans la pierre philosophale de
l'Alchimie, qui indique la fin de la quête: elle est la preuve tangible de la
transformation de la matière en esprit. Dans le même ordre d'idées, les pierres
précieuses n'étaient pas seulement destinées à la fabrication de bijoux, mais
étaient considérées comme propices à la méditation. Une fois polies, on pouvait
s'y mirer, et leur éclat jouait sur les notions du semblable et du
dissemblable. En Orient, les joyaux étaient le symbole des doctrines justes. La pierre qui sert à la construction lui est antérieure. Avant de la tailler, l'homme l'utilisait telle quelle, en adaptant ses bâtisses à la forme qu'il avait trouvée. Il n'a pas la même familiarité avec elle qu'avec la terre. La pierre n'est pas malléable. Son antériorité, sa dureté lui imposent le respect. La Bible précise que le Temple doit être construit avec de la pierre brute, et non de la pierre taillée,
(Note 55)
car
celle-ci représente l'esclavage, celle-là la liberté.Les matières servant à la construction et à l'habillage humains étaient toutes issues du grand cycle de la nature - des règnes minéral, végétal ou animal. Des deux premiers proviennent les pierres, le métal et le bois ; du dernier, l'os, l'ivoire, le cuir, la fourrure, la laine. L'usage des produits animaux était sujet à caution, notamment s'il impliquait la mort de l'animal en question. Partout, les tanneurs faisaient partie des métiers méprisés ou impurs. La civilisation juive, toujours soucieuse d'assigner sa place exacte à un phénomène appartenant à l'oeuvre divine, interdit, dans un précepte appelée du nom mystérieux de cha'atnez
(Note 56)
,
le mélange de laine et de lin dans un même vêtement, le panachage de fibres
animales et végétales. Cela montre l'attention qu'on portait aux matériaux,
longtemps avant que la chose ne devienne objet (Note 57)
. Le bois et le métal ont été, eux aussi, considérés sous l'angle de leur parenté avec la vie humaine. Le bois représente, en Occident, l'arbre de vie et l'arbre de la connaissance du bien et du mal ; l'arbre de Jessé ; la Croix ; mais aussi les bois sacrés où demeurent nymphes et esprits surnaturels ; et l'arbre axe du monde. Avec ses racines plantées dans la terre et ses branches tendues vers le ciel, l'arbre semblait relever à la fois du monde terrestre et du monde divin. Tout naturellement, il a été associé à la connaissance et est devenu le symbole du savoir. Dans les langues celtiques, il y a même homonymie complète entre les deux concepts. Chez les Chinois, le bois est considéré comme le cinquième élément, à côté de l'eau, de la terre, du feu et du métal. Ailleurs, le bois paraît comme la matière par excellence. Le mot grec hylé, qui désigne la matière première, signifie littéralement "bois".
Le métal avait un statut plus ambigu. Issu des entrailles de la terre, extrait du minerai par le feu, utilisé pour les armes, il avait des connotations guerrières, voir infernales. Pendant longtemps, il était interdit de toucher aux plantes médicinales avec des instruments en fer. A la place, on prenait de l'or, métal inoxydable, assimilé au soleil. La division de l'histoire humaine en quatre âges du monde - âge d'or, âge d'argent, âge de bronze et âge de fer
(Note 58)
- avec sa déchéance inexorable depuis les origines jusqu'à nos jours, a
longtemps hanté l'imaginaire occidental, même chrétien. Le fer notamment, qui
correspond à l'âge dans lequel nous vivons, ne manquait pas d'évoquer
l'agressivité diffuse, omniprésente, dont nous ne savons plus nous défaire. Sa
rouille couleur de sang mêlé de terre faisait penser à la dégradation qui
affecte toute chose. Elle paraissait écoeurante, maléfique. En revanche, l'or
et l'argent, brillants et lumineux, étaient les symboles de la pureté et de la
connaissance. On leur prêtait des vertus curatives. En même temps, on les
savait l'objet de toutes les cupidités, ils provoquaient le malheur et
suscitaient les pires bassesses morales. Le métal est froid au toucher, ou bien
il se chauffe à blanc, il oscille entre les extrêmes. Car c'est le toucher qui détermine pour nous les qualités d'un objet, qui le rend agréable ou désagréable, amical ou hostile. Il nous le montre chaud ou froid, lourd ou léger, humide ou sec, dur ou mou, lisse ou rugueux, toutes sortes de combinaisons sont possibles. Les sensations que provoque le contact avec un objet se réfèrent à la vie de notre corps, où elles trouvent un écho. Comme nous, les matériaux naturels respirent ; ils s'imprègnent d'humidité ; ils réagissent au temps, à la chaleur, au climat. Ils se patinent : c'est leur façon de vieillir, à un autre rythme que nous, mais selon les mêmes lois. En les effleurant, nous les reconnaissons - il y a là quelque chose de la réminiscence platonicienne.
Le deuil du toucher est venu dans notre siècle, avec les matériaux modernes. Pratiques, ils le sont, et bon marché aussi, légers. Mais quelle est la patine du plastique, sinon la crasse ? Et qui oserait comparer, en les caressant, le nylon et la soie ? Ce n'est pas par hasard qu'après les délires de béton, de verre et d'acier, l'architecture la plus récente revient, quand les moyens le permettent, à l'emploi de la pierre et du bois. Mais cela n'est possible que pour les constructions de luxe. Pour le moment, les matières plastiques et les tissus de synthèse restent notre lot quotidien. Matières mortes, sans pouvoir symbolique ; ne parlons pas de rapport cosmique.
Bien sûr, l'évolution dont je viens de montrer les tenants et aboutissants n'est pas subite. Je ne mentionnerai pas tous les éléments qui l'ont déterminée. Notons seulement que c'est au fur et à mesure que la techné (τέχvη) est devenue la technique que son rapport au toucher s'est vicié. Ce rapport, naturellement bon, était celui de l'homme à sa production matérielle. Depuis Platon, suivi en cela par Aristote, le concept de techné est étroitement lié à celui de la poieisis. La techné est l'habileté acquise et la somme des connaissances que requiert l'exercice d'un métier, la fabrication d'un objet, qui devient ainsi poieisis, création. Les dieux étaient les possesseurs initiaux des technai, que l'homme tient toutes de Prométhée. Leur fin est un ergon, une oeuvre existant indépendamment de l'activité qui l'a fait naître et valant plus qu'elle.
(Note 59)
"La techné en général ou bien imite la physis ou bien effectue ce que la nature est dans l'impossibilité d'accomplir."
(Note 60)
Cette phrase
contient déjà toute l'ambition de la technique à venir : faire comme la nature
; faire mieux qu'elle. Ce ne sont pas les fins ultimes de sa production qui
l'intéressent, mais son amélioration intrinsèque. Il n'y a pas d'éthique de la
technique, laquelle, très tôt, poursuit son parcours sans s'interroger sur la
direction qu'elle prend - l'essentiel étant pour elle d'avancer. Il y a une
alliance naturelle entre la technique et la science, qui obéissent aux mêmes
impératifs et vivent le même rapport incertain à la morale, ni entièrement en
opposition, ni vraiment sous ses lois. La volonté de se soumettre la
nature implique qu'on a fini de la vénérer, qu'on ne la traite même plus en
égale, qu'on se voit, par rapport à elle, en maître.La distance ainsi prise par la technique avec ses origines s'accompagne de l'éloignement de l'objet de la main qui le crée. La mécanisation commence très tôt, mais pendant des siècles, le toucher ne cesse d'occuper une fonction essentielle dans la production humaine. C'est lui qui assure les étapes les plus délicates de la fabrication et qui contrôle la finition. Avec la fabrication à la chaîne, la notion même de l'objet qu'on produit commence à s'effacer. Ce qui compte pour la personne qui y travaille, c'est l'exécution précise d'une tâche unique - le morcellement de l'objet en pièces détachées n'est pas son souci. Plus de techné, mais des esclaves de la technique : ce n'est pas la moindre conséquence de la volonté de se soumettre la nature.
Le dernier pas important de cette évolution constitue, bien sûr, la cybernétique. Tout y repose sur l'idée, de plus en plus affinée, de systèmes de transmission où le toucher ne joue plus aucun rôle. A la limite, il n'importe pas qu'un objet, une fois conçu, soit réel ou virtuel. De plus en plus, on fait visiter, pour les vendre en réel, des salons ou des cuisines virtuels, qu'on modifie alors à coups d'ordinateur selon les désirs du client. Votre conception idéale ? Elle est ici, en 3D... Le sens du toucher se réduit à la touche.
passerelles
De ce qui nous touche
Touché dans sa chair
D'après la poétesse suédoise Karin Boye, ils furent foule. Touchés, torturés, éclopés par la dure main de l'épreuve. Mis à part, singularisés ainsi, leur vie résumée dans leur blessure. Non pas à cause de la souffrance, bien que celle-ci y ait sa part, mais parce qu'il y eut un avant et un après. Dans ce qui nous touche, nous touche dans notre chair, qu'est-ce qui résume notre vie ? Il n'est pas sûr que nous sachions encore vraiment lire ces textes. Karin Boye s'aide, pour les comprendre, des tableaux de la Cathédrale de Linköping, de son retable...Combien quittèrent à l'aube
le gué de Yabbok,
toute leur vie résumée
dans leur hanche paralysée...(Note 61)
Nos ancêtres en proie à la main de Dieu. L'idée d'épreuve était alors monnaie courante. Dieu omniscient, omnipotent, qui éprouve l'homme pour juger de sa valeur, de sa sincérité, de sa force. Quel est le sens de ce jeu ? Le Prologue du Livre de Job a de quoi laisser l'homme moderne incrédule. Pour satisfaire le désir de Satan, sa créature, Dieu l'autorise à accabler Job, son serviteur fidèle, des pires afflictions. Dans une série de catastrophes simultanées, Job perd tous ses enfants et tous ses biens. Loin de blasphémer, il bénit le saint nom du Seigneur qui a donné et qui a repris.Des tableaux émane une lueur fulminante
d'exigences sacrificielles impitoyables
que des pères obéissants ont entendues...
Mais l'épreuve véritable n'a pas commencé. Celle-ci se situe (et nous verrons que c'est de règle) au niveau de la souffrance physique. Une deuxième requête de Satan est nécessaire pour que Dieu lui accorde de toucher à l'intégrité du corps de son serviteur. Job est couvert d'un ulcère malin, de la plante des pieds au sommet du crâne. Réprimandant sa femme qui l'invite à se détourner de Dieu, il se taira encore sept jours face à ses amis venus le consoler, avant de maudire le jour de sa naissance. Sachant qu'il avait bien agi et que ses intentions avaient été pures, il refuse toute explication mettant en doute sa conduite. L'argumentation de ses amis tombe à plat. Il faudra une intervention personnelle de Dieu, qui se montre dans sa gloire, pour que la révolte de Job s'apaise enfin. Sa question lancinante sur le pourquoi de la souffrance des justes et du bien-être des méchants est restée sans réponse. Il est renvoyé à sa condition de créature, qu'il accepte. Pour comprendre l'idée d'épreuve, il faut se défaire des valeurs morales que nous avons l'habitude de projeter sur le divin, le "bien absolu". Nos pères obéissants y voyaient apparemment autre chose qu'un caprice du Très Haut. L'épreuve était pour eux le signe de l'irruption d'une lumière, fût-elle aveuglante, dans les ténèbres.
Une grâce ambivalente : c'est au moment même où le sens se perd, où la face de Dieu paraît définitivement voilée, qu'elle se présente - comme blessure, et comme bénédiction.Va-t'en, lumière! Tu écrases
l'argile que tu prends pour demeure.
Combien en as-tu visités
depuis les temps primitifs
et tous ont fait
la même prière : grâce !
Retournons
aux rives du Yabbok
Le nom du lieu sera Penouel, "Vis-à-vis de Dieu", parce que Jacob "y a vu Dieu face à face", et son âme fut sauvée. A quel moment a-t-il vu Dieu ? S'est-Il présenté à lui sous la forme de l'homme, de l'ange ? De ce dernier, nous ne savons rien, il n'a pas dévoilé son nom. Dans le tableau de Rembrandt représentant cette scène
A partir de ma chair je verrai le divin.
C'est notre rapport difficile à l'intégrité physique et psychique qui est en jeu ici. Celle -ci nous paraît indispensable à une vie réussie et pourtant, depuis toujours, on imagine les voyants aveugles. Comme s'ils devaient payer le surcroît de vision par un manque - à l'endroit même où ils excellent. J'ai trouvé de nombreux textes - juifs et chrétiens - exprimant l'idée qu'un être n'est complet que s'il a la conscience d'un manque. C'est la brèche qui ouvre la relation à autrui, et au divin. La circoncision est interprétée en ce sens. Saint Paul, de son côté, le dit par rapport à son physique défaillant: "Je me glorifierai dans mes infirmités, afin qu'habite en moi la force du Seigneur."
Nous voilà devant le - très ancien - lien du corps avec le transcendant. Nos sens sont les fenêtres non seulement vers ce monde, mais bien au-delà - à partir du moment où un tel accès est envisagé. On peut, bien entendu, s'en passer. L'esprit, lui, forme un système clos avec la nature, et fonctionne en réflexivité avec lui-même. L'irruption d'une autre dimension arrive bien par notre corps : à partir de ma chair je verrai le divin.
(Note 62)
évoquées dans les premiers vers du poème de Karin Boye : Jacob y est seul, au
milieu de la nuit. Vient alors un homme - ( le terme hébraïque est ich,
homme ) -, mais on sait que c'est un ange, qui lutte avec lui jusqu'à
l'aube. La Bible ne dit rien de ces heures héroïques, ces heures nocturnes si
lentes à passer, où Jacob résiste avec son corps : la lutte est silencieuse.
Les premières paroles sont échangées "au lever de l'aurore". Mais
avant de parler, l'ange, voyant qu'ils étaient égaux en force et en
détermination, touche Jacob à la hanche et la démet. Ensuite, il lui ordonne de
le laisser partir. Jacob, blessé, tient bon. Il réclame une bénédiction. L'ange
le bénit en effet, et lui confère une nouvelle identité. On ne sort pas le même
de l'épreuve. Désormais, son nom sera Israël (Note 63)
, "car
tu as lutté avec Dieu et avec les hommes, et tu as subsisté." Drôle
d'élection, d'où le héros sort boiteux. A son tour, il nomme l'endroit
où il a été touché : c'est encore l'ancrage topographique de notre premier sens
qui, par là même, confère un sens à l'événement qui s'y est passé. Le nom du lieu sera Penouel, "Vis-à-vis de Dieu", parce que Jacob "y a vu Dieu face à face", et son âme fut sauvée. A quel moment a-t-il vu Dieu ? S'est-Il présenté à lui sous la forme de l'homme, de l'ange ? De ce dernier, nous ne savons rien, il n'a pas dévoilé son nom. Dans le tableau de Rembrandt représentant cette scène
(Note 64)
, l'ange
surélevé, blanc et lumineux, les ailes déployées pour le départ, attire l'homme
contre sa poitrine et l'enlace, le regard calme, compatissant comme celui d'une
mère qui console son enfant. Et c'est dans la sérénité intense de cette
accolade qu'on voit le genou s'avancer vers la hanche de l'homme, qui cède
déjà. Jacob, dont le vêtement sombre se fond dans la nuit, a les yeux
détournés. Il regarde attentivement sur le côté, n'exprimant ni surprise, ni
douleur. Qu'a-t-il vu ? Le tableau est mystérieux comme la scène. On comprend
que Rembrandt avait regardé au-delà.A partir de ma chair je verrai le divin.
(Note 65)
Je le verrai
comme blessure et comme bénédiction. Quand, en 1224, saint François reçoit les
stigmates après la vision des séraphins, ces anges dont le nom signifie les
brûlants, il dicte une louange extatique au frère présent, Leo. Il ne doute
pas que ces blessures, qui saignent, sont signe d'élection. Etre touché par la grâce n'est pas, pour lui, une métaphore.C'est notre rapport difficile à l'intégrité physique et psychique qui est en jeu ici. Celle -ci nous paraît indispensable à une vie réussie et pourtant, depuis toujours, on imagine les voyants aveugles. Comme s'ils devaient payer le surcroît de vision par un manque - à l'endroit même où ils excellent. J'ai trouvé de nombreux textes - juifs et chrétiens - exprimant l'idée qu'un être n'est complet que s'il a la conscience d'un manque. C'est la brèche qui ouvre la relation à autrui, et au divin. La circoncision est interprétée en ce sens. Saint Paul, de son côté, le dit par rapport à son physique défaillant: "Je me glorifierai dans mes infirmités, afin qu'habite en moi la force du Seigneur."
(Note 66)
Et saint Bernard de commenter: "Il faut aimer une faiblesse qui a pour
compensation la force de Jésus Christ. (...) Car la force s'accomplit dans la
faiblesse..." (Note 67)
Nous voilà devant le - très ancien - lien du corps avec le transcendant. Nos sens sont les fenêtres non seulement vers ce monde, mais bien au-delà - à partir du moment où un tel accès est envisagé. On peut, bien entendu, s'en passer. L'esprit, lui, forme un système clos avec la nature, et fonctionne en réflexivité avec lui-même. L'irruption d'une autre dimension arrive bien par notre corps : à partir de ma chair je verrai le divin.
Noli me tangere: thème et variations
A partir de ma chair je verrai le divin : ces mots ne sont pas choisis au hasard. Je le verrai, je ne le toucherai point. A la limite suis-je touché, par une blessure. Mais jamais je n'aurai l'initiative de ce contact physique auquel j'aspire. Deux autres scènes bibliques, du Nouveau Testament, nous renseignent sur cette limitation qui nous semble être imposée. Ce sont des scènes emblématiques qui nous accompagnent à travers l'art et à travers des modes de pensée si intériorisés que souvent nous n'en connaissons plus l'origine. La première est aimée des peintres, la seconde des exégètes, les deux sont rassemblées dans le même chapitre 20 de l'Evangile selon saint Jean. Il s'agit de la rencontre de Jésus ressuscité avec Marie de Magdala, toujours désignée par les trois mots latins avec lesquels la Vulgate traduit l'injonction que Jésus fait à celle-ci: "Noli me tangere - Ne me touche pas." L'autre épisode est celui de l'apôtre Thomas, absent lors de la première apparition de Jésus à ses disciples et qui dit : "Si je ne mets pas la main dans son côté, je ne croirai pas." Les deux scènes, juxtaposées, sont complémentaires. Elles nous parlent de la manière dont nos sens assurent notre perception d'une réalité qui toujours, en partie, se dérobe. Et elles distinguent entre ce qui nous paraît fiable et ce qui nous paraît digne.La scène du Noli me tangere se déroule dans le jardin. Espace intime qui évoque le paradis, le fruit de la connaissance et la rencontre nocturne des amants du Cantique des Cantiques. Cette polysémie s'étend aux autres éléments - personnages et objets - du récit. Aux protagonistes d'abord : la sainte Marie de Magdala est rapprochée de, confondue avec et identifiée à l'autre Marie Madeleine, la pécheresse qui, sous le regard réprobateur des bien- pensants, répandit le vase de nard sur les pieds de Jésus. Ce vase, nous le retrouvons dans de nombreux tableaux
(Note 68)
. Il
contient ici le baume pour le cadavre. Marie est généralement vêtue de rouge,
couleur de la passion, qui renvoie à son passé douteux et à son amour pour le
Christ. Ses cheveux, quand ils sont visibles, sont défaits. Agenouillée (Note 69)
,
elle tend la main vers celui qui se tient debout devant elle, et qu'elle vient
seulement de reconnaître. Pourtant, elle l'avait vu depuis un petit moment
déjà, l'avait pris pour le jardinier, lui avait parlé. Jésus l'avait alors
appelée par son nom, "Marie!", et bouleversée, elle avait répondu "Rabbouni ! (Maître)". Ni le son de
sa voix, ni la vue de ses traits, trop inattendue en la circonstance, ne lui
avaient "ouvert les yeux ou les oreilles" : l'expression même montre qu'il ne
suffit pas de voir ou d'entendre pour comprendre. Marie Madeleine demande alors
à sentir : est-ce vraiment toi ? Mais voilà ce qui n'est pas possible. Cette
dernière vérification lui est refusée. Jésus ressuscité a pris la forme du
jardinier, rappelant Dieu dans le jardin d'Eden. A ce troisième jour après sa
mort, il n'est plus homme et pas encore Dieu, son apparition se situe dans
l'ordre précaire de la foi. Or, Marie croit, et par amour elle renonce à
la preuve ultime. Le contact impossible a été évité : c'est en cela que réside
la beauté de la scène. La charge dramatique de ces mains qui se touchent
presque a inspiré les peintres. Que de versions depuis les enluminures romanes
jusqu'à Rembrandt inclus, toutes belles et émouvantes : Duccio, Giotto, Fra
Angelico, Titien, Barocci en Italie ; Schongauer, Dürer, Holbein,
Rembrandt au Nord, et bien d'autres encore. La joie de la reconnaissance s'y
reflète, comme le désir de posséder, ne fût-ce qu'un instant, l'être aimé, et
la confiance qui va au-delà du renoncement. Attraction et tendre répulsion sont
rassemblées dans ce moment unique à l'aube - la lumière qui se lève est très présente.Rien de pareil dans la rencontre de Thomas avec son Maître, relatée juste après. A l'exigence formulée - tant que je ne t'aurai pas touché de mes mains, je ne croirai pas - répond une leçon. Jésus, apparu dans la maison aux portes closes de ses disciples, lui offre son flanc : "Avance ta main et mets-la dans mon côté..." L'assurance de Thomas s'effondre, il s'incline : "Mon Seigneur et mon Dieu!" L'Evangéliste ne dit pas s'il a réellement procédé à la vérification dérisoire. Il conclut simplement son récit par ces paroles du Christ : "Heureux ceux qui croiront sans avoir vu." On comprend alors que le contact physique n'aurait rien prouvé. Ce que Thomas aurait pu toucher, ce n'était justement pas le divin. A nous de savoir lequel de nos sens vaut pour quelle expérience.
La scène de cette rencontre entre Thomas et Jésus a, elle aussi, été représentée dans l'art occidental, bien que plus rarement que celle du Noli me tangere, et plus par les sculpteurs que par les peintres. En général, on voit le disciple à côté de son maître qui se montre à lui, franchement, majestueusement, en exposant ses blessures. La main de Thomas s'avance et parfois, comme à Vézelay, elle est déjà posée sur le flanc du Christ. Mais les regards des deux hommes ne se croisent pas. Jésus a un air lointain, Thomas procède comme dans un rêve. Il fait ce qu'il devait faire, mais il mesure déjà ce qu'il a perdu en voulant aller trop loin.
Le toucher exprime un rapport de pouvoir en faveur de celui qui en a l'initiative - nous l'avons vu dans nos considérations sur la main. Il indique une possession : ceci est à moi, je peux le prendre. Nos avancées vers le surnaturel, aussi ardentes soient-elles, ne sont pas de cet ordre. Je pense que ce n'est pas un hasard si le Noli me tangere est pratiquement la seule scène biblique
(Note 70)
qu'on ait toujours désignée par son appellation latine. Les ordres que nous
donnons habituellement pour ne pas toucher "Interdit de toucher ! Don't
touch ! Berühren verboten !" ont quelque chose de foncièrement froid, d'impitoyable.
C'est l'interdiction par excellence - voilà ce qui n'est pas de ton domaine,
d'où tu es exclu. Or, ce n'est pas ce que Jésus dit à Marie. Il indique
seulement une limite, il la garde d'un échec. Les trois mots latins se réfèrent
à cette expérience précise, qui définit un rapport, et non à nos limitations
souvent arbitraires.Mais l'interdit est resté, et ses applications déterminent l'aura particulière des choses que l'on soustrait à l'usage quotidien. Ainsi, depuis longtemps, il est interdit de toucher les oeuvres d'art. Depuis qu'on a créé des musées, elles ne sont plus propres qu'au regard. Thème sacré et variations profanes...
Toucher au coeur du vide : la cible zen et autres approches orientales
"Regardant sans voir on l'appelle Invisible ; écoutant sans entendre on l'appelle Inaudible ; palpant sans atteindre on l'appelle Imperceptible ; voilà trois choses inexplicables qui, confondues, font l'unité." (Note 71)
Le lien du corps avec le transcendant est, pour la pensée asiatique - qu'elle soit hindouiste, bouddhiste ou taoïste - une prémisse si naturelle qu'elle forme le point de départ de plusieurs systèmes de pensée. Il n'est pas de ma compétence de les analyser ici. Je voudrais simplement esquisser, en contrepoint à la démarche qui nous est familière, de quelle manière, en commençant par un travail sur le corps, la pensée asiatique libère l'esprit. Elle parvient ainsi à un état de conscience où la différence entre le matériel et l'immatériel n'existe plus, mais seulement celle entre l'Absolu et le monde phénoménal auquel nous appartenons corps et âme. Or, tout l'effort déployé dans les diverses doctrines pour maîtriser l'un et l'autre vise à estomper cette différence-là aussi. L'important est que le travail commence toujours par le corps - par sa maîtrise, son bien-être, sa compréhension profonde. Dans une approche inverse, la tradition occidentale essaie d'élever l'âme en faisant oublier le corps qui la gêne dans sa progression, espérant qu'une fois affranchie de lui, elle parviendra à établir un contact avec le transcendant.
Dans les deux cas, il s'agit d'un paradoxe et d'une surenchère. En aucune manière, l'homme ne saurait connaître l'Absolu, ni entretenir de relations avec une réalité transcendantale. Il peut en avoir l'intuition, mais non la penser, puisque la pensée est elle-même une expérience et appartient à la nature. Cette intuition est cependant suffisamment forte pour avoir, en tout temps et en tous lieux, incité des hommes et des femmes à s'écarter de la vie normale pour rechercher une expérience où il n'y a plus de dualité entre sens et conscience, où la différence entre le sujet et l'objet est abolie et où il y a coïncidence des contraires. Cette expérience, qui est à la fois plénitude et anéantissement, est fondamentalement amorphe et ne trouve pas, dans le langage, d'expression adéquate, sinon par le paradoxe.
Il semble cependant inhérente à sa la logique que ceux qui l'ont vécue soient tentés de la décrire, de révéler précisément ce paradoxe. Toutes les descriptions que nous possédons puisent leurs images dans la vie de nos sens: "A partir de ma chair je verrai le divin"... Cependant, l'ambiguïté est profonde. On nous parle d'une expérience sensuelle qui est considérée comme le dépassement du sensible et à laquelle ceux qui y aspirent sont prêts à sacrifier la vie ordinaire des sens : "Pour en venir à goûter tout / ne veuille avoir goût en rien."
(Note 72)
Ce tout tant désiré, on peut le définir succinctement comme l'unité perdue. L'unité du sens qu'engendre l'unité des sens. La maîtrise des sens n'est pas le but visé, mais elle est le moyen, elle est l'ascèse dont la signification est devenue si étrangère à la mentalité moderne qu'il vaut la peine de s'y arrêter un peu.
Le mot grec askeo veut dire ‘fabriquer, élaborer artistiquement' ; ‘s'adonner à' ; ‘s'exercer, notamment au gymnase'. D'une façon générale, l'asketes était l'expert et surtout l'athlète professionnel. L'étymologie nous révèle qu'au départ, le travail du corps était considéré comme sacré également en Occident, et assimilé à la création artistique. L'ascèse était l'exercice pour former quelque chose, mais d'abord pour se former. C'était un travail acharné, mental et physique.
Il est difficile de déterminer le moment où l'athlète s'est mué en sportif tel que nous le connaissons aujourd'hui, un être chez qui le corps s'est dégradé en machine bien huilée qu'on dope pour obtenir de meilleures performances. Mais on sait que l'interprétation de l'ascèse comme renoncement et mortification n'existe que depuis un siècle environ. Elle révèle une incompréhension profonde de ses ressorts, qui se trouvent dans la spiritualisation du corps et impliquent un surplus de vie, non un amoindrissement.
Or, c'est peut-être là le point à retenir. Dans une longue évolution, dont nous sommes loin de connaître tous les jalons, le corps s'est déspiritualisé en Occident. Ainsi, le sport s'est séparé des arts - contrairement à ce que l'on voit dans les pratiques asiatiques, où les arts martiaux ou le yoga sont des disciplines spirituelles, au même titre que la poésie, la calligraphie, la peinture, ou l'ikebana, le très japonais arrangement des fleurs.
La rupture que nous observons en Occident dans notre rapport au corps tient en grande partie au fait que le concept de l'homme microcosme, commun à toutes les grandes religions, n'est plus accepté, ni même compris par la mentalité moderne. Cependant, tout dans cette évolution n'est pas à mettre sur le compte de la désacralisation du monde et de l'affaiblissement progressif des religions traditionnelles. Ce sont là des phénomènes qu'on observe aussi en Chine et au Japon, pour ne citer qu'eux deux, et pourtant on y pratique toujours les arts du corps - tai-chi-chuan, judo, karaté, tir à l'arc, etc. Même dans un univers profane, ceux-ci n'ont rien perdu de leur efficacité.
Dans l'admirable petit livre intitulé Zen dans le tir à l'arc, que le professeur allemand Eugen Herrigel, devenu maître dans cet art sous le nom de Bungaku Hakushi, rédigea en 1948, à une époque où les arts martiaux n'étaient connus en Europe que des seuls spécialistes, celui-ci décrit le long périple qui l'a mené à son but. Bon tireur au départ, il lui a fallu tout désapprendre - notamment l'idée de viser. La flèche doit partir toute seule. Dans cet art sans art, la cible est vacuité. Si on touche dans le mille, c'est que l'archer est devenu lui-même la cible, qu'il est l'arc et la flèche, le tir et le but. Déjà en tendant son arc, l'archer s'intègre dans le cosmos. Vaste programme - il n'est pas étonnant que Herrigel ait passé deux longues années rien qu'à cette activité, tendre l'arc jusqu'à la limite du possible sans se crisper soi-même, en restant souple, concentré, éveillé. Il a fallu le double du temps avant que la flèche ne parte, et le quintuple pour qu'elle touche la cible. Ce n'était là, en fin de compte, qu'un détail, car le tir-à-l'arc "ne consiste nullement à poursuivre un résultat extérieur avec un arc et des flèches, mais uniquement à réaliser quelque chose en soi-même." Ceci est vrai pour tous les arts martiaux. Le maître de sabre Miyamoto Musashi ne dit rien d'autre quand il recommande à ses élèves: "Ne gagne pas après avoir frappé : frappe après avoir gagné."
(Note 73)
Pour parvenir au but, quelques mots jetés de temps en temps par le maître, souvent en forme de paradoxe. Sinon, rien qui ressemble à un enseignement tel qu'il nous est familier. Pas de consignes, à peine un conseil. Le maître, la plupart du temps, ne parle pas. Quand l'exaspération de l'Occidental atteint son comble, et le blocage devient trop flagrant, il le défait en s'attaquant à l'idée même de réussite, notre mobile principal. "Vous ne savez pas étudier sans vous demander sans cesse : mais réussirai-je ? Attendez donc patiemment ce qui vient, et comme cela vient." Il n'y a pas non plus d'entraînement au sens propre. Les muscles semblent étrangers à l'effort à fournir. Tout s'accomplit dans le silence et dans la fluidité du geste qu'on ne commande pas. L'essentiel est de trouver son centre de gravité, tout le reste s'ensuit.
Ce centre n'est pas organique. L'anatomie ne peut nous renseigner ni sur sa localisation, ni sur ses vertus. Il est à la fois physique et mental et procède d'une autre représentation du corps que celle qui nous sert de référence. Tout mouvement bien exécuté part de lui et revient à lui, en se répercutant ainsi à travers toutes les parcelles du corps, sans exception. Le but de l'exercice et le fondement du mouvement juste est une cosmisation du corps, qui a établi ainsi un accord permanent avec les rythmes, les souffles et flux d'énergie de l'univers.
On comprend aisément qu'il est sans importance que ce corps soit jeune ou vieux. Dans les disciplines asiatiques, on ne devient maître qu'à un âge avancé, après avoir parcouru un long chemin vers l'intériorité, vers ce centre d'où tout procède. Il faut une très longue expérience pour parvenir au contrôle des systèmes neuro-végétatifs et des rythmes cardiaque et respiratoire, qui est le reflet de la maîtrise et la garantie du succès. En Occident, en revanche, on cesse d'être champion à l'approche de la trentaine fatidique, quand la machine commence à s'user.
Il est cependant plus difficile qu'il ne paraît de déterminer la part de l'esprit à la prouesse physique dans les arts martiaux. A priori, elle semble être déterminante. Néanmoins, c'est toujours l'exploit physique qui désigne le maître. On ne croirait pas en sa force intérieure s'il ne touchait pas dans le mille. Dans l'expression même, il y a quelque chose d'emblématique. Toucher juste est plus, est plus juste que penser juste. Mais c'est peut-être cette différence, précisément, qui se trouve gommée par l'approche asiatique - et renforcée par la nôtre. Un peintre chinois doit être capable de montrer par la qualité de son geste celle de sa conception. Après de longs préparatifs - vérification des pinceaux, fabrication de l'encre - dans lesquels se dévoile "cette attention hallucinée au détail, cette vénération du concret qui fait l'ordinaire des civilisations asiatiques"
(Note 74)
, et un temps de concentration qui paraît interminable à l'observateur profane,
il couche sur le papier, avec la rapidité d'un éclair, le poignet libre,
l'image à laquelle aucune correction ne doit être apportée. Elle est parfaite,
ou elle n'est pas. Les récentes études sur les fonctions des deux hémisphères cérébraux, gauche et droit, dans la constitution de la personnalité, apportent un éclairage nouveau sur l'éducation de nos cinq sens et nous font comprendre, du moins en partie, les raisons de la différence fondamentale entre notre façon de procéder et celle des civilisations asiatiques. Les deux hémisphères gèrent en effet, pour les unifier ultérieurement, deux expériences différentes, deux approches complémentaires de la réalité extérieure et intérieure. Cette asymétrie cérébrale, qui est à l'origine de l'immense complexité de nos sensations, sentiments et pensées, est équilibrée chez l'individu normal par une communication permanente entre le cerveau gauche et le cerveau droit. L'intégration des deux hémisphères élabore une entité qui est qualitativement et quantitativement supérieure à la somme de ses deux parties. La réalité telle que nous la percevons résulte toujours de la coordination des deux approches. Depuis quelques décennies, on commence à connaître les apports spécifiques de chaque hémisphère, et à réfléchir sur les différences culturelles dans le traitement de chacun d'eux. Selon le neurologue Sperry, "chaque hémisphère possède ses propres sensations, pensées, idées, sa liste de souvenirs et d'expériences d'apprentissage, et son propre esprit."
(Note 75)
En simplifiant beaucoup on pourrait dire que le côté gauche fonctionne de façon analytique, le côté droit de façon synthétique. Le langage, la mémoire verbale, les aspects numériques du calcul, la perception logique des situations ou problèmes, dépendent du cerveau gauche. Le cogito s'y trouve. Les émotions, les relations visuelles, associatives, la perception spatiale, la musique et le sens artistique en général, la compréhension de la communication non verbale, tout ce que nous caractérisons par le mot intuition est traité par le cerveau droit. Les deux hémisphères s'éduquent en se constituant leur mémoire propre. Ils sont en contact, mais selon la situation et, aussi et surtout, selon la personnalité de chacun, l'un d'eux domine. D'après Lucien Israël, "tout se passe comme si trop d'activation du cerveau gauche empêchait de continuer à séjourner dans le monde du cerveau droit et comme si, à l'inverse, trop d'activation du cerveau droit, trop d'unité avec le monde, limitait l'effort en vue de le posséder."
(Note 76)
L'éducation, en Occident, consiste en un effort d'analyse ; on explique ce que l'on enseigne, et cela dans tous les domaines. Que ce soient les sciences, les langues, la musique ou le sport, on indique la démarche juste, qui va de la bonne position de départ au but visé, lequel est défini, paraît clair d'emblée. C'est donc l'hémisphère gauche du cerveau qui domine nos entreprises, même là où le cerveau droit s'exprime. Pour cette raison, certaines mémoires sont mieux cultivées chez nous que d'autres : mémoriser un texte, y compris un texte musical qu'on a découvert à travers la partition, paraît infiniment plus facile à la plupart des gens que mémoriser un enchaînement de gestes. Dans ce domaine, pour parer à nos défaillances, nous complétons nos lacunes par des repères verbaux (avant, après, en avant, en arrière etc.) qui proviennent de l'hémisphère gauche du cerveau et nous servent d'orientation.
L'enseignement dans les disciplines traditionnelles d'Extrême-Orient se trouve à l'opposé de cette démarche. Selon des mécanismes encore mal élucidés, toute la pratique de ces arts consiste à "activer, à ouvrir le cerveau droit, à le faire fonctionner à un niveau supérieur, et en quelque sorte empêcher toute interférence du cerveau gauche."
(Note 77)
Le sentiment d'unité qui résulte de cet enseignement dont le but n'est pas de posséder quelque chose, même pas une connaissance, est ce qui nous fait défaut. Nous
pensons juste avant de toucher. Notre premier sens ne fait que servir. Ailleurs
il agit en maître.Espace, mouvement et matière : le toucher et l'art.
Pour développer un art, il faut toujours le concours de plusieurs de nos sens - comme il le faut d'ailleurs pour tous nos actes. Cependant, la coopération des sens, le jeu subtil de leurs visées tantôt concurrentielles, tantôt correspondantes, se dévoile de façon particulièrement éclairante dans le domaine de l'art. Dans cette partie des passerelles, nous passerons donc souvent d'un sens à l'autre, dans la mesure où chacun d'eux vient renforcer, ou contredire, l'action du toucher.Si l'on examine les arts un par un, le toucher est toujours présent, la plupart du temps en position secondaire - sauf pour la sculpture, où il est déterminant. C'est donc par elle que nous commencerons nos réflexions, et c'est à elle que nous consacrerons le développement le plus exhaustif. Cependant, même dans les autres arts, où le toucher ne paraît avoir qu'une fonction auxiliaire, comme en peinture ou en musique, par exemple, son rôle est, en fin de compte, essentiel ; rien ne se fait sans lui. Dans les analyses qui suivent, nous allons explorer un peu plus profondément certaines de ses qualités évoquées auparavant : partant de son caractère topographique et cinétique, nous aborderons le problème de l'espace et du mouvement dans la représentation artistique. En second, l'engagement matériel du toucher nous fera prendre conscience du rôle de la texture et des matériaux dans les oeuvres d'art.
"Ce n'est pas psychologique, la solitude, on n'y peut rien. Elle existe dans l'espace. Votre tête, là, maintenant, quand je la regarde qui émerge dans le vide sur ce fond de ciel." Ces propos tenus par Alberto Giacometti à John Clay sont bien des paroles de sculpteur. Dans cet art entièrement voué à la "chose tangible", contrairement à la peinture qui est, comme nous le savons depuis Léonard, "chose mentale", l'espace fait problème. L'art le plus manuel, le plus empêtré dans la matière, est ainsi le plus philosophique : nous savons que Socrate a appris le métier de sculpteur... Ce que les sculpteurs savent d'instinct, les philosophes ont cherché à le définir, et toujours notre perception est restée dépendante de leurs définitions et des questions qui les précèdent. Quel est donc cet espace qui nous entoure ? Ou plutôt : y a-t-il un espace qui nous entoure ? Pouvons-nous en estimer l'étendue en l'arpentant, en le jaugeant? Mais qu'en est-il alors de l'apeiron, cet infini qui, par définition, n'a pas de mesure ? Tout au long de l'histoire de la philosophie nous trouvons, juxtaposées ou se suivant, mais rarement pures, des conceptions contradictoires de l'espace. Trois d'entre elles notamment ont marqué nos mentalités. Je les esquisserai ici, sans entrer dans la discussion épistémologique qu'elles ont suscitée, dans la mesure seulement où elles ont fécondé notre imagination et porté des fruits aussi dans d'autres domaines que ceux qui les ont fait naître.
La première conception est celle d'un espace continu et isotrope, c'est-à-dire présentant les mêmes propriétés physiques dans toutes les directions. Dans cet espace, qui est absolu (contrairement à l'espace relatif de la physique contemporaine) et forme un tout, qui est absolument tout pour ce qui est du monde matériel, les choses physiques trouvent leur lieu, de façon également absolue. Le fait qu'elles soient là, à cet endroit précis, et nulle part ailleurs en même temps, fait partie de leur définition. C'est l'espace de Newton, le plus familier à notre imagination depuis quatre siècles, auquel nous associons l'espace métrique. Il s'agirait donc d'un espace mesurable et (mais) infini : il faut d'emblée situer ces deux notions antinomiques sur des plans différents. Car depuis l'aube de la modernité, physiciens et penseurs ont lutté avec le paradoxe suivant : à partir du moment où l'on imagine l'espace comme mesurable, celui-ci perd, aux endroits justement qu'on a définis par des qualités géométriques, son caractère infini, sans fond. Si, au contraire, on en enlève toute mesure, même mentale, l'espace redevient l'apeiron infini, mais perd en même temps tout ce qu'on pourrait qualifier de surface. D'où la solitude dont parle Giacometti. L'espace que nous imaginons est bâtard. Il change de statut ontologique à partir du moment où on le mètre, le qualifie, le met à notre service. Il devient autre, sans complètement perdre son caractère premier, il nous confond si nous essayons de le saisir. Giacometti affirme même dans ses écrits qu'il n'existe pas, qu'il faut le créer.
(Note 78)
Nous reviendrons sur cette idée.La deuxième conception importante, qui se trouve à l'opposé des opinions de Newton, est celle de l'espace aristotélicien, qui a régné en maître pendant près de deux millénaires. Physiquement fausses, ses idées n'ont rien perdu de leur valeur sur le plan ontologique. Aristote imagine l'espace comme un cosmos fini, possédant un centre et une périphérie et étant donc de nature anisotrope. Selon sa proximité plus ou moins grande par rapport au centre, chaque chose y possède sa propre qualité spatiale, infiniment variable. "Il apparaît que le lieu [τόπoς] est quelque chose d'important et de difficile à saisir", dit le philosophe
(Note 79)
.
Difficulté que les artistes ont l'air d'avoir comprise, alors que dans la vie
courante, rien ne nous paraît plus évident et plus banal qu'un lieu. Il semble
être là, naturellement, statiquement, en servant "d'entourage" aux choses qui
le "remplissent", ou le "traversent". Or, la somme de tous ces lieux évidents
correspond au vide infini qui, d'une façon mystérieuse, est peuplé de corps
matériels. Paradoxe à nouveau. En réalité, l'espace n'est pas là pour fournir des lieux aux choses existantes. Ce sont elles qui créent l'espace, et justement le genre d'espace dont elles ont besoin. Cette idée, qui remonte à Aristote et dont nous avons perdu la compréhension depuis l'acceptation de l'espace newtonien comme référence commune, trouve des applications nouvelles (certes physiquement très différentes, mais ontologiquement semblables) dans la théorie de la relativité. Le cosmos que Newton avait ouvert à l'infini est à nouveau clos. Quand Descartes identifie l'espace avec la matière, il énonce donc une idée parfaitement moderne. Les recherches récentes de la physique confirment que l'espace et le temps succèdent à la matière, ne sont pas ses présupposés. S'il n'y avait pas de matière, il n'y aurait ni espace, ni temps.
La troisième conception importante de l'espace correspond grosso modo à l'espace quantique. Même si les non-physiciens sont incapables d'en appréhender les principes, qui sont loin d'être devenus les jalons de notre imaginaire, ces idées sur l'espace existent depuis fort longtemps comme des intuitions, et cela notamment chez les artistes. Il s'agit de l'idée qu'un espace selon les deux modalités que nous avons décrites, dans le sens isotrope et infini, ou anisotrope et fini, n'existe pas, mais que seul existe un ensemble de lieux empiriquement donnés, qui entretiennent entre eux des relations de relativité. L'espace quantique est un espace discontinu. Il est formé de lieux entre lesquels se trouve - d'une façon qui défie notre imagination - le vide. C'est cette présence active du vide qui a toujours intéressé les artistes. Ils la ressentent autour de leurs oeuvres même dans l'espace métrique que nous croyons si bien maîtriser. Leibniz a pressenti cette problématique et a essayé d'en trouver la solution par la notion de transcreatio, qui signifie l'anéantissement et la recréation permanents de tout existant. Le mot ‘création' ne fait plus partie du vocabulaire philosophique et est étranger à la physique moderne. Mais le concept leibnizien correspond assez bien à l'expérience du temps quantique : à chaque instant présent qui retombe dans le néant succède un autre, lequel à son tour sort du néant pour aussitôt y disparaître. Une continuité dans le sens habituel du mot n'existerait donc pas. Or, les êtres et les choses qui évoluent dans un temps discontinu ne sont pensables que dans un espace discontinu. Impossible, dans ces conditions, de chasser le vide. Il faut opérer avec lui : comme nous le verrons, tout l'art pictural chinois repose sur ce principe. Et toute la sculpture, dont l'ambition première est d'occuper de l'espace et qui se comprend comme volume, se définit par la relation qu'elle établit entre le plein et le vide.
"Il y a des sculptures-boules noires qui s'opposent violemment au vide, (...) des sculptures qui créent un espace de silence immobile, d'autres un espace compact de ténèbres, comme si elles étaient creusées en négatif dans une masse noire."
(Note 80)
Giacometti parle ici d'oeuvres issues
d'époques et d'inspirations très différentes, allant de l'Egypte ancienne
jusqu'aux statues de Pigalle. Depuis toujours, le problème de l'espace a été
une préoccupation essentielle des sculpteurs, car, tout comme les êtres et les
choses, la sculpture crée autour d'elle l'espace dont elle a besoin.
Vide actif qui s'oppose au néant : c'est le reflet de sa grandeur, et de
sa solitude. Noli me tangere, là aussi. Qui n'a pas un jour cédé à la
tentation de caresser une sculpture, pour constater que le miracle de Pygmalion
n'avait pas lieu ; renvoyé à soi même, et obligé de laisser la pierre à la
pierre. La solitude entoure la sculpture telle une aura. Déjà Georg Simmel pensait que c'est l'une des qualités qui la distingue des autres arts. Contrairement à la peinture, elle ne partage pas, ne communique point. "L'être humain de la peinture, environné de son espace, est situé dans un monde qui comporte également de la place pour d'autres et dans lequel le spectateur peut se projeter, de sorte qu'il est dans une certaine mesure proche de cet être humain-là. L'être humain de la sculpture, lui, ne peut jamais baigner dans le même air que son spectateur ; il n'existe pas ici d'espace où se placer en imagination à son côté."
(Note 81)
Cette solitude obstinée, et la lourde éternité de la pierre dont se plaint Sartre
(Note 82)
,
conserve à la sculpture son caractère sacré primordial. Dans toute statue il y
a une idole qui sommeille : le veau d'or ne pouvait être autre chose qu'une
sculpture. Contrairement aux autres arts de la vue, celle-ci se veut
l'équivalent de la réalité même. Comme elle dispose des trois dimensions, à
l'instar de nous-mêmes, elle peut en effet y prétendre. De tout temps, la
sculpture a entretenu l'équivoque autour de la notion de ressemblance. "Allons,
fais-nous un dieu qui aille devant nous", réclament les Israélites à Aaron (Note 83)
.
Cette demande est moins naïve qu'elle ne paraît au premier abord. Elle témoigne
d'une compréhension profonde du fait que toute chose créée dans l'espace, dans
les trois dimensions, est réellement là, au même titre que nous, et peut, le
cas échéant, prétendre à une vérité
supérieure à la nôtre. Car non seulement le sculpteur a répété le geste
créateur en la faisant, quand il a pris
du limon de la terre, et modelé un être "à son image et à sa ressemblance".
Il y a aussi insufflé son esprit, l'Esprit tout court, par la seule dignité de
ce qu'il a voulu représenter. Pendant très longtemps, les formes reproduites
ont été celles, devinées ou révélées, des dieux ou des rois, leurs
vicaires temporels. Ensuite, ce furent
les anges, les prophètes, les saints. C'est seulement avec le portrait d'hommes
célèbres, ce legs de Rome, que l'ambiguïté s'installe, balançant entre la
représentation et l'idolâtrie. La statue ne s'arroge pas uniquement la
plénitude du vivant, elle est aussi éternelle. Comme nous le montre clairement
l'histoire du veau d'or, statufier équivaut à diviniser. C'est pourquoi, dans
la querelle des images, c'est à la sculpture qu'on s'est pris en premier lieu -
que de nez brisés, de visages abîmés. La rage destructrice s'abat justement sur
la représentation qui réclame plus de force vitale que le vivant qui l'adore. Car il en faut, de la force, pour ajouter à l'espace. Cela semble être un besoin permanent de l'homme, de créer son propre espace, de l'aménager et de le mettre en concurrence avec celui qui l'entoure naturellement ; de tout disposer de façon à ce que les deux s'interpénètrent et d'en faire sa réalité. Il y parvient par deux chemins assez différents, qui aboutissent cependant à la même chose. Soit il ordonne l'espace autour d'un milieu. Cela peut être une statue, justement, même une simple stèle ou un lingam vers lesquels convergent les regards. C'est la réalisation, à petite échelle, de l'idée aristotélicienne de l'espace - un espace anisotrope avec un centre et une périphérie, possédant des degrés de densité existentielle divers. Dans le deuxième cas de figure, l'homme se fabrique un entourage - une sorte de réplique du cosmos tel qu'il le perçoit à travers ses sens. C'est l'image de l'espace isotrope à quatre points cardinaux et à trois dimensions - l'espace maîtrisé, cultivé, métré aussi, qui nous rassure. La maison et le jardin symbolisent partout cette aspiration à un ordre qui nous permet de nous "orienter". Le Paradis n'est-il pas jardin de volupté, comme traduit la Vulgate l'expression ‘Gan Eden' ? D'une certaine manière, chaque parc ou jardin, chaque cour et chaque cloître sont le souvenir du paradis perdu, un résumé du monde, reflet de la volonté tenace de l'homme d'opposer son cosmos au chaos qu'il redoute.
Souvent, les deux approches que je viens de décrire - la recréation de l'espace anisotrope et fini d'une part, et isotrope et infini de l'autre - apparaissent simultanément, se recoupent et sont en correspondance, comme on le voit dans le dialogue fécond qu'ont entretenu de tout temps l'architecture et la sculpture, dont chacune correspond plus spécifiquement à l'une des démarches. La sculpture peut, en effet, modifier l'aspect de chaque élément architectonique. Parfois, elle recouvre toute la construction, comme dans les temples indiens. Elle accroche la lumière, marque à sa manière les proportions et détermine par sa seule présence le caractère de l'endroit qu'elle anime.
Dans tous les cas, l'espace domestiqué est l'oeuvre des mains de l'homme ; issue du travail physique, il est une réalisation du toucher. Depuis le paragone de Léonard, la comparaison des arts qui exerça une influence si profonde sur les artistes de la Renaissance, la tare du travail manuel affecte tout particulièrement la sculpture, laquelle "exige un exercice tout mécanique, s'accompagnant souvent de beaucoup de sueur qui se mêle à la poussière et devient une croûte de boue; il [le sculpteur] a le visage tout entier enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger, et il est couvert de petites écailles comme s'il avait neigé sur lui ; son logis est sale et plein d'éclats et de poussières de pierre."
(Note 84)
Propos nullement innocents, qui reflètent bien la volonté de Léonard de
promouvoir la peinture, et elle seule dans les arts plastiques, au rang des
oeuvres de l'esprit. C'est le moment où, dans l'évaluation générale des cinq
sens, la vue finit par prendre la place prépondérante qui caractérise la
civilisation occidentale. Le toucher est considéré avec méfiance : on le sait
nécessaire, mais on lui en veut de s'opposer, lourdement et obstinément, aux
envols purement cérébraux de la Raison ; de nous rappeler notre condition à
l'instant précis où nous croyons pouvoir l'oublier.Cependant, ceux qui ont un sentiment tragique de la vie ont toujours su ce qu'ils lui doivent. Ainsi Michel Ange pense tout autrement de la sculpture que Léonard. Il est en admiration devant la spiritualité du bloc de marbre :
qui ne soit renfermée dans un bloc de marbre
cachée sous son écorce ; mais pour l'atteindre
il faut que la main obéisse à l'intellect."
(Note 85)
Collaboration subtile entre les sens et la raison, et entre les sens eux-mêmes : le toucher et la vue vont ici de pair.
Quand Léonard et Michel Anges disent sculpter, ils se réfèrent au travail de la pierre ou du marbre. Il existe cependant depuis toujours deux modalités d'aborder cet art, deux gestes créateurs pareillement valables, dont le choix a souvent tourmenté les artistes. Pour la première fois clairement formulée par Alberti, qui en parle avec sérénité, Michel-Ange reprend sans modification importante la définition de son prédécesseur: "J'entends par sculpture ce que l'on obtient en enlevant quelque chose [per forza di levare] ; ce qu'on obtient en ajoutant [per via di porre], c'est-à-dire en modelant, se rapproche de la peinture."
(Note 86)
Si, selon Alberti, modeleurs et sculpteurs poursuivent également la ressemblance avec les formes de la nature, il reste que chacune des deux démarches a ses exigences et priorités propres. Modeler signifie créer quelque chose à partir de rien, tant paraît insignifiante la boule de glaise, d'argile ou même de cire dont procède le modèle et où, souvent, il retourne. Sculpter, en revanche, implique du respect et de la complicité avec la matière à laquelle on s'attaque, alors qu'on libère de sa gangue la forme qui y est mystérieusement contenue. Le premier geste est celui de Dieu modelant l'homme à son image et à sa ressemblance à partir du limon de la terre. Le deuxième, celui de Pygmalion, tellement épris des potentialités de son oeuvre, qu'au toucher, l'ivoire s'amollit, et, perdant sa dureté, s'enfonce sous les doigts et cède...
(Note 87)
Historiquement, sculpture et modelage sont allés de pair, prenant successivement le dessus selon les époques
(Note 88)
. Si le
moyen âge procédait par taille directe de la pierre, l'usage de petits puis de
grands modèles en trois dimensions marque un nouveau départ de la sculpture,
qui est inséparable de l'apparition d'ateliers individuels. Ainsi, à la
Renaissance, on commence à dissocier l'invention de l'exécution de l'oeuvre. Le
souci de la pierre s'efface progressivement, et pour plusieurs siècles, devant
l'exigence formulée par les sculpteurs que leurs oeuvres doivent comporter
différents points de vue d'égale qualité. La multifacialité de la statue
confère une importance accrue au modèle. C'est elle aussi qui donne aux
sculpteurs une conscience nouvelle de la valeur de leur art. En opposition
ouverte avec son illustre compatriote, Benvenuto Cellini déclare que la
sculpture est le plus haut des arts fondés sur le dessin. Qu'elle est même sept
fois supérieure à la peinture, puisqu'une statue doit pouvoir être contemplée
de huit points de vue au moins ! L'espace et le mouvement sont ici les facteurs déterminants. L'espace que la sculpture a créé autour d'elle demande qu'on en fasse inlassablement le tour, et transforme ainsi le spectateur de statique en cinétique. C'est bien là le secret de la ronde-bosse : de tous les côtés, elle surprend par une nouvelle perspective, sans qu'il soit possible de percer son mystère. C'est l'instant qui se dérobe, la statue est en mouvement et le spectateur aussi, les deux dans des espaces différents et selon un rythme discordant. De l'âge classique jusqu'à la fin du XIXe siècle, le mouvement devient la préoccupation principale des artistes. Déjà très loin des réflexions de Michel-Ange, le Bernin ne voit aucun inconvénient à utiliser plusieurs blocs de pierre pour une statue, si cela lui permet de saisir le mouvement au vol. Quant à Rodin, le modeleur par excellence, il a souvent laissé l'exécution en pierre ou en marbre de ses œuvres à ses assistants. C'est seulement au XXe siècle que s'opère un retour à la taille directe, ressentie alors comme un besoin moral, comme une purification. C'était à la fois une prise de conscience de l'impasse où se trouvait la mimesis par des moyens réalistes et une mesure de sauvetage pour se rattacher à la nature dont la connaissance directe échappait de plus en plus à l'homme. Or, ce retour devait s'opérer par une attention nouvelle aux matériaux, au rôle de leur texture dont dépendrait le caractère d'une oeuvre d'art. Depuis lors, la pierre et le bois sont valorisés pour leurs vertus propres, pour ce qu'ils peuvent nous enseigner d'une autre façon d'être, plus lourde, mais plus consistante aussi que la nôtre. La ressemblance, dans cette perspective, prend une signification plus intérieure qu'auparavant : il s'agit, par le secours de ces matériaux, d'appréhender l'être intime de ce que l'on représente, et non son apparence.
Lors de cette évolution, la notion d'espace change de nouveau. Archipenko avait commencé dès 1908 à réaliser des sculptures dans des matériaux transparents avec des creux et des trous. C'était l'aboutissement logique de ses réflexions sur les rôles habituels du plein et du vide : "La tradition voulait que la sculpture commence là où le matériau entre en contact avec l'espace. L'espace était ainsi compris comme une sorte de cadre autour de la masse. (...) J'aboutis à la conclusion que la sculpture commence lorsque le matériau enveloppe l'espace."
(Note 89)
C'est encore la dynamique du vide qui
s'exprime ici. Dans son "Manifeste technique de la sculpture futuriste",
Boccioni écrit: "Proclamons l'abolition complète de la ligne finie et de la
statue fermée. Ouvrons la figure comme une fenêtre et enfermons en elle le
milieu où elle vit. (...) Les objets ne finissent jamais ; ils s'intersectent
avec d'innombrables combinaisons de sympathie et d'innombrables chocs
d'aversion." Il y a, dans ces considérations, comme une intuition de l'espace quantique - espace discontinu et champs d'énergie agissant les uns sur les autres. En fin de compte, nous retrouvons au fil du temps, dans les réflexions sur la représentation artistique, tous les modèles spatiaux disponibles, plus ou moins actuels selon l'époque et l'expression voulue. Ces rapprochements, si éclairants soient-ils, ne doivent pas masquer le fait que chacun des arts possède un espace qui lui est propre et qui obéit à des lois qui ne valent que pour lui seul. Comme nous le verrons à l'exemple de la musique, la physique, et même la philosophie sont loin d'avoir recensé toutes les sortes d'espace, dont chacun correspond en réalité au genre de mouvement qui y "a lieu".
Examinons d'abord ce qu'il en est de la peinture. On pourrait croire qu'elle est l'apanage exclusif de la vue, et aussi loin du toucher que possible. C'est oublier que la notion que nous avons des trois dimensions, et toutes les conclusions que nous en tirons pour notre vie et sa représentation, sont indissolublement liées au toucher. Celui-ci est engagé dès le moment où nous pensons en termes spatiaux, peu importe le genre d'espace dont il s'agit. Par ailleurs, notre connaissance du mouvement est due à notre premier sens et reste de son ressort même là où, comme en peinture ou en musique, son action s'exerce dans un domaine non matériel.
L'espace, dans la peinture, est une sorte de scène où le temps - le nôtre - se déroule, peut avoir lieu, justement, où un instant est saisi, un mouvement. C'est pourquoi, tant que l'on représentait des choses intemporelles, l'espace semble ne pas avoir existé - du moins le genre d'espace qui nous est familier, celui qui correspond, selon la formule consacrée, à la perspective naturelle. Nous avons tellement l'habitude de voir des représentations de la réalité en trois dimensions sur un support plan en deux dimensions que celles-ci nous paraissent correspondre à ce que nous voyons réellement. Or, aucun procédé géométrique, ni aucun autre artifice n'est en soi porteur d'illusion naturaliste. En effet, la physiologie de l'oeil ne permet pas de déterminer la profondeur avec certitude. Les notions que nous pouvons en avoir se basent sur des expériences tactiles et kinesthésiques, notamment, puis auditives et, parfois, olfactives. C'est pourquoi l'espace s'appauvrit forcément quand nous cherchons à le représenter, à l'apprêter pour le seul monde visuel. L'appellation, coutumière à la Renaissance et à l'âge classique, de l'espace pictural comme perspectiva artificialis, en opposition à la perspectiva naturalis qui désigne l'optique en tant que science, rend parfaitement compte de ce fait. Pour appréhender l'espace pictural comme le reflet fidèle de la réalité à trois dimensions il faut donc la complicité du spectateur, le recours à sa mémoire à la fois tactile et visuelle, et sa volonté de conférer à la représentation une existence propre, parallèle à la nôtre.
Le problème de la perspective nous occupera un long moment dans la partie sur la vue. Dans ces réflexions consacrées au toucher, nous nous concentrerons sur les observations qui aident à délimiter le champ d'influence respectif des deux sens, et à saisir le moment historique décisif où, en Occident, tout semble converger pour élargir au maximum la sphère visuelle au détriment de celle du toucher. A l'instar de l'espace tactile, l'espace psychophysiologique de l'homme est circulaire, avec une perception plus nette de la moitié du devant. Celle du derrière reste cependant constamment présente à cause de son intégration complète dans les espaces tactile et auditif, et est disponible à la vue par une simple rotation. L'espace pictural, en revanche, crée une situation de vis-à-vis - la fameuse "fenêtre ouverte" dont les peintres italiens parlaient déjà au Trecento. Un tableau exige en effet un point de vue extérieur à la scène où le drame (ou la comédie) se déroule. Le spectateur, expulsé ainsi de son domaine vital vers un là-bas lointain, devient observateur. C'est un être excentré, hors champ, à la visée rationnelle. Il jauge et il juge le monde qui se trouve en face de lui, prêt à être saisi et dominé. Intuitus et conceptus. Son espace se sépare de l'expérience vécue, où les points de vue changent perpétuellement, où il peut entendre des voix derrière lui, où quelque chose peut lui toucher le dos. Dans les règles de la perspective élaborées à la Renaissance, l'espace pictural est ramené à la fonction d'un oeil unique, ponctiforme et immobile. Comme s'il se servait d'une longue vue, le peintre-spectateur apprend à y regarder la nature au lieu d'en faire partie, il découvre le paysage, qui devient, dans un processus assez lent, un sujet artistique. Mais c'est au prix de le considérer comme une peinture, comme quelque chose de "pittoresque". Dans un retournement lourd de conséquences, le monde, dématérialisé, devient représentation.
Il est logique que ce soit dans le contexte des scènes de théâtre qu'ait été abordé pour la première fois le problème de l'espace pictural. Vitruve parle des scénographies, ces décors de fond représentant des paysages et des éléments architectoniques dans la grande peinture grecque perdue. Au Ve siècle avant J. C., Agathos de Samos connaissait déjà un raccourcissement perspectif des éléments censés évoquer la profondeur, mais c'est seulement à la Renaissance que fut trouvée une méthode graphique de représentation spatiale qui pouvait prétendre à l'exactitude. Pour la première fois, il y avait une correspondance métrique rigoureuse entre les objets situés dans l'espace et leur représentation. La peinture est ainsi à l'origine du processus de rationalisation de la vision, ce qui influe, à plus ou moins longue échéance, sur toute l'approche de la connaissance. Comme le souligne André Chastel, "l'effort à accomplir pour représenter un phénomène, et donc le traduire en termes d'espace, est un moyen de le rendre intelligible et, à la limite, le passage par la représentation visuelle devient pratiquement une condition d'intelligibilité."
(Note 90)
"Traduire en termes d'espace", certes, mais c'est de l'espace visuel qu'il s'agit. C'est donc un espace imaginaire, où les choses ne se heurtent pas entre elles comme dans la sphère du toucher. Il peut comporter toutes sortes d'anomalies, que les peintres ne se sont d'ailleurs pas privés de montrer. Les perspectives impossibles, les anamorphoses, les architectures imaginaires irréalisables mais non irreprésentables ont fait leurs délices. Or, celles-ci sont, d'une certaine manière, l'envers de la mimesis, elles sont l'enchantement du monde comme théâtre. Dans ce monde, l'homme est à la fois l'auteur de la pièce et son metteur en scène. C'est bien là l'ambition réalisée par la perspective centrale, laquelle, dès le début, s'est voulue une pensée autant qu'une technique. Mais même sur le plan technique, l'organisation subjective de la représentation par l'assignation d'un point de vue évoque la place nouvelle et centrale de l'homme dans l'univers."
(Note 91)
"La condition humaine" est le titre célèbre d'un tableau non moins célèbre de Magritte, qui représente un tableau devant une fenêtre ouverte dont le contenu prolonge le paysage dehors. Ou l'inverse. L'ambiguïté est la règle du jeu. Elle fait partie du monde de la vue, qui, à partir de la Renaissance, s'empare du monde du toucher. Toute l'évolution de la peinture depuis le XVe siècle en témoigne. La longue tradition du trompe l'oeil accompagne la mimesis comme son ombre. Car s'il y a dans cette doctrine de l'imitation de la nature, qui fut le credo des artistes jusqu'à l'aube de la modernité, l'ambition grandiose de faire "de la peinture un dévoilement de ce qui est ‘en vérité'"
(Note 92)
,
celle-ci est pénétrée tout aussi profondément de la conscience d'être une
illusion, un reflet sans substance. Le trompe l'oeil est l'expression la
plus parfaite de cette ambiguïté. Le spectateur n'y est plus considéré comme un
complice, il est trompé dès le premier contact, selon la volonté de l'artiste. Le premier témoignage de ces deux dimensions de la mimesis nous vient de l'histoire de Zeuxis, dont les fruits étaient peints avec tant de ressemblance que les oiseaux se posaient sur la toile pour les becqueter. Aucune peinture de ce maître si prisé des Anciens n'a survécu, mais les fresques de Pompéi nous montrent les techniques utilisées par la peinture greco-romaine pour créer l'illusion de l'espace. Ce sont l'évasion et l'invasion - à l'instar des murs du fond abolis pour faire lorgner le spectateur vers un au-delà désirable, ou, au contraire, des colonnes et autres éléments architecturaux, qui sortent de leur cadre fictif pour pénétrer la réalité.
A l'époque de la Renaissance, et surtout à l'âge baroque, les procédés illusionnistes s'enrichissent de nombreux artifices nouveaux. De fausses architectures, de fausses tapisseries, de fausses statues ou bas-reliefs en grisaille se multiplient, tantôt pour des raisons économiques (les "faux" coûtaient forcément bien moins cher que les "vrais"), tantôt pour le plaisir de la duperie, ou plutôt de cette plaisanterie existentielle qui efface les différences entre celui qui est trompé et celui qui trompe : voir égale toucher - c'est à prouver ! Parfois le trompe l'oeil était simplement destiné à être une fête pour les yeux. Si Mantegna peint la voûte de la ‘camera degli sposi' du Palais ducal de Mantoue comme un ciel, avec des personnages grandeur nature en costume d'époque autour du balcon entourant l'ouverture, il y a là à la fois le clin d'oeil du peintre-démiurge vers le spectateur et la joie - universelle - d'ouvrir ce qui est fermé.
La tangibilité spécifique de la matière devient, elle aussi, un souci du peintre. L'objet est à l'honneur. La texture des matériaux est étudiée et rendue avec soin. Avec l'apparition de la Nature morte, le peintre se livre à une méditation sur le quotidien. Il emploie tout son savoir-faire pour créer un effet tridimensionnel des objets. Papiers, livres et instruments d'écriture, instruments de musique, plats, verres et tous les autres accessoires de la table font leur apparition dans les tableaux. C'est à la fois une victoire et une déchéance. Le monde de l'homme se trouve, avec tous ses détails, définitivement au centre de l'intérêt. Mais c'est un monde éphémère, constamment menacé par la décadence ou la pourriture. Les Vanités, qui se veulent une exhortation, sont l'expression d'une angoisse sans bornes devant le temps qui passe, avec comme seule certitude la tombe ouverte. Très vite, la fête des sens, qui fut le début des Natures mortes avec leur étalage joyeux de fruits et de fleurs, est troublée par la présence d'animaux dégoûtants, de mouches, de vers, de scorpions, d'araignées. Les arrangements de table montrent les lendemains peu glorieux du festin : verres à demi vides ou renversés, fruits pourrissants, des souris ou de la vermine qui se délectent du pain entamé. Les studioli, ces temples de travail de l'humaniste auxquels présidait l'exemple de saint Jérôme avec ses livres et son lion docile, sont envahis de papiers déchirés, de cuir usé, d'objets cassés. Dans un ultime acte de dérision, certaines natures mortes ne représentent plus de tableaux, ni des tableaux dans les tableaux, mais des cadres vides, ou tournés vers le mur. Le désordre règne. L'un des enseignements que nous fournit l'étude de l'espace pictural, dans la mesure où celui-ci correspond aux exigences de la mimesis, se résume par le paradoxe suivant : c'est la vue qui nous révèle l'instabilité du monde du toucher. Par une sorte de mainmise malicieuse en effet, la vue nous installe en face des choses : ‘Venez et jugez ce que le temps fait à tous ces objets que vous avez façonnés avec amour' !
Mais il y a plus, et cela donne à réfléchir sur l'effet psychologique de tous ces espaces virtuels dont se peuple le monde moderne. La liberté totale d'où procède le trompe l'oeil, qui crée pour la première fois un espace fictif si autonome que même nos sens y sont leurrés, ne semble pas, paradoxalement, donner à ceux qui s'y aventurent un sentiment d'indépendance, de latitude et d'aisance. Sans l'apport du toucher, qui est à l'origine de notre capacité de tout localiser et de nous orienter, il n'y a pas de lieu où se mouvoir, où demeurer. L'espace fictif s'avère, en fin de compte, inhabitable. Loin de nous faire sentir notre pouvoir sur la matière, il nous met en face de notre faiblesse.
Cela ne veut pas dire que l'espace pictural ne soit jamais amical. Il peut ouvrir des horizons où il est permis d'entrer et de se perdre - à condition d'épouser le mouvement qui l'anime, de saisir le rythme selon lequel il respire. C'est à cause de la primauté accordée aux rythmes et aux souffles (selon la pensée taoïste, l'homme naît d'une condensation de souffles) que la peinture des paysages passe en Chine, dès les IXe - Xe siècle, pour la forme la plus haute - alors qu'en Occident, elle fut longtemps considérée comme un genre mineur, dont l'exécution revenait, dans les ateliers, aux compagnons et aux apprentis. Mais pour Shitao, le moine Citrouille-amère, elle est le moyen privilégié de participer à l'acte créateur, et au perpétuel renouvellement de la nature : "La peinture exprime la grande règle des métamorphoses du monde, la beauté essentielle des monts et des fleuves dans leur forme et leur élan, l'activité perpétuelle du Créateur, l'influx du souffle Yin et Yang ; par le truchement du pinceau et de l'encre, elle saisit toutes les créatures de l'Univers, et chante en moi son allégresse."
(Note 93)
Or, toutes ces mutations, ces transformations et métamorphoses ont lieu dans le vide. Cette notion clé de la pensée chinoise joue un rôle fondamental dans des domaines aussi différents que la poésie, la musique, le théâtre, les arts martiaux et l'art culinaire. Ce vide-matrice qui, par sa plénitude, est le contraire du néant, est parcouru de souffles, et retient le monde visible à un monde invisible. Loin d'être seulement de l'espace non rempli, c'est à travers lui que les figures prennent forme dans la peinture : "Sur un papier de trois pieds carrés, la partie peinte n'en occupe que le tiers. Sur le reste du papier, il semble qu'il n'y ait point d'images ; et pourtant, les images y ont une éminente existence. Ainsi, le Vide n'est pas le rien. Le Vide est tableau."
(Note 94)
Il est clair que le mouvement qui relie les mondes entre eux, qui fait de la peinture un microcosme au sein du macrocosme, requiert un autre genre d'espace que celui que fournit la perspective centrale. Le centre étant partout, la perspective picturale chinoise s'avère multiple, tantôt aérienne, tantôt cavalière. Le peintre regarde d'en haut et semble en même temps se mouvoir à travers le tableau, ce qui lui permet de contempler les paysages, par exemple les montagnes, de différents côtés et de montrer aussi bien le mur latéral que le mur principal, l'extérieur et l'intérieur d'une maison. Comme l'observe avec finesse François Cheng, "le peintre vise à créer un espace médiumnique où l'homme rejoint le courant vital ; plus qu'un objet à regarder, un tableau est à vivre."
(Note 95)
L'espace vital de l'homme : c'est de lui qu'il s'agit, en fin de compte, dans toutes ces réflexions. Il a été créé par le toucher, et a été enrichi par la vue et par l'ouïe. Loin de se résumer à la somme de tous les lieux naturels et artificiels dont nous avons façonné notre environnement, il s'enrichit des espaces parallèles que l'art a ajoutés à notre perception. Non seulement le tableau, tout l'art - la musique, la danse, le théâtre - est "à vivre". Cela signifie, d'une part, que ses manifestations constituent pour nous des lieux où exister, si nous nous conformons à leurs règles. L'art crée des espaces-refuges où la solitude ne blesse pas, mais guérit ; où nos conflits se déroulent sans nous anéantir. Ces lieux supplémentaires doublent ceux où nous sommes déjà, se mêlent à eux, et les transforment. Ils influent sur nos habitudes de voir, d'entendre, de percevoir le monde extérieur.
Ainsi, les tableaux nous aident à déchiffrer les paysages, et les sculptures confèrent un ordre à l'endroit où on les pose - l'endroit dans sa triple définition de ‘lieu', de ‘côté destiné à être vu', et de ‘contraire de l'envers'. Chaque oeuvre d'art garde, à sa façon, quelque chose du caractère primordial de la représentation : à l'instar du temple ou, à un autre niveau, du mandala, elle est une réduction significative et une récapitulation de l'univers, une concentration de l'espace. On peut y lire notre destin. Ou simplement s'y mouvoir. Car, répétons-le, c'est le mouvement qui crée l'espace. C'est pourquoi la danse est considérée partout comme le premier né des arts, car elle obéit à une impulsion irrésistible du corps. Nous en trouvons des exemples dans le règne animal et dans d'autres domaines de la nature : danse des moustiques, des abeilles, des poissons, ronde des étoiles, roue du temps, du plus petit au plus grand tout semble se mouvoir au son d'une musique inaudible. L'émotion qu'a pu susciter le spectacle de Bob Wilson, Le regard du sourd, résidait justement dans la capacité de son jeune acteur, réellement sourd, de communiquer au spectateur le rythme secret des êtres et des choses, qu'il sentait parce qu'il n'entendait pas le bruit du monde. Par son jeu il donnait à voir la mélodie qui transforme nos mouvements désordonnés en danse.
Grâce au rythme qui l'anime, la danse crée en effet un accord entre l'espace et le temps. Elle figure le temps par l'espace traversé et convertit l'espace en temps. Le temps n'y est pas linéaire, mais éclaté, à la fois omniprésent dans le mouvement et comme arrêté, à cause de la répétition inhérente au rythme. Hic et nunc, c'est la vie même. Dans l'hindouisme, la danse de Shiva nataraja, entouré d'un cercle de flammes, symbolise le cycle éternel de la création et de la destruction, l'incessant aller retour de l'énergie vitale. David qui danse autour de l'Arche d'alliance, les derviches tourneurs qui rejoignent l'infini dans la transe, la scène se crée d'elle-même, elle est là où la vie a lieu. Concentration de l'espace et simultanéité du temps, la danse est harmonie, dans l'acception première du mot, à savoir assemblage. Le corps en est le centre, le maître d'oeuvre le toucher. C'est la danse qui nous a appris que l'art est dans la perfection du geste. Dans les autres expressions artistiques, c'est une vérité que connaissent tous les exécutants, mais pas forcément le public. Etudes journalières, travail des doigts en musique, exercices de copie en peinture, la répétition, qui est la condition même du progrès, est considérée, dans notre civilisation, comme nécessaire, mais non comme noble. En revanche, dans les civilisations orientales, elle est fêtée comme la clé de tous les arts. On n'y fait pas la différence entre les arts qui reposent sur l'exécution du mouvement, comme la danse, et ceux qui s'obtiennent par le mouvement, mais dont le résultat paraît stable, définitif, comme une peinture ou une sculpture. Ce qui retient la pensée asiatique, c'est toujours le mouvement à l'oeuvre. Ainsi, Kenji Tokitsu souligne l'importance du hyoshi dans la civilisation japonaise: "C'est l'intégration de cadences qui lient comme facteurs rythmiques plusieurs sujets et leur entourage dans le cadre d'une activité culturelle constituée."
(Note 96)
Ceci vaut pour la cérémonie du thé et le théâtre No, la peinture, la
calligraphie et les arts martiaux. De façon significative, le rythme dont il
s'agit "s'établit par rapport à autrui, à travers les objets et en relation
avec tout l'environnement. C'est précisément en entrant en rapport avec des
objets que, dans la culture japonaise, s'établissent la cadence ou le rythme
qui nous font entrer en harmonie avec les hommes ou avec la nature." (Note 97)
C'est pourquoi le peintre enterre son pinceau
comme un être cher. Il honore ainsi l'objet qui lui a permis d'accéder à
l'harmonie et de la communiquer à autrui. C'est elle aussi que cherche l'acteur
du No, sans se poser en sujet qui joue, sans attirer les regards sur sa
personne, mais en assemblant, sous le signe d'une même cadence, les
acteurs et les spectateurs, la musique et le lieu. Il doit le faire au moyen de
gestes codifiés qu'une tradition attentive a amenés à la perfection, à force de
les répéter. C'est la poésie pour les sens dont parle Artaud, ce langage
physique et concret dont l'expression échappe au langage articulé. Poésie du toucher, la première et la plus puissante de toutes.Il faut, en effet, être un peu poète pour passer d'un espace à l'autre et les mettre tous à profit, que ce soit l'espace habitable - naturel et architectural - ou l'espace artistique, dans ses variantes picturale, théâtrale ou musicale. L'arbre qui en l'oreille s'élance quand Orphée chante, n'est pas perçu par tout le monde. Dans cet étonnant sonnet, le premier de son grand cycle Sonnets à Orphée, Rainer Maria Rilke décrit le moment précis où naît le chant, où à côté des bruits de la nature, des cris inarticulés des animaux - hurlements, brames et cris - une mélodie se lance soudain et ouvre un espace nouveau, érige des temples dans l'ouïe.
(Note 98)
L'espace musical n'est pas en concurrence avec l'espace tactile ou visuel. Il ne correspond pas à l'étendue mesurable dans laquelle naît, se développe et se perd un son. Ce n'est pas ce "jusqu'où" on peut entendre la musique. Spontanément, il se crée quand elle commence, et s'évanouit quand elle s'arrête. Il ne contient ni personnes ni objets, ni places où séjourner, ni édifices. Rien à toucher dans son domaine, et point de couleur, et pourtant, il est parfait. Plein de résonances et de vibrations, d'énergie ascendante et descendante, il peut avoir lieu à tout moment, et provisoirement prendre toute la place. C'est comme s'il n'y avait plus d'environnement, ou alors, un environnement enchanté, le mot est parlant. Nous y entrons pour y demeurer, c'est un séjour forcément favorable, où il n'y a que mélodie, rythme et silence amical. Tout y est mouvement, et pourtant le temps semble suspendu, son déroulement est étranger à cette plénitude. C'est l'éphémère qui dure.
Plus encore que dans les autres arts, et les espaces particuliers qui leur correspondent, la collaboration des sens est à l'oeuvre dans le domaine de la musique. Entièrement auditif et imaginaire, l'espace musical est pourtant une création du toucher, notre sens le plus matériel. Chaque instrumentiste lui connaît sa dette. Si ses gestes sont beaux, c'est-à-dire justes, adaptés et précis, la musique sera belle. Chopin, qui en savait quelque chose, appela le piano l'art du toucher. Et l'invention européenne du chef d'orchestre repose sur la conviction que l'on peut transcrire la musique en gestes, que ceux-ci peuvent même la susciter, en influencer le cours, lui conférer un caractère déterminé. Par ailleurs, les instruments sont, eux aussi, l'oeuvre du toucher. Toute la panoplie des matériaux naturels a servi à les fabriquer : bois, peau, crins, os..., et cela depuis les temps préhistoriques. Mais non seulement l'exécution de la musique, sa substance même est liée au toucher. Cela est évident pour le rythme, où la respiration et les battements du coeur la sous-tendent dans toutes les manifestations. Par ailleurs, tout mouvement mélodique ascendant ou descendant, toute la dialectique entre accélération et ralentissement, tension et repos ont une origine tactile. La transposition dans le domaine auditif de cette kinesis particulière est si parfaite, que nous avons tendance à l'oublier.
Mais la collaboration des sens va plus loin encore, notamment dans la musique occidentale savante, c'est-à-dire écrite. Car il y a aussi à voir dans la musique. Schumann disait que dans chaque partition, on trouvait quelque chose destiné à l'oeil seul. Si cela s'adresse au musicien averti, le profane peut faire l'expérience de la musique "visible" sur un autre plan. Un bon concert est toujours préférable au disque le plus parfait, non parce que l'acoustique y est meilleure, mais parce que l'interprétation est plus complète. Il y a le contrepoint visuel au discours sonore. Le geste compte. Les instrumentistes soulignent par leurs mouvements un phrasé, une nuance, un jeu de question et de réponse. Cependant, ce ne sont pas eux qui peuplent l'espace musical, mais la musique qu'ils font et que nous comprenons avec notre corps - avec nos oreilles d'abord, mais aussi nos yeux, et tout notre système nerveux, notre peau, bref notre sens du toucher, qui capte les vibrations là où l'oreille ne les entend plus.
"Le silence du monde avant Bach" est le titre d'un poème de Lars Gustafsson, que Guillevic a traduit en français en collaboration avec l'auteur. Je le cite en entier, parce qu'il me paraît résumer, avec beauté et concision, l'essentiel de nos réflexions sur l'espace artistique:
Il doit avoir existé un monde avant la Sonate en ré, un monde avant la Partita en la mineur, mais quel monde était-ce? Une Europe des grands espaces vides sans écho, pleine d'instruments incultes où l'Offrande musicale, le Clavier bien tempéré n'avaient encore couru sur aucun clavier. Des églises isolées où la voix de soprano de la Passion selon saint Matthieu n'était jamais montée dans un amour sans recours autour des plus doux accents de la flûte, de doux et vastes paysages où l'on ne peut entendre que les haches des vieux bûcherons l'allègre aboiement de puissants chiens en hiver et - comme des cloches au loin - les patins sur la glace brillante ; les hirondelles qui fendent l'air d'été en sifflant le coquillage que l'enfant aux écoutes colle à son oreille et nulle part Bach nulle part Bach le silence des patins sur la glace du monde avant Bach." (Note 99)
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Ainsi le toucher, créateur d'espaces, maître du mouvement et préposé de la matière, a décidé un jour de construire ailleurs que dans le réel. L'espace artistique modifie notre rapport au monde, à notre environnement et au temps. Il l'améliore, l'aménage en fonction de nos besoins, nous donne du repos. Et il nous crée une mémoire.
[1] "Par le corps j'entends tout ce qui peut être déterminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu." Descartes, Méditation seconde.
[2] D. H. Lawrence, Lady Chatterley's Lover
[3] Der Sinn der Sinne, Congrès international à la Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, du 30 janvier au 2 février 1997.
[4] En allemand « Bewusstseinserweiterung » et « Körpererfahrung »
[5]Aristote, De l'âme,livre II, 3, 414b et III, 13, 435b.
[6] Cf. Diane Ackerman, A natural History of the Senses, New York 1991, chapitre "Touch".
[7]Aristote, ibid., livre II, 9, 421a.
[8]Ainsi les langues latines, toutes dérivées du latin dolor, les langues germaniques, par exemple Schmerz, mais aussi le grec πόvoς, qui confond douleur, difficulté et peine.
[9] Je pense par exemple au mot araméen yissurin, qui désigne, dans la littérature rabbinique, les souffrances aussi bien physiques que morales.
[10] Itami, en japonais, signifie à la fois la douleur physique, la peine et le chagrin. Le morphème sino-japonais tsouou se retrouve dans des composés qui se réfèrent à l'une ou l'autre sorte de douleur (par exemple zoutsouou, maux de têtes, ou chintsouou, souci) et est représenté par le même kanji qu'itami, douleur.
[11] Selon la théorie de la catharsis exposée par Aristote dans sa Poétique.
[12] Le terme technique est tsa'ar ba'alei hayim, c'est-à-dire la douleur des êtres vivants (Talmud de Babylon, BM 32a). Là encore, le mot tsa'ar indique aussi bien la tristesse que la douleur physique.
[13] Voir, par exemple, l'opposition de kodech, sacré, et hol, profane en hébreu, qui correspond à celle du centre et de la périphérie ; ou le grec τέμεvoς, qui vient du radical indoeuropéen tem (couper, délimiter, partager) signifiant l'endroit réservé aux dieux, l'enceinte sacrée entourant un sanctuaire. Dans toutes les religions, c'est le lieu de la présence. L'espace en naît et s'y résume.
[14] Evangile selon saint Jean, 2, 21.
[15] Nâ-Kojâ-âbad. Cf. Henri Corbin, Temple et Contemplation, Flammarion 1980, p. 287.
[16] Didier Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, 2e édition augmentée 1995, p. 29.
[17] Lie-tseu, Le vrai classique du vide parfait, Gallimard / Unesco, 1961, p. 87.
[18] Guillaume Appolinaire, Les neuf portes de ton corps
[19] Voir, par exemple, la fresque de l'église saint Dominique à Pistoia.
[20] Cantique des Cantiques, 1, 5.
[21] Stéphane Mallarmé, Sonnet
[22] Guillaume Appolinaire, Poèmes retrouvés
[23] Francis Jammes, J'aime dans le temps...
[24] Curzio Malaparte, La peau, Denoël 1949, rééd. Folio 1996, p. 424
[25] Pour ce qui est de l'historique du baiser, je m'appuie sur le matériel rassemblé dans le n° 169 de la revue autrement, intitulé Le Baiser (février 1997).
[26] Cantique des Cantiques, I, 2.
[27] Définition du Petit Robert
[28] L'expression vient de Didier Anzieu, cf. op. cit.
[29] Titien, Portrait du Pape Paul III, du Cardinal Alessandro Farnese et du Duc Ottavio Farnese, 1546, Naple, Gallérie nationale di Capodimonte.
[30] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, éd. du Seuil, 1970
[31] Définition du Petit Robert
[32] Descendant des prêtres
[33] Lévitique, chap. 11 - 17; Nombres, 19; Deutéronome 14; 23; 24; 26.
[34] Talmud de Babylone, Sanhédrin 71 a.
[35] Saint Paul, Lettre aux Romains, 8, 4 sq.
[36] Voir, par exemple, la règle de saint Benoît, 36, 8.
[37] On consultera, pour toute cette problématique, l'excellent ouvrage de Georges Vigarello, Le propre et le sale, Editions du Seuil, 1985.
[38] Vigarello, op. cit.,p. 51.
[39] Ibid. p. 25.
[40] Rainer Maria Rilke, ""Auguste Rodin", Werke, Insel Taschenbuch, vol. V, p. 210.
[41] Genèse IV, 7 et 23.
[42] Exode XXXI, 1 - 11.
[43] Poète vient de πoιείv, faire.
[44] Cité d'après Kurt Badt, Kunsttheoretische Versuche, Köln 1968, p. 86.
[45] Cité d'après Udo Kaltermann, Geschichte der Kunstgeschichte, Berlin 1981, p. 13.
[46] Au Maghreb, le même emblème est une amulette contre le mauvais oeil. Je n'ai pas trouvé de lien entre les deux.
[47] Jean Genet, "Le Secret de Rembrandt", Oeuvres complètes, tome V, Gallimard.
[48] Ovide, Les Métamorphoses VI, 1 - 167.
[49] Livre de Job, 8, 14 - 15.
[50] Aristote, De sensu, deuxième chapitre.
[51] Cf. Genèse, 3, 19 et Job, 10, 9.
[52] Ibid., 2, 7 et 18.
[53] Définition du Petit Robert
[54] Ovide, Métamorphoses, I, 335 - 370.
[55] Cf. Exode, 20, 25; Deutéronome, 27, 5; 1 Rois, 6, 7.
[56] Cf. Lévitique, 19, 19; Deutéronome, 22, 11.
[57] Sur le plan sémantique, le mot chose couvre toute l'étendue du mot latin res ; mais son équivalent objectum - ce qui est placé en face, littéralement "jeté à la rencontre de" - n'apparaît qu'au XIVe siècle. Cette idée d'une saisie à distance, globale, fit à tel point fortune en Europe qu'on la retrouve dans le français ob-jet, l'allemand Gegen-stand, le néerlandais voor-werp, le russe pred-met.
[58] Ovide, Les Métamporphoses, I, 89 - 150.
[59] Aristote, Ethique de Nicomaque I, 1.
[60] Aristote, Physique B, 8, 199 a, 15 - 17.
[61] Karin Boye, "La Cathédrale de Linköping, février 1938", Pour l'amour de l'arbre, Orphée La Différence, 1991.
[62] Cf. Genèse, chapitre 32, 25 - 33.
[63] Chouraqui traduit le nom d'Israël par lutteur de Dieu.
[64] Rembrandt van Rijn, La lutte de Jacob avec l'ange, Berlin, Staatliches Museum.
[65] Job, 19, 26.
[66] Deuxième lettre aux Corinthiens, XII, 9.
[67] Saint Bernard de Clairvaux, Sur le Cantique des Cantiques, sermon XXV.
[68] Cf. les tableaux ou gravures d'Albrecht Dürer, Martin Schongauer, Hans Holbein, Rembrandt von Rijn...
[69] Sauf dans les enluminures, et chez Holbein, où elle est debout.
[70] Avec l'Ecce homo, pour d'autres raisons.
[71] Lao Tseu, Tao te king, chapitre XXV
[72] Jean de la Croix, Mont de perfection, moto.
[73] Cité par Catherine David, La beauté du geste, Calmann-Lévy, 1994, p.74.
[74] Catherine David, op. cit. p. 177
[75] Cité par Lucien Israël, in: Cerveau droit, cerveau gauche - Cultures et civilisations, Plon 1995.
[76] Lucien Israël, op.cit. p. 262
[77] Ibid., p. 267.
[78] Alberto Giacometti, Ecrits, Paris, Hermann 1997, p. 198.
[79] Aristote, La Physique, 212 a.
[80] Alberto Giacometti, op. cit. p. 22.
[81] Georg Simmel, Michel Ange et Rodin, traduction française Editions Payot & Rivages, 1996, p. 31.
[82] Jean-Paul Sartre, Situations, III, "La recherche de l'absolu", Paris, Gallimard, 1949, p. 294. La formule citée se rapporte à Maillol.
[83] Livre de l'Exode, XXXII, 1.
[84] Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Paris, Berger Levrault 1987, p. 98.
[85] Michel Ange, cité in L'oeuvre littéraire de Michel-Ange d'après les archives Buonarotti, trad. Boyer d'Agen, Paris, Delagrave, 1911.
[86] Cité in Rudolf Wittkower, Qu'est-ce que la sculpture? Principes et procédures, de l'Antiquité au XX siècle Ed. Macula, 1995, p. 133.
[87] Ovide, Les métamorphoses, X, 293 - 298.
[88] Voir, pour toute cette problématique, l'excellent livre de Ruldolf Wittkower, op.cit.
[89] Cité in Wittkower, op. cit., p. 297.
[90] André Chastel, Mythes et crises de la Renaissance, Skira, 1989, p. 68
[91] La Vision perspective, 1435 - 1740, présenté par Philippe Hamou, Payot 1995, p. 15
[92] Ibid., p. 19
[93] Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris, Hermann, 1984, p. 33.
[94] Citation de Chang Shih, in François Cheng, Vide et plein, Le langage pictural chinois, Editions du Seuil, 1991, p. 99.
[95] Ibid., p. 101.
[96]Kenji Tokitsu, La voie du karaté, pour une théorie des arts martiaux japonais, Ed. du Seuil, 1979, p. 84
[97] Ibid., p. 82
[98] Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, trad. Charles Dobzynski, Orphée / La Différence, 1997.
[99] Lars Gustafsson, Le silence du monde avant Bach, Arfuyen, 1984
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