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Le refus de l’action et l’acte symbolique chez quelques mystiques juifs et chrétiens
Corinna Coulmas
G.R.E.C. colloque « Au commencement était l’acte », 28 et 29 novembre 1992 au C.H.U. Pitié-Salpêtrière, Paris


Dans un des poèmes de Hadewijch
d'Anvers, Béguine flamande du XIIIe siècle, nous trouvons les lignes suivantes
qui décrivent, de façon aussi pénétrante que succincte, la position du
mystique vis-à-vis du monde. Elles résument bon nombre des thèmes que je me
propose de traiter, et forment ainsi un préambule à mes réflexions:
"Entre ce qui est saisi et
ce qui fait défaut, il n'y a point de mesure,
et nulle comparaison n'est
possible:
c'est pourquoi ils se hâtent,
ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le chemin obscur,
non tracé, tout intérieur.
A cette déficience, ils
trouvent un prix suprême, elle est leur joie la plus haute.
Et sachez que l'on n'en peut
rien dire,
sinon qu'il faut écarter le
tumulte des raisons, des formes et des images, si l'on veut de l'intérieur, non
pas comprendre, mais connaître ceci." ( Note 1)
A défaut de connaître, essayons
de comprendre: le poème (et en fait tous les poèmes) de Hadewijch nous parlent
d'une expérience fondatrice, qui est celle d'un manque, d'une
déficience. Ce manque traverse, comme une fissure, l'univers et notre propre
être et demande à être comblé. C'est pourquoi ceux qui ont entrevu cette
vérité ... se hâtent : sentiment d'urgence qui refuse tout repos. Ils
se hâtent cependant à tâtons, comme des aveugles, sur un chemin non tracé,
tout intérieur dont rien ne peut être dit sauf par négation: il
faut écarter le tumulte des raisons, des formes et des images, bref, tout
ce qui constitue le monde, pour trouver, en prix suprême, mais incertain et
éphémère, la joie la plus haute.
Essayons de voir en quoi
consiste la déficience qu'évoque notre auteur. Les mystiques, qu'ils soient
juifs ou chrétiens - et je ne parlerai que d'eux, parce qu'eux seuls fondent
leur discours sur une expérience directe - ont éminemment pris au sérieux le
double postulat du monothéisme qui leur est commun, à savoir l'absolue
transcendance de Dieu d'une part, et la Révélation de l'autre. Tous leurs
efforts visent à trouver une solution (viable et pensable) à cette équation
impossible. Peut-on entrer en contact avec la Transcendance ? La Révélation
indique qu'il y a eu une percée, un instant d'ouverture sur le radicalement
Autre, et le mystique s'applique de toutes ses forces à reproduire cet instant.
Il y parvient sur un chemin tout intérieur parce que la contradiction
est en lui même, ainsi que sa solution : il a été créé à l'image de Dieu.
Dans
la Kabbale aussi bien que dans la mystique chrétienne, la conception de l'homme
créé à l'image de Dieu se trouve au centre de la pensée et au seuil de toute
démarche. Pour les deux traditions, l'Image n'est plus intacte, n'est plus
conforme au plan de la Création : voilà la grande déficience. Recouvrer l'Image
est la tâche que s'assignent et kabbalistes juifs, et mystiques chrétiens. Les
solutions qu'ils trouvent pour réaliser ainsi, par intermittence, le paradoxe
de la transcendance dans l'immanence varient évidemment beaucoup selon les
prémisses de chacune des deux religions, et selon les époques et les régions où
elles ont été formulées. J'essaierai d'en analyser un certain nombre qui me
paraissent significatives pour notre propos. Retenons pour l'instant seulement
le point de départ commun à tous ces itinéraires:
1)
- Constat d'un manque que rien de sensible ne peut combler, et, par conséquent,
transfert de tout désir sur le divin.
2)
- La volonté absolue de ne pas faire de Dieu un objet, mais de le saisir
au-delà de cette division entre sujet et objet, au tréfonds du sujet pensant,
là où il n'y a plus le tumulte des raisons, des formes et des images -
dans ce fond de l'âme si dépersonnalisé que l'Image peut y renaître.
*
De toute évidence, une telle position met celui qui l'adopte en porte-à-faux par
rapport au monde qui justement par des raisons, des formes et des images prétend combler tout manque possible. S'engager dans le monde signifie agir et trouver dans cette action sa raison d'être.
J'ai
appelé mon sujet Le refus de l'action et l'acte symbolique chez quelques
mystiques juifs et chrétiens, et il est temps que je définisse de plus près
les trois termes de ce titre dans le contexte choisi, à savoir mystique,
action et acte.
Comme
nous venons de le voir, est mystique quelqu'un qui fait une expérience
d'absolu et qui en parle, alors que cette expérience transcende, de son propre
aveu, l'ordre du discours. Le paradoxe est déjà là, dans cet acte du discours,
dans ce discours comme acte. Le mot mystique a d'ailleurs longtemps été
employé comme adjectif seulement, pour désigner un langage, un modus loquendi,
alors que les expressions contemplatifs, spirituels, illuminés servaient de nom pour ceux qui faisaient cette expérience. A première vue, les
kabbalistes ne tombent pas dans cette catégorie. On ne peut en effet parler d'expérience kabbalistique qui nous soit transmise. Le Moi, si pathétiquement présent dans
la mystique chrétienne, est inexistant dans les écrits de la Kabbale. Il y a
cependant un discours kabbalistique qui est bel et bien mystique,
puisqu'il parle de Dieu de l'intérieur, et qui est transmis de
génération en génération - la traduction exacte de Cabale étant
simplement tradition. Le caractère codé de ces écrits est une preuve
supplémentaire qu'il ne s'agit pas d'autre chose que de mystique : il illustre
à sa manière l'impossibilité de trouver une expression adéquate à quelque chose
qui se refuse par nature à être objet, alors que le langage humain n'a pas
d'autres façons de traiter ce dont il veut parler. Le caractère ineffable de
Dieu est en effet considéré comme une évidence et par le judaïsme et par le
christianisme. Il est la conséquence logique de sa transcendance.
L'interdiction juive de prononcer le Nom divin n'est que l'exemple le plus
connu de cet effort perpétuel de ne pas abolir, par le langage, la distance infinie qui nous sépare de Dieu. Des citations allant dans ce sens abondent également
dans tout le christianisme antique et médiéval. Ainsi, Saint Augustin: "Si
comprehendis, non est Deus ( Note 2) ou Alain de Lille, dans ses Regulae: Sicut probatum est Deum esse
incomprehensibilum, ita evidens est ipsum esse innominabilum ; "Omne enim
nomen, quod de Deo dicitur, improprie dicitur"; "..nullum nomen
proprie convenit Deo" ( Note 3) Or, le dilemme des mystiques réside précisément dans le fait qu'ils ont
approché cet Incompréhensible, totalement Autre, et que ce soit la seule chose
qui leur paraisse valoir la peine d'être dite. Je chercherai à délimiter, dans
ce corps à corps des mystiques avec le langage, quelques unes des façons les
plus significatives qu'ont eues les deux religions d'organiser un discours par
rapport à une expérience d'ordre existentiel et un contenu qui se dérobe.
Wittgenstein dit succinctement : "Il y a en effet un inexprimable ; il
se montre : c'est cela le mystique." ( Note 4)
Les
deux autres concepts qu'il nous reste à élucider sont l'action et l'acte.
J'ai appelé action un acte, ou un enchaînement d'actes qui porte sa
justification en lui-même. C'est la participation à la vie du monde: chaque
acte se propulse (on dirait presque joyeusement) vers l'inconnu d'un futur
ouvert. L'action se situe dans le temps et débouche sur l'Histoire, elle est
elle-même Histoire, pleine du tumulte des raisons, des formes et des images.
A la place de l'action, éminemment humaine, le mystique met l'acte symbolique
qui, par son atemporalité, lui permet un retour aux origines et lui restitue,
par intermittence, la Présence divine qui se dérobe. L'acte symbolique se
réfère toujours à ce qui l'excède, à un ordre qui n'est pas humain. Si l'action
se rattache au devenir, l'acte vise l'être. Il est déjà mémoire -
mémoire de ce qui fait défaut.
Il
va de soi que le refus de l'action que je stipule n'a rien à voir avec une
quelconque passivité. La plupart des mystiques dont je parlerai avaient pris
dans leurs communautés des responsabilités qui leur demandaient des
occupations régulières, et souvent astreignantes. Ce n'est donc pas une
question d'activité ou de passivité, et nous verrons que les concepts de vita activa et de vita contemplativa que Grégoire le Grand avait
introduits dans la pensée médiévale n'y sont que partiellement pertinents.
C'est de la finalité de l'acte qu'il s'agit : si l'action a un but qui
s'efface sans laisser trace une fois qu'il est atteint pour céder la place à
l'action qui lui succède, l'acte symbolique n'a pas de visée immédiate, il ne
porte pas de fruits ; il est clos sur lui-même et ouvert sur la Transcendance.
Il
y a, évidemment, toutes sortes d'actes symboliques possibles. Dans le contexte
qui nous intéresse, tous peuvent être subsumés dans la catégorie de l' Imitatio
Dei, la quête acharnée de Dieu dans son être même. C'est l'application
existentielle de la conception fondamentale dont nous avons parlé, à savoir que
l'homme a été créé à l'image de Dieu. Cette quête prend des formes différentes
dans les deux religions. Disons comme première approche que pour le judaïsme,
elle se définit comme Commandement et comme Parole. Les deux sont intimement
liés, puisque la parole, pour la pensée juive, ne signifie pas seulement
la chose, elle est la chose - le même mot, davar, désignant en
hébreu "mot" et "chose". L'acte symbolique des kabbalistes
vise donc toujours à répéter l'acte créateur qui est la Parole créatrice, et
cela autant dans le domaine de la pensée que dans celui de l'action, domaines
entre lesquels le judaïsme n'introduit pas de rupture. Dans le christianisme,
l' Imitatio Dei signifie suivre la voie du Christ - qui est le Verbe -
dans son humanité et dans sa divinité. J'essaierai d'esquisser quelques unes
des formes les plus significatives que revêt, dans les deux religions, cette
exigence de l' Imitatio Dei.
Mon
ambition est donc double:
-
Premièrement, je voudrais déceler les manières propres aux mystiques juive et
chrétienne, de se poser, par l'acte, en face de l'absolu, qui est l'Etre. Je
chercherai à montrer cela à travers la tension corrélative de l'expérience et
de sa transposition - l'acte poétique étant un acte comme un autre.
-
Deuxièmement, j'examinerai comment la transposition de cette expérience évolue
à l'épreuve du temps. Ma thèse est en effet qu'avec l'émergence et
l'épanouissement de la conscience historique, qui dispose autrement du temps
que le mystique, il devient de plus en plus difficile pour celui-ci d'exécuter
l'acte symbolique, de le vivre en substitution à l'action et surtout, d'en formuler
la prégnance et la nature. J'analyserai ce qui me semble une évolution analogue
dans les deux religions, par delà le génie propre de chacune d'elles.
*
Parlons
d'abord du judaïsme et souvenons-nous de quelques données fondamentales :
D'après
la Bible hébraïque, Dieu a parlé et a créé le monde. Il a parlé une
deuxième fois pour donner la Tora à Israël. Ces deux faits, la Création et la
Révélation, sont de portée universelle. Par ailleurs, la Parole divine s'est
adressée aussi aux patriarches, aux juges et aux prophètes, restant toujours
auprès du peuple d'Israël jusqu'à se retirer dans le silence : car, selon la
conception rabbinique, depuis la fin de la prophétie, Dieu ne s'est plus
adressé directement aux hommes. Depuis l'extinction de la Voix, la Tora,
infiniment interprétable, en tient lieu, elle est ce qui reste de la Parole
créatrice, on peut la sonder, la questionner, la renouveler.
Israël
est le peuple du livre. Ce livre est la Loi, non pas dans le sens où on verrait
en Dieu un législateur, mais en ce qu'il contient la voie de la conduite
parfaite, celle qui est conforme à la volonté du Créateur. Cette conduite se
déduit de l'exégèse scrupuleuse du sens, et de la lettre, de l'Histoire qui y est relatée, et de l'observance des commandements qui y sont
consignés. La religion juive en recense 613.
« Rabbi Simlai dit : 613 commandements ont été révélés à Moïse sur le mont Sinai. Il y a 365 commandements négatifs, selon le nombre de jours de l'année solaire, et 248 commandements positifs, correspondant aux membres du corps humain. »
Commandements
inscrits dans le temps et dans la chair de chaque Juif. Parole et Commandement,
les deux piliers de sa foi.
Depuis
les temps talmudiques, les juifs se sont interrogés sur le sens de ces commandements.
La première réponse se trouve dans la Bible même, au Lévitique, chap. 18, 4 -
5: Je suis l'Eternel votre Dieu. Vous observerez mes lois et mes statuts,
parce que l'homme qui les accomplira y trouvera la vie. Je suis l'Eternel votre
Dieu. Il y a équivoque sur le sens du mot "vie". D'une part il
s'agit, selon Rachi, le célèbre commentateur de Troie du XIe siècle, de la vie
éternelle, de l'autre d'une vie pleinement vécue ici bas, ce qui signifie aux
yeux de la tradition juive une vie rattachée à Dieu. Il n'y a pas d'ailleurs,
pour le judaïsme, de différence fondamentale entre ces deux conceptions. La
Tora, la parole divine, et les commandements, son application pratique, sont
les signes de l'élection d'Israël, qui n'est autre chose qu'une mise en réserve,
une mise à part pour faire de lui un peuple de prêtres, un peuple saint.
Dans
le "code de sainteté" du Lévitique, au chapitre XX verset 26, nous
lisons: Soyez saints pour moi, car je suis saint, moi l'Eternel, et je vous
ai séparés d'avec les peuples pour que vous soyez à moi. La séparation
d'avec les autres peuples est donc la condition pour qu'Israël puisse être à
Dieu. C'est également ainsi, selon Rachi, qu’Israël doit comprendre les
commandements : non pas comme les règles de conduite d'une éthique compréhensibles
d'elles-mêmes, mais comme des signes d'obéissance à Dieu, signes qui marquent
la séparation d'avec les autres nations. Et l'exégèse de Rachis se termine par
les mots: Que votre séparation d'avec eux soit en l'honneur de mon nom.
Israël
est saint comme Dieu est saint : un peuple transcendant, séparé des autres, et
pourtant là, comme Dieu est transcendant et présent par rapport à tout
ce qui est.
Une
brève digression d'ordre étymologique nous fera mieux comprendre ce point
essentiel.
Jusqu'à
ce jour, à la fin de chaque sabbat, les Juifs font la havdala, la
cérémonie de la séparation, en disant: Sois loué, Eternel, notre Dieu, Roi
de l'univers, qui sépares le sacré du profane, la lumière des ténèbres, Israël
des autres peuples, le septième jour des six jours ouvrables. Sois loué,
Eternel, qui sépares le sacré du profane.
Le
monde, et avec lui l'Histoire, sont considérés comme le résultat d'une
séparation, havdala, entre ce qui est sacré et profane. Et en effet, une
analyse sémantique prouve que l'histoire de la Création, dans la Bible, est
jalonnée de ce terme - vayavdel, «il sépara». Création équivaut à
délimitation, à séparation. De même, l'histoire d'Israël commence-t-elle par
une séparation: celle d'Abraham de sa famille et de son pays.
Est
donc saint ce qui est séparé, ce qui est mis en réserve pour Dieu. Saint est
Dieu lui même. Partant, le sacré est ce qui est réel, ce qui est réellement, ce qui est au centre de tout. Le domaine de la sainteté est donc
l'intérieur, par opposition à l'extérieur, au profane. Aussi le mot hol,
profane en hébreu, a-t-il la signification de ce qui tourne autour, de ce qui
est excentrique par rapport au domaine de la sainteté.
Le
fait qu'Israël soit un peuple saint signifie qu'il est associé à Dieu, qu'il se
trouve à l'intérieur de son domaine. Israël est consacré à Dieu comme
une femme à son mari : encore une fois l'analyse sémantique - qui démontre
l'identité des termes - est éclairante.
Ainsi,
le peuple juif se trouve ontologiquement à la lisière de deux mondes, et il
appartient aux deux. Nous touchons là à une des explications possibles des
formes si profondément différentes qu'affecte la Kabbale par rapport à d'autres
mystiques, et notamment la mystique chrétienne : on n'y trouve pas de cloître,
il n’y a ni monachisme, ni voeux, ni célibat, et pas de conversion. Les
Kabbalistes vivent en pères de famille, exercent des professions, voyagent,
acceptent des fonctions communautaires. La conviction profondément ancrée
qu'ils font partie d'un peuple saint les dispense du retrait du monde : la mise
à l'écart est effective, générale, et généralement acceptée par les juifs comme
le corrélat de leur élection, jusqu'à l'aube des temps modernes. Cette élection
est donc synonyme de sainteté : est consacré à Dieu ce qui lui est le
plus proche, ce qui lui ressemble de près. La Communauté d'Israël, paradigme de
l'humanité, reflète cette Image à laquelle l'homme a été créé. C'est pourquoi
Rabbi Josef Guikatilla, un kabbaliste castillan du XIIIe siècle, écrit dans son Igueret Hakodech, la « Lettre sur la Sainteté » : « Comme
tous nos actes sont à l'image de l'action du Nom de Dieu, chaque fois que nous
faisons le bien et le juste, nous sanctifions son grand Nom, (...) mais chaque
fois que nous ne nous conduisons pas valablement, nous profanons (...) le Nom
du Ciel, puisque nous lui ressemblons. » Cette ressemblance, selon
Rabbi Eléazar ben Azarya, consiste dans le fait que tout comme Dieu est unique au monde, Israël est unique au monde.
Dans son Cha'aré Ora, Les portes de la lumière, le même Guikatilla
explique que "profaner le Nom" signifie faire sortir ce qui
est saint de l'ordre divin : d'où la réserve imposée à Israël ; voilà pourquoi
il ne doit pas se mêler aux peuples, doit rester à l'intérieur, ne pas se
" décentrer", comme on pourrait traduire halol (lit.
profaner, être profane).
Aussi le Talmud a-t-il pour but principal "d'ériger une haie autour de la
Tora » ( Note 5) et d'intégrer tout dans le système global du rabbinisme.
L'intention est de renforcer la séparation indiquée par la Bible au moyen de
règlements et de lui donner ainsi une physionomie concrète. Les lois
alimentaires, les ablutions, les temps de prière et d'étude, l'interdiction de
boire et de manger avec un Gentil ou de lui enseigner la Loi sont autant de
mesures visant à réaliser ce but. Les Pharisiens, les perouchim, sont
étymologiquement les "séparés", ceux qui par ailleurs s'adonnent à
l'exégèse, la parchanout, qui est la délimitation du sens.
Etonnante
cohérence d'une langue dont les renvois étymologiques nous font retomber sur
nos pieds : nous revoilà en face des deux piliers de la pensée juive, à savoir
la Parole et les Commandements. L'exégèse - l'interprétation de la Parole -,
la prière - parole humaine adressée à Dieu -, et l'observance des commandements,
qui sont l'expression de Sa volonté, rythment la vie de tout Juif pieux et en
font une existence entièrement tissée d'actes symboliques : tout ce qu'il fait
excède en effet l'ordre du faire, celui de l'action, et se relie à un ordre
supérieur. Il n'a pas besoin, pour cela, de se retirer « du siècle »
- toute sa vie, qui est en même temps celle de sa Communauté, se déroule à
l'intérieur du domaine de la sainteté.
Le
grand danger, dans ce mode de vie, consiste évidemment dans la routine : que la
signification transcendante de l'acte se perde dans la répétition, que celui-ci
se dégrade en geste d'obéissance, de convention sociale ou de simple habitude
paresseuse, qui ne connaît plus d'ouverture vers ce qui le dépasse. Cette
routine, qui de tout temps a été le fait des gens de moindre envergure
religieuse, a été - également de tout temps - combattue violemment par les
mystiques, qui s'acharnent à charger de sens le geste. Si la chose est vide,
c'est qu'elle est vide de vous, dit joliment Rabbi Meïr.
Cependant,
la manière de charger de sens le geste change avec le temps. Elle s'adapte à la
mentalité de l'époque et du milieu géographique. L'Histoire y ajoute son poids.
Dans l'univers empreint de symbolisme du moyen âge, la démarche des mystiques
n'est qu'une variante exigeante de ce que chacun était censé de faire. Quelques
siècles plus tard, quand le monde est découvert et la métaphysique soumise à la
critique kantienne, quand la Révolution emplit les coeurs d'un espoir tout
immanent, et l'ouverture des ghettos provoque un élan émancipatoire difficile à
canaliser, l'action prend partout le pas sur l'acte symbolique, lequel est
dépourvu de toute référence transcendantale quand il est public, ou bien
relégué dans le secret du domaine privé. L' Imitatio Dei n'est plus à
l'ordre du jour. Parallèlement, le discours mystique trouve de moins en moins
d'appui dans le langage. Il se devient suspect à lui même et avoisine, dans les
cas les plus purs, le silence, le chant, le cri. Prenons quelques jalons de
cette évolution.
*
1. L’acte comme parole dans la Cabale
Bahyaibn Paqûda vécut dans l'Espagne mauresque du XIe siècle. A part le fait qu'il était juge dans une cour rabbinique, soit à Saragosse, soit à Cordoue, nous ignorons tout de sa vie. Son activité littéraire s'exerça probablement entre 1050 et 1080. Comme beaucoup d'auteurs juifs espagnols du moyen âge, il écrivit en arabe ses traités philosophiques et en hébreu sa poésie religieuse. Ses coreligionnaires le dénommaient he-hassid, le pieux, le saint. C'était un personnage
discret, d'une grande rectitude morale et d'une étonnante ouverture d'esprit à
une époque où le syncrétisme religieux n'était pas précisément à la mode. Bahya
a laissé une oeuvre restreinte, mais de qualité : une vingtaine de poèmes
liturgiques et un long traité de théologie philosophique, Les devoirs du
coeur, hovot ha-levavot, son oeuvre majeure. ( Note 6)
L'influence
de ce livre, qui représente ce qu'on pourrait appeler le courant piétiste en
Israël, a été considérable, et contrairement à beaucoup d'autres ouvrages de
la philosophie juive médiévale et également à la Kabbale, il na jamais provoqué
de polémique parmi les docteurs. Les devoirs du coeur se répandirent
dès leur rédaction au XIe siècle dans les communautés juives de langue arabe.
En 1161, le célèbre Jehuda ibn Tibbon, savant juif émigré de Grenade à Lunel en
Languedoc, en fit une traduction en hébreu qui connaîtra une diffusion extrêmement
large et sert jusqu'à ce jour. Contrairement à beaucoup d'autres ouvrages de la
mystique juive, réservés aux hommes d'étude, et tout en étant de caractère
philosophique, le livre de Bahya est une oeuvre populaire. Il a été traduit dès
le début du XVIIe siècle dans toutes les langues parlées à l'intérieur des
communautés juives. Récemment, André Chouraqui en a fait une merveilleuse
traduction française commentée à partir de l'original arabe.
Pour
étayer sa doctrine, Bahya cite, comme de coutume dans ce genre de littérature,
de très nombreuses sources. La plupart d'entre elles sont, bien sûr, bibliques,
rabbiniques ou proviennent de docteurs juifs antérieurs à Bayha. Mais - et
cela est tout à fait exceptionnel - il cite très souvent et même à des endroits
où l'on s'attendrait à tel dicton talmudique bien connu, des sources extérieures.
Bahya ibn Paqûda reproduit des auteurs musulmans et chrétiens, non pas pour
polémiquer, mais au même titre qu'il cite les docteurs de la Synagogue, pour
alimenter l'élan de sa foi. J'espère, dit-il, qu'ils trouveront
l'agrément de tous les coeurs et que chacun puisera dans leur sagesse comme on
s'enrichit de l'oeuvre des philosophes et de l'exemple des ascètes ( Note 7)
Les
devoirs du coeur sont un ouvrage de théologie systématique. Organisé en dix portiques, il part de
la profession de foi juive, Ecoute, Israël, l'Eternel notre Dieu, l'Eternel
est Un. Tu aimeras l'Eternel ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de
toutes tes forces. Tout le livre de Bahya n'est finalement que le
commentaire de ces deux versets. Passant par les preuves classiques de
l'existence de Dieu, Bahya aborde dans son premier portique le problème de Ses
attributs pour rejoindre le courant de la théologie négative, apophatique, pour
laquelle Dieu est inconnaissable dans son essence et ne peut par conséquent
être cerné par le langage. Les autres portiques sont consacrés à déclarer
l'unité de l'homme, considéré comme le microcosme au sein du macrocosme, unité
cependant perdue qu'il cherche à retrouver à travers "la contemplation
des créatures", "la soumission à Dieu", "l'abandon à
Dieu", "la purification de l'acte", "l'humilité",
"la pénitence", "l'examen de conscience" et " l'ascèse ( Note 8) ", pour arriver enfin, dans le dixième portique, au " pur amour de Dieu".
L'originalité
de l'oeuvre de Bahya réside dans le fait que pour la première fois un
théologien de la Synagogue concentre tout son effort à rappeler au fidèle
l'exigence d'une vie intérieure toute d'amour. Il introduit dans la pensée
juive la distinction fondamentale entre une science intérieure et une science
extérieure, et par surcroît un principe de hiérarchisation des commandements
de la Tora. Bahya considère en effet qu'il y a des devoirs du corps, qui
sont les commandements que la Bible prescrit pour l'ordre de l'action. Et puis
il y a ces devoirs du coeur qui ont donné le titre au livre et qui
concernent le monde de l'esprit. Chose étonnante pour un théologien juif, Bahya
donne la prééminence à ces derniers. Une intention pure pour tout acte exécuté
est pour lui la clé du rapprochement de l'âme avec Dieu. Il ne suffit pas, en
effet, de bien faire. On doit aussi viser le bien en le faisant.
L'hypocrisie sous-jacente peut pour Bahya anéantir la valeur d'un acte juste.
C'est pourquoi il est essentiel d'arriver à une pensée sincère, ardente,
aimante. La voie qu'il recommande pour y parvenir est celle d'un ascétisme
modéré. Il est trop juif pour approuver la mortification du corps. Mais il
exige une purification intérieure qui conduit à ce que Jehuda ibn Tibbon
traduit par « l'unité de l'acte, qui doit correspondre à
l'unité de Dieu dans la volonté d'une intention droite ». La
récompense finale de ce long processus de purification est de réunir l'âme avec
son Créateur, « car l'âme est une substance simple, spirituelle, qui
aspire à ce qui lui ressemble. »
Si
j'ai exposé la doctrine de Bahya ibn Paqûda avec quelque longueur, c'est que le
problème de la finalité de l'acte est au coeur de sa pensée. Il montre, dans
son préambule, que dans les communautés juives de l'Espagne musulmane de son
époque, les commandements étaient souvent accomplis de façon superficielle, conventionnelle
et dénuée de toute spiritualité. L'acte symbolique s'y était dégradé en action.
C'est ce que Bahya refuse. Il veut que la Parole soit à nouveau au coeur du
Commandement, que Parole et Commandement soit une même chose. La voie ascétique
qu'il préconise pour arriver à ses fins n'est pas celle de tous les spirituels
juifs. Mais tous partagent ses préoccupations, chez tous on observe le même
souci d'unité qui préside à la démarche du hassid.
La
Kabbale ancienne : Rabbi Josef Guikatilla et le Zohar
Continuons
notre investigation avec un autre exemple. La Kabbale à proprement parler se
développe peu après Bahya, au douzième siècle, en Provence et dans le
Languedoc, et trouve son premier apogée, avec un vrai foisonnement d'oeuvres
importantes, dans l'Espagne chrétienne du XIIIe siècle. Bien qu'elle soit d'une
inspiration très différente des Devoirs du coeur, les problèmes de
l'unité de Dieu et, corrélativement, celle de l'homme, de l'intention et de
l'exécution de l'acte et de ses répercussions sur les mondes supérieurs y sont
traités partout de façon centrale.
Dieu
a regardé dans la Tora et a créé le monde, l'homme regarde dans la Tora et le
maintient : ainsi création et subsistance de l'univers ne dépendent que de la
Tora. ( Note 9)
Ces
paroles du Zohar, oeuvre maîtresse de la Kabbale ancienne, sont comme la
quintessence de toute sa démarche. La Tora, en tant que Parole de Dieu, est
antérieure au monde. Selon une vieille tradition rabbinique reprise par les
kabbalistes, c'est avec ses lettres que celui-ci a été créé. Le monde est ainsi
régi par le langage : les quatre lettres du Tétragramme qui concentrent en
elles toute la Parole récapitulent la totalité des noms et règnent sur la
totalité des mondes, comme dit Rabbi Josef Guikatilla. Or, nous savons que Dieu et son Nom sont identiques.
La Tora, Parole de Dieu, est donc ce que nous pouvons appréhender de Lui :
chacune de ses lettres nous dévoile quelque chose de la structure de l'univers.
C'est là toute la Révélation. Révélation où Dieu se découvre au monde, et où il
découvre au monde son principe d'organisation, cette structure justement, qui
est la même dans tous les univers en haut et en bas, et jusqu'au domaine du Mal
lequel, dans sa forme, tient encore du domaine de la sainteté. La Tora comme
Archétype avec, comme éléments, les lettres de l'alphabet hébraïque, constitue
ainsi le premier plan de réflexion de la Kabbale.
Le
principe d'analogie qui domine toute sa pensée et auquel, rappelons-le,
revenait au moyen âge le même degré d'évidence qu'au principe de causalité de
nos jours, nous conduit au deuxième plan de la réflexion kabbalistique : ce Nom
que Dieu a révélé à l'homme et qui contient toute la Création est en même temps
un corpus mysticus, une émanation de forces divines qui prennent la
forme d'un organisme vivant. Les kabbalistes ont répertorié dix émanations,
appelées les sefirot, dont chacune a un caractère différent et remplit
une fonction spécifique dans l'économie du monde. Il y a, parmi elles, la
Sagesse et l'Entendement, la Générosité et la Rigueur. Il y a aussi un
principe féminin qui est la Présence divine sur terre, la chekhina qui
se trouve, comme Israël, à la lisière de deux mondes et qui est l'enjeu du
drame cosmique qui se déroule depuis que la faute d'Adam a détérioré la
Création initiale. Ces émanations, les sefirot, ont pris une forme qui
est celle de l'Homme primordial. La pensée analogique conduit en effet les
kabbalistes à conclure que, dans la mesure où l'homme a été créé à l'image de
Dieu, on peut inférer que sa structure profonde est celle du monde divin.
L'homme peut donc trouver dans le plus intime de lui, c'est-à-dire dans son
corps, dans l'essence de chaque membre, un système de correspondances qui lui
ouvrent l'accès à la compréhension des mondes supérieurs. Attention cependant -
l'idée n'est pas naïve : si l'homme est fait à l'image de Dieu, Dieu n'est pas
à l'image de l'homme. Celui-ci, dans la perspective des kabbalistes, n'est rien
d'autre que la pierre spéculaire dans laquelle se reflètent les univers d'en
haut et d'en bas. La finalité de l'homme consiste dans sa capacité d'unifier
les mondes par un acte contemplatif, et de parfaire ainsi la gloire divine. La
représentation zoharique de la faute initiale qui troubla l'ordre des mondes,
découle de cette conception.
Dans
le jardin d'Eden inférieur, où il avait été placé à sa création, Adam, le
Premier Homme, méditait sur les réalités de ce lieu qui rendaient accessibles,
en leur servant de support, les mystères de la divinité aux structures
identiques. Par cette contemplation, les mondes étaient liés les uns aux
autres, le monde de la Création au monde divin, et le Dieu révélé au Dieu
caché, transcendant. Sur le plan symbolique, cet état de perfection trouvait
son expression dans le fait que l'arbre de vie et l'arbre de la connaissance du
bien et du mal ne faisaient encore qu'un, que le mal était intégré dans le bien
et la mort sans existence propre. En mangeant des fruits de l'arbre, en les
séparant donc de leur tronc, Adam introduisit une rupture dans l'univers dont
les conséquences, selon le double plan de la réflexion zoharique, se
répercutent à deux niveaux. A celui de l'homme, où la rupture fait passer la
frontière au coeur de son être. Désormais il connaîtra, tout au long de son
existence, l'antagonisme entre le bien et le mal comme deux voies antinomiques,
et parallèlement, celui entre la vie et la mort à laquelle il devra céder une
partie au moins de son être, son corps. Et puisque l'homme, en tant que
microcosme, porte en lui la marque des événements qui se passent dans le monde
supérieur, nous pouvons inférer que pareille rupture a eu lieu en haut, au sein
même de la divinité, entre la partie de Dieu qui souffre avec l'homme et
l'accompagne dans ses exils, la chekhina, ou Présence divine, et le Dieu
transcendant, inaccessible à la réflexion humaine. La faute s'accompagne aussi
d'une déchéance du langage et détruit le discours tant des mots que des choses,
la voix étant désormais séparée de la parole, et Dieu de son
Nom. C'est pourquoi l'univers ne nous parle plus que par intermittence, et la
Tora même a dû revêtir un habit plus grossier pour se faire entendre des
hommes.
Tel
est l'état dans lequel la faute du Premier Homme a projeté le monde. Tout
l'effort de la pensée zoharique tend à imaginer le processus de réparation de
cette faute. Le Juste, qui est seul capable de la mettre en oeuvre, est le
protagoniste de cette aventure qui correspond au périple complet de l'histoire
humaine. C'est la tâche qui lui incombe, car la restauration doit être initiée
par ceux qui ont causé le dommage.
Les
deux moyens dont l'homme dispose pour y arriver sont l'acte et la parole. Vue
sa position particulière dans l'univers, tout ce qu'il fait a des répercussions
lointaines. Pour cette raison, les kabbalistes sont les plus sourcilleux
littéralistes : chaque lettre d'une exégèse ou d'une prière compte comme un
élément capital de la grande reconstruction, comme cette pierre angulaire que
les bâtisseurs avaient rejetée, et chaque acte est par définition symbolique.
Il n'est pas question, dans une telle conception, d'introduire une quelconque
hiérarchie entre les commandements. Chacun d'eux remplit une fonction unique
pour notre corps ici-bas et est rattaché à un des membres du grand Corps en
haut. Les dix commandements, qui résument tous les autres, correspondent en
effet pour le Zohar aux dix sefirot, aux émanations divines. Ils sont
liés les uns aux autres comme les organes d'un corps : c'est pourquoi la non
observance du moindre commandement (moindre seulement parce qu'il est
incompris) entraîne un dérèglement de tout l'organisme. Il est difficile
d'aller plus loin dans la perception symbolique de l'acte. Tout ce que fait
l'homme affecte en effet la création toute entière. Car le système de
correspondances que je viens d'évoquer ne vaut pas seulement pour l'homme par
rapport au monde divin, mais s'étend
à
l'univers entier, qu'il s'agisse de phénomènes naturels, tels que la mer et la
montagne, la flore et la faune, ou de phénomènes spirituels, tel que la pensée
et le langage. Il n'y a pas, dans cette conception, de distinction fondamentale
entre le concret et l'abstrait.
C'est
là une des raisons de la difficulté très réelle de la lecture des textes
kabbalistes. D'une façon générale, ils sont écrits dans un langage ordinaire,
sans aucun effort de formulation. Parfois ils sont elliptiques, parfois
volubiles, souvent les deux, pleins de raccourcis et de redondances à la fois.
Obéissant au principe des correspondances des univers dont je viens de parler
et qui en font des textes codés pour ceux qui ne connaissent pas la
signification des renvois, ils sont souvent très concrets quant aux choses
qu'ils nomment, et défient pourtant la représentation. Les lieux n'y prennent
consistance que par les êtres qui les peuplent. On les crée pour y loger des
noms. Des lettres scandent le paradis du Zohar et lui fournissent sa structure.
Par ailleurs, des réalités spirituelles sont représentées à travers des
descriptions physiques telles que le souffle et la lumière, le feu et la glace,
des arbres, des fleuves, des bateaux et des poissons.
Deux
convictions fondamentales semblent avoir présidé à la rédaction des ces textes,
à savoir:
-
Premièrement, que toute réalité, fût-elle physique ou spirituelle, est un
élément de langage et la Création un discours que nous avons la tâche de
comprendre.
-
Deuxièmement, que tout langage a besoin d'un support pour être entendu, et que
ce support est sujet à modification. Acte et langage sont, dans cette conception,
une seule et même chose. Il n'y a, en effet, qu'un acte, toujours le
même, qui est celui de la Parole créatrice et que vise et répète tout ce que
nous faisons.
Nous
sommes à présent plus à même de comprendre l'aisance avec laquelle le langage
des kabbalistes paraît rendre compte de réalités du monde divin, qui est en
effet son terrain de prédilection, alors qu'aucune expérience de rencontre,
ne parlons pas d'union, entre un individu - un mystique - et Dieu n'est consignée
par la Kabbale séfirotique. Nous nous trouvons en effet en face d'un univers
clos, complètement symbolique qui prétend embrasser d'un seul regard toutes les
réalités, quelle que soit la différence des plans sur lesquels elles se
situent. Le Juste, qui est le Moi mystique à peine camouflé des
kabbalistes, s'y meut de haut en bas et exerce son action - entièrement tissée
d'actes symboliques - sur l'ensemble des mondes. Jamais peut-être en Occident,
on n'a été aussi loin dans l'abolition de la frontière entre le spirituel et le
matériel.
*
La Kabbale de Safed
Bahyaibn Paqûda et le Zohar représentent deux attitudes opposées vis-à-vis du
problème de l'exécution de l'acte et de sa définition. Ces deux attitudes
peuvent être considérées comme exemplaires. Elles ont toutes les deux exercé
une influence importante et durable sur la pensée juive. Si différentes
qu'elles soient, une même exigence préside pourtant à leur démarche : garder
l'unité de l'Acte et de la Parole et imiter par là la Parole qui fut Acte, la
Parole créatrice. C'est en effet l'aspiration de toute la spiritualité juive.
Et
la pensée de Bahya et celle du Zohar appartiennent à l'univers médiéval dont
elles partagent les présupposés. Il ne m’est pas possible ici de suivre de
façon même sommaire les différentes étapes que parcourt, dans le temps et dans
l'espace, cette revendication mystique de l'unité. Avant d'arriver à mon
dernier exemple, qui sera Rabbi Nahman de Bratslav, je voudrais simplement
rappeler quelques faits importants pour la compréhension de ce qui suit.
A
l'aube des temps modernes, en 1492, le judaïsme subit un des grands
traumatismes de son histoire : l'Expulsion des Juifs d'Espagne. La Kabbale,
dont ce pays était devenu le centre, se transfère alors en Palestine et trouve
quelque temps plus tard à Safed un nouveau foyer. L'expérience terrible de
l'exil y est transposée dans la doctrine de Rabbi Isaac Louria, le Ari (1534 - 1572) qui, tout en gardant le Zohar comme référence constante, élabore
des thèmes qui marqueront la Kabbale pour les siècles à venir. Il n'y a pas
lieu ici d'esquisser cette doctrine. Disons seulement que la rupture de
l'équilibre initial, symbolisée dans le Zohar par la faute d'Adam, y est
dramatisée à l'extrême et présentée sous la forme du mythe de la brisure des
vases ; que toute la pensée lourianique est obsédée par la réparation - le tikkun - de cette catastrophe cosmique, et que le rôle capital attribué par la Kabbale
au Juste y est encore accentué. Cela suffit pour situer le problème de l'acte, qui
acquiert, si c'est possible, encore plus d'importance qu'auparavant. L'élément
messianique qui sous-tend la doctrine de Rabbi Isaac Louria crée un sentiment
d'urgence et une conscience exacerbée de l'importance de la contribution
humaine à l'oeuvre de réparation. Le résultat en est un foisonnement de
nouveaux rites d'inspiration directement kabbalistique. Je ne cite que la
pratique des exils volontaires, où les compagnons partaient à pied sur
les chemins de la Galilée, imitant ainsi l'Exil de la Présence divine, la Chekhina bannie du Palais du Roi. En quête d'inspiration, ils visitaient les tombeaux
des maîtres anciens et s'entretenaient de Tora.
Rabbi
Moché Cordovero
Suivant
la double démarche caractéristique des kabbalistes embrassant à la fois l'acte
et la parole, Rabbi Moché Cordovero (1522 - 1570), un des représentants les
plus éminents de la Kabbale de Safed, a consigné par écrit les conversations
qu'il avait lors de ces déplacements avec son maître. Le sujet unique du Livre
des exils, Sefer guerouchin, est ce que les deux rabbins s'appliquaient à
vivre en ces moments, à savoir l'Exil a tous les niveaux, l'Exil comme
phénomène universel, à la fois humain et divin. Le Livre des exils traite donc d'une réalité à la fois physique et spirituelle que son auteur
cherche à mettre en pratique sur un plan symbolique, en même temps qu'il vise à
l'élucider. Or, il n'est certainement pas fortuit que cette pratique soit née
parmi les exilés d'Espagne qui désignaient l'expulsion de leur ancienne patrie
par le même mot : Guérouch Sefarad.
La
pratique des exils volontaires réussit de façon exemplaire à faire
tenir ensemble différents plans de réflexion dont chacun confère un sens à
l'autre. Il est en effet plus gratifiant de s'imaginer que son propre destin
est tributaire d'événements qui ont lieu dans le monde divin, que des caprices
des Rois Catholiques.
L'immense
succès de la Kabbale de Safed auprès des masses juives tient en grande partie à
la création de rites nouveaux, dont certains eurent un caractère plus populaire
que celui dont je viens de parler. L'équilibre entre acte et parole dont ils
proviennent au moins dans l'inspiration, sinon toujours dans la pratique, ne
put cependant se maintenir très longtemps. Les crises messianiques qui
secouèrent les Communautés juives aux XVIIe et XVIIIe siècles, la ghettoïsation
qui les précipita dans la pauvreté et entraîna une déchéance de l'étude,
exercèrent une influence profonde sur le problème de l'acte. Celui-ci tend à se
vider de son contenu spirituel et à se transformer en simple commandement - un
règlement auquel on se soumet sans le questionner. Parallèlement, la parole
perd de son pouvoir. Elle se fige, ne se renouvelle plus, confine, dans le
meilleur des cas, au silence.
Rabbi
Nahman de Bratslav
Prenons
l'évolution à son terme. Rabbi Nahman de Bratslav, le seul hassid qui
refusa de fonder une dynastie, au point que ses successeurs s'appellent jusqu'à
ce jour les toite Hassidim, les "Hassidim morts", vécut
en Ukraine, entre 1772 et 1810. C'est un maître énigmatique à l'oeuvre inclassable
qui, toute sa vie, a aimé l'équivoque. Il avait conscience de vivre dans un
univers où les choses ne sont pas à leur place, où les hommes sont en exil et
les destinées inversées. Dans un de ses petits récits, Rabbi Nahman raconte
qu'un roi lit dans les étoiles que la moisson de l'année rendra fous ceux qui
en mangeront. Comme il ne reste pas assez de réserves de blé pour tout le
monde, il décide avec son ami, auquel il se confie, d'en consommer aussi : car
s'ils étaient les seuls à garder l'esprit lucide, ce seraient eux qui passeraient
pour fous. Ils se feront cependant un signe au front : ainsi, en se regardant,
ils se souviendront qu'ils vivent dans un monde de folie.
La
conscience de cette folie ambiante n'a jamais quitté Rabbi Nahman. Il avait
compris que les temps changeaient, que la vie de tous, même des juifs pieux,
étaient affectée en profondeur par la sécularisation. Issu de l'élite
hassidique (il était l'arrière petit fils du Baal Chem Tov), après une vie
d'ascétisme et de souffrances, il finit ses jours dans la maison d'un libre
penseur, avec lequel il jouait aux cartes et lisait la littérature allemande
contemporaine. Les doutes que lui inspirait son époque, et notamment l'état de
déchéance morale des "cours" hassidiques, s'exprime chez Rabbi Nahman
dans un rapport ambigu à la Parole. En bon kabbaliste, il lui confère tout le
pouvoir de la Création. En même temps il considère que, là où en étaient les
choses, elle ne pouvait plus être entendue. Ainsi, les deux livres qu'il
jugeait comme ses plus importants ne nous sont pas parvenus. Le premier, nommé
d'après sa destinée Sefer ha-nisraf, le "livre brûlé", fut
détruit par le feu en 1808, sur les ordres de Rabbi Nahman. Il eut en effet la
vision que cette oeuvre était d'un contenu trop profond pour être révélé. Le
second livre renfermait des secrets que, selon Rabbi Nahman, le Messie lui-même
commentera un jour ; on l'appelle Sefer ha-ganouz, le livre caché, et
il est entendu qu'il restera caché jusqu'à la fin des temps. Par ailleurs, Rabbi
Nahman n'écrivit rien lui-même. C'est aux notes d'un élève et ami que nous
devons ses oeuvres.
Parmi
celles-ci, les onze grands contes, connus sous le nom Sipurei Ma'asiot,
occupent une place à part. Rabbi Nahman leur attribuait une valeur d'enseignement
de première importance et souhaitait vivement leur publication. Tous ces contes
peuvent être lus au rythme de la Kabbale lourianique, selon le schéma de la
catastrophe initiale, de l'exil et de la rédemption finale. En même temps, il y
a toujours en eux un reste qui se dérobe à toute interprétation, et c'est ce
reste qui fait leur beauté. D'une haute signification spirituelle, ils sont
aussi de la littérature, issus de l'imagination d'un vrai poète, et cela est
une nouveauté pour le judaïsme, dont le génie s'était toujours confiné dans le
cadre très restreint de la poésie liturgique. Nous nous trouvons ici à la
charnière de la modernité. La parole navigue entre le silence (le livre brûlé)
et le chant (les contes), et elle tient des deux. Rabbi Nahman s'en explique
lui-même dans les Likuté Moharan, un livre d'exégèse d'une grande
originalité :
Il
y a, dit-il , ( Note 11) deux sortes
d'hérésies. La première provient des sagesses extérieures. Celle-ci a une
valeur cachée qui la rend apte à trouver Dieu et il importe de savoir lui
répondre. La seconde sorte d'hérésie est issue de l'espace vide ( hallal
ha-panoui) d'où Dieu s'est retiré en lui-même pour laisser place à la
Création du monde. Dieu en est réellement absent et il est donc impossible de
répondre à cette sorte d'hérésie par la parole. Car par la Parole le monde a
été créé, mais cette hérésie a son origine ailleurs, dans le néant qui précède
la création. A quelqu'un qui se tient à cet endroit, il faut répondre par le
silence, qui est la qualité ( mida) de Moïse. Ce silence est la foi, qui
complète ce qui est vide et, par un acte de confiance, projette Dieu à la place
du néant. La foi, pour Rabbi Nahman, consiste dans la faculté d'écoute. Il faut
savoir écouter la mélodie de chaque chose, de chaque pensée et de chaque
sagesse, même celle de l'hérésie, qui en a une qui lui est propre. Car la
mélodie est au-dessus de la Parole. Elle a son origine dans l'infini du Dieu
caché. Seul un juste de l'envergure de Moïse sait communiquer ce chant - l'unique
réponse possible à l'hérésie qui vient du néant.
Je
crois qu'il n'est pas nécessaire d'interpréter longuement ce beau passage. Pour
boucler la boucle disons seulement que l'Acte, pour Rabbi Nahman, ne se réfère
plus à la Parole. Dans le monde où il vit, la Création, que celle-ci
représente, n'est plus un livre ouvert. Le seul acte encore possible à une
époque où le néant de Dieu était devenu une réalité tangible et, comme Rabbi
Nahman a la force de le dire, irréfutable, est le passage au silence pour faire
entendre le chant : c'est ce qu'il fait dans ses contes.
*
L’acte
et la parole dans la mystique chrétienne
L'analyse
des rapports complexes qu'entretiennent spirituels, kabbalistes et hassidim
juifs avec l'acte nous renvoie, d'un bout à l'autre, à la Parole.
C'est elle qui détermine la conception de l'acte, et non l'inverse. Dans la deuxième
partie de mon article, composée en contrepoint à la première, je chercherai à
démontrer qu'il n'en va pas autrement pour le christianisme. Se référant à une
définition rigoureusement différente de la Parole, les mystiques chrétiens
tirent leurs propres conclusions concernant l'action, c'est-à-dire la participation
à la vie du monde, et l'acte symbolique comme conduite à adopter pour
eux-mêmes. Puisque c'est dans la Parole que se trouve la clé de la compréhension
de l'acte, commençons par elle :
La
conception chrétienne de la Parole est basée sur le prologue de l'Evangile
selon Saint Jean, tant de fois commenté:
Au commencement était le Verbe,
et le Verbe était avec Dieu,
et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement avec
Dieu.
Tout fut par lui,
et sans lui rien ne fut.
De tout être il était la vie
et la vie était la lumière des
hommes
et la lumière luit dans les
ténèbres
et les ténèbres n'ont pu
l'atteindre.
Le
Verbe, le logos, est, pour le christianisme, la Sagesse divine. Il est,
selon la doctrine de la Trinité, également le Christ. L'Incarnation en a fait
une Parole absolue, unique, détachée du langage. Ce Verbe est Acte. Il se
produit, survient d'un coup et bouleverse l'ordre du monde, en changeant la
lettre en esprit. C'est pourquoi les théologiens du moyen âge l'ont appelé verbum
abbreviatum, verbe abrégé, ou aussi verbum brevissimum, le verbe
très bref, ou encore liber maximus, le livre suprême. Ce livre, unique
Parole de Dieu qui n'a en son sein qu'un seul Verbe, comme le souligne, avec
tant d'autres, Bernard de Clairvaux ( Note 12) ,
est doublement abrégé. Au moment de son incarnation, il a récapitulé en lui
le long déroulement de l'histoire humaine, nous offrant, condensé en Lui, le
salut (saint Irénée). Le logos chrétien est donc à la fois médiateur
de la Création (tout fut par lui..) et rédempteur. Il est ainsi le lien
substantiel entre le Dieu transcendant et le monde.
En
résumant de nombreux enseignements médiévaux, le Cardinal de Lubac dit que "l'incarnation
du Verbe est l'ouverture du Livre, dont la multiplicité extérieure laisse
désormais apercevoir la «moelle» unique (...). Voici que par le fiat de Marie
répondant à l'annonce de l'ange, la Parole, jusque-là seulement «audible aux
oreilles», est devenue «visible aux yeux, palpable aux mains, portable aux
épaules». Plus encore: elle est devenue «mangeable».
On
peut difficilement être plus clair. Pour le chrétien, l'événement que
fut l'avènement du Verbe est une conversion (mot clé de toute la
mystique), puisqu'il change, il retourne de fond en comble la signification
des choses. Cette condensation absolue qui fait de la Parole un Acte unique
vide celle-ci de son contenu initial, elle la rend caduque pour lui conférer un
sens nouveau. Le paradoxe chrétien est que l'Incarnation, qui est un acte de matérialisation,
vise à spiritualiser la lettre. Celle-ci est anéantie, elle est
soumise au néant divin : l'Acte absolu l'a vidée d'elle-même pour la " consommer"
- c'est ce qu'implique le vieux thème du verbum consumans.
Une
telle conception aura des répercussions énormes à la fois sur la
représentation de la Parole - et cela dans le double sens de la Parole divine,
l'Ecriture, et de la parole humaine, le langage - et sur celle de l'acte. En ce
qui concerne la première, toute l'exégèse chrétienne, et notamment l'exégèse
médiévale, est là pour témoigner de la tension qu'implique une telle
révolution.
Hugues
de Saint Victor, mystique du XIIe siècle, affirme directement: « Toute
l'Ecriture divine est un seul et même livre, et ce seul et même livre est le
Christ, car toute l'Ecriture divine parle du Christ, et toute l'Ecriture divine
est accomplie dans le Christ. » L'histoire de la révélation offre
ainsi le spectacle d'une discontinuité sans égale, laquelle entraîne une
rupture herméneutique entre la lettre et le sens : même là où l'Ecriture semble
dire tout autre chose, elle parle du Christ. Le livre demeure, mais en même
temps " il passe tout entier dans Jésus", ( Note 14) laissant au fidèle le soin de méditer
ce passage.
L'exégèse,
dans ce régime, devient allégorie ( Note 15) ,
le lecteur doit transposer pour comprendre. L'allégorie au sens
spécifiquement chrétien est un procédé typologique conférant une valeur symbolique
aux réalités historiques qui préparent et figurent à distance les divers
contenus du royaume de Dieu. Les histoires que relate l'Ancien Testament n'ont
ainsi plus rien de propre : leur dignité est de signifier, de préfigurer
l'Alliance Nouvelle. L'Incarnation est considérée comme la seconde Création,
qui prend la relève de la première, avec le Christ comme second Adam et Marie
comme Eve.
Depuis
Saint Paul, le christianisme vit sur l'opposition de la lettre qui tue et l'esprit qui vivifie. Cette lettre n'est pas la réalité historique
racontée par la Bible, qui n'est mise en doute par personne et, comme passé,
sert de repère également au peuple chrétien. Ce qui tue, c'est le régime
périmé de la lettre, c'est la lecture "judaïsante" qui considère
le récit pour lui-même sans faire intervenir l'Acte qui a bouleversé l'ordre du
monde, qui ne le prend pas comme limen, comme le seuil qu'il faut
franchir.
Ce
nouveau rapport à l'Ecriture qui fut, et ne l'est désormais plus que de façon
médiate, la Parole divine, alors que le Logos est tout entier Acte, se
manifeste dans quelques mots clés de l'herméneutique chrétienne. Speculum,
miroir : expression constamment employée pour la Bible. Celle-ci reflète le
sens comme le miroir l'image. Mais le sens n'est pas en elle-même, il est dans
celui qu'elle projette, il est dans l'Imago, l'Image de la Genèse, qui
est le Christ, alors que l'homme est l'image de l'Image. La réalité devient
alors integumentum, vêtement, manteau, voile, masque : quelque chose qui
couvre l'apparent. Car tout est allegoria, figura: une chose tient lieu
d'autre chose, qu'elle signifie, qui se manifeste de façon figurée, seconde.
Langage et Ecriture sont désormais involucrum : enveloppe, masque de
dissimulation. Et sa tâche est de suivre les vestigia, les traces de la
perfection perdue . Ambiguitas, antiphrase, aetymologia ex contrariis : il y a, dans toutes ces expressions, la conscience aigue d'une tension
due à une rupture.
L'Incarnation,
cet Acte unique, constitue en effet pour tout chrétien un saut qualitatif qui
scinde l'Histoire en un avant et un après. Cependant, la réalité ne semble pas
tenir compte de ce grand événement. Il y a un hiatus entre l'avènement premier
du Christ et le second. Entre les deux venues, le temps se prolonge et le monde
est ce qu'il est. Les mystiques chrétiens vivent souvent dramatiquement ce
fait. Ne s'agit-il pas, pour eux, d'actualiser le fait fondateur - la
mystique n'est-elle pas, en dernier ressort, actualisation ? Cette
tension de vivre dans un régime intermédiaire est encore augmentée par la
conscience que les hommes sont des êtres intermédiaires, faits d'un corps et
d'une âme, de divin et de naturel : que la rupture est en eux.
Dans
le discours divin adressé aux hommes, cette rupture s'exprime par une sorte de
dédoublement de la Parole. La vérité à découvrir n'est plus dans le texte, mais
dans les faits, ou plutôt, dans le grand Fait dont ce texte nous parle avec
nos mots. Or, le langage divin, pour le christianisme, peut se passer de
mots, même si à l'occasion il en use. Il est essentiellement fait de res,
de choses, contrairement au nôtre, qui consiste en voces ou verba,
en mots, comme le souligne encore Hugues de Saint Victor.
Dès
le XIIe siècle en effet, une interrogation sur les propriétés du langage se fait
jour dans le christianisme. Des réflexions d'ordre grammatical conduisent les
théologiens à se demander en quoi le langage humain se distingue du langage
divin. Ils concluent que le premier ne vaut que pour l'homme et n'est employé
ni par les anges, ni par les bêtes. Il est fait par convention (par impositio,
ad placitum). Sans bien connaître la controverse des Anciens sur les
origines du langage, les penseurs médiévaux suivent les thèses
aristotéliciennes sur son origine conventionnelle, et non la thèse naturaliste
des stoïciens. Les règles et lois qu'apporteront par la suite les arts du trivium mèneront l'évolution esquissée ici à son terme : le langage humain sera
considéré, dans le christianisme, comme inapte à parler des choses divines. Ruysbroeck,
mystique flamand du XIVe siècle connu sous l'épithète "l'admirable",
dit non sans mélancolie: "Inventés pour les usages ordinaires de la
vie, les mots sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour
d'un trône, lorsque de temps en temps quelque âme royale les mène ailleurs. ( Note 16)
Nous
voilà très loin de la conception juive du langage, pour laquelle il n'a jamais
fait de doute que les anges parlent l'hébreu et que les vingt deux lettres de
son alphabet servirent à créer le monde. Tout le raisonnement kabbalistique est
basé sur cette idée fondamentale d'une double signification - divine et humaine
- d'un langage unique. Pour les chrétiens, la greffe de la langue sacrée sur le
latin ne s'est pas faite sans douleur. Elle accentue encore le sentiment de
rupture entre la première Parole de Dieu (l'Ecriture) et le Verbe. Ils
ressentent comme une blessure le fait que des mots comme amen, alléluia,
hosanna ne sont pas traduits, à cause du mystère qu'ils contiennent. Pour
beaucoup de théologiens, le recours à la langue originale demeure une tentation
permanente - en général vigoureusement combattue par l'Eglise.
Le
langage, dans la spéculation philosophique, est ainsi ramené sur terre et
soumis au régime de la «dissimilitude». Il sert à la communication entre les
hommes. Pour ceux qui cherchent à s'approcher de Dieu, mieux vaut considérer
les faits. Déjà saint Augustin disait: "Les oeuvres parlent.. Si tu les
comprends, les faits sont des mots." ( Note 17) Mais quels faits faut-il étudier? La réponse est, bien entendu, la Création entière ; le problème que celle-ci se trouve viciée par le péché originel. Il
faut donc constamment la dépouiller de ses scories pour atteindre sa
signification première : speculum, miroir elle aussi, mais un miroir
terni. Le seul Acte qui demeure une référence absolue reste l'Incarnation du
Verbe : le Christ, qui est l'Image à laquelle Dieu a créé le monde. Cette
Image, l'homme ne peut la trouver qu'en lui-même, puisqu'il est l'image de
l'Image - à condition de se conformer à son grand exemple.
A
nouveau il s’agit d 'Imitatio Dei, sous une modalité cependant
rigoureusement différente de celle des Juifs, que nous avons définie comme
l'unité de l'Acte et de la Parole. Pour les chrétiens, il n'y a pas comme guide
une Parole à la lettre immuable, ni de commandements qui y soient associés et consignés
par écrit. Il n'y a qu'un acte à imiter, qui est "très bref". Le
mystique, qui est obsédé par la présence et cherche de toutes ses forces
à actualiser ce qui, par ailleurs, n'est plus que doctrine, s'attelle alors à
la tâche ardue de suivre l'exemple de cet acte absolu.
Absolutum signifie délié,
détaché de tout. "Tout", c'est le monde. C'est aussi son propre
corps. Pour devenir absolu, délié, il faut faire le vide. La conséquence d'une
telle aspiration est le cloître. Je ne veux pas dire par là que ce soit la
raison de la domination du monachisme comme idéal spirituel dans le christianisme.
Le phénomène est trop complexe pour lui trouver une explication unique. Mais le
fait est que cet idéal est conforme au message chrétien, à son interprétation
spécifique de la Révélation. C'est ce qui explique que même là où religieux ou
religieuses ne vivaient pas à l'intérieur d'un des ordres existants, le
monachisme servait de modèle. Nous assistons en effet vers les XIIe, XIIIe
siècles, dans la littérature religieuse, à un transfert où les textes que l'on
appliquait traditionnellement à l'Eglise se rapportent désormais à
l'institution monastique. Il s’agit de montrer par là que la vie monastique est
la seule vie chrétienne véritable. Ainsi, Babylone et Jérusalem viennent à
représenter le siècle et le cloître ; et le paradis qui jadis signifiait
l'Eglise renvoie également à ce dernier.
Le
premier pas dans l'imitation du Christ est ainsi, toujours, une conversion.
C'est la rupture avec l'existence précédente, tout comme l'Incarnation était
rupture dans l'histoire du monde. Après cette conversion, qui est un retour sur
soi, à son principe, comme dit Maître Eckhart, le travail commence. Le refus
de l'action est en effet bien plus difficile à réaliser pour le mystique
chrétien que pour le juif, parce que l'acte symbolique qui s'impose à lui est
un absolu vide de contenu. L'Incarnation dont il cherche à pénétrer le secret
n'a-t-elle pas annulé tout ce qu'il y avait avant ? Le mystique doit par
conséquent faire table rase. Son effort principal consiste dans le dépouillement.
Par
ailleurs, la tentation du siècle est omniprésente. Celui-ci commence en effet
aux portes mêmes de son couvent. D'où l'idée de réclusion : il fallait
s'en protéger. Quitter le monde était pour le moine l'oeuvre de toute son
existence, car le monde, il l'emportait avec lui dans sa tête et dans son
coeur. Guigues II de Chartres dit à ce sujet: "Je suis à moi-même une
foule". ( Note 18) Les kabbalistes
avaient conscience de faire partie d'un peuple saint, d'être associés à Dieu
par élection. Le monde profane n'était pas pour eux une menace réelle. En plus,
l'acte symbolique se répartissait pour eux sur l'observance de commandements
multiples : l'ordre du faire était ainsi constamment lié à l'ordre de la
pensée. En revanche, l'acte symbolique du mystique chrétien réside dans la
privation. C'est le pari de l'ascèse. Celle-ci doit être comprise non pas comme
répression, mais comme unification de toutes les énergies - cela aussi en
imitation du Christ, qui a " condensé" en lui toute l'Histoire
du monde.
La
conversion, le retour sur soi, signifie redevenir conforme à son modèle, à
l'Image qu'est le Christ. L'idée sous-jacente à cette démarche est, dans la
mystique, une subtile réciprocité des rôles, qui proclame l'identité de l'oeil
de l'âme et de l'oeil de Dieu : c'est Dieu qui se contemple soi-même dans la
contemplation de l'homme. Les moines sont ceux qui "contemplent Dieu
par une vie". ( Note 19)
Vue
la double nature du Christ, le mystique peut chercher l'imitation dans sa
divinité et dans son humanité. La réduction de toutes ses forces dans un absolu
sans contenu exprimable tient de la première. La pauvreté et les souffrances,
le fait de « prendre sur soi la croix », de la seconde.
Dans
ces deux registres, la pensée chrétienne en vient tout naturellement à établir
un parallèle entre la lettre et la chair, les deux éléments
"pauvres" du langage divin. Il en est du Verbe écrit comme du Verbe
incarné. La lettre est sa chair, l'esprit sa divinité. Comme dit saint Paul,
lettre et chair sont comme le lait, aliment des enfants et des faibles, alors
que l'esprit et la divinité sont le pain, la nourriture solide.
Selon
le tempérament des mystiques et l'époque, l'une ou l'autre voie a été
privilégiée : imitation du Christ dans son humanité, ou recherche de sa
divinité. Saint Bonaventure recommande de commencer par la première pour
s'élever à la seconde. C'était le modèle admis par son époque (le XIIIe siècle)
et toute la fin du moyen âge. L'évolution historique va cependant vers une
lente destitution du logos. L'abstraction de l'acte absolu perd sa
pertinence comme exemple à suivre. L'identification avec le Verbe cède la place
à l'union avec Jésus, perçu comme l'aimé, ou se perd, au contraire, dans un
vague infini. Au XVIIe siècle, la mystique n'est plus qu'un "écho de
voix dans un sommeil de l'esprit, une vigilance diffuse à des rumeurs
sans nom, un in-fini d'Autre dont les certitudes, nuits du corps, n'ont plus de
repères dans les signifiants." ( Note 20)
La
mystique chrétienne se développe ainsi, fleurit et échoue en même temps autour
de son postulat initial de substituer l'Acte à la Parole. L'échec de la Parole
se transforme en la recherche d'un corps. Car qu'est-ce que l'Incarnation sinon
le fait de prendre corps ? Le paradoxe vécu par les mystiques chrétiens consiste
dans le fait de se séparer de leur propre corps pour en trouver un autre, plus
substantiel, plus "parlant", et de le trouver précisément dans le
langage, dont la défaite avait été scellée par l'avènement du Verbe/Acte.
Nous
comprenons maintenant pourquoi l'acte symbolique par excellence était, pour les
mystiques chrétiens, l'écriture. Le soin avec lequel nombre de leurs
ouvrages ont été rédigés prouve qu'ils en étaient conscients. Dès le début, il
y a transposition. L'actualisation de l'expérience, sa re-création, se
fait par ce moyen. C'est pourquoi nous avons une poésie mystique chrétienne
abondante et de grande qualité, et rien de la sorte dans la Kabbale - jusqu'au
moment de rupture où se produit chez elle aussi la perte de confiance dans la
Parole, comme nous l'avons vu à l'exemple de Rabbi Nahman.
On
peut bien entendu considérer cette évolution aussi sous l'angle sociologique.
Comme nous l'avons vu, la mystique chrétienne naît de la séparation d'une
élite religieuse avec un monde laïc en plein essor. Tous les spirituels vivent soit
dans des couvents, soit dans des réclusoires. Ils sont séparés de leurs
concitoyens physiquement par le cloître ; intellectuellement par leur niveau
d'instruction (eux seuls savaient lire) ; de l'autre sexe par le voeu de
chasteté ; de leurs supérieurs par le voeu d'obéissance et d'humilité. Moine
vient de monos, l'unique. La solitude était un élément constitutif de la
vie des reclus. Les moines s'appliquaient à eux-mêmes le texte d'Isaïe, « îles,
faites silence pour m'écouter." Aux échos lointains qu'ils captaient
dans le silence ils répondaient par écrit. L'écriture était en effet le seul
dialogue qui leur restait. Elle était monologue intérieur, compréhension plus
profonde dans un univers où conversations et distractions étaient complètement
absentes. Chaque mystique rédigeait ses textes pour lui-même, lesquels
n'étaient souvent découverts qu'à sa mort. Le mot écrit prime ainsi chez les
chrétiens, contrairement aux Kabbalistes, qui vivaient en cercle, et où la
transmission orale était essentielle. L'intimité avec autrui était reportée
chez les mystiques chrétiens sur le plan des rapports avec Dieu. C'est
pourquoi, alors que les Kabbalistes sont restés muets sur leur expérience
personnelle, les mystiques chrétiens ont inlassablement décrit les affres et
les joies de l'âme en proie à Dieu.
Dans
tous ces textes il s'agit d'excès. Car l'acte qu'ils cherchent à
reproduire, l'expérience qu'ils ont faite, excède absolument la parole, dont
l'objet devient l'indicible. C'est là la grande douleur des mystiques,
en même temps que la source de leur fécondité. La poésie naît précisément de
cette rencontre de deux contraires, qui les oblige à une transposition
permanente. Les mots ordinaires qui sont employés ont des sous-entendus, ils
contiennent plus qu'ils ne peuvent dire. En ce sens aussi, l'écrit mystique est
fidèle à la définition de l'acte symbolique : il renvoie à un autre ordre.
La
manière dont cette écriture s'organise constitue l'histoire de la mystique
chrétienne qui s'échelonne, comme écriture d'expérience, entre le XIIe
et le XVIIe siècle. Que cette écriture se soit faite presque exclusivement en
langue vulgaire, alors que la plupart des auteurs possédaient le latin, n'est
pas sans signification. Cela montre la parenté de ces écrits avec la
littérature naissante. Nous savons que troubadours et trouvères étaient lus
dans les Béguinages et les Couvents féminins (la réclusion n'était pas à ce
point totale...) et que la poésie faisait partie de la culture de nombreux
mystiques. Il est dans la logique de ces choses que Jean de la Croix ait été
élu, en 1952, Patron des poètes espagnols.
L'écriture
devenant l'acte symbolique essentiel des mystiques chrétiens, la Parole prend
sa revanche sur l'Acte. Celui-ci continue cependant de hanter les consciences
de son exigence d’absolu. L'éternelle question de savoir comment actualiser une présence évanescente, comment l'incarner, demande des transferts
toujours nouveaux. Le langage s'use vite à ces impossibilités. Se refusant par
nature à "l'objectivation", l'absolu a tendance à se perdre comme
objet. L'indicible se dilate en indéfini, et le corps réapparaît par derrière.
Ainsi, comme Michel de Certeau le montre dans son beau livre La Fable
mystique, l'évolution suit une courbe: "En même temps que la
mystique se développe puis décline dans l'Europe moderne, une érotique
apparaît. Ce n'est pas simple coïncidence. Toutes deux ressortissent à la
«nostalgie» qui répond à l'effacement progressif de Dieu comme unique objet
d'amour. Elles sont également les effets d'une séparation." ( Note 21)
Séparation
de l'Acte et de la Parole. Nous voyons comment, en dépit de présupposés
inverses, on peut observer une évolution analogue dans le judaïsme et dans le
christianisme. L'unité de l'Acte et de la Parole, qui garantit l'ordre
universel, est visée - impossible à atteindre, mais toujours impérative. La
Parole se brise dans cette gageure, mais elle se brise en beauté, laissant
place au chant. Et même l'objet ne s'est pas entièrement perdu : l'indicible a
simplement changé de lieu - de lieu poétique. Makom, lieu, est
d'ailleurs pour le judaïsme une des appellations les plus familières de Dieu.
C'est le lieu par excellence, qui est vide. Absolument. C'est le néant qui
tient lieu de tout. Maître Eckhart l'avait bien compris quand il proclame que
l'âme doit tout perdre, jusqu'à Dieu: "Pour que l'âme devienne parfaite
(...), il lui est plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature.
(...) En effet, tant que l'âme a encore un Dieu, connaît un Dieu, a la moindre
notion d'un Dieu, elle est encore éloignée de Dieu. C'est pourquoi c'est le
désir ferme de Dieu de s'anéantir lui-même dans l'âme afin que l'âme se perde
elle-même. (...) C'est en ce sens qu'il faut entendre la mort la plus
intime de l'âme, celle qui lui permet de devenir divine. ( Note 22)
De
la patiente recherche mystique du lieu où le désir peut prendre corps, il ne
subsiste ainsi que la démarche, celle de Hadewijch, par laquelle nous avons
commencé nos réflexions - une marche à travers l'histoire sur le chemin
obscur, non tracé, tout intérieur. Qu'il me soit permis de conclure avec
quelques exemples qui montrent ce voyage, comme l'appellent si souvent les
mystiques eux-mêmes, à travers le temps. Je n'en citerai que trois qui, à mon
avis, illustrent bien mes thèses et constituent trois étapes décisives dans
l'évolution que je viens d'esquisser.
Saint
Bernard de Clairvaux
Je
commencerai par saint Bernard, figure de proue de l'école cistercienne qui, au
XIIe siècle, réforma profondément (dans le sens d'une ascèse et d'un
dépouillement) l'opulent ordre de Cluny. Bernard était un mystique exégète,
mais ses écrits trahissent déjà une vraie plume, le plaisir et le don de bien
formuler. Voici un petit passage de ses admirables Sermons sur le Cantiques
des Cantiques qu'abbé, il faisait quotidiennement à ses moines. Les lignes
qui suivent proviennent du deuxième sermon qui s'appelle "Le Verbe,
baiser de Dieu..." : "L'ardent désir des patriarches appelant la
présence charnelle de Jésus-Christ est pour moi le sujet de fréquentes
méditations. (...) L'attente des anciens, leur fébrile impatience me paraissent
exprimées à merveille par les premiers mots du Cantique: «Qu'il me baise d'un
baiser de sa bouche!» En ces temps-là, quiconque était doué du sens spirituel
devinait la grâce immense qu'allaient porter ces lèvres ; et par ces paroles
lourdes de tous les désirs, l'âme souhaitait de n'être pas privée de l'indicible
douceur promise. (...) Ecoutez moi bien. La bouche qui donne le baiser, c'est
le Verbe assumant notre chair ; les lèvres qui reçoivent le baiser, c'est cette
chair assumée ; mais le baiser, auquel l'un et l'autre prennent part égale,
c'est la personne formée par l'union du Verbe et de la chair, le médiateur de
Dieu et des hommes : Jésus homme et Christ." ( Note 23)
Nous
reconnaissons, dans ces quelques lignes, bien des thèmes dont nous avons parlé :
le mystère de l'Incarnation ; l'exégèse allégorique de l'Ancien Testament ;
l'imitation du Christ dans son humanité et comme logos. Bernard qui, sa
vie durant, a scruté amoureusement l'Ecriture, se trouve encore près de la
Parole, tout ébloui qu'il était par l'Acte.
Hadewijch
d’Anvers
Chez
la Béguine Hadewijch, en revanche, qui vécut un siècle plus tard, ce dernier a
déjà tout balayé:
"Cette âme, il faut
qu'elle soit arrachée
par l'amour à son être propre
et lancée dans l'abîme d'en
haut,
agrandie, libérée de ses
limites, élevée
par le sentier ténébreux à l'être
de la grâce.
De grand coeur il nous faut
affronter l'épreuve,
et suivre sans nous épargner
l'ordre suprême d'aimer Dieu.
Le cercle des choses doit se
restreindre et s'anéantir,
pour que celui de la nudité,
élargi, dilaté, embrasse l'infini." ( Note 24)
L'absolu
était pour Hadewijch une exigence permanente, et ses souffrances à la mesure
d'une pareille aspiration. Ses poèmes sont d'heureux exemples d'une réussite
momentanée - la transposition en vers de ce vide éblouissant.
Jean
de la Croix
Plus
près de nous, Jean de la Croix, qui, à travers l'expérience douloureuse de la
nuit mystique ("En una noche oscura...") atteint au bonheur de
la passion amoureuse, qu'il chante en poète :
Sur mon sein fleuri,
que je gardais tout entier pour
lui seul,
là il s'est endormi,
moi je le caressais,
l'air agité par l'éventail des
cèdres.
La brise du créneau,
lorsque avec ses cheveux je
jouais,
de ma main sereine
au cou me blessait
et suspendait tous mes sens.
Je demeurai et m'oubliai,
je posai sur l'Aimé mon visage,
tout cessa, je m'abandonnai,
abandonnant mon souci
oublié parmi les lys. ( Note 25 )
Notes
1 Hadewijch d'Anvers, Ecrits mystiques des Béguines, éd. du Seuil, Paris, 1954, p. 134.
2 Saint Augustin, Sermons, 117. « Si tu comprends, ce n’est pas Dieu ».
3 Alain de Lille, Regulae, début, n? 19 et 20?. « Comme il est prouvé que Dieu est incompréhensible, il est évident qu’il est aussi innombable » ; « Tout nom qu’on cherche à appliquer à Dieu est appliqué improprement » ; « aucun nom ne convient réellement à Dieu ».
4 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.522, Suhrkamp Verlag, Francfort 1963.
5 Talmud de Babylone, Haguiga 3a.
6 Bahya ibn Paqûda, Les devoirs du coeur, traduction d'André Chouraqui, Desclée de Brouwer, 1950 et 1972.
7 Bahya ibn Paqûda, Les devoirs du coeur, traduction d'André Chouraqui, loc. cit., préambule, p. 35.
8 Titres des portiques deux à neuf.
9 Rabbi Jossef Guikatilla, Cha'aré Ora, éd. Mossad Bialik, Jérusalem, 1970, p. 123.
11 Rabbi Nahman de Bratslav, Likutei Moharan, n? 43.
12 "Semel locutus est Deus, quia unum genuit Verbum", Bernard de Clairvaux, De divina scriptura, 73 (PL 183, 695 b).
13 Henri de Lubac, Exégèse médiévale, 3e volume, p. 191, Aubier Montaigne, 1961.
14 Henri de Lubac, op.cit., vol. 3, p. 196.
15 Sur ce problème, voir notamment l'ouvrage d'Henri de Lubac, Exégèse médiévale, loc. cit.
16 Ruysbroeck, L'Ornement des noces spirituelles, trad. du flamand et introd. par Maurice Maeterlinck, Bruxelles, 1910, p. 18.
17 saint Augustin, PL, XXXVIII, 582; cité par Henri de Lubac, op.cit., tome 2, p. 493.
18 Guigues II de Chartres, Méditations I, cité dans Encyclopédie des mystiques, t. 2, p. 128, Paris, Seghers 1977.
19 Acta sanctorum, de Mabillon, I, 226, 17; cité dans Encyclopaedie des mystiques, t. I, p. XXVII, Paris, Seghers, 1977.
20 Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 15.
21 Michel de Certeau, op. cit., p. 12.
22 Maître Eckhart, Traité et sermons, Sermon "Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même," Paris, 1971.
23 Saint Bernard, Oeuvres mystiques, Paris, éditions du Seuil, 1953, p. 92 /93 /94.
24 Hadewijch d'Anvers, op. cit., p.139.
25 Jean de la Croix, Oeuvres spirituelles, Paris, éd. du Seuil, 1954, Chants spirituels, "En une nuit obscure..".
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