Nos sens qui nous guident, qui nous égarent

Nos sens qui nous guident, qui nous

égarent

 

Conférence de Corinna Coulmas


bateau rob gonsalves

 

Le 12 juin 2015 au Centre Barbara-FGO, dans le 18e arrondissement de Paris pour le festival sur les cinq sens organisé par ISEA, la grande école des métiers de la culture et du marché de l'art  


RÉSUMÉ DE LA CONFERENCE



DISTORSION, ILLUSION, DÉCALAGE : NOS SENS MIS À L'ÉPREUVE

Propos de ma conférence : Dans le cadre de ce « festival pluridisciplinaire décalé, pensé comme une expérience unique », réfléchir sur le fonctionnement des cinq sens.

Titres : Celui du Festival Distortion project ; celui de ma conférence : Nos sens qui nous guident, qui nous égarent. Dans les deux, on sent une ambivalence, un état d'alerte. C'est qu'en matière de sens, les choses sont tout sauf simples. Tout s'enchevêtre, rien ne va de soi. En philosophie, il y a depuis toujours deux attitudes opposées par rapport aux sens : la méfiance vis-à-vis de ce que nous appréhendons par les eux et, parallèlement, la conscience que nous dépondons d'eux de façon absolue. Ces deux attitudes se retrouvent dans l'art. La critique des sens aussi ancienne que la philosophie même. Commence avec les présocratiques : Parménide donne des exemples d'illusions visuelles (bâton dans l'eau - brisé ; la lune à l'horizon...) ; Démocrite enseigne que la douceur et l'amertume n'existent pas en soi ; que le chaud et le froid sont relatifs ; les couleurs une convention. En même temps ils savent, et ils le disent, que nous n'avons que les sens pour aborder le monde, qu'ils sont notre seul moyen pour l'appréhender. Cette ambivalence peut être vue de façon négative et positive. Je me propose de l'analyser ici d'un peu plus près. Et puisque nous sommes ici dans ce festival décalé, je me décale un peu moi-même et choisis comme fil conducteur les termes employés pour décrire cette journée - distorsion, décalage, expérience. Je vous montrerai dans quelle mesure ils correspondent à ce que l'on sait aujourd'hui des cinq sens en philosophie, en sciences cognitives et en psychologie ; ce qu'ils révèlent sur le fonctionnement intime de notre vie sensorielle. En philosophe, je me penche sur le sens exact des mots. Qu'est-ce qu'une distorsion ?

Distorsion : 1. Aberration produite par des miroirs ou des lentilles, qui déforment les objets. Cela évoque le trompe l'œil. Procédé largement utilisé par la peinture et l'architecture dès l'Antiquité (Pompéi), et jusqu'à aujourd'hui. Livre de Baltrušaïtis : Les perspectives dépravées. Soupçon que toutes les perspectives sont dépravées : une thèse que j'essayerai de prouver. Comme dans le trompe l'œil, tromper les sens pour mieux les révéler est bien le but de cette journée. Or, qu'est-ce qu'on révèle si ce n'est un sens caché ? Tel qu'on les trouve dans les anamorphoses.

Anamorphoses : Exemple Holbein, Le portrait des deux ambassadeurs. Le crâne qui se cache dans l'image nous dit quelque chose de significatif sur la condition humaine : que l'apparence est un leurre, que nos sens peuvent être trompés parce que nous sommes des êtres finis, sujets à l'illusion.

L'illusion peut être subie et voulue. Ici, elle est voulue, car elle est constitutive de l'art. Si toute illusion n'est pas de l'art, tout art se sert de l'illusion. D'où la méfiance ancienne et durable de la philosophie vis-à-vis de l'art, dont elle a largement méconnu les visées.  En effet,  illusion vient du latin ludere, jouer. Il y a bien des connaissances que nous acquérons mieux à travers le jeu des sens qu'à travers la pensée logique. C'est cette sorte de connaissance que vise le décalage dont il est question dans ce festival sur les cinq sens.

Décalé: déplacé un peu de la position normale ; qui n'est pas conforme à ce que l'on attendait, qui ne correspond pas aux schémas habituels. On approche donc les sens par le décalage du jeu, et dans ce jeu naît la connaissance. Ce qui nous amène à la deuxième signification du mot « distorsion », à savoir : 2. Déséquilibre entre plusieurs facteurs entrainant une tension. Altération, déformation, déviation. J'interprète : l'altération des sens implique une altération du sens.

Le sens par les sens: Car toujours et partout, le sens se fait à travers les sens, qui sont notre accès au monde, l'unique moyen dont nous disposons pour l'approcher.


Lien le et les sens : polysémie du mot « sens » : 1. sens physiques ; 2. signification ; 3. direction. Trois sens complémentaires. Le sens se forme, lentement, quand nous choisissons une direction dans laquelle nous engageons nos cinq sens pour trouver une signification au monde qui nous entoure.

Niveau sensoriel, niveau psychique et niveau symbolique : une alliance fragile, mais permanente. Il y a toujours une triple signification - physique, psychique et morale - de nos expériences sensorielles. Cela fait un large éventail de possibilités pour l'interprétation ; explique pourquoi il y a matière à erreur, et pourquoi il y a tant d'expérience divergentes.

Histoire et géographie des sens : On ne voyait, n'entendait pas pareil aux différentes époques et dans les différentes aires culturelles. Exemple : couleurs ; harmonie. Tout dépend de ce sur quoi on dirige son attention. Va-et-vient constant entre la perception et son interprétation. Rôle de la mémoire individuelle et collective. Les différences résultent de la manière dont nous éduquons nos sens, les chargeons de sens. Avec le temps, toute une panoplie de métaphores s'agglutine autour de chacun des cinq sens comme un champs magnétique. Les différents champs se rencontrent, s'interpénètrent, s'attirent et se repoussent : le langage constitue le lien entre eux et tente une interprétation du monde. Maintenant, on est en droit de se demander : quel est ce monde ?

Le monde extérieur : Nous désignons ce que nous appréhendons par nos sens souvent par le terme de « réalité » : difficulté de la définition. Multiplicité des perspectives qui seuls ensemble peuvent prétendre recouvrir le réel. L'éléphant et la petite souris. D'où mon affirmation : toutes les perspectives sont dépravées. Notre réalité - rien qu'un consensus, susceptible de changer. Change en fonction de la

Conception du corps, qui varie d'une civilisation à l'autre et d'une époque à l'autre. Ex. : le regard qui nous « touche ». Chez nous, différentes représentations du corps se sont succédées, ont parfois coexisté et continuent leur vie de façon souterraine, à notre insu : le corps-temple, conception unitaire ; remplacé par le composé grec soma-psyché, corps et âme ; d'où résulte, à la fin d'une longue évolution, l'idée du corps-machine de Descartes ; dont le pendant est le corps comme « sac de pourriture ». Aujourd'hui, toujours conception purement anatomique et physiologique du corps. Mais nous ignorons le corps énergétique - à l'opposé des civilisations orientales. D'où la fascination que celles-ci exercent sur nous. Quelque chose dans la conception mécanique de notre corps et de nos sens ne nous satisfait plus. Nos expériences sont donc le résultat d'un choix qui résulte de plusieurs facteurs :  attention ; perception ; affect ; jugement ; mémoire. Tous ces facteurs convergent dans  l'action de nos sens.

Action des sens : Nos sens, à leur tour, agissent toujours en collaboration, même si pour chaque action, il y a un sens principal. Tout le système d'associations multiples à travers lequel nous nous orientons dans le monde repose sur cette collaboration des sens. Exemple manger : toucher, goût, odorat, vue, ouïe (craquant..). Quand cette collaboration ne se fait pas correctement, notre perception est perturbée (performances aujourd'hui). Expérience menée par les neurosciences pour mieux comprendre le fonctionnement des sens à travers l'illusion sensorielle, où la vision influence l'audition (image « ga » - son « ba » - interprétation « da »). De même : « Shephard Tone » ; « cutaneous rabbit illusion ».

Définition des sens : Chaque sens ne se comprend ainsi que dans son rapport avec les autres. Chaque sens possède plusieurs strates, physique, symbolique, morale. Les cycles des cinq sens dans l'art (de la Renaissance à l'âge classique), constitués de personnages mythiques, historiques, fleurs, animaux, objets symboliques, montrent ces différentes strates. Intéressant de voir que certains de ces cycles représentent les sens précisément par leurs égarements ou leur défauts : défaut physiques de vision, comme des lunettes ; ou moraux, comme la pipe, où la fumée fait allusion à l'illusion du fumeur. Représentation des vices (surtout gula, luxuria, acedia, superbia), de l'avidité ou de la concupiscence - révèle la vision problématique qu'on avait du corps en Occident et des sens, vision partagée par les philosophes et les peintres. C'est à chacun de lui donner une direction, un sens positif aux expériences sensorielles. Pour cela il faut s'orienter, savoir que chaque sens nous relie à une autre part de la réalité. Différentes sorte de connaissances s'attachent à chacun, et seulement leur somme nous ouvre à la compréhension.  

NOS SENS UN À UN

LE TOUCHER

Sens partagé par tout vivant, végétal, animal, humain. C'est le sens qui nous ancre dans la vie, qui nous assure de la réalité des choses : on voit des fantômes, on ne les touche pas. Sens du contact et de la matérialité. Le 1er sens expérimenté par l'embryon avec l'ouïe, et  notre sens le plus performant. Le toucher, sens réflexif - modèle de toutes les autres expériences réflexives. Crée un sentiment d'identité. Caractère topographique du toucher.

Trois grands domaines : la sensibilité thermique, la kinesthésie et le sens de la douleur, qui sont chacun porteurs de sens. Expressions figurées à tous les niveaux du langage, à toutes les époques, et dans toutes les cultures.

La sensibilité thermique :  crée imaginaire bipolaire : 1. une gamme modérée, associée à la vie (chaleur égale bien-être ; fraîcheur égale repos) ; 2. les excès qui la débordent (feu, c'est-à-dire brûlure et trépas ; froid, synonyme du froid mortel). Toute l'expression notre vie affective est fondée sur ces expériences fondatrices simples.

La kinesthésie ou le sens du mouvement : Le mouvement est identifié à la vie, dont il assure la continuité, et à la conscience, dont il décrit le renouvellement permanent. Invoqué  déjà par Aristote comme grille d'interprétation de tout ce qui existe, aux niveaux physique, psychique et intellectuel. L'univers est en expansion, l'énergie est mouvement, et nous sommes des êtres en route - en  mouvement sur le chemin de la vie, dans toutes nos actions corporelles, et dans nos élans spirituels. Par ailleurs, chaque contact est dû à un mouvement, chaque caresse. Sexualité et mouvement sont indissociables. Le toucher est ainsi le sens de la rencontre et de l'intimité : dès que nous devenons conscients de nous-mêmes, nous avons une idée des limites qui définissent notre espace personnel (ces limites sont en grande partie culturelles - ex. baiser sur la bouche). La peau est à la fois un lieu de communication et une frontière. Il faut une permission pour entrer dans la sphère d'intimité de quelqu'un.

Le sens de la douleur montre particulièrement bien que nos sens ont toujours une signification double. La douleur est un dialogue de l'extérieur avec l'intérieur, ce qui explique ses formes multiples, son intensité variable et ses composants aussi bien physiques que psychiques. Dans toutes les langues, le mot douleur recouvre indistinctement une réalité physique et morale. À l'origine, pas de différence entre ces modalités. C'étaient deux manifestations interchangeables de la condition humaine, l'épreuve par laquelle il fallait passer.  Or, ce sens de la douleur a été perdu à l'époque moderne. Depuis qu'on a appris à la maîtriser, on ne supporte plus l'idée de la douleur physique. Nous ne la vainquons plus, nous la traitons. Autrefois, la douleur nous accompagnait dans toutes les phases de notre vie, elle nous parlait et attendait une réponse. Aujourd'hui, nous sommes devenus muets face à elle. Le concept de l'unité physique et morale de la douleur a éclaté. Celle-ci n'est plus considérée comme une épreuve, mais comme une agression.

L'agression est la face négative du toucher. La frontière est mobile entre caresse et griffe, Éros et Thanatos. C'est pourquoi le mythe lie Vénus, déesse de l'amour, à Mars, dieu de la guerre. Il y a une violence contenue dans l'acte de toucher. Toucher signifie exercer du pouvoir. D'où une codification stricte dans toutes les sociétés. L'initiative revient généralement à celui qui est plus haut placé dans la hiérarchie sociale. Ce n'est pas le petit employé qui tape sur l'épaule du grand boss. Aujourd'hui, le toucher a perdu beaucoup de son importance vitale. Les découvertes ne se font plus par nos corps, mais par les machines. Dans un monde dominé par la réalité virtuelle, que nous sens n'explorent que très partiellement, l'inquiétude règne : we are loosing touch, disent les Anglais.

Retour du balancier : dans les arts, justement ; les arts martiaux ; les médecines douces ; les psychothérapies qui s'appuient sur la mémoire du corps autant que sur le langage, on cherche un nouvel ancrage dans le réel.


LE GOÛT

Notre sens le plus élémentaire et le plus ambivalent. Se trouve à la charnière exacte de la nature et de la culture.

Culture : présence de cette ambivalence dès la Genèse, car le fruit défendu de l'arbre de la connaissance (!) était à la fois bon à manger et séduisant à voir. Il y avait donc d'emblée une association entre le goût physique et l'esthétique. Ce qui est symbolisé par ce fruit à la fois bon à manger, séduisant à voir et désirable pour acquérir le discernement, c'est le passage du besoin au plaisir. Le plaisir imaginé s'appelle désir, dit Paul Ricoeur. Il naît là où il ne s'agit plus seulement de ravitaillement, garanti par les autres arbres du jardin, mais où il y a à voir et à comprendre. Et, comme il est dans la nature du désir, celui qui vient de naître est insatiable, il se renouvelle sans cesse. Soudain, il y a un manque à combler, et nous devons y œuvrer à la sueur de notre front. La construction du monde, telle qu'elle est montrée dans le récit biblique, se fait à travers le goût. Le goût de quelque chose, connu ou inconnu ; le goût d'une personne ; le goût de vivre. Cette construction universelle est à la fois sociale et esthétique : les deux piliers de la vie en commun sont aussi les deux éléments principaux du goût. D'où la complexité de ce sens : tout en étant le plus intime et le plus subjectif (selon le vieil adage des goûts et des couleurs on ne dispute point), c'est lui qui sert de paramètre pour le jugement. Ainsi, nous stipulons qu'il y a un « bon et un mauvais goût » - goût, et non vue, dont l'objectivité paraît pourtant plus grande, ni ouïe, toucher ou odorat.

Sens social : Le goût est notre sens social, car dans toutes les civilisations, le partage de la nourriture lie les mets aux mots : c'est le propre de l'oralité. Repas, jeu codifié qui se déroule à plusieurs niveaux. Choix des convives, des mets, du décor.

La cuisine comme acte culturel : Depuis l'aube des civilisations on a reconnu l'importance de que l'on incorpore. Beaucoup de civilisations ont des règles alimentaires : judaïsme, islam, hindouisme... Christianisme exception. Mais le souvenir persiste encore dans l'art : dans les Natures morte, on peut décoder tout un lexique de la signification des plats.

Métamorphoses culinaires : Le goût se déploie dans toute son amplitude à partir du moment où l'aliment est apprêté, donc transformé, métamorphosé. Les métamorphoses culinaires font partie de ce festival. Elles renvoient à quelque chose de profond : Le mécanisme de l'absorption, de l'ingestion et de la digestion suppose la transformation en énergie (humaine), donc en vie, de ce qui a été un autre vivant (animal ou végétal). Comme dans les mythes des métamorphoses, la trajectoire va de la vie à la mort, et de la mort à la renaissance sous une nouvelle forme. Cela vaut autant pour le fonctionnement organique du goût que pour ses produits.

Gastronomie : Cette transformation s'obtient par la gastronomie. Le mot gastronomie est un composé de gaster (estomac) et de nomos (règle, loi, coutume). Il indique une visée à la fois hédoniste et conceptuelle, méritant de ce fait le nom d'art qu'on lui attribue. Sous son signe, quelque chose s'ajoute à la réalité culinaire qui est de l'ordre de la liberté. Liberté de transformer les données de base, de les métamorphoser au point qu'elles changent de nature. Art de la composition et du mélange, la gastronomie déploie des trésors d'imagination pour modifier l'aliment de base ou le mettre en relief de façon inattendue. Il y a toujours quelque idée qui s'y attache, comme celle de la pureté, celle du raffinement, de la santé, de la force ou de la finesse. D'où l'intérêt des humanistes pour la gourmandise, dans laquelle ils percevaient l'une des puissances humaines. Selon eux, le goût serait un leurre qui en réalité est un bienfait, parce qu'il laisse libre jeu à l'imagination. 

L'imagination : mot-clé de toute cette conférence, qui nous amène maintenant à notre troisième sens, à savoir  



L'ODORAT

Sens de l'imagination et de la mémoire : Sens médian entre les sens du contact (le toucher et le goût) et de ceux de la distance (l'ouïe et la vue).  Fondamentalement ambivalent. Situé dans une région primitive du cerveau, le système limbique ; renvoie  à une dimension pré-langagière, au reste  d'animalité dans l'homme. Et pourtant c'est par son intermédiaire que nous avons accès à nos qualités les plus élevées, à la mémoire et à l'imagination, et ceci grâce à ses capacités de transmutation.

L'air : Cela tient à l'élément de l'odorat qui est l'air. Il en partage l'instabilité et le caractère éphémère. Mais également la fonction de médiation (l'air est le médiateur du son, de la couleur, de la lumière, de l'odeur) ; l'aptitude à la métamorphose ; la tendance à l'élévation, au niveau symbolique ; à la spiritualisation. Tous dépendent de l'imagination, qui est la faculté de transformer nos impressions sensorielles, de les rendre créatrices.

La mémoire : L'odeur provoque des souvenirs. Chez saint Augustin, la mémoire est une des trois forces de l'âme(avec l'intelligence et la volonté). Intéressant : dans les démences, perte simultanée de l'odorat et de la mémoire.

Caractère affectif de la mémoire : La mémoire n'est ni rationnelle, ni intellectuelle. Elle est essentiellement subjective et émotionnelle :  pour qu'il y ait souvenir, il faut qu'on se soit intéressé à l'objet, qu'on y ait fait attention.

L'oubli, première tâche de la mémoire pour ne pas nous surcharger d'impressions et d'émotions ; balancement entre le passé et le présent. Évoque ce qui est utile pour le moment. 

Pensée et mémoire : Impossible de séparer la pensée de la mémoire. Sans les souvenirs, nous ne pouvons ni penser, ni agir. Mais c'est l'affectivité qui oriente nos apprentissages. C'est de cette façon-là que chaque personne est unique : ses perceptions sont des créations de contexte et de sens dans le magma d'informations disponibles dans le monde extérieur ; ses souvenirs sont l'expression d'une imagination toujours en mouvement.  

L'OUÏE

L'oreille est le premier organe à être formé, l'ouïe le dernier sens à s'éteindre. Notre sens le plus complexe, le plus interactif et le plus synesthésique. Elle contient trois sens en un.

Le sens de l'intériorité et de la communication sonore : Sens de la communication sonore, qui ouvre l'homme à autrui et garantit la relation avec lui grâce au langage ; réflexive par nature, l'ouïe nous relie à notre propre voix ; elle est ainsi le sens de notre intériorité. L'ouïe enregistre tous les bruits qui nous entourent ; cf. les petites perceptions de Leibniz ; la mélodie des choses (Rilke) : elle incarne notre capacité de résonance qui est qui nous fait sentir chez nous dans le monde. Car l'ouïe fonctionne de façon circulaire. Elle conduit le monde à l'intérieur de l'homme et est d'emblée dans la dynamique : le son se transforme en permanence, naît et s'éteint ; à l'instar de nos propres transformations.

Du temps et de l'espace : De par ses capacités d'analyse et de calcul, l'ouïe est le point de convergence entre le sens de l'espace et celui du temps.

Sens de l'équilibre :  Et grâce à l'ouïe nous réussissons à garder l'équilibre - notion d'abord physique qui a des répercussions à tous les niveaux de notre psychisme.

Musique : La musique, toute l'idée d'harmonie au sens large, sont l'apanage de l'ouïe. Communication par la musique en deçà et au-delà du langage. La musique nous aide à trouver un rapport amical aux sons, mais aussi au silence. Barenboim : La relation entre la vie et la mort est la même que celle qui existe entre le silence et la musique - le silence précède la musique et lui succède.

Rapports privilégiés avec la vue : Depuis l'Antiquité, l'ouïe et la vue sont les deux sens dits supérieurs, éducatifs et intellectuels, liés à la connaissance.  



LA VUE

Sens le plus important en Occident depuis longtemps, avec une hypertrophie aujourd'hui. Une question encore à résoudre : l'avalanche d'images fait-elle mieux voir, ou nous empêche-t-elle de bien regarder ? Les images s'usent. Peu d'effet des images d'horreur qu'on consomme quotidiennement. L'irréalité profonde des mondes visuels.

Sens de la distance : La vue est le sens de la distance, de l'abstraction par excellence. Il nous met en face du monde, contrairement à l'ouïe, et ce monde est statique : chaque image est un cliché momentané qu'on prend, qui reste immuable.  Danger : ce sens nous fait considérer le monde comme objet, ob-jectus, jeté devant nous. Et nous-mêmes situés comme dans la perspective centrale, en dehors du tableau. Sur le versant positif, c'est le sens de l'exploration, de la connaissance scientifique, qui a besoin du mesurable pour avancer.

Sens créateur : Plus que tout autre, la vue est notre sens créateur -  cela se voit au mieux dans les arts plastiques. Où il est question de forme et de couleur.  

La forme : C'est ce qui nous structure. Formes de la perception, de la mémoire. C'est à travers des formes que nous créons avec les deux que nous pensons. Toutes les pensées ont une forme, sont bâties sur une image (différents niveaux d'abstraction, mais image toujours - cf. sciences cognitives).  

La couleur :  La couleur est liée à la lumière. Rôle prédominant de la lumière dans notre imaginaire. C'est l'ouverture par excellence. Bachelard : C'est la même aspiration de l'esprit humain qui nous porte vers la lumière et vers la hauteur.  



CONCLUSION

Arrêtons ici notre petit survol des cinq sens. Ce que j'espère avoir démontré :   Le caractère créateur de nos sens. Leur triple niveau, physique, psychique et symbolique. La relation indissociable, intime et productive entre la perception, la mémoire, la sensation et la pensée, qui sont toutes tributaires de l'imagination.   Ayant compris cela, continuons à nous réjouir ici de ses œuvres, de ses créations !
 
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