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Principes masculin et feminin dans le Zohar ou la rigueur d'une méthode

Corinna Coulmas


Cahiers d'Etudes juives n° 1
Presses de l'Université de Paris-Sorbonne 1986

Principes masculin et féminin : c’est, d’une certaine manière, tout le Zohar. Cette affirmation, dont mon ambition est de prouver le pour­quoi et le comment, est en même temps une indication sur les limites du présent article : si le sujet a été abordé par tous les chercheurs qui ont consacré leurs efforts à cette œuvre  
( Note 1)
, il est loin d’être épuisé - il est, peut-être, inépuisable. Mon but, dans ces quelques pages, est donc bien précis : en tentant une caractérisation générale de cette probléma­tique essentielle, je voudrais mettre à nu les mécanismes d’une pensée.

Personne, du moins dans la recherche contemporaine, ne conteste la richesse du Zohar. Mais quant à sa pensée, les mises en garde sont de règle, comme pour le préserver du regard sourcilleux du lecteur occidental, habitué à la rigueur scientifique et déconcerté par ses « caprices »: le Zohar « n’est pas systématique »
( Note 2)
. Les thèmes, les sym­boles « s’y chevauchent et s’entrelacent, souvent même s’enche­vêtrent »
( Note 3)
, la symbolique paraît souvent « bizarre »
( Note 4)
, pleine de « contradictions internes »
( Note 5)
et grouillantes d’images « qui, d’un point de vue théologique, sont douteuses, sinon carrément scandaleuses »
( Note 6)
, et qui remplissent quiconque les considère de près d’un mélange « d’admiration et de révulsion »
(Note 7)
. En utilisant ces symboles à la place de concepts pour exprimer ses idées, l’auteur du Zohar « embrouille et obscurcit une pensée qui déjà, par son contenu, n’est pas particuliè­rement claire et transparente, et c’est une des raisons pour lesquelles le Zohar apparaît au lecteur comme un livre inaccessible et fermé »
( Note 8)
. Mélange de genres dans le langage et dans la pensée : le Zohar est présenté comme une sorte de ‘fourre-tout’ où l’on trouve côte à côte le sublime et le grossier, la spéculation pure et l’élévation mystique, la magie, le récit, la moralisation
( Note 9)
.

Notons d’ailleurs que les citations qu’on vient de lire émanent d’auteurs qui ont pénétré en profondeur dans cette pensée et qui se trouvent parfaitement à l’aise dans la symbolique incriminée. Pourquoi donc la curieuse pudeur de leurs mises en garde ? Ne serait-il pas plus simple de dire qu’effectivement le Zohar est un livre fermé, parce qu’il a été composé comme un grand code dont il faut avoir la, ou plutôt les clés ?

Il ne s’agit pas ici d’attaquer les géants de la recherche cabalis­tique auxquels je dois tant, comme tous les jeunes chercheurs aujour­d’hui, car nous avons la chance d’avancer sur un terrain défriché pour ce qui est du plus difficile. Mais si nous ne sommes, selon le mot cé­lèbre de Bernard de Chartres, que des nains juchés sur les épaules des géants, nous avons par là même l’obligation de voir plus loin qu’eux, et voilà mon propos.

A mon avis, la démarche du Zohar n’est pas seulement artistique et visionnaire, bien qu’elle soit aussi cela. Mais une interprétation esthétisante ne tiendrait pas compte de l’ambition spéculative de l’œuvre. Je pense au contraire que nous avons affaire à une pensée très rigou­reuse, d’une rare acuité par rapport aux problèmes épistémologiques, et qui a trouvé la forme qui lui convient au mieux pour avancer selon une triple perspective dont la tension - qui est celle du monothéisme - est sous-jacente à toute l’œuvre : premièrement, l’expérience de l’ambiva­lence humaine, à laquelle correspond nécessairement, selon l’auteur du Zohar, une ambivalence de la connaissance; deuxièmement, la con­viction profonde du caractère absolument inconnaissable de la divinité ; et troisièmement le fait de la révélation, que l’auteur du Zohar prend éminemment au sérieux, et qui réduit à néant la possibilité d’une théo­logie apophatique que suggéreraient pourtant les deux autres pans de la réflexion zoharique.

Le postulat de base serait donc le suivant :
Dieu s’est révélé à l’homme, l’inconnaissable a établi une communication avec la connaissance limitée : dans cette équation impossible, il doit rester une valeur « x » sans solution. Cette valeur « x », c’est le Ein-Sof des cabalistes, qui n’est « ni une fin, ni une origine »
( Note 10)
, donc ni le Créateur, ni la source de l’émanation divine vers la­quelle tout retourne ; ce n’est pas le néant mystique, et rien de positif ou de négatif ne peut en être dit. Le reste de l’équation, c’est ce que Dieu a bien voulu communiquer à l’homme sous une forme où celui-ci puisse l’appréhender, c’est son Nom, gravé comme un système de signes dans son corps, dans le langage, dans l’univers. Voilà, très schématiquement, le point de départ de toute la pensée anthropomorphique jui­ve, laquelle est, comme le fait si justement observer Charles Mopsik, « un mode de penser et non pas, comme on voudrait le croire, un style destiné aux ignorants et aux simples
( Note 11)
. Le système des sefirot, au­quel nous allons revenir, en est la traduction spécifiquement cabalistique, et son développement par rapport aux formes antérieures de l’anthro­pomorphisme juif.

Il s’agit donc d’une démarche épistémologique exigeante, qui n’est certes pas celle de la philosophie (soutenir cela serait absurde et la priverait en outre de son originalité), mais qui est philosophiquement cohérente, sans faille, et dont on peut déceler les principes.

Nous voilà très loin d’une mystérieuse résurgence du mythe au cœur même du judaïsme monothéiste qui l’avait, le premier, banni de son sein - résurgence qui, selon G. Scholem et I. Tishby, caractérise historiquement la Cabale et notamment le Zohar
( Note 12)
. Cette réapparition du mythe serait la réaction à l’abstraction progressive de la philosophie juive de l’époque, qui ne fournissait plus de réponses satisfaisantes aux grandes questions et angoisses de l’âme humaine. La formation de nou­veaux mythes correspondrait donc à un réel besoin populaire et expli­querait la réception enthousiaste de la Cabale dans les masses juives.

Indépendamment des arguments à tirer de la pensée même du Zohar pour étayer ma thèse, je crois que les philosophes n’auraient pas pris les cabalistes au sérieux comme ils l’ont fait, qu’ils n’auraient pas pris tant de peine à réfuter leurs thèses, s’ils n’y avaient vu qu’un mé­lange de mysticisme et de croyances mythiques et populaires. Les af­frontements mémorables auxquels philosophes et cabalistes se sont livrés dès le XIIe siècle et pendant toute la fin du Moyen Age, où cha­que côté a prouvé qu’il connaissait bien le terrain de l’autre et où les accusations d’hérésie étaient mutuelles, montrent au contraire qu’ils se sont considérés comme des adversaires égaux et que l’enjeu était ca­pital, que toute l’orientation future du judaïsme en dépendait.

La pensée anthropomorphique du Zohar ne s’apparente donc pas au mythe, ce n’est pas un grand jeu de symboles qui se dresseraient, telles des stèles primitives, en face des concepts philosophiques. Sa démarche est au contraire dialectique et intellectuelle, une dialectique que j’appellerais provisoirement associative, par opposition à celle, lo­gique, que le Moyen Age avait héritée des Grecs. Comme dans tous les usages historiques de la dialectique, celle-ci se trouve dé­crire un passage qui met en jeu des termes divergents : le processus qu’elle révèle est nécessairement complexe, parce qu’il tient ensemble, d’un même mouvement, l’identité et l’altérité de ses éléments, et parce qu’il fait comprendre l’un par l’autre. C’est à cela que revient fina­lement la métaphore primitive, qui lie la dialectique au dialogue : « La dialectique est un drame qui lie entre eux plusieurs personnages concrets ou abstraits, réels ou imaginaires » (Balibar).

Je reviendrai sur cette définition de la pensée zoharique comme dialectique associative tout au long de mon analyse des principes mas­culin et féminin, son expression privilégiée. Pour le moment, je voudrais seulement préciser qu’on y reconnaît, adaptés aux besoins propres de la Cabale, les mécanismes de la dialectique talmudique, si différente de la dialec­tique grecque en ceci que la progression ne s’y opère jamais au moyen d’une solution simple qui deviendrait à son tour le terme d’une contra­diction, mais par une multiplication des propositions de base qui tend à produire des ensembles complexes non unifiés    
( Note 13)
. Ce n’est certes pas un hasard si la pensée talmudique, que quiconque a tant soit peu pratiquée sait combien elle est rigoureuse, a été affublée des mêmes qualifi­catifs que le Zohar, à savoir qu’elle n’est « pas systématique », comme on peut également lire que « l’on trouve tout dans le Talmud » et qu’il n’y a pas d’ordre dans la suite de ses idées. Ce qui, d’une certaine ma­nière, est vrai : il y a un ordre qui obéit à d’autres lois, un ordre as­sociatif.

De même que les anthropomorphismes du Zohar constituent une évolution et une radicalisation des anthropomorphismes du Talmud et du Midrache, de même la dialectique zoharique est un développement de la dialectique talmudique : en ce sens, les cabalistes ont raison de se considérer comme les successeurs légitimes du judaïsme rabbinique.

Ces filiations ne doivent cependant pas cacher les différences, qui sont importantes : mis à part le contenu de la pensée, où cela va de soi, la démarche n’est pas la même, une disputation talmudique ne ressem­ble en rien à une disputation zoharique, où, malgré la présence de plu­sieurs rabbins qui prennent la parole, il n’y a pas d’opposition réelle à l’intérieur d’une discussion
( Note 14)
. L’opposition vient de la pensée et non pas des opinions. «Ta chma », viens et écoute, est la formule consacrée du Talmud ; « ta hazé », viens voir, celle du Zohar : dans un cas, la di­mension de l’ouie qui est celle de la succession ; dans l’autre la dimension de la vision, qui est l’ordre de la simultanéité.
*

Simultanéité des plans de réflexion, simultanéité de l’Image dans un monde et dans l’autre : le principe d’analogie, auquel re­venait, rappelons-le, pendant le Moyen Age le même degré d’évidence qu’au principe de causalité à l’époque moderne, pourrait se définir par ces quelques mots. Le système des sefirot en est une expression originale
( Note 15)
. C’est un schéma d’éma­nation qui est un corpus mysticus au sens propre du mot, donc un organisme vivant dont la connaissance révèle le principe structural de l’univers : c’est en ce sens-là que nous pouvons parler, à propos des sefirot, de la divinité révélée. Tout ce que nous pouvons appréhender en nous, autour de nous, en dessous et au-dessus de nous est un système de signes qui est synonyme du Nom, ou plutôt qui renvoie, par principe d’analogie, à cette réalité plus haute qu’est le Nom révélé, le Tétragramme qui contient l’univers.

Les deux faits primordiaux - l’homme créé à l’image de Dieu, et Dieu révélant sur le Sinaï son Nom à Israël - donnent la clé de décodage pour le système épistémologique : les éléments du Nom, les lettres hébraïques, sont toute la création (et non pas des symboles de la créa­tion), en même temps qu’ils sont les éléments de la figure mystique. Et cette figure mystique a la forme du corps de l’homme.

L’analogie séfirotique implique donc deux choses : première­ment, que la structure de l’univers est langagière, car le langage est le principe créateur dont l’homme dispose, et toute la doctrine cabalistique vise, d’un point de vue épistémologique, à une « humanisation de la transcendance »
( Note 16)
, pour maintenir, par ailleurs, insoluble le ‘x’ de l’équation Dieu - univers. Le double régime du langage qui caractérise la Cabale, où chaque chose ici-bas renvoie à une réalité du monde d’en haut, dont elle n’est pas le symbole mais la réplique, est le résultat de cette démarche analogique, et non pas la traduction d’une expérience spirituelle en un langage mythique.

La deuxième implication de cette démarche peut se formuler de la manière suivante : si Dieu nous a fait à son image, c’est qu’il y a quelque chose dans le plus intime de nous, c’est-à-dire dans notre corps, dans l’essence de chaque membre, qui rappelle une qualité divine. Attention cependant - l’idée n’est pas naïve : si nous sommes faits à l’image de Dieu, Dieu n’est pas fait à notre image. L’homme, dans cette conception-là, n’est finalement rien d’autre que la pierre spéculaire dans laquelle se reflètent les univers d’en haut et d’en bas.

Rabbi Josef Gikatilla, proche de l’auteur du Zohar à bien des égards, nous met en garde, dans le beau texte d’introduction de son Cha’arei Ora (« Les Portes de la lumière »), à la fois contre les dangers d’une conception matérialiste de ce principe et contre l’abstraction qui nous prive des ressources de compréhension que nous offre notre corps
( Note 17)
. Son livre constitue peut-être le plus bel exemple de systé­matisation de la doctrine cabalistique à cette époque du Moyen Age : en examinant les désignations multiples que reçoit chaque sefira (comme, par exemple mer, puits, temple, aigle, Chekhina, Adonai, etc. pour la dernière sefira), Gikatilla cherche à décrire et à caractériser chacune des sefirot à travers ses connotations. En même temps, il établit le statut métaphysique de chaque chose ici-bas et met à nu les correspondances, les parentés qui existent entre elles et entre les sefirot.

Un premier coup d’oeil sur le livre nous permet de voir que le système d’analogie de la Cabale n’a pas une structure simple : nous nous trouvons d’emblée en face de plusieurs « séries » de connotations, comme, par exemple celle que constituent la volonté - la pensée - la voix inaudible - la voix - la parole ; celle qui va de la source, à travers le fleuve d’en haut, ses ramifications et le fleuve d’en bas, à la mer; ou celle qui va du néant aïn par le tu, ata , au je, ani
( Note 18)
, etc., séries qui couvrent soit tout le système des sefirot, soit certaines d’entre elles seulement, parfois uniquement deux, comme jour/nuit, soleil/lune, arbre de vie/arbre de la connaissance du bien et du mal pour le couple Tiferet/Malkhout, les principes masculin et féminin de la divinité. La série du Nom (les lettres du Tétragramme) et celle du corps humain (tête, bras gauche et droit, tronc, hanches gauche et droite, phallus, le féminin) occupent, comme nous le verrons, une place privilégiée.

Ces séries, où s’expriment les relations entre leurs éléments, c’est-à-dire les relations des sefirot entre elles, en même temps qu’elles définissent l’essence de chaque chose terrestre (matérielle ou spirituelle) servant à désigner l’un de leurs éléments, constituent donc le premier niveau de réflexion de la Cabale. C’est seulement après avoir mis côte à côte plusieurs séries et avoir vu si, et de quelle ma­nière, il y a correspondance entre elles, que l’on peut deviner la perti­nence et la richesse de ce mode de connaissance. En effet, chaque fois qu’on examine un problème particulier, on doit tenir compte de ce système complexe de connotations, et ne pas l’aborder seulement à l’intérieur du champ qui logiquement devrait le contenir.

Voilà, esquissé en son principe, la dialectique associative du Zohar : pour progresser dans la connaissance, il s’agit de dégager des parentés secrètes. La parenté est une forme particulière de correspon­dance à la fois stricte et pleine de connexions inattendues, de contradic­tions, de connivences et de redondances. Nous verrons que cette notion convient parfaitement à la démarche du Zohar.

 

*

« ‘Faisons l’homme à notre ressemblance, comme notre apparence’ (Gen.I, 26). Qu’il embrasse les six directions, intégrant la totalité à la manière de l’En-haut, avec des organes mis en ordre dans le sens de la Sagesse, dans l’exactitude de son être, afin que tout y soit perfection suprême. ‘Faisons l’homme’, secret du masculin et du fé­minin, le tout selon la sagesse suprême. ‘A notre ressem­blance, comme notre apparence’, afin que l’un soit fondu en l’autre, pour faire de l’homme un être unique dans le monde, dominant tout » (Zohar I, 47a).

Première approche : Dieu prend la parole pour parler de son projet.

« Faisons l’homme à notre ressemblance, comme notre appa­rence ». La Tora n’emploie jamais de simples synonymes. D’où : res­semblance au masculin, apparence au féminin, comme dit le Soulam. Propos qui deviendra plus clair par la suite. Faisons-le comme je vous apparais, Moi, Dieu, qui intègre la totalité de l’existant, c’est-à-dire les quatre directions, plus le haut et le bas : cette définition de l’Image nous renvoie à ce que nous avons dit de la conception zoharique de l’homme comme pierre spéculaire. Et puis vient cette très belle expression qui est comme un éloge de la matière, ou plutôt du matériel non séparé du spirituel, des « organes mis en ordre dans le sens de la Sagesse », vou­lant dire qu’une assignation éthique conforme à la Pensée divine est donnée au corps. Suit une précision : l’homme, en tant qu’il est parfait, est défini par le masculin et par le féminin, c’est-à-dire (l’auteur le ré­pète pour qu’on comprenne mieux) « à notre ressemblance », donc mas­culin (et effectivement, au niveau séfirotique l’essentiel de l’Image est contenu dans Tiferet), et « comme notre apparence », donc féminin, car sa Présence avec nous est féminine, et l’un est fondu dans l’autre, le masculin et le féminin, le haut et le bas - ce qui est la même chose, comme nous l’enseigne une autre « série », celle qui assigne le ciel à la sefira Tiferet, donc au masculin, et la terre à la sefira Maîkhout, c’est-à-dire au féminin. Conclusion : c’est de cette façon-là que l’homme est un être unique au monde, en étant masculin et féminin unifiés ; et ainsi il dominera tout
( Note 19)
.

Deuxième approche : pour identifier le masculin et le féminin, reportons-nous au « modèle », au schéma des sefirot. Colonne de droite à caractère masculin, dominée par la bonté, colonne de gauche à carac­tère féminin, dominée par la rigueur, l’union des deux dans la colonne centrale, grâce à laquelle le monde tient et les engendrements devien­nent possibles : cela paraît assez simple.

Examiné de plus près, le schéma se complique, et se compliquera toujours davantage : nous constatons d’abord qu’il n’y a pas une, mais deux modalités du féminin, et trois (ceci reste à clarifier) modalités du masculin.

Le féminin d’abord : c’est Bina, la troisième sefira, le ‘Discerne­ment’ ; et Maîkhout, la dixième sefira, le ‘Règne’. La Mère et la Fille. L’Epouse et la Fiancée. La Reine et la Princesse. Le féminin qui donne et le féminin qui reçoit, le féminin riche et le féminin pauvre - dialec­tique de l’approche.

Les deux modalités du féminin se trouvent à la lisière, aux fron­tières des mondes. Bina, la Mère primordiale, est la charnière, le lieu de passage entre deux plans différents de la divinité même : celui des trois sefirot supérieures, domaine de la Pensée divine inaccessible à la con­templation humaine, et celui des sept sefirot inférieures, qui en sont la procession, le déploiement des six jours originels. Malkhout, la der­nière sefira, sépare le monde divin et le monde d’en bas, elle les sépare et les joint, car elle fait partie des deux à la fois. Malkhout, le Règne, est la Présence de Dieu sur terre, la Chekhina, dont la réplique ici-bas est la Communauté d’Israël.

Première conclusion importante : c’est par le principe féminin que nous appréhendons le divin. Et ce principe, qui est celui de la rigueur, qui est l’arbre de la connaissance du bien et du mal (arbre qui, par inter­mittence, devient l’arbre de mort) est néanmoins celui qui nous guide et nous protège.

« ‘Car Adonai ton Dieu se déplace au centre de ton camp pour te protéger et pour mettre tes ennemis devant toi : (...)’ (Deut. XXIII, 15). Il est écrit ‘Car Adonai ton Dieu se déplace’. Le verbe ‘se déplace’ est ici ‘mithalekh’ et non ‘mehalekh’ comme dans ce passage ‘ II se déplaçait dans le jardin au souffle du jour’ (Gen. III, 8). Ceci est dit de l’arbre dont le premier homme a mangé
( Note 20)
. Le verbe ‘se déplacer’ dans sa forme féminine se dit ‘ mithalekh’ et dans sa forme masculine ‘ mehalekh’. Et c’est (avec ce verbe au féminin) que Dieu marchait devant les enfants d’Israël lorsque ceux-ci parcouraient le désert : ‘Adonai les guidait le jour’. (Ex. XIII, 21). C’est lui aussi (au féminin) qui marche devant l’homme quand il chemine, ce qu’exprimé ‘ La justice (tsedek) marche au-devant de lui et trace la route devant ses pas’. (Ps. LXXXV, 14). C’est le même Lui (au féminin) qui marche devant l’homme quand il est vertueux. Dans quelle intention ? ‘ Pour te protéger et pour mettre tes ennemis devant toi’ (..) » (Zohar I, 76 a).

Tout, dans ce texte, se tient. Pour prouver que c’est bien au principe féminin de la divinité que nous avons affaire, que c’est lui qui nous protège, l’auteur fait converger différentes connotations de la sefira Malkhout, les assemble dialectiquement et enrichit considé­rablement son enseignement de ce fait. « Adonai, ton Dieu, se déplace au centre de ton camp ». Dans le texte figure bien sûr le Tétragramme qui, lui, se réfère à la sefira Tiferet, la modalité masculine de la divinité. Mais nous disons Adonai, et Adonai désigne la sefira Malkhout, donc la Chekhina : obligation de les voir ensemble, bifaces comme ils sont, « dou-partsoufîm », mais avec un sens très juif de la démarche : voilà, dit le texte, à qui nous avons affaire et ce qu’il ne nous faut jamais perdre de vue - même si cette réalité en implique une autre.

Autre exemple : qui donc se déplaçait dans le jardin au souffle du jour ? Dieu, qui sous peu punira Adam, Eve, le serpent et la terre pour la faute qu’ils viennent de commettre. Ou, comme le suggère le Zohar en déplaçant impercepti­blement le problème, l’arbre de la connaissance du bien et du mal lui-même (les suivait-il ou les fuyait-il ?). Cet arbre, nous le savons, est aussi Malkhout, la Chekhina - c’est elle dont le fruit fut interdit, alors que c’est en elle seulement qu’il y a fruit, si on n’oublie pas qu’elle est biface ; c’est elle qui nous punit et nous protège.

Paradoxe de la rigueur qui guide Israël dans le désert et aussi (Israël étant tou­jours un paradigme de l’humanité) l’homme individuellement : quand il est vertueux, la justice (donc le principe de la rigueur) marche au-de­vant de lui. Justice, tsedek, est au masculin, ainsi que le verbe marcher, mais cela est sans importance, compte tenu du fait que tsedek connote également la dernière sefira : on voit comment l’auteur aborde dialectiquement le problème, mais selon une dialectique alogique, associative et implicite.

L’enseignement principal de ce texte est donc que la Présence de Dieu, qui est féminine, est ambivalente, sévère et protectrice à la fois. Ambivalente comme l’expérience humaine, comme notre connaissance de Dieu. Et en effet, le féminin représente la dyade
( Note 21)
, qui est notre expérience première, alors que l’Un est inaccessible à la réflexion humaine et ne s’obtient que par unification
( Note 22)
.

Be-réchit, au commencement. Beit réchit - c’est le deux qui est premier
( Note 23)
. C’est un vieux thème déjà débattu par le midrache
( Note 24)
et développé en longueur et à plusieurs reprises par le Zohar : pourquoi la Tora ne commence-t-elle pas par la première lettre de l’alphabet, le Aleph, qui équivaut à l’un
( Note 25)
?

Les différentes réponses du Zohar
( Note 26)
renvoient toutes à cette ambivalence - pour parler soit d’un double processus de création en haut et en bas, soit de la double Sagesse (thèmes auxquels nous tou­cherons plus tard), ou bien encore de la dualité de notre expérience, dans laquelle, justement, l’auteur considère que se trouve notre de­meure
( Note 27)
.

« La Grande Voix (Bina), qui est le chuchotement inouï, sert de maison à la Sagesse suprême. Tout être féminin est appelé maison, de même la Parole précitée (Malkhout) sert de maison à la voix de Jacob (Tiferet) qu’est la Tora. Ainsi la Tora réside dans la bayit, la maison du commencement
( Note 28)
». (Zohar I, 50b).

Il y a, dans ce texte, beaucoup de choses qu’on comprendra mieux dans la suite de l’analyse. Ici, bornons-nous à constater que le féminin sert de maison, de demeure au masculin, et cela à tous les niveaux. Mais cette demeure est dualité, qui fait naître le désir de l’uni­té. Et où ce désir se réveille-t-il ? Toujours du côté féminin.

« ‘Ton amour est meilleur que le vin’ (Cant. I, 1), que ce vin qui éveille l’amour et le désir. Tout ce qui est effectif dans l’En-bas éveille aussi l’amour dans l’En-Haut. Soit deux flammes : quand la lumière de celle qui est en haut s’éteint, la fumée qui s’élève de la flamme qui est en bas la rallume. Rabbi Ezéchias dit : c’est bien vrai, le monde de l’En-Haut dépend de celui de l’En-bas, le monde de l’En-bas de celui de l’En-Haut ». (Zohar I, 70 b)

Itarouta diltata, l’éveil qui vient de l’En-bas, donc du féminin, est un des grands thèmes du Zohar. Mais Rabbi Ezéchias nous indique, aussitôt le principe énoncé, qu’il serait erroné de le comprendre simple­ment, que la démarche dialectique s’impose là aussi, qu’il faut qu’il y ait échange pour que puisse y avoir progression.

Au niveau humain, les deux principes contraires et corrélatifs, le masculin et le féminin, doivent être unifiés pour réussir son projet. Au niveau divin, il en va de même, sauf qu’il y a deux modalités.

Au niveau de la Pensée divine, l’union est ininterrompue et directe ; jamais la Sagesse, Hokhma, la deuxième sefira, ne se sépare du Discernement, Bina, la troisième sefira, ou plutôt, selon les associa­tions de parenté que le Zohar privilégie, le Père de la Mère. Bien que le masculin et le féminin coexistent déjà comme tels dans la Couronne (Keter), cette distinction, au niveau des trois sefirot supérieures, n’équivaut pas à une division.

Au niveau du couple inférieur, du Fils, Tiferet, et de la Fille, Malkhout, respectivement la sixième et la dixième sefira, l’union n’est ni permanente ni directe : depuis la faute du Premier Homme, la sépa­ration a été introduite entre le haut et le bas, et également au sein même de la divi­nité à cet endroit charnière qui fait partie des deux règnes. Cette séparation, qui réclame à chaque instant sa réparation, la restauration de l’état ancien, est le thème central du Zohar.

L’amoindrissement de la lune, l’exil de la Chekhina, la domi­nation passagère mais récurrente de celle-ci par ‘l’Autre Côté’, à savoir le Mal, qui équivaut au dévoilement de sa nudité, la noirceur de son visage due à la perte de la lumière, toutes ces images dramatiques expri­ment une même réalité : le fait que la sefira Malkhout ne reçoit plus l’in­flux de l’En-Haut. Voilà la honte infligée à Dieu par sa création.

Je ne reviendrai pas ici sur tous ces thèmes, qui ont été magistralement traités ailleurs
( Note 29)
. Prenons-les comme un point de départ, et cette séparation comme une constatation de fait, afin d’examiner ce qu’il faut mettre en œuvre pour que la noukba, le principe féminin, soit à nouveau fécondée.

Tel que l’univers - c’est-à-dire, pour les cabalistes, le schéma des sefirot - se présente à nous, le principe masculin inférieur est localisé dans la sixième sefira, le principe féminin dans la dixième, alors qu’en réalité ils ont émané ensemble, bifaces. Pour qu’ils s’unissent à nouveau, il faut maintenant que l’influx de bénédictions qui se rencon­trent en Tiferet passe par la neuvième sefira, Yesod, le ‘Fondement’.

De par sa position privilégiée au cœur de l’organisme divin, Tiferet est réputée canaliser toutes les qualités de Hessed, la Bonté, pour les passer à Yesod. Tiferetreprésente ainsi le masculin dans sa plénitude. Or, compte tenu du rôle particulier que la neuvième sefira joue dans l’unifi­cation, l’on peut dire que contrairement au féminin, qui a deux moda­lités au sein de la divinité, l’une en haut et l’autre en bas, le masculin en a trois : la deuxième sefïra, Hokhma, la Sagesse cachée où tout se trou­ve uni ; la sixième sefira, Tiferet, où toutes les qualités divines se rencontrent, s’entrecroisent; et la neuvième sefira, Yesod, le Fonde­ment, où toutes les qualités se concentrent : le masculin est centralisant.

Que Yesod, le Fondement, soit « ajouté » comme modalité supplémentaire au principe masculin est indiqué par les connotations que reçoit cette sefira : d’un côté, le phallus dans l’organisme de la divinité ; de l’autre, le Juste. A nouveau, tout se tient : le Juste par excellence, celui qui a su maîtriser sa sexualité, est Josef, Yehosef, littéralement « II ajoutera », comme il est ajouté lui-même dans la liturgie : les trois patriarches ont chacun institué l’une des prières quotidiennes, et lui, c’est le mousaf.
( Note 30)


La sexualité, dans la configuration masculine, est donc en quelque sorte séparée de l’être. Elle est incarnée par le Juste, qui a son lieu dans les engendrements. Le Juste qui lie un monde à l’autre : on voit qu’il est question ici d’Alliance.

« L’alliance est le lien qui enlace tout en l’unité, qui réalise l’intégration de toute chose. L’alliance est le nœud où tout est relié. (...) Viens et vois : quand le Saint, béni soit-Il, créa le monde, il ne le créa que de par l’alliance, ainsi qu’il est écrit : ‘ Au commencement (beréchit : brit ech, l’alliance de feu) Eiohim créa’ (Gen. 1,1) et c’est cette alliance grâce à laquelle le Saint, béni soit-Il, instaura le monde. Il est écrit en outre : ‘Si je n’avais pas fait mon alliance avec le jour et la nuit, je n’aurais pas établi les lois du ciel et de la terre’ (Jer. XXXIII, 25). L’alliance est donc bien un lien qui fait que le jour et la nuit ne se séparent pas. Rabbi Eléazar dit : Le Saint, béni soit-Il, ne créa le monde qu’à la condition suivante : ‘Quand viendra Israël, s’il reçoit la Thora ce sera parfait, sinon je ferai revenir le monde à l’état de tohu-bohu’. Le monde ne fut sur pied que lorsque les enfants d’Israël se tinrent sur le mont Sinaï et reçurent la Thora ; alors seulement le monde prit consistance. A partir de ce jour le Saint, béni soit-Il, se mit à créer des mondes. Et quels sont-ils ? Ce sont les mariages des hommes ». (..) (Zohar l, 89 a)

L’alliance est la notion-clé pour aborder le problème du masculin et du féminin dans le Zohar. C’est un acte d’union volontaire de deux partenaires responsables, sinon égaux. Pour le judaïsme, le signe de l’Alliance est la circoncision. Or, la Bible parle de trois sortes de cir­concisions, correspondant à trois sortes d’alliances qui, comme nous le verrons, se trouvent chacune traitées dans notre texte : la circoncision de la langue, la circoncision du cœur, et la circoncision du prépuce.

Gikatilla, dans sa clarté habituelle, aborde également le thème de l’alliance, en disant : « Sache et comprends que chaque fois que le mot ‘alliance’ apparaît dans la Thora, il faut le comprendre selon une triple signification, et tout se tient en un lien unique »
( Note 31)
; et il assigne cha­cune de ces significations à une sefira : la circoncision de la langue à Bina, le Discernement, troisième sefira ; la circoncision du prépuce à Yesod, le Fondement, neuvième ; et la circoncision du cœur, qui est celle de la Tora, à Tiferet, la Gloire, sixième, tout en impliquant Malkhout, la Royauté, ainsi que les deux alliances précédentes.

« L’alliance est le lien qui enlace tout en l’unité et qui réalise l’intégration de toute chose ». Les mêmes termes sont utilisés ici que pour l’Image : la création de l’homme à l’image de Dieu est déjà une alliance. Ceci beréchit, au commencement. Or, qu’est-ce qui était au commencement ? Brit ech, une alliance de feu. Bina, la Mère éternelle où tout a son origine et où tout retourne, Bina, le premier des trois Elohim
( Note 32)
dans l’arbre séfirotique, la première modalité du féminin qui lie le plan de la Pensée divine aux six jours de la création, est qualifiée ainsi. Ce qui est normal, car le feu a son origine en Bina
( Note 33)
. Bien que tout soit uni en elle, elle est la source de toute séparation.

La séparation de ce qui devrait être uni est assimilée, dans la Cabale, au mal : et effectivement, le mal, qui se trouve du côté gauche de l’arbre séfirotique, plus exactement dans le prolongement de Guevoura, la Rigueur, provient de Bina, comme tout provient d’elle. Création égale séparation : nous comprenons que cette alliance soit une alliance de feu. Mais c’est grâce à elle, qui est en même temps l’alliance de la bouche (et qu’est-ce qui exprimerait mieux le pouvoir créateur de la parole que ce rapprochement ?), que Dieu a instauré le monde. Car Bina, c’est aussi le monde à venir, c’est le féminin qui dispense, qui donne, le féminin riche : contrairement au féminin pauvre qui reçoit tout parce qu’il n’a rien de lui-même et qu’est Malkhout. Voilà pour le premier niveau d’alliance, le plus élevé, qui est, pour cette raison, une « alliance éternelle » (Nomb. XXV, 13).

Le deuxième niveau selon la suite du texte, mais le premier dans l’ordre de la création est l’alliance de la chair, la circoncision, dont il est question ici en termes implicites. Il est écrit : « Si je n’avais pas fait mon alliance avec le jour et la nuit, je n’aurais pas établi les lois du ciel et de la terre ».
( Note 34)
A défaut d’une alliance entre le jour, Tiferet, le principe masculin, et la nuit, Malkhout, le principe féminin, le ciel et la terre (entités qui renvoient aux mêmes sefirot, ciel à Tiferet, terre à Malkhout, mais comprises ici à un niveau inférieur, selon leur réplique dans l’En-bas), auraient été sans lois, c’est-à-dire, selon la compréhension du judaïsme tout entier, sans vie véritable
( Note 35)
. L’union des deux principes n’étant plus garantie, il faut une médiation, qui est la tâche du Juste.

« Le Juste est le fondement du monde » (Prov. X, 25) - d’où le nom de Yesod, ‘Fondement’, pour cette sefira. Le Juste fonde le monde en rétablissant le lien rompu entre le masculin et le féminin, c’est pour­quoi notre texte peut conclure : « L’alliance est donc bien un lien qui fait que le jour et la nuit ne se séparent pas ». Et comme c’est la condition de la vie, il est également appelé, au niveau séfirotique, El Hai, Dieu vivant, le vivant, le vivifiant par excellence.

Le secret du Juste est celui du souvenir, qui est le secret même de l’Alliance. Dieu se souvient du monde. L’homme se souvient des si­gnes (otot) que Dieu lui donne. Voilà pourquoi la sefira Yesod est éga­lement appelée signe, ot.
Trois choses, dans la Bible, sont expressément désignées par le mot ot, dont chacune se rattache à sa façon à la notion du Juste.

D’abord l’arc-en-ciel, qui apparaît, dans l’histoire de Noé, au moment précis où Dieu établit son alliance avec celui qui, le premier dans la Bible, a été caractérisé comme « Juste ». « Voici le signe de l’al­liance que je mets entre moi et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à venir ». (Gen. IX, 13). ‘L’alliance’ et ‘le signe’ se trouvent ainsi associés, et liés à l’existence du Juste. Le con­texte nous renseigne sur la fonction de celui-ci : il doit rappeler à Dieu que sa colère n’est pas permanente, faire se rejoindre la rigueur et la clémence. Fonction périlleuse, comme le prouve l’histoire d’Israël.

Le deuxième signe est la circoncision, privilège d’Abraham, le premier Juste de la nation juste. Au niveau individuel, ce sera le signe par excellence qui rattachera le Juif à son histoire, c’est-à-dire au sou­venir d’un rapport de prédilection avec Dieu.

La troisième ot est le chabat, signe de connivence entre Dieu et Israël en tant que peuple, Israël étant vu comme le Juste parmi les nations. Pour cette raison, la sefira Yesod est également nommée chabat : l’ordre associatif qui régit les connotations cabalistiques devient plus clair au fur et à mesure que l’analyse avance. Obéissant aux mêmes lois, notre texte, dans un enchaînement apparemment ‘illogique’ et ‘non-systématique’, passe ensuite sans explication de l’alliance entre le jour et la nuit à Israël et au don de la Tora : le terme qui lie les deux plans de réflexion, c’est-à-dire le Juste, n’apparaît pas - tout, dans la Cabale, est synthétique et implicite - mais est présent à l’évidence pour qui se meut à l’intérieur de ce système de pensée.

Le monde repose donc sur le souvenir, qui est l’apanage du Juste. Le mot souvenir, zikaron, a en hébreu la même étymologie que le mot masculin, zakhar, la terminaison « on » marquant souvent une intensification. Le souvenir est donc le masculin en puissance, par opposition à la garde (conservation/observance), qui est féminine. Le chant du chabat « Lekha dodi » rappelle qu’ils ne sont effectifs qu’en­semble : l’injonction divine à la garde et au souvenir fut un seul énoncé
( Note 36)
. Comme le lieu du souvenir est le Fondement (n’oublions pas que ce n’est qu’en examinant côte à côte les différentes connota­tions séfirotiques que nous atteignons le fond de cette pensée), il est clair que cette alliance, l’alliance de la circoncision, est la première, la plus importante. Le Zohar le souligne, et Gikatilla précise : « Sans l’al­liance de la circoncision, qui est l’alliance du chabbat, Israël n’aurait jamais été trouvé digne de l’alliance de la Tora ».
( Note 37)


Nous voyons quel sens profond est donné à l’accomplissement des préceptes divins et comment tout ici confirme la conception zoharique du corps, dont « les organes sont mis en ordre dans le sens de la Sagesse »
( Note 38)
.

Quelle est enfin cette alliance de la Tora, la troisième alliance dont il est question ?

La réponse n’est pas simple ; elle est au moins double, car la Tora se présente sous deux visages, l’un masculin, l’autre féminin, et à ce stade, la dia­lectique se complique. Son visage masculin est la Tora écrite. C’est la sixième sefira, Tiferet, qui par ailleurs représente le Tétragramme dans la répartition, sur le schéma des sefirot, des dix noms de Dieu que l’on n’a pas le droit d’effacer, et en laquelle toutes les sefirot se rencontrent, le « Fils » de la Sagesse, Hokhma, et du Discernement, Bina. Selon une autre série de représentations, si on répartit les lettres du Nom, du Tétragramme, sur le corps séfirotique, le masculin est le « vav ». Sixième lettre de l’alphabet pour la sixième sefira, six comme le sixième jour où l’hom­me a été créé. Et en effet, Tiferet est la sefira de Jacob, lequel a le vi­sage d’Adam. C’est également le visage de l’homme dans le char divin, à un autre niveau d’existence. Au niveau collectif, l’homme par excel­lence est représenté par Israël, « seul peuple sur la terre » (2 Sam. VII, 23) - le cœur des nations, comme Tiferet est le cœur du corps séfiro­tique. Nous voici face à la ‘circoncision du cœur’ : bon exemple des multiples enseignements sur le mode de pensée anthropomorphique que contiennent ces simples kinouyim, les surnoms des sefirot.

Or, la Tora écrite se trouve à un niveau de prophétie inaccessible aux prophètes d’Israël
( Note 39)
: seul Moïse y est parvenu. Conception hardie de la Cabale qui considère la Tora écrite comme un livre fermé. L’accès qui nous est réservé est donc celui de la Tora orale. L’oralité de la tradition juive (à laquelle le fait que la Tora orale ait été consignée par écrit ne change rien) me semble être un facteur essentiel trop souvent négligé si l’on veut bien comprendre la démarche de ses œuvres principales. Dans le judaïsme, l’oral prime l’écrit, et cela signifie un droit fonda­mental donné à l’exégèse, à l’interprétation. Dans la lecture de la Bible, on privilégie le qri, les corrections orales, par rapport au ktiv, tout en respectant d’ailleurs éminemment la lettre écrite, puisqu’on ne la change pas. Le Talmud énonce clairement ce principe sur lequel, chose raris­sime, il n’y a pas de contestation : yech em lamiqra, l’oral prévaut
( Note 40)
. D’où aussi le style oral des œuvres écrites les plus authentiquement juives, comme le Talmud, les Midrachim, le Zohar, ce qui explique que jusqu’à ce jour, le mode de transmission est resté, dans une large mesure, oral. Il faut être initié à l’étude du Talmud, comme il faut être initié à la Cabale : le langage est codé.

Pour accéder à la Tora écrite, on doit donc commencer par la Tora orale, qui est la Tora féminine, la Tora de Malkhout : encore une fois, c’est l’approche du divin par le féminin.

Cette approche, cependant, demande à être complétée : la faute du Premier Homme a justement consisté à contempler la dernière sefira, Malkhout, comme si c’était le tout, causant ainsi une séparation au sein de la divinité. C’est pourquoi le texte du Zohar poursuit : « Le monde ne fut sur pied que lorsque les enfants d’Israël se tinrent sur le Mont Sinaï et reçurent la Tora. Alors seulement le monde prit consistance ». Et quelle Tora reçurent-ils ? L’orale et l’écrite à la fois
( Note 41)
. Et c’est seu­lement dans leur union, ensemble, qu’elles peuvent se référer à la troi­sième Tora, celle qui a été créée, selon le midrache, deux mille ans avant la création
( Note 42)
, qui est le paradigme de tout et dont le lieu est en Hokhma, la Sagesse divine. C’est le Père, première modalité du mas­culin, le tout caché, dont rien ne peut être dit sauf qu’il est le lieu de passage du néant à l’être, la Pensée divine.

Il y a, cependant, une Sagesse au début et une Sagesse à la fin : Malkhout, la Présence divine, est aussi appelée la « Sagesse inférieure ». Le Père dispense de la force à sa Fille. Et le Fils, Tiferet, monte jus­qu’au Père et descend jusqu’à elle, sa bien aimée, sa sœur, comme dit le Cantique. Ainsi l’union est parfaite, la vie (qui est égale à la berakha, la bénédiction) circule sans entraves à l’intérieur du corps séfirotique et dans la création. A ce moment, la faute est réparée, et la proclamation de l’unité de Dieu, le Chema Israël, peut avoir lieu : « Ecoute, Israël, Adonai, ton Dieu, Adonai est Un ».

Et voilà que le monde est prêt pour d’autres engendrements. Le texte conclut : « A partir de ce jour le Saint, béni soit-Il, se mit à créer des mondes. Et quels sont-ils ? Ce sont les mariages des hommes. »

Mise en ordre en haut et en bas : tel est, d’après le Zohar, le but de l’Histoire. La création continue à un autre niveau, et c’est le Juste qui en est l’architecte, car les engendrements du Juste sont les âmes justes.

Résumons rapidement ce que cette deuxième approche, l’examen du système séfirotique, nous a appris par rapport aux principes op­posés et complémentaires que sont le masculin et le féminin.
Le masculin a trois modalités.
Première figure : Hokhma, la Pensée cachée dont rien ne peut être dit, mais où tout est réuni.
Deuxième figure : Tiferet, le Cœur des sefirot, où toutes les qualités se rejoignent. L’être de synthèse. L’équilibre dans la diversité.
Troisième figure : Yesod, le Juste, qui concentre tous les influx en lui pour les communiquer. La sexualité médiatisante. Le souvenir.
A la lisière des mondes, le féminin : à la fois plus secret, plus caché, et plus saisissable : caché, parce que son action est tout inté­rieure, qu’elle est la maison à l’intérieur de laquelle les choses se pas­sent. Et aussi, parce qu’il est la rigueur qui vient du Nord, tsafon, à la même racine que tsafoun, caché. Plus saisissable que le masculin, parce que le féminin a les contours de la rigueur, c’est lui qui nous donne nos limites et c’est par lui que nous appréhendons le divin, dans la rigueur. Mais le féminin a deux figures : Bina, la surabondance et Malkhout, la pauvreté, dont le secret est le même. L’ambiguïté de l’expérience humaine devient ainsi l’ambiguïté du féminin.

Or, dit le Zohar, seule l’union des deux principes, la diversité et la rigueur, le masculin et le féminin, donne la clé de la richesse du monde. Cette clé est l’alliance, qui est toujours triple : l’alliance de la chair, qui est celle de notre corps ; l’alliance du cœur, qui est celle de la Tora ; et l’al­liance de la bouche, qui est celle de la pensée.

 

*

En conclusion de ce bref exposé des principes masculin et fémi­nin dans le Zohar, je voudrais tenter l’esquisse d’une analyse formelle, revenant ainsi à mon point de départ, qui est celui de la cohérence épistémologique de la démarche zoharique.

J’ai parlé de dialectique associative : et effectivement, cette pensée se présente comme le passage dialectique d’un plan à l’autre, comme un aller-retour incessant de l’humain - point d’ancrage de tout anthropomorphisme - au divin et à l’intérieur du divin, de ce qui est accessible à la contemplation humaine à ce qui ne l’est pas ; le tout opé­ré à travers une réflexion sans cesse renouvelée des rapports entre le masculin et le féminin, réflexion dont le pivot est l’alliance.
Toute dialectique contient l’idée de progression et de passage d’un plan à l’autre, de réciprocité des termes, de négation ou d’opposi­tion entre eux, négation qui justement assure la progression. Toute dialectique est obsédée par l’idée d’unification - une unification peut-être impossible, et qui en aucun cas n’est une clôture, mais le mouve­ment même de la vie, c’est-à-dire, sur le plan épistémologique, la somme du connaissable. Toute dialectique, enfin, présuppose la caté­gorie de la totalité. Examinons si ces caractéristiques valent pour la démarche du Zohar.

1.) C’est à l’évidence une pensée qui cherche à tout embrasser, dont l’approche est totalisante. Elle est basée sur une double conviction (toute dialectique) qui forme le premier couple de contraires.

Premièrement que tout, y compris les abstractions les plus pures, comme les notions, en fait inconcevables, de ‘néant’ ou de ‘l’Un’ porte la marque de nos limites humaines. Deuxièmement, que la Révélation donne la possibilité de dépasser ces limites par l’intérieur. Qu’il suffit, pour avancer, de passer d’un plan à l’autre, de l’humain au divin. Voilà pourquoi, encore, la Tora commence par la lettre beit
( Note 43)
: le point de départ est double, c’est un double processus.

2.) La pensée du Zohar est une pensée téléologique entièrement tendue vers le but de « faire l’Un » : c’est le sens de la vie du Juste et, sur un autre plan, celui de la prière. Que l’Un, pour la Cabale, ne soit pas une clôture, qu’il se dérobe sans cesse pour laisser la première place au deux, est attesté par le surnom de « néant » que reçoit la première sefira et par le fait qu’au-delà d’elle, il y ait le Ein-Sof, littéra­lement : « il n’y a pas de position de la fin »
( Note 44)
. L’essentiel est donc dans l’unification, qui est un acte, non un état. Pour ce qui est de l’état, il se trouve justement en dehors du domaine de la réflexion humaine.

3.) La progression de la pensée zoharique est assurée par le double fait de la réciprocité des termes et de l’opposition entre eux. La réciprocité des termes est le principe même de l’analogie. Il en va de même avec la négation : pas d’analogie sans différence fondamentale des plans. C’est le désir qui est le moteur du dépassement, c’est par lui que les deux plans, continuellement, se rejoignent : cette réflexion sur le désir et l’amour, thème central du Zohar, est peut-être l’expression la plus originale, la plus intime, de sa démarche anthropomorphique.

La structure que nous venons de dégager schématiquement et qui est, d’une certaine façon, le « squelette » du Zohar, est indubitablement dialectique. En quoi consiste donc le propre de cette dialectique, et d’où vient la difficulté - réelle - de la saisir ?

Un des facteurs qui fourvoient le plus le lecteur se trouve certainement dans le langage : dans sa puissance artistique et visionnaire, et son caractère toujours synthétique et implicite, jamais analy­tique, pour exprimer cependant une pensée dialectique. Le style est el­liptique, souvent délibérément énigmatique. Si l’on ignore le code des connotations, on risque de n’y voir qu’une succession d’images, qui parfois ont une vérité pour elles-mêmes, parfois paraissent incongrues. La deuxième difficulté vient du fait que le mouvement n’est pas linéaire et que les plans de réflexion sont multiples et parallèles.

En examinant les termes entre lesquels il y a analogie possible, nous voyons que la correspondance dialectique, dans la Cabale, joue entre:

 

  • deux sphères distinctes du divin, celle de la pensée et celle de
    l’action, celle du caché et celle de révélé ; celle des trois sefirot supérieures et celle des sept inférieures ;
  • le plan humain et le plan divin ;
  • qu’il y a, par ailleurs, un troisième plan, dont je n’ai pas beau­coup parlé et qui est celui de l’Autre Côté, le domaine du Mal. Le pro­blème de la conception du Mal dans le Zohar a été amplement débattu
    ( Note 45)
    et je n’ai pas l’intention, dans ce cadre, de l’aborder. Pour éclairer sa démarche épistémologique, il est cependant indispensable d’y consa­crer quelques remarques.

Il a été affirmé de façon répétée, par Scholem et Tishby notam­ment, que l’auteur du Zohar avait une tendance marquée au dualisme, sans que l’on puisse définir sa position de façon univoque : tantôt l’Autre Côté se trouve accomplir l’œuvre de la Chekhina en dispensant le jugement aux hommes pécheurs, tantôt il la subjugue, et la Chekhina est sous sa domination, son visage s’obscurcit, et tous les mondes qu’elle allaite boivent du poison. D’une part donc, le mal venant de Dieu même ou du moins exécutant sa volonté ; de l’autre, le mal se dressant en face de Dieu comme une force autonome, prenant parfois le dessus sur une partie de Lui.

Je ne pense pas que cette ambiguïté dans l’approche d’un des problèmes qui ont le plus obsédé l’auteur du Zohar soit due au flou de sa pensée, ou à des hésitations inconscientes entre le monothéisme strict de la religion juive et ses propres tentations dualistes. Elle me pa­raît au contraire illustrer parfaitement la démarche que je cherche à ana­lyser : le mal est dialectiquement conçu, pas seulement comme un fait humain, pas seulement comme un fait divin, mais entre les deux, selon une conception d’interpénétration des univers, et obéissant à une dyna­mique interne. Il arrive que l’homme se soit à ce point éloigné de Dieu que l’Autre Côté devienne comme un Royaume indépendant de Lui, faisant subir des dommages à la fois à l’homme qui est à l’origine de ce fait et à cette partie de Dieu qui souffre avec l’homme.

Pour comprendre ce processus, il est naturel que l’attention de l’auteur se porte souvent sur le lieu privilégié où s’effectue le passage d’un plan à l’autre, sur la Chekhina où il y a rencontre entre le divin et l’humain, puisque l’homme peut agir sur elle ; sur le féminin en général, dont nous avons démontré l’ambivalence fondamentale : c’est l’importance de la charnière qui fait que l’on saisit un terme par l’autre. Car à tous les niveaux que je viens d’énumérer se trouvent les deux principes contraires et complémentaires, le masculin et le féminin (dou­blement au niveau divin, une fois dans la pensée, une autre fois dans l’action ; puis au niveau humain et, de façon corollaire, dans l’Autre Côté). Dans tous ces « règnes », le féminin (de même que le masculin, mais l’analyse du féminin sur ce point est plus aisée) apparaît selon des configurations différentes :
  • comme la Reine, quand elle représente Bina ;
  • comme la Princesse, quand elle représente Malkhout ;
  • comme la femme abandonnée, la femme en état d’impureté pen­dant les règles, quand Malkhout est séparée de Tiferet ;
  • comme la Femme étrangère des Proverbes dans l’Autre Côté,
     « plus amère que la mort » (Eccl. VII, 26), celle dont parle le Roi
    Salomon, qui doit le savoir.

Nous comprenons mieux maintenant pourquoi le « drame dialec­tique » qui se déroule entre tous ces plans est décrit dans un vocabulaire « amoureux » dont la notion clé est le désir : l’ambivalence fondamentale de ce concept et son caractère dynamique l’y prédisposent. Quand il œuvre en vue du bien, il est la vertu la plus haute ; dans le cas con­traire, le vice le plus abject.

Mouvement dialectique donc entre différents plans de réflexion. Mouvement dialectique également à l’intérieur de chaque plan, entre les termes même qui les constituent : nous n’avons pas encore analysé de près une des notions les plus caractéristiques de toute la démarche du Zohar, qui est celle de parenté.

Partons de notre analyse formelle des principes masculin et féminin : chacun des deux principes se présente sous différentes moda­lités qui, considérées ensemble, composent les traits d’une caractéris­tique déjà assez subtile d’un terme donné. Néanmoins, les mots « masculin » et « féminin » dans le Zohar sont employés parfois de façon à n’exprimer qu’un rap­port défini, sans connotation sexuelle, et c’est cet usage qui nous ouvre les perspectives d’une compréhension plus approfondie, allant encore dans le sens d’une ambivalence des termes dont le dépassement sera, justement, la notion de parenté. Lisons :

« Car bien que ce soit le Roi suprême (Bina), il est féminin par rapport au point suprême (Hokhmà) qui est dissimulé à tout. Et bien qu’il soit féminin, il est masculin par rapport au Roi inférieur (Tiferet) ». (Zohar H, 3 a)
Masculin et féminin ici expriment donc une position (ce qui est supérieur par rapport à ce qui est inférieur, dans le sens d’une localisation et non pas d’un jugement de valeur) et une qualité : ce qui épan­che par rapport à ce qui reçoit. Là encore, pas de valorisation de l’un ou de dépréciation de l’autre : ils sont appelés « force » tous les deux, « la force qui déverse » et « la force qui reçoit ».

Le fait que chacun des deux principes puisse ainsi devenir l’autre dans sa relation avec un autre degré montre qu’au delà de leur oppo­sition, il y a parenté profonde : cela est dû à la réciprocité des termes de la pensée dialectique. Voyons comment cette parenté s’ex­prime.

« Le commencement et la fin se tiennent selon un même schéma, celui d’un fleuve qui s’épanche et sort et dont les eaux jamais ne s’interrompent, et cela en sorte que la fin soit comme le commencement. (...) Bien que tout ait déjà été expliqué, selon un même schéma ils se tiennent, tel est l’éclaircissement du propos. Quelle différence entre l’un et l’autre ? - Le premier sustente et nourrit le monde d’en haut où il se trouve, ainsi que toutes les extrémités d’En-Haut, le second sustente et nourrit le monde d’En-bas, ainsi que toutes les extrémités d’En-bas. » (Zohar 1,162 b).

Les sefïrot dont il est question ici sont Bina, le Discernement, première modalité du féminin, et Yesod, le Fondement, sefira du Juste, du sexe masculin. « Selon un même schéma ils se tien­nent » : et effectivement, ils sont d’une part le fleuve en haut et de l’autre le fleuve en bas. La huitième sefira en comptant du haut, la huitième en comptant du bas. Le Chabat et le Monde à venir, qui sont de même nature. Tous deux sont firmaments du monde, tous deux sont âme du monde. Ainsi le féminin en haut a sa réplique masculine en bas.
Pareillement, il y a parenté entre Hokhma, le Père, et Malkhout, la Fille : ce sont « deux Sagesses, dont le secret est un point »
( Note 46)
. Dans un langage tout ‘familial’, le Zohar explique que le Père préfère la Fille à ses fils, même si elle n’a rien pour elle même
( Note 47)
. Son amour est si excessif qu’il provoque la jalousie de la Mère. La Mère, elle, préfère le Fils et lui dispense sa force, alors que la Fille tire la sienne du Père.

Ce schéma, reproduisant de façon relativement classique ce qui est observable sur le plan humain, n’est cependant pas complet. Les parentés sont plus capricieuses que cela, elles se présentent sous différentes facettes, à l’intérieur même des sexes autant qu’entre les sexes - ce qui complique l’analyse et rend justice à la complexité de l’existant. Ainsi nous voyons que Tiferet reflète l’éclat de Hokhma, comme Jacob celui d’Adam. Que Tiferet et Yesod reçoivent souvent des connotations identiques, celle de « fleuve inférieur », par exemple, au point qu’il peut y avoir confusion entre eux. Néanmoins, Tiferet est le « maître de la maison », Yesod « l’invité », et le premier se montre généreux envers le second à cause du ‘lieu qui n’a rien pour lui-même et qui tire sa substance de lui’
( Note 48)
. Selon la série qui reproduit les lettres du Nom sur le schéma des sefirot, Yesod est le petit youd (c’est-à-dire la répli­que de Hokama), lequel à son tour n’est autre que l’extrémité inférieure du vav (c’est-à-dire une partie de Tiferet)
( Note 49)
: Yesod, le Juste, est donc bien « le lien qui enlace tout en l’unité »
( Note 50)
, il est le principe d’identification du masculin.

Pareillement, il y a connivence et identité au niveau des deux principes féminins : les deux sont Mère, l’une en haut, l’autre en bas, bien que leur relation à elles soit celle de mère et de fille. Celle de deux sœurs aussi : Léa en haut, Rachel en bas. Celle de Reine et de Prin­cesse. Les deux sont maison, les deux palais, les deux monde : monde en haut et monde en bas. Et le supérieur et le inférieur du Tétragramme.

Enfin, il y a correspondance entre le Frère et la Sœur, qui sont en même temps Epoux et Epouse (en haut, dit le Zohar, il n’y a pas d’inceste
( Note 51)
) : ainsi, Tiferet est l’arbre de vie, Malkhout l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; ou encore, Yesod est le jour de chabot, Malkhout le soir de chabat.

Les exemples sont multipliables à volonté : tout l’effort du Zohar consiste à dégager ces parentés, dont la connaissance semble indiquer à l’auteur la voie vers une compréhension de la structure de l’univers.

Pour notre propos, il nous suffira de constater que sa démarche est effectivement dialectique à tous les niveaux, qu’il y a progression d’un plan à l’autre, tantôt avec des termes de base identiques (ex. Mère-/Mère), tantôt avec des termes de base complémentaires.

J’ai parlé de dialectique associative à cause des connotations multiples que reçoit chaque sefira. Dans une analyse plus poussée, il faudrait examiner toutes ces connotations d’après la nature de leur cohérence interne, mettre les séries en rapport les unes avec les autres, définir les lois de leur progression (par exemple de l’abstrait au concret, du ‘II’ au ‘Je’, de la ‘volonté’ à la ‘parole’ ; ou du singulier au général, de la ‘source’ à la ‘mer’... etc.) ; définir également la place que chaque sefira occupe à l’intérieur des différentes séries ; et à la fin tirer des conclusions sur le statut métaphysique des choses désignant les sefirot, et sur le caractère de chaque sefira. C’est seulement au terme d’un tel effort que l’on comprendra entièrement la pertinence du système.

Mon ambition, ici, n’allait pas si loin. J’espère cependant avoir montré de quelle manière, grâce aux ressources insoupçonnées de la pensée anthropomorphique, peuvent faire bon ménage l’exubérance de l’imagination, guidée par une puissante intuition artistique, et une ex­trême rigueur de la démarche intellectuelle.

« ‘Ceci est la porte du ciel’ (Gen. XXVI, 17), c’est bien sûr la porte du corps, c’est une porte par laquelle se déversent les bénédictions dans l’En-bas, elle est accrochée en haut et elle est accrochée en bas ». (Zohar 1,150 b)

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
(Nous ne reproduisons pas ici tous les commentaires traditionnels du Zohar, mais seulement les ouvrages de littérature secondaire ayant trait à notre sujet).
- Le Zohar - éditions utilisées : Sefer Hazohar im pirouch ha-Soulam, de R. Yehouda Lev Achlag, édition en dix volumes, Londres 1970.
- Le Zohar t. I et II, traduction française de Charles Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1981 (de Beréchit à Vayichlah)
  • R. Josef Gikatilla, Cha’arei Ora, éd. Josef ben Shalomo, Jérusalem, 1982.
  • R. Moche Cordovéro, Pardès Rimonim, Munkacs, Jérusalem, 1962.
  • I. Tishby, Michnat Hazohar, 2 vol., Jérusalem (2), 1983.
  • D. Frish, Otsar Hazohar, 4 vol., Jérusalem 1946.
  • G. Scholem, Die jüdische Mystik in ihren Hauptströmungen, Francfort s./M. 1967.
  • G. Scholem, Von der mystischen Gestalt der Gottheit, Francfort s./M. 1973
  • G. Scholem, On the Kabbalah and Its Symbolism, New York, Schocken 1969.
  • G. Scholem, Kabbalah, Jérusalem 1974
  • G. Scholem, Les noms et les symboles de Dieu dans la mystique juive, trad. de M.R. Hayoun et G. Vajda, éditions du Cerf, Paris, 1983.
  • G. Scholem, « Mehoqer li-mequbal (agadot ha mekoubalim al ha-Rambam) », Tarbiz (6), Jérusalem, 1934.
  • G. Vajda, Introduction à la Pensée juive du Moyen Age, Paris, Vrin, 1947.
  • G. Vajda, L’amour de Dieu dans la théologie juive du Moyen Age, Paris, Vrin, 1957.
  • G. Vajda, Recherches sur la philosophie et la Kabbale dans la pensée juive du Moyen Age, Paris, Mouton, 1962.
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  • R. Goetschel, Rabbi Meïr ibn Cabbay ; le discours de la Kabbale espagnole, Louvain, Peeters, 1981.
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  • D.H. Joël, Die Religionsphilosophie des Sohar und ihr Verhältnis zur allgemeinen jüdischen Theologie, 2ème édition, Berlin, 1923.
  • G. Quispel, „Der gnostische Anthropos und die jüdische Tradition“, dans E.J.B., Zurich, 1953, vol. XXII.

M.C. Weiler, « Torat Ha-qabala chel R. Josef Gikatilla bi-sefaraw ‘Ginat egoz’ ve-‘Cha’arei Ora », Temirim I, Jérusalem, 1972.

Sur la dialectique :
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  • W. Becker, Idealistische und materialistische Dialektik, Stuttgart 197
  • W. Flach, Négation und Andersheit, Munich - Baie, 1959
  • H.G. Gadamer, „Vorgestalten der Réflexion“, dans : Subjektivitât und Metaphysik, Francfort s./M. 1966.
  • L. Goldmann, Recherches dialectiques, Paris, 1959.
  • J. Habermas, Erkenntnis und Interesse, Francfort s./M., 1968.
  • A. Kulenkampf, Antinomie und Dialektik, Stuttgart, 1970.
  • M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, 1955.
  • B. Parain, Sur la dialectique, Paris, 1953.
  • K.R. Popper, „Was ist Dialektik ?“, dans : Logik der Sozialwissenschaft éd. E. Topitsch, Köln, 1970.
  • P. Sandor, Histoire de la dialectique, Paris, 1947.
  • R. Wiehl, „Begriffsbestimmung und Begriffsgeschichte. Zum Verhältnis von Phänomenologie, Dialektik und Hermeneutik“, dans : Hermeneutik und Dialektik, Tübingen, 1970.

 

 

Notes

1 Parmi de nombreux autres exemples, voir notamment : G. Scholem, Die jüdische Mystik in ihren Hauptströmungen, Francfort s/Main, 1967, p. 246 sq. ; Von der mystischen Gestalt der Gottheit, Francfort s/M., chap. „Sitra achra“, „Zaddik“, “Schechina“, pp. 49 - 193 ; On  the  Kabbalah   and Its  Symbolism,  New York, Schocken,  1969,  „The meaning of the Thora in Jewish Mysticism“  ; G. Vajda,
L’amour de Dieu, dans la Théologie juive du Moyen Age, Paris, Vrin, 1957, chap. „La  Kabbale“, pp. 206-232 ; I. Tishby, Mishnat Hazohar, t. I et n, Jérusalem, 1983 ; t.I : Introduction   aux   chapitres   „sefirot“,  „chekhina“,  „hanhaga“,  „sitra   ahra“, “ma’asé berechit“ ; t.II : „nefech, ruah, nechama“, „tora“, „chabat“, „nechamot zakhar ounekeva“,   „tsadikim  verecha’im“,  „techouva“  ;  R.  Goetschel  : Rabbi Meïr  ibn Gabbay ; le discours de la Kabbale espagnole, Louvain, Peeters, 1981, passim ; Charles Mopsik, Introduction et Appendice du tome II de sa traduction du Zohar, Lagrasse, Verdier, 1984.

2 G. Scholem, Die jüdische Mystik .., op. cit., p. 173, et I. Tishby, Mishnat Hazohar, op. cit., t. I, pp. 23-24 et passim.

3 G. Vajda, L’amour de Dieu.., op. cit., p. 210.

4 G. Scholem, Die jüdische Mystik..., op. cit. p. 231.

5 G. Scholem, On the Kabbalah and its Symbolism, op. cit. p. 99.

6 ibid., p. 97.

7 ibid., p. 100.

8 I. Tishby, Mishnat Hazohar, t. 1, p. 23.

9 ibid. p. 23-24 ; et G. Scholem, Die judische Mystik.., op. cit. p. 173.

10 Zohar II, 239 a.

11 Traduction citée du Zohar, t. H, « Introduction », p. 24.

12  Voir G.  Scholem,  “Kabbalah and Myth”,  in On the Kabbalah and its Symbolism, op.  cit. pp. 87-118. Cette thèse, que Scholem défend à de nombreux autres endroits, est reprise par I. Tishby dans Mishnat Hazohar, passim.

13 Ce problème, particulièrement intéressant, mériterait un développement à part qui dépasse de loin le cadre de cet article.
14 Sur ce point, je suis en désaccord avec I. Tishby qui affirme que c’est un des éléments qui rendent le Zohar si « vivant » (Mishnat Hazohar, op. cit.   t. I,  p. 24). Je trouve au contraire les rabbins du Zohar interchangeables, sans personnalité, leurs discussions schématiques se terminant toutes de la même manière (« si je n’avais vécu que pour cela.. » etc.) - et c’est là, à mon avis, son côté le plus faible, le moins crédible.

15 Le lecteur non-initié trouvera une introduction au système des sefirot dans G. Scholem, Die jüdische Mystik.., op. cit. chap. 6, « Die theosophische Lehre des Sohar », pp. 224 sq. ; Charles Mopsik, Introduction à la traduction du Zohar, t.II. Nous nous bornons ici à analyser la cohérence épistémologique de la doctrine des sefirot.
16 Voir l’excellent développement de Charles Mopsik là-dessus dans l’appendice du t. II de sa traduction du Zohar, pp. 515 sq.

17 Voir Cha’arei Ora, dans l’édition de Josef ben Shlomo, Jérusalem, 1982, pp. 49-51.

18 Jeu de mot en hébreu sur l’anagramme des mots aïn, néant, et ani, je.

19 Plusieurs idées sont à l’origine de toute cette thématique, qui sont reprises et développées par le Zohar : premièrement le vieux thème aggadique - à son tour certainement une adaptation juive d’un motif platonicien - de la création androgyne de l’homme, voir Ber. 61 a ; Er. 18a ; Gen. R. 8 : 1. D’où l’opinion qu’un homme non marié (surnommé par le Zohar un « demi-corps ») n’est pas complet, cf. Yeb. 63a ; Gen.R. 17 : 2, et Zohar I, 55b ; ibid. 150 a-b ; Zohar II 7 a ; Tikuné Zohar 42, 82 a. Par ailleurs, l’auteur du Zohar développe à plusieurs reprises l’idée que les âmes séjournent bifaces, c’est-à-dire androgynes, dans le monde d’en haut et ne sont séparées qu’au moment de leur descente dans un corps, cf. Zohar I, 208 a ; ibid. 91 b ; III 42 a-b ; ibid. 283 b. Voir l’introduction de I. Tishby à ce sujet, Mishnat Hazohar, op. cit. t. II, p. 607 ff.

20 Cette dernière phrase n’a pas été traduite dans l’édition Verdier. Nous suivons ici l’édition du Rav Y. Ashlag.

21 Dans toute la symbolique du nombre qui a cours au Moyen Age, le masculin symbolise les chiffres impairs, le féminin les chiffres pairs, généralement avec une connotation négative pour ces derniers, qui représentent le matériel, le périssable par opposition à l’Unité éternelle. Le motif vient de l’Antiquité, Boèce déjà le cite comme un lieu commun. Voir sur ce sujet Jacques Ribard, Le Moyen Age - littérature et symbolisme, H. Champion, 1984, pp. 15 sq. ; ou Henri de Lubac, Exégèse Médiévale, Aubier-Montaigne, 1964, t. IV, pp. 1 sq. Cette symbolique se retrouve dans les œuvres juives, adaptée à leurs besoins propres.

22 Voir à ce propos le développement de Charles Mopsik, Traduction du Zohar, t II, appendice.

23 Voir Zohar I, 31 b.

24 Voir par exemple l’Alphabet de Rabbi Akiba ; ou Ber. 58 a.

25 Je rappelle que les lettres hébraïques désignent en même temps des chiffres.

26 Entre autres : Zohar I, 2 b - 3 b ; 7 b ; 31 b ; 240 b.

27 II y a là un jeu de mot sur la lettre beit, qui signifie en même temps le chiffre deux et « maison » en hébreu.

28 La série de connotations séfirotiques à laquelle il est fait référence dans ce texte est ‘Volonté’ pour Keter ; ‘Pensée’ pour Hokhma ; ‘Grande Voix inaudible’ pour Bina, ‘Voix’ pour Tiferet et ‘Parole’ pour Malkhout. Autre série en jeu : ‘Tora écrite’ pour Tiferet, ‘Tora orale’ pour Malkhout.

29 Voir notamment : G. Scholem, Von der mystischen Gestalt der Gottheit, op.   cit., chapitres 2, 3, 4, pp. 49 - 193 ; Les  Origines  de  la  Kabale,   Aubier Montaigne 1966, ch. 2, 3, 4, pp. 59-485 ; I. Tishby, Mishnat Hazohar,   op.   cit.passim.

30 Prière rajoutée le chabat et les jours de fête après la prière du matin. La sefira Yesod est également appelée chabat, voir plus loin.

31 J. Gikatilla, Cha’arei Ora, op. cit., p. 114.

32 Dans la répartition des noms de Dieu sur le schéma séfirotique, le nom ’Elohim’, qui connote la rigueur, apparaît trois fois : d’abord dans Bina, où le Tétragramme reçoit la ponctuation ‘Elohim’ ; ensuite dans Guevoura, la cinquième sefira, qui est l’expression par excellence de la rigueur divine,  et une dernière  fois  dans Malkhout, la ‘rigueur adoucie’ : car ‘dina’ (jugement en araméen) est l’anagramme d’Adonai. D’où la connotation de rigueur pour le principe féminin.

33 C’est-à-dire la géhenne, produit de la Rigueur divine. Cf., supra, note 32.

34 Cf. J. Gikatilla, Cha’arei Ora, op. cit. pp. 114-115.

35 Cf. Lev. XVIII, 5 « Vous garderez mes lois et mes préceptes : qui les accomplira y trouvera la vie ».

36  “…zakhor ve-chamor bedibour ehad…”, «… se souvenir et garder d’un même énoncé… » dit le texte de ce chant très populaire.

37 J. Gikatilla, Cha’arei Ora, op. cit., p. 115
38 Zohar I, 47 a, voir supra, p. 11.

39 Ils prophétisent, selon l’opinion des cabalistes, au niveau de la septième et de la huitième sefira, Netsah,’ Victoire’ ou ‘Eternité’, et Hod, ‘Extension’ ou ‘Gloire’.

40 Cf. San. 4 a.

41 Cf. Yoma 28 b.

42 Cf. Lev. R. 19 : 1 ; voir aussi, entre autres, Gen. R. 1 : 4 ; Pes. 54 a ; Pirké Avot 3 : 14.

43 Voir notamment : G. Scholem, Von der mystischen Gestalt der Gottheit, op.   cit., chapitres 2, 3, 4, pp. 49 - 193 ; Les  Origines  de  la  Kabale,   Aubier Montaigne 1966, ch. 2, 3, 4, pp. 59-485 ; I. Tishby, Mishnat Hazohar, op. cit. passim.

44 Voir sur ce point les réflexions de Charles Mopsik dans l’appendice du tome II de sa traduction du Zohar, op. cit.

45 Voir notamment G. Scholem, Die jüdische Mystik.. op. cit. pp. 257 sq.; id., Von der mystischen Gestalt.., op. cit. chap. « Sitra Achra », pp. 49-83 ; I. Tishby, Mishnat Hazohar, 1.1, op. cit. Introduction au chapitre « Sitra Ahra », p. 285 sq.

46 R’ Moche de Léon, Sefer chekel hakodech, p. 95, cité d’après I. Tishby Mishnat Hazohar, t. I, p. 384.

47 Cf. Zohar I, 156 b.

48 C’est-à-dire Malkhout.

49 Voir J. Gikatilla, Cha’arei Ora, loc. cit., p. 118.

50 Cf. infra, p. 19.

51 Voir Zohar in, 77 b et Tikuné Zohar, passim.

 
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