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L'Odorat
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Corinna Coulmas

 

Métaphores des cinq sens dans l'imaginaire occidental


Les Editions La Métamorphose, Paris 2012


L'odorat : table des matières

 

concepts


Liminaire L'abbé de Condillac : la statue éveillée à la vie par l'odeur ; dépréciation de l'odorat en Occident ; le souffle : l'odorat, sens de l'éphémère ; le psychisme aérien : l'odorat, sens de la mémoire et de l'imagination ; symboles artistiques de l'odorat


Le cas particulier des sens chimiques Le décalage entre les perceptions visuelle et tactile et la perception olfactive ; les capacités de l'odorat humain ; la fonction de contrôle alimentaire de l'odorat ; le lieu et l'origine prélangagiers de l'odorat : le système limbique ; la théorie du « chaos dynamique » de Walter J. Freeman : le souvenir de l'odeur


La fugacité de l'instant et la présence intermittente du souvenir: l'odorat, sens de la mémoire La mémoire comme force de l'âme selon saint Augustin ; réflexions sur les parentés entre l'odeur et le souvenir, et entre l'odorat et la mémoire ; le souvenir chez Marcel Proust ; la mémoire comme rencontre poétique ; critique de la conception de la mémoire-ordinateur : la théorie du darwinisme neuronal de Gerald Edelman ; l'oubli comme fonction principale de la mémoire ; le rôle de l'attention : le caractère affectif de la mémoire ; la mémoire, l'olfaction et la motricité ; les deux types d'images cérébrales ; le caractère a-temporel de la mémoire 


Sens secret, sens indiscret : de la séduction et de l'impudence


Beauté et péril de la séduction - Adonis, fils de Myrrhe  Etymologie et définition du mot "rencontre"; désir et séduction chez Ovide et Stendhal; séduction et imagination: les liens entre la séduction et l'odorat; le symbolisme de la myrrhe; le mythe de Myrrha et Adonis; l'odeur entre l'être et le paraître - séduction et mensonge

Métamorphoses florales dans la mythologie grecque Apollon et Cyparissos, Apollon et Hyacinthe, Hadès-Pluton et Mintha, Mars, Leucothoé et Clythié - l'odeur, médiatrice entre l'humain et le divin ; Aristophane « Lysistrata », l'histoire de Myrrhina ; la fête des Adonies : les amours illicites

L'odorat et l'imagination L'odorat, l'imagination, la sexualité et la mort ; l'odeur au féminin ; Baudelaire ou l'ambivalence du désir ; la mauvaise foi ; le sens de l'âme ; métaphores chrétiennes

L'odeur importune Bonnes et mauvaises odeurs ; la différence entre la mauvaise odeur et l'odeur importune


Puanteur et sexualité Le mythe des Lemniennes ; les odeurs corporelles dans l'imaginaire occidental ; variations masculines sur l'odeur féminine : Montaigne, « Des senteurs » ; odeur, sexe et température dans la médecine humorale ; la putain pue !

Puanteur et pourriture Odeurs de cadavres : rites d'inhumation et cimetières en Occident ; charniers et transis ; les églises de la Renaissance : Michel-Ange, « Tercets sur son propre sort » ; signification physique et morale des odeurs : l'air corruptible ; la renaissance de l'hygiène corporelle à l'époque moderne

L'odeur de l'Autre L'odeur du pauvre ; excréments et ordures ; l'odeur des homosexuels et des prostitués ; le foetor iudaicus : racisme et fantasmes olfactifs

 

phénomènes et passerelles


Le nez ou figures de la figure Giacometti : « Copier un nez d'après nature ; figures du nez : les tropes ; les rapports entre les figures et la figure ; faire face ou perdre la face : essence et apparence ; Levinas ; « Le nez » de Nicolai Gogol ; le crâne sans nez ; la figure, la personne et le masque ; le nez et le sexe : « Les aventures de Pinocchio » de Collodi et « L'histoire du nain long-nez » de Wilhelm Hauff ; l'iconoclasme : de la représentation ; diables et sorciers - le nez des puissances du mal ; le nez de Cléopâtre ; le nez de l'aimé du « Cantique des Cantiques » ; le nez du « Christ de Velasquez » de Miguel Unamuno ; la chirugie esthétique ; bref historique de la physiognomonie du nez de l'Antiquité à l'époque moderne


L'air, le médium de l'odorat : un mot aux connations multiples ; vent, souffle, esprit ; le « souffle » comme principe vital dans la Bible ; l' « in-spiration » prophétique ; souffle et esprit ; bons et mauvais esprits ; musique et souffle ; l'esprit de la Pencôte ; le souffle et l'âme ; le souffle comme énergie universelle dans les pensées indienne, chinoise et occidentale : différences d'approche ; l'air chez Hippocrate ; énergie et esprit dans la pensée contemporaine


   

 
"Forward, not permanent, sweet, not lasting
the perfume and suppliance of a minute..."

William Shakespeare

 
"Toute fleur n'est que de la nuit
qui feint de s'être rapprochée
mais là d'où son parfum s'élève
je ne puis espérer entrer..."

Philippe Jaccottet

 
J'existe donc je mens

        Peut-être apprendrai-je maintenant
à apprécier l'arôme des fleurs
discerner seulement à quel point
ne furent qu'artifices les pétunias
de ce vase vitreux
        La bougainvillée des îles tropicales
        Et les précieuses roses des sables
ou une pensée de ma main blessée

    Il me faut inventer de "senteurs nouvelles"
De sucre et de jasmin
                                de fumée et de lierre
de feuilles mortes effrayées et de foin brûlé

Ce n'est qu'en discernant des sculptures dans les
pierres

que "je retrouverai
                    Le Séjour Parfumé"

Avec encore plus d'invention
                                respire maintenant ! :
        et apprécie la douce puanteur du mensonge.

               Javier Lentini
 



concepts


liminaire


"Un être borné à l'odorat ne sentiroit que lui dans les sensations qu'il éprouveroit. Présentez-lui des corps odiférans, il aura le sentiment de son existence ; ne lui en offrez point, il ne se sentira pas. Il n'existe à son égard que par les odeurs, que dans les odeurs ; il se croit, et il ne peut se croire que les odeurs mêmes."
( Note 1)


  La statue aveugle, sourde et muette, insensible et immobile de l'Abbé de Condillac, éveillée à la vie par l'odeur, et trouvant, sous le regard attentif du philosophe, avec cette seule sensation le plaisir et la douleur, l'attention, le désir et le jugement, fait rêver. La pierre qui se croit odeur, on l'imagine femme - pourquoi donc ? L'odeur serait-elle féminine ? Peut-être évoque-t-elle certains traits qu'on a l'habitude d'associer au beau sexe. Mystérieuse et troublante, fugace et pénétrante, intime, secrète et parfois impudente, archaïque et spirituelle, l'odeur est d'emblée paradoxale et complexe. Il y a en elle quelque chose à la fois de primitif et de raffiné qui se passe du langage, parce qu'elle est langage elle-même. The mute sense, le sens muet, a-t-on dit
(Note 2)
de l'odorat, ignorant qu'on peut parler autrement qu'avec des mots, et de façon aussi convaincante.

"Nous crûmes devoir commencer par l'odorat, parce que c'est de tous les sens celui qui paroit contribuer le moins aux connoissances de l'esprit humain,"
(Note 3)
explique Condillac. Or, malgré la situation inférieure qu'occupe ce sens en Occident dans l'échelle des valeurs quand il s'agit de savoir ou de jugement, on pourrait écrire une histoire culturelle éclairante selon la place que les odeurs tiennent dans une civilisation. Ce serait une histoire qui s'apparenterait à celle du silence, de la poésie ou de la spiritualité. Spiritus, le souffle et / ou l'esprit, est en effet leur élément. L'homme ne sent que s'il inspire l'air, bien que, comme l'a déjà observé Aristote
(Note 4)
, certains animaux aquatiques aient aussi le sens de l'odorat. Mais pour l'homme "l'odeur appartient au sec comme la saveur à l'humide"
(Note 5)
, elle est liée à l'élément le plus instable de tous, à l'air, au souffle qui passe, évanescent par définition. Si le goût incarne la matérialité, l'odorat nous met face à l'éphémère. Par le jeu continuel de la présence et de l'absence, du plaisir et du regret qui lui est propre, il devient le sens de l'imagination.

En effet, les odeurs nous emplissent avant de nous quitter, dans un va-et-vient qui ne correspond pas forcément à la présence réelle d'un objet odorant. Il y a des roses qui cessent d'exhaler leur parfum quand on s'en approche trop. Et nous mêmes ne sentons que par intermittence, tant le phénomène de l'accoutumance aux odeurs est fort chez l'humain. Opposant à l'espace toujours fragmenté de la vue un espace poétique et intime qui est, comme l'univers, en expansion, mais aussi prêt à disparaître dans le néant d'un "trou noir", l'odorat est tributaire du mouvement. Si les odeurs constituent ce qu'il y a de plus substantiel dans l'air, elles sont loin d'être tangibles. Impossible de les saisir, de les fixer, elles sont justement "libres comme l'air" ; libres comme l'imagination, c'est-à-dire plus libres que la pensée.

"Avec l'air, le mouvement prime la substance. Alors, il n'y a de substance que s'il y a mouvement. Le psychisme aérien nous permet de réaliser les étapes de la sublimation", constate Bachelard.
(Note 6)
En alchimie où, vers le XVe siècle, le mot apparaît pour la première fois dans la langue française, la sublimation désigne l'épuration d'un corps solide en vapeur, donc en odeur ; en chimie, le passage de l'état solide à l'état gazeux sans passer par l'état liquide. L'odorat étant un sens chimique, ces indications nous mettent sur la piste de ce que le langage, dans son travail métaphorique, cherche à nous faire comprendre. La sublimation qui est, dans son sens figuratif, l'action de purifier, de transformer en élevant, a besoin de dématérialisation, à l'instar du changement de l'élément solide en souffle. Sur le plan psychique comme sur le plan physique, ce passage s'effectue par le mouvement, et l'action de sentir, en inspirant et en expirant l'air, en assimilant une odeur et en la perdant pour la retrouver avec la nouvelle inspire, un peu différente, plus ou moins forte, symbolise cela parfaitement. Car psychologiquement aussi, c'est dans le mouvement que nous nous élançons vers l'infini possible des sensations et images nouvelles, que nous transformons celles fournies par la perception, pour rendre le souvenir actif et l'ouvrir sur un avenir. Si l'on considère l'odorat également comme le sens de la mémoire, c'est qu'il agit de cette manière-là : comme rappel d'une présence évanouie par le moyen d'une recréation sublimée.

On comprend aisément que le mouvement qui caractérise ce sens ne soit pas simple. Il engage, au contraire, notre être de façon tous azimuts dans l'alternance du plein et du vide. Grâce à l'odeur, on devient sphère : à la fois intime et immense, clos et infini, la monade qui est Tout. Le temps n'est alors plus perçu comme linéaire, à l'image du flux de la parole qui s'écoule, mais comme un présent absolu qui admet une multitude de perceptions parallèles et ouvre la conscience sur la simultanéité. Abolie, la dictature de la chronologie. L'idée de l'abbé de Condillac, de faire naître la conscience avec l'odorat, s'avère beaucoup plus profonde que les raisons assez restrictives par lesquelles il justifie son choix. Car c'est grâce à ce sens, plus qu'à tous les autres, que le monde devient un environnement. Notre propre odeur nous entoure comme une bulle. C'est la sphère personnelle de chacun, qui constitue l'ultime rempart de son intimité et que la science moderne estime à environ 70 cm à 1, 20 m de diamètre. Quand on y pénètre, les rapports changent. La réponse, si l'on enfreint ses limites, est toujours affective : soit on accepte quelqu'un "chez soi", et c'est l'intimité physique, ou bien on se sent importuné.

Il n'y a, en effet, pas d'odeurs neutres pour la perception humaine. Nous y réagissons toujours par le plaisir ou le dégoût, avec des associations fortes (parfum égal beauté, la puanteur évoquant la pourriture et la mort). Ces réactions font partie des constances biologiques, mais ce qui les déclenche est sujet à de grandes variations historiques et géographiques. Les odeurs sont, pour nous, l'âme ou l'esprit de la matière, elles doivent être associées à un phénomène, à un être ou une chose pour prendre une signification. Elles sont, en somme, des messagères, et tiennent lieu d'un absent. Etant à la fois son essence et non identique avec lui, elles représentent ce que nous ne saurions en garder.

Dans l'art, à l'époque classique où l'on attribuait à chacun des cinq sens des symboles dans le domaine des saisons, des objets et des animaux, l'odorat est figuré par le printemps et la jeunesse fugaces ; par la fleur, qui représente la gratuité pure et le plaisir sans partage que procure ce sens ; et par la pipe, qui renvoie à son caractère double et paradoxal. Parfois, la fumée qui en sort semble incarner l'illusion. Elle symbolise alors un vice, montrant l'homme qui s'en réjouit uniquement pour fuir la réalité, et devenant synonyme de la fragilité de l'existence terrestre, tout comme le nuage, qu'on associe également à l'odorat. Le nuage, qui enfle, change de forme et disparaît comme il est venu. Mais la fumée peut aussi constituer un lien entre le ciel et la terre. Elle remplit alors sa fonction de pneuma, spiritus, et revêt un caractère sacré.

La même dualité qui caractérise la fumée se trouve dans le symbole du pot de nard versé par la Madeleine, sainte et pécheresse, sur les pieds du Christ, et dans celui du flacon de parfum : destiné, à l'origine, au culte des dieux, le parfum se transforme avec le temps en moyen de séduction et renvoie au luxe et à la débauche. Dans le règne animal, ce sont le vautour et le chien qui incarnent l'odorat dans les représentations des cinq sens. Le vautour, parce qu'il est censé sentir la charogne à plusieurs kilomètres de distance, et le chien, également pour son flair exceptionnel.

Il y a ainsi, dans l'image que nous avons de notre troisième sens - sens médian aussi du fait qu'il se trouve à la charnière des sens du contact (le toucher et le goût) et de ceux de la distance (l'ouïe et la vue) - quelque chose de fondamentalement ambivalent. Situé dans une région primitive du cerveau, il renvoie, plus que les autres, à un passé pré-langagier, voire à l'animalité dans l'homme. L'odorat est le seul sens qu'on n'associe directement à aucun art, du moins pas selon la compréhension que ce mot finit par prendre en Occident, seulement à l'art de vivre qu'est la parfumerie. Et pourtant c'est par son intermédiaire que nous avons accès à nos qualités les plus élevées, à la mémoire et à l'imagination, et ceci grâce à ses capacités de transmutation.
 

Le cas particulier des sens chimiques

La chimie est la science de la constitution des divers corps, de leurs transformations et de leurs propriétés. Par définition, elle ne s'intéresse pas à leur apparence. Elle n'est même pas capable de la déterminer. Son sujet est la composition élémentaire des objets matériels et les changements qu'ils subissent. Les sens chimiques nous fournissent une image de la réalité très éloignée de celle que nous recevons des autres sens. La vue et le toucher, d'une certaine façon, se complètent. Mais c'est seulement l'expérience qui fait que nous établissons un lien entre un phénomène saisi par la vue, et le même perçu par l'odorat. Rien, en fait, ne mène de l'un à l'autre. L'idée que nous nous faisons d'un phénomène est ainsi constituée d'éléments hétéroclites que nous associons, en additionnant les perspectives propres à chacun de nos sens. Par cette association, et les conclusions que nous en tirons, nous échafaudons notre "monde". Il restera cependant à jamais impossible de savoir à quelle distance nous nous trouvons de la vérité intrinsèque de l'objet observé.

L'être humain possède, avec la plupart des espèces animales, trois sens distincts qui opèrent une analyse chimiosensorielle de l'environnement. Il s'agit du goût, de l'odorat et du système voméronasal capable de décoder les odeurs de certaines substances non volatiles. De ces trois sens, l'odorat est de loin le plus performant. Nous sommes capables de percevoir jusqu'à 10 000 odeurs différentes. Un parfumeur en mémorise facilement deux à trois mille, les connaissant par leur nom et pouvant s'en servir pour une composition. L'appareil olfactif fonctionne comme un détecteur moléculaire dont aucun instrument ne peut atteindre le pouvoir de séparation et l'extrême sensibilité. Ces qualités de précision, qui apparaissent très tôt dans l'évolution des espèces et s'y maintiennent en grande partie, expliquent le rôle majeur joué par l'olfaction dans les comportements animaux. Chez les invertébrés et la plupart des vertébrés, y compris les mammifères, l'organe olfactif constitue le système sensoriel prépondérant de la sélection et du contrôle qualitatif des aliments. A ce titre, il est indispensable à la survie du sujet et de son espèce. Chez l'homme, il contribue à la formation du goût alimentaire, qui change selon les aires géographiques et les époques historiques. L'odorat remplit alors surtout une fonction culturelle, définissant l'appartenance de quelqu'un à un groupe qui se reconnaît dans une certaine cuisine, à la flaveur de telle  herbe ou tel épice. Nous connaissons la force de ces identifications qui sont, chez les émigrés par exemple, généralement les dernières à se perdre - bien au-delà de leur langue d'origine ou des traditions religieuses. A côté de cette fonction culturelle l'odorat continue, chez l'homme, à exercer un rôle de contrôle et de prévention purement biologique. Le dégoût de la pourriture est inné, l'odeur nous avertit d'une nourriture avariée avant que nous ne prenions le risque de l'absorber.

Par ailleurs, l'odorat joue un rôle de premier ordre dans la vie sexuelle de beaucoup d'animaux. Ceci est resté vrai pour l'homme: nous y reviendrons. De nombreux comportements spatiaux, de marquage de territoire et d'orientation sont également à base olfactive. Le saumon, par exemple, remonte les cours d'eau vers ses lieux de ponte en empruntant un itinéraire olfactif. Nous verrons que certaines de nos propres réactions concernant des lieux importants de notre vie (maisons, contrées, mais aussi des phénomènes élémentaires de la nature comme la mer ou la montagne) sont étroitement liées à l'odorat. Sur tous ces plans, la phylogenèse est éclairante pour la compréhension des réactions humaines. En effet, contrairement aux autres sens, les stimuli agissant sur l'odorat arrivent dans la partie la plus primitive du cerveau, le système limbique. Leur réception est émotionnelle et non conceptuelle. D'où le lien étroit et universellement constaté entre les odeurs et les sentiments. Les mécanismes neuronaux qui ont été élaborés pour l'olfaction ont servi de modèle à l'élaboration des autres sens, y compris l'ouïe et la vue. Malgré l'immense complexité du cerveau humain, il s'organise toujours autour du système rhinencéphale. C'est pourquoi le philosophe et neurobiologiste californien Walter J. Freeman considère que l'étude de l'olfaction, et de son influence directe sur les centres d'émotion et d'imagination du système limbique, constitue une des clés les plus importantes pour la compréhension de l'homme dans ses réactions à un environnement biologique.

Le fonctionnement de l'appareil olfactif est extrêmement complexe. Ce n'est pas le lieu ici de développer les différentes étapes de codage d'une odeur entre sa réception par le plafond de neurones sur la muqueuse nasale et l'arrivée du message au cerveau, où se forme alors ce qu'on est convenu d'appeler une image olfactive. Pour comprendre le rôle que l'odorat joue dans la mémoire et la connaissance intuitive de l'homme, je voudrais néanmoins évoquer la théorie du "chaos dynamique" que Walter J. Freeman a développée à l'université de Californie, en se servant d'expériences sur des lapins.
(Note 7)


Selon Freeman, on a l'habitude de considérer les neurones comme des "détecteurs d'indices", dont la sensibilité est programmée génétiquement par rapport aux différentes odeurs. Or, ses expériences sur l'activité électrique dans le bulbe nasal et le système limbique des lapins ont démontré qu'il y a effectivement des schémas neuronaux qui se mettent en place par des stimuli spécifiques. Ces schémas, cependant, ne représentent pas des odeurs, mais la signification que ces odeurs revêtent pour les lapins. Ils changent de forme à chaque fois selon le contexte où l'odorat est activé. Ainsi, le souvenir d'une odeur n'est pas stocké pour être ressorti tel quel. Il est au contraire recréé dans un chaos dynamique quand un stimulus semblable rappelle une ancienne excitation. Celle-ci est confrontée à la présente, s'y additionne et forme une nouvelle expérience. La reconnaissance des odeurs se fait ainsi par apprentissage. Or, ce qui est remarquable, et ce point constitue l'originalité de la théorie de Freeman, le désapprentissage joue, dans ce processus, un rôle au moins aussi important que l'apprentissage. Les "systèmes chaotiques" se caractérisent par leur capacité d'établir des schémas et de les détruire s'ils ne correspondent pas aux besoins du moment. Le fonctionnement de l'odorat dans le système limbique selon un schéma de "chaos dynamique" se renouvelle au cortex, où a lieu la perception des autres sens. L'apparition et la convergence de ces schémas dans le système limbique peuvent ainsi être considérées comme le fondement de la conscience. Nous comprendrons mieux de quelle manière celle-ci émerge sur la base de la réception et du traitement des stimuli sensoriels en analysant le fonctionnement de la mémoire humaine selon les nouvelles théories de la neurobiologie, que nous confronterons à certaines réflexions littéraires et philosophiques.
 

La fugacité de l'instant et la présence intermittente du souvenir: l'odorat, sens de la mémoire

  "Et j'arrive aux plaines, aux vastes plaines de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toutes sortes. Là sont gardées les pensées que nous formons, en augmentant, en diminuant, en modifiant d'une manière quelconque les acquisitions de nos sens, et tout ce que nous avons pu y mettre en dépôt et en réserve, si l'oubli ne l'a pas encore dévoré et enseveli.

  Quand je suis là, je fais comparaître tous les souvenirs que je veux. Certains s'avancent aussitôt ; d'autres après une plus longue recherche : il faut, pour ainsi dire, les arracher à de plus obscures retraites ; il en est qui accourent en masse, alors qu'on voulait et qu'on cherchait autre chose ; ils surgissent, semblant dire : 'Ne serait ce pas nous...?' D'autres enfin se présentent sans difficulté, en files régulières, à mesure qu'on les appelle ; les premiers s'effacent devant les suivants, et disparaissent ainsi pour reparaître, quand je voudrai."
(Note 8)


Dans Les Confessions de saint Augustin, l'exploration de la mémoire occupe une place de choix. A près de seize siècles de distance, les réflexions du philosophe sur la nature du souvenir, sur sa place dans l'économie de notre vie intérieure, et la définition de la mémoire comme l'une des trois forces de l'âme, à côté de la volonté et de l'intelligence, n'ont rien perdu de leur actualité. Sous des angles toujours nouveaux, son interrogation inquiète cherche à déterminer qu'est-ce qu'une conscience, et quel est le rôle la mémoire. Il nous le montre considérable. Aujourd'hui, où la maladie d'Alzheimer est devenue l'un des principaux fléaux de la vieillesse, nous savons à combien peu en effet se réduit une conscience quand la mémoire vient à manquer. Depuis l'Antiquité déjà, on a défini l'odorat comme le sens de la mémoire. Or, la médecine moderne nous apprend que dans un certain nombre de maladies mentales, dont les différentes démences dégénératives de la sénescence, ce sens se perd en même temps que les facultés de mémorisation et de raisonnement du sujet, alors qu'on n'observe aucune évolution parallèle pour les autres sens. L'étude de l'odorat devrait donc nous faire comprendre de quelle manière les émotions, les images et les pensées s'allient grâce à la mémoire pour devenir ce que nous appelons notre histoire. Cependant, malgré la force évocatrice des odeurs, il n'est pas facile de déterminer pourquoi, et de quelle manière l'odorat est lié à la mémoire. Y aurait-t-il une parenté entre la nature de l'odeur et celle du souvenir ? Et, à un autre niveau, pourrait on dire qu'il existe une similitude, voire une identité de fonctionnement entre la mémoire et l'odorat, et ceci pour des raisons physiologiques?

Qu'est-ce au juste qu'un souvenir ? Trace sans traces, une présence toujours fugace et intermittente, à la fois trompeuse et véridique, faible et forte. Tous les souvenirs ne sont pas des images, mais chacun d'eux est lié à une image, ou à plusieurs qui se confondent, se complètent ou se superposent. Les rêves sont faits de souvenirs, les rêveries aussi. Eléments mobiles, ils se transforment en permanence, tout en gardant leur identité. Ce jeu de l'autre et du même, de la présence par dessus l'absence est aussi celui de l'odeur. Comme le souvenir, celle-ci est liée à une image, mais ne se confond pas avec elle. Impossible de se représenter une odeur sans évoquer sa source (une rose, du pain), ou même tout le contexte où on l'a sentie. Comme lui, elle a un caractère mêlé, elle est insaisissable et mouvante. Il y a des strates d'odeur, comme il y a des strates de souvenir. Les deux ont un sillage. Les deux s'imposent à nous de façon impérieuse. Le fait qu'on ne soit pas libre de choisir ses souvenirs est même pour Proust la marque de leur authenticité
(Note 9)
Les deux aussi se métamorphosent de façon inattendue. Ils se perdent, ou semblent se perdre. Quand ils réapparaissent, ils ne sont plus les mêmes. Les deux sont des codes. Les deux sont l'essence de quelque chose qui les dépasse et à quoi ils renvoient.

" Rien qu'un moment passé ? Beaucoup plus, peut-être : quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux."
(Note 10)
Le souvenir, dans l'observation de Marcel Proust, devient le lien entre deux temps qui s'ignorent et crée ainsi une continuité qui n'existait pas auparavant. De la même manière, l'odeur constitue un lien entre celui qui l'aspire et l'objet dont elle émane. On incorpore l'odeur sans que l'objet disparaisse, et c'est là une différence capitale par rapport au goût. Néanmoins, on ne peut pas la retenir à volonté. Si les deux sens de contact, le toucher et le goût, nous situent dans le monde matériel et le rendent vérifiable, l'odeur crée un ailleurs. C'est une présence immatérielle qui parle de l'impermanence des lieux, du temps qui passe et de la foi en quelque chose qui malgré tout se construit, et se maintient, à travers toute cette inexorable déchéance. Il faut la simultanéité de la présence et de l'absence pour que se dessine, non sans douleur, la possibilité d'une rencontre. "Une chose de notre passé qui revient en mémoire, mais aussi un problème d'avenir, un problème éternel, et surtout un chemin vers la poésie. Non pas la poésie, mais un chemin en vue de la poésie, l'un des chemins seulement, parmi d'autres, et non le plus court."
(Note 11)
La mémoire serait-elle une rencontre poétique ? Et ceci à l'instar de l'odorat, qui assumerait la même fonction à un autre niveau ? Cette définition concorde étrangement avec les recherches scientifiques les plus récentes sur le cerveau - avec la théorie de Freeman que nous avons évoquée, et avec les théories sur les circuits de la mémoire qui s'opposent à l'idée moderne, mais dépassée de la mémoire comme stock de données sauvegardées dont l'évocation, la remise en circuit, s'effectuerait à la manière des ordinateurs.

Ainsi le mathématicien, médecin et philosophe Israel Rosenfield, qui présente dans son livre "L'invention de la mémoire"
(Note 12)
la théorie du darwinisme neuronal du prix Nobel Gerald Edelman, s'élève-t-il contre l'idée courante que le cerveau humain ne serait rien d'autre qu'un ordinateur ultra perfectionné, où existeraient des circuits, des programmes et des mémoires fixes. Selon lui, cette théorie ne peut aucunement expliquer notre pouvoir de reconnaître, ni élucider le fonctionnement du langage et de la pensée, et ne tient pas compte de notre capacité quasi illimitée de nous adapter à un environnement en perpétuelle transformation. Rosenfield défend une conception différente, non mécanique du cerveau et cherche à mettre en évidence la singularité des processus mentaux de chaque individu. Il considère déjà les perceptions comme des créations, et les souvenirs de même nature que celles-ci, les deux étant issues d'une imagination toujours en mouvement. Pour arriver à la sensation et à la perception, il faut en effet que le cerveau fasse un travail de synthèse, une reconstruction imaginaire de la réalité extérieure dont les sens ont perçu, analytiquement, les éléments.

Le monde est le poème de mes sens / et il cessera quand je mourrai, dit Eeva-Liisa Manner.
(Note 13)
L'intuition de l'écrivain finnois décrit exactement l'activité cérébrale telle que la conçoit Rosenfield. En réponse aux stimuli, le cerveau crée des catégories, les détruit et les recrée autrement, en s'appuyant aussi bien sur l'expérience passée que sur les besoins et les désirs actuels du sujet - comme un poème qui donne, par le rythme et l'image, sa forme et son sens à des éléments hétéroclites. La transposition est à la base des deux processus, et ne constitue pas une étape ultérieure, comme on a tendance à le croire. On transpose et on (re)compose la réalité extérieure pour faire un poème, comme on la transpose et la (re)compose pour percevoir. Ainsi, l'opération de classement et de catégorisation constitue le principe même de la perception et de la reconnaissance, qui font partie intégrante d'un processus unique. "Nous modifions le sens que nous donnons aux stimuli en fonction de leur emploi actuel et de nos expériences personnelles. Nous n'avons pas recours à des images immuables, mais à des reconstitutions, des produits de l'imagination, à une vision du passé adaptée au moment présent."
(Note 14)


Dans une telle perspective, il n'existe pas de souvenirs spécifiques au niveau cérébral. Il s'y trouve en revanche les moyens nécessaires à la réorganisation d'impressions antérieures. Les souvenirs, qui sont en constant remaniement, ne sont pas des unités discrètes se perpétuant à travers le temps, mais constituent un système dynamique. De même, les zones de coordination ne peuvent pas être comparées à des magasins d'images entreposées dans des cellules nerveuses, mais sont le siège de circuits nerveux complexes, de schémas cérébraux d'excitation et d'inhibition électriques. En fin de compte, le cerveau sert plus à rappeler, c'est-à-dire à réactiver un souvenir, qu'à le conserver. Car la mémoire commence d'abord par masquer le passé, pour n'en laisser transparaître, au moment opportun, que ce qui est pratiquement (ou psychiquement) utile. Sa principale fonction serait donc celle de l'oubli. Toutes les informations admises en mémoire permanente peuvent théoriquement être récupérées en mémoire temporaire pour donner des codes plus appropriés à l'information nouvelle. Si nous oublions dans une proportion considérable ce que nous avons vu, vécu et appris, c'est que l'oubli sert à ne pas nous surcharger d'informations et d'émotions au point de nous immobiliser. L'idée d'un inconscient formulée par Freud, où aurait lieu tout un travail de censure et de refoulement indispensable à l'équilibre du psychisme, confirme une telle vision, même si à l'heure actuelle, il ne semble pas que tout oubli puisse être expliqué selon cette perspective. Néanmoins, il est indubitable que la mémoire est faite au moins autant d'oubli que de reconnaissance, et qu'elle ne cesse d'établir des schémas et de les détruire s'ils ne sont pas adaptés à la situation.

Cette description de l'activité de la mémoire correspond exactement à celle des "systèmes chaotiques" observés par Freeman dans ses recherches sur l'olfaction. Il n'y a pas à s'en étonner. C'est à tort que nous opposons nos pensées à nos sensations et à nos gestes. Dans les trois cas, il s'agit d'images cérébrales que nous avons appris à construire dès notre enfance. Celles-ci doivent être comprises comme de  libres circuits en perpétuel renouvellement plutôt que comme des centres fonctionnels précisément localisés. Dans les trois cas - au niveau des gestes, des sensations et des pensées -, les donnés subissent un filtrage. Ce que nous enregistrons ne sont ni les odeurs mêmes, ni les choses que nous percevons par les autres sens, mais les significations que nous leur attribuons. La sensation n'est pas le monde réel, mais son image en nous, tout comme le geste n'est pas d'abord le mouvement, mais son schéma cérébral moteur. Nos pensées sont les structurations construites dans notre cerveau à partir de nos sens, que nous avons le pouvoir d'évoquer en l'absence d'un signal extérieur. Ainsi elles peuvent, tout comme les souvenirs, être définies comme des perceptions auxquelles nous avons donné un sens.

Pour pouvoir se rappeler un événement, il faut en effet y avoir fait attention. Nous ne pourrons fixer en notre cerveau que les choses qui nous ont intéressées, qui ont marqué notre affectivité par leur agrément ou leur désagrément. Car la mémoire n'est ni rationnelle ni intellectuelle. Elle est essentiellement infidèle et subjective, entièrement soumise à l'émotion éprouvée par le sujet. Or, le centre élémentaire de l'affectivité se trouve dans l'hypothalamus, lequel est sous le contrôle du cerveau primitif,  le rhinencéphale, l'endroit où sont aussi traités les messages olfactifs. Ceci explique que les souvenirs d'odeurs ont une charge émotionnelle si importante et sont quasiment indélébiles (sauf en cas de lésions cérébrales), se conservant même au delà des amnésies.

Le mécanisme esquissé pour la sélection d'une perception en souvenir, qui demande une attention préalable à un stimulus extérieur et une réaction de plaisir ou de déplaisir à celui-ci, ne vaut cependant pas que pour le seul odorat. On suppose
(Note 15 )
que tout ce que nous éprouvons par nos sens doit être transmis aux structures limbiques pour conférer à l'expérience la dimension affective qui permettra son admission dans les circuits de la mémoire à long terme. Là encore, c'est l'odorat qui a servi de modèle pour le fonctionnement de la perception et de la reconnaissance.

Les raisons pour lesquelles l'odorat est considéré comme le sens de la mémoire paraissent plus claires à présent. Tributaires tous deux du système limbique, et l'odorat et la mémoire sont liés à l'affectivité du sujet et fonctionnent de manière identique, librement comme des systèmes de chaos dynamique. Les mécanismes neuronaux établis dans le cerveau primitif par l'odorat se répercutent dans d'autres zones et se retrouvent aux niveaux les plus élevés de l'activité cérébrale. Ils déterminent aussi le travail de la mémoire. Par ailleurs, il existe une relation profonde entre la mémoire et la motricité, tout comme il y en a une, déjà mentionnée, entre l'odorat et la motricité. L'odeur est transportée par l'air, nous l'inspirons dans le mouvement, elle ne vit qu'avec et par lui. De même, toutes les manifestations de reconnaissance et de remémoration nécessitent une certaine activité motrice. Les actes moteurs sont indispensables à l'établissement d'un contact avec l'environnement, et à celui du contexte qui éclaire ce contact. Selon Bachelard, "la matière doit avoir, comme les radiations, des caractères ondulatoires et rythmiques."
(Note 16 )
Tout dépend donc de notre propre capacité rythmique. ‘Se mettre au diapason' ne signifie rien d'autre qu'épouser les vibrations qui nous entourent. C'est ce que fait l'odeur.

Ainsi, la parenté que nous avons constatée entre l'odeur et le souvenir ne nous étonne plus. Parenté non seulement de fonction, mais de nature, elle ne se situe pas au niveau verbal, mais sur un plan plus élémentaire. Son impact est d'autant plus fort. "Car les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit."
(Note 17 )
La différence faite par Proust entre les perceptions de l'intelligence et celles de l'intuition correspond à une réalité physiologique. Il existe dans le cerveau humain deux systèmes de signalisation, c'est-à-dire deux types d'images cérébrales. Le premier est commun à la conscience animale et humaine, le second n'appartient qu'à l'homme. Le premier système consiste en une association directe des images qui nous viennent des sens, sans que la parole n'intervienne. Les images véhiculées par les odeurs en sont l'exemple type. C'est une représentation sans coordination apparente d'éléments isolés en une chaîne d'événements, telle que nous la voyons dans les rêves. Cette forme de pensée n'est pas communicable ; elle "se pense" en nous, et nous ne la connaissons pas pleinement nous-mêmes. Car pour en prendre conscience, nous devons la transcrire dans le code du langage, la rationaliser en la verbalisant. Ce faisant, elle change de plan. La verbalisation est en effet la deuxième forme de pensée humaine, la seule à permettre le pouvoir réflexif. Elle est cette conscience de la conscience qui différencie l'homme de l'animal. C'est avec elle que nous créons un avant et un après, un devant et un derrière, elle établit la causalité et permet à l'homme de se mettre en face des choses et de lui-même. Le monde décrit et catégorisé peut être maîtrisé, ou du moins être mis à une distance "raisonnable", où il ne menace plus de nous engloutir.

L'odorat, la mémoire sont d'un autre ordre. D'essence poétique, de caractère existentiel et non intellectuel, ils procèdent par immersion et submersion. Dans un éternel hic et nunc, ils ne vivent que pour l'instant et ignorent le temps. Celui-ci n'est en effet pas une dimension de la mémoire, qui précède à un ordonnancement d'individus, de lieux, de choses et d'événements dans un présent absolu. "... de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit : ‘Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l'énigme de bonheur que je te propose.'"
(Note 18 )
Bonheur réel parce qu'inexplicable, il ne se trouve pas sous l'emprise de la logique, mais sous celle des sens. Dans son évidence superbe, il nous pose une question. En quoi réside sa force ? Tout au long du Temps retrouvé, Proust s'applique à résoudre cette énigme. "Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas autrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a récréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps."
(Note 19 )


La découverte du temps incorporé abolit la différence entre le passé, le présent et l'avenir, parce qu'il ne procède pas de façon diachronique, en narrant à l'homme son histoire comme s'il la lisait dans un livre. Dans la fulgurance de la simultanéité, il libère l'homme de l'angoisse de la mort. La mort suppose une conception linéaire du temps. Elle est toujours le terme de quelque chose qui a eu un début et un déroulement, aussi imprévisible soit-il. L'expérience de la simultanéité, au contraire, nous soustrait à la dictature de la chronologie, elle nous situe hors du temps. C'est là le secret de sa force. Elle nous touche comme un absolu, comme une rencontre poétique - nous avons déjà utilisé cette expression pour définir l'essence de la mémoire. Si la prose, linéaire, analytique, relate, rapporte et bâtit une continuité jamais certaine, la poésie est synthétique et atemporelle. Même quand elle évoque un absent, elle est plénitude. Elle est de la nature d'une odeur qui apparaît, ne se soucie pas de l'avant ni de l'après, elle est là et nous emplit entièrement. L'odeur amène un souvenir qui nous transporte ailleurs, dans une autre époque et un autre lieu. Sont-ils vraiment autres ? Non, puisqu'ils sont présents : tout se passe ici et maintenant. Nous voilà dans la logique de la rêverie, ce "repos de l'âme" comme l'appelle Bachelard
(Note 20 )
, où en toute impunité, nous goûtons à l'éternité. Nous y goûtons, mais ne saurions nous y tenir...

"De sorte que ce que l'être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c'était peut-être bien des fragments d'existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d'éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu'elle m'avait donné à de rares intervalles dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable."
(Note 21 )


Par une ironie due à un piège de notre pensée, "éternité" ne veut nullement dire éternellement. Car malgré tout ce que le langage semble insinuer, celle-ci n'est pas une durée. Condensation absolue, poétique, elle est une présence - la présence grâce à laquelle le monde, mis à l'écart, fracturé et recomposé dans le kaléidoscope de la pensée verbalisante, nous entoure à nouveau, avec l'évidence d'une émotion sensorielle. Une odeur, un souvenir nous apportent ainsi toujours plus qu'eux-mêmes. En court-circuitant l'ordre établi par le langage, ils nous rendent le monde disponible et nous ouvrent à la possibilité d'une rencontre où, dans l'expérience de l'Autre, ou du Tout-Autre, se cristallise enfin la conscience: "Une rencontre m'a mis en présence de moi-même."
(Note 22 )

 

Sens secret, sens indiscret : de la séduction et de l'impudence


Beauté et péril de la séduction - Adonis, fils de Myrrhe
Une rencontre ? Qu'est-ce au juste ? Une silhouette, un regard, une voix, une odeur : une promesse d'abord, l'intuition d'une plénitude, un instant anticipant sur l'avenir et englobant un passé inconnu, où l'on sent, où l'on subodore ce qu'on ne peut encore savoir. En français, le mot apparaît au XIIe siècle avec la signification de "coup de dés" et de "combat". Ainsi, il y a un élément de hasard dans chaque rencontre, et de mesure des forces.

"Une rencontre m'a mis en présence de moi-même." De moi-même ou d'autrui ? De moi-même à travers autrui ? En vue d'autrui ? Ou ramenée à moi comme seule certitude, elle s'est avérée fermeture à la place de l'ouverture, parce que toute rencontre porte en elle le dessin de son propre échec : telle est en effet la question.

Rencontrer vient de l'ancien verbe encontrer, "venir en face". Soudain, on se trouve en présence de quelqu'un dont on ne sait encore rien, et l'on désire aller de l'avant, dépasser cet instant de flottement. La voie s'ouvre sur l'espoir d'une relation à venir, d'une intimité, d'un lien peut-être durable. Un désir s'éveille et me porte vers cet autre : y aura-t-il une réponse en face ? Improbable simultanéité des désirs. Le décalage est, en fait, de règle, le subterfuge nécessaire. Ce qui se refuse à l'ouverture qu'on propose, on cherche à l'obtenir par des moyens détournés : on le séduit.

Séduire vient de seducere, "mener à part, séparer", et existe dans le latin ecclésiastique depuis 1120, dans le sens de "détourner du vrai, faire tomber dans l'erreur."
(Note 23 )
Au XVIe siècle
(Note 24 )
, la signification se précise : le verbe désigne désormais plus spécifiquement le fait d' "amener quelqu'un à se donner sexuellement ; abuser ; apprivoiser ; débaucher, déshonorer, mettre à mal". Selon la même logique, l'adjectif séduisant vient de l'ancien français "sudiant", "fourbe". En effet, tout un attirail d'artifices, commençant par la garde-robe et les parfums, complément ordinaire de l'amour pour mettre son corps en valeur, en passant par la belle parole pour flatter l'esprit, et se terminant par l'emploi d'aphrodisiaques, d'onguents et de charmes est appelé à l'aide pour suppléer à ce que la seule présence ne suffit pas à donner. Que ce soit L'art d'aimer d'Ovide, si populaire dans tout l'Occident à travers les siècles ou, près de deux millénaires plus tard, De l'amour de Stendhal, le mensonge, la surenchère, la cachotterie et la ruse non seulement ne sont pas interdits, mais sont encouragés et prônés dans la relation entre les sexes. La confiance en la possibilité d'un dialogue réel, d'une communication à cartes ouvertes semble réduite, voire inexistante, et cela où que l'on regarde. Même l'amour d'un Tristan pour Yseult a son origine dans un philtre d'amour. Fait étonnant : une passion qui conduit les deux amants à l'extase et à la mort peut donc naître d'un piège. L'ambiguïté règne. L'artifice n'est-il pas à la fois "art consommé, habileté", "construction ingénieuse de l'esprit" et "moyen pour déguiser la nature ou la vérité, moyen trompeur"
(Note 25 )
?

La séduction serait donc à la fois bonne et mauvaise, fausse et véridique, mensongère et essentielle. Sa nécessité vient peut-être du fait que là où le réel fait défaut (voire : encore défaut), l'imagination doit suppléer à ce manque, et ce faisant crée elle-même du réel. Toute une série de mythes grecs, qui constituent comme le fond onirique de la conscience occidentale, et qui lient mystérieusement la séduction à l'odorat, notre sens de l'imagination, semble confirmer cette thèse - précédant de près de trois millénaires ces mots de Rousseau qui résument le problème d'un point de vue moderne : "L'odorat est le sens de l'imagination ; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau ; c'est pour cela qu'il ranime un moment le tempérament et épuise à la longue. Il a dans l'amour des effets assez connus ; le doux parfum d'un cabinet de toilette n'est pas un piège aussi faible qu'on pense ; et je ne sais s'il faut féliciter ou plaindre l'homme sage et peu sensible que l'odeur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter."
(Note 26 )


L'amabilité des Lumières n'atteint pas au fond tragique où se joue le jeu dangereux de la séduction. Retournons aux sources, où les rapports que nous cherchons à mettre en lumière se dévoilent dans toute leur étendue.

"... En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
En tes contorsions, risible Humanité
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité !"
(Note 27 )


La myrrhe, arbre dont l'écorce possède une odeur excitante et astringente recherchée déjà par les Egyptiens, symbolise l'ambiguïté de l'amertume, qui permet à l'homme de se dépasser. Son odeur provoque des effets tantôt euphoriques, tantôt excitants, jusqu'à l'extase et la transe. Utilisée dans le domaine de la médecine, de l'hygiène et de la magie, elle servait à l'embaumement et fut offerte à l'enfant Jésus dans sa crèche par les Rois Mages avec l'or et l'encens, et une deuxième fois près de la croix.
(Note 28 )
Chez les Hébreux, elle s'emploie en parfumerie et en médecine sous forme de fumigations et de baume. "Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe  /  qui repose entre mes seins..."dit le Cantique des Cantiques.
(Note 29 )
Chimiquement, la myrrhe orangée est un mélange de substances diverses, fait de 10 %  d'huiles essentielles, de 30 % d'alcool de résine et de 60 % de gommes et d'enzymes.
(Note 31 )
Cette résine amère est liée, par le nom sous lequel elle nous est connue, à un mythe qui met à nu le péril, mais aussi toute la beauté de la séduction.
(Note 31 )


Myrrha, fille de Cinryas, Roi de Chypre - cette grande île qui, durant toute l'Antiquité, passait avec "l'Arabie heureuse" pour le pays des aromates - était une jeune fille belle et attrayante, dont le caractère farouche n'acceptait la demande en mariage d'aucun de ses nombreux prétendants. Aphrodite, se sentant offensée, la punit du pire des châtiments : parce qu'elle n'a su aimer personne, Myrrha se voit affligée d'une passion brûlante pour son propre père, le seul homme avec lequel l'union est frappée d'interdiction totale. Passant outre, la jeune fille, avec l'aide de sa nourrice, se donne à lui dans le lit conjugal, remplaçant sa mère pendant la fête des Thesmophories, où les époux sont passagèrement séparés. Quand Cinryas se rend compte de l'identité de sa jeune et ardente amante, il veut la tuer. Myrrha s'enfuit enceinte et, errant par monts et par vaux, arrive en Arabie au terme des neufs mois de sa grossesse. Lasse de vivre ainsi, elle prie les dieux de la punir et de la libérer de la condition malheureuse dans laquelle elle se trouve. Son aveu est pathétique: "O Divinités, s'il en est qui prêtez l'oreille aux aveux, j'ai mérité et je ne refuse pas de subir un cruel supplice. Mais, pour ne pas offenser les vivants, si ma vie se prolonge, ou si je meurs, les défunts, bannissez-moi de leurs deux séjours; et, par une métamorphose, consentez à me soustraire à la vie comme à la mort."
(Note 32 )


Myrrha est transformée en arbre, mais elle continue de pleurer. Les larmes amères et odorantes de Myrrha - "ces larmes sont hautement prisées", dit Ovide
(Note 33 )
- coulent abondamment à la délivrance d'Adonis, l'enfant parfumé de l'inceste qui sort d'une fente s'ouvrant dans l'écorce de l'arbre. Sa beauté est telle qu'il séduit Aphrodite elle-même, tirant ainsi "vengeance des feux qu'elle alluma en Myrrha, sa mère."
(Note 34 )
Dans le monde grec, le destin joue même avec les dieux. Celle qui, d'ordinaire, contemple, impassible, les tourments de l'amour causés par son fils Eros aux pauvres mortels est elle-même touchée par l'une de ses flèches. Aphrodite la céleste aima Adonis autant que celle qui règne sur le monde souterrain, Perséphone, l'épouse du terrible Hadès, au point que Zeus dut départager les revendications des deux déesses : à chacune fut imparti un tiers de l'année en compagnie du jeune homme, le dernier tiers restant à sa disposition personnelle. Il choisit de le passer avec Aphrodite. La déesse de l'amour subit ainsi elle-même les joies et les peines de la passion, et aussi ses avatars : lors d'une chasse, Adonis est tué par un sanglier. Désespérée, Aphrodite fait pousser de son sang l'anémone au visage d'étoile et à la tige fragile.

Voilà le mythe qui, fidèle au genre, pose plus de questions qu'il ne fournit de réponses. Marcel Détienne l'a analysé selon la logique de la civilisation dont il est issu, en démontrant la cohérence des différents codes - botanique, zoologique, astral et sociologique - qui permettent de le lire correctement
(Note 35 )
. Cependant, toute la mythologie gréco-romaine a été connue et interprétée, utilisée comme allusion et comme savoir en Occident à travers les siècles, alors que les codes correspondants étaient depuis longtemps oubliés. Les questions que posaient les différentes histoires n'en devenaient que plus pressantes. Celles qui nous intéressent ici ont trait aux rapports entre la séduction, qui débute par une odeur, qui est peut-être intrinsèquement odeur ou de toute façon apparentée à elle par quelque trait de caractère qu'il importe de saisir, et la mort. Pourquoi Adonis, aux origines inavouables et dont le nom signifie curieusement "Mon Seigneur", fut-il à ce point aimé ? Aimé par tous ceux qu'il rencontra ? Aucun trait de caractère distinctif ne lui est attribué. Il n'a pas de personnalité propre, il est la séduction même. Tout charme et beauté, il ne peut survivre à ce qui fait son attrait physique. Il n'est que paraître, et c'est pourquoi il doit mourir jeune.

Etre ou paraître : dans le mythe d'Adonis, les deux modalités se rencontrent, se contredisent et se complètent. La symbolique employée l'annonce d'emblée. L'enfant parfumé (tout paraître), voué à la mort précoce, est aimé par la déesse immortelle (toute être), qui sent divinement bon. En effet, la présence d'un dieu chez les anciens grecs ne se manifestait pas seulement par un rayonnement intense de lumière, mais aussi et surtout par une odeur merveilleuse. Les parfums les plus délicieux émanaient de l'Olympe, séjour des immortels, alors que les puissances de la mort, comme les Harpyes, exhalaient une puanteur répugnante. Mais Aphrodite, la déesse de l'amour, sentait meilleur que tous les autres. Elle se nomme Hédoné, Plaisir sensuel, quand, entourée de fragrances, elle se présente au jugement de Paris "toute fière de la puissance du désir".
(Note 36 )
Ce désir, Adonis l'incarne aussi, mais à la manière des humains. Dans le vocabulaire amoureux des Grecs, Adonis est synonyme de "parfum d'amant". Adonis est à la fois amant et parfum, d'une certaine manière il n'est que parfum, essence fugace qui se perd quand on veut la saisir. La passion qu'Aphrodite éprouve pour lui est provoquée par le suc de l'arbre à myrrhe d'où il est issu, et dont le parfum, à la fois doux et amer, rend ardent et brûlant. C'est le propre de la séduction humaine, elle a le visage de la douceur et laisse un goût d'amertume. Le feu impur de l'inceste qui a donné naissance à Adonis le mène à la mort. A la mort et à la métamorphose. "... que par l'exil plutôt cette race impie paye ses crimes, ou par la mort, ou par un châtiment, s'il en est un, qui tienne le milieu entre la mort et l'exil. Et ce châtiment, quel peut-il être, sinon une métamorphose ?"
(Note 37 )


Métamorphoses florales dans la mythologie grecque
La métamorphose d'un humain se situe en effet à mi-chemin entre la mort et l'exil. Comme la mort elle est un anéantissement, mais relatif et partiel car, d'une certaine manière, elle biaise avec la mort en créant quelque chose de nouveau à partir d'elle ; et comme l'exil, elle est un éloignement - non pas d'une terre, d'un lieu, mais de soi-même, un déracinement de son propre corps. En même temps, elle accomplit le destin du métamorphosé par une transfiguration et livre ainsi  les clés pour le sens de cette existence terrestre désormais pérenne. La métamorphose d'un dieu est tout autre, elle est réversible à volonté et obéit toujours à des fins de séduction et de rapt. Pour enlever Europe, Zeus se transforma en taureau, pour conduire Ganymède à l'Olympe, il endossa le corps de l'aigle. Mais jamais une divinité gréco-romaine ne s'est métamorphosée en fleur ou autre végétal. Pourtant, Flora porte, comme Fortuna, la corne d'abondance... Contrairement à la faune, la flore n'est pas sujette à une démonisation, même dans le cas des plantes vénéneuses. Il existe des affinités, et aussi des aversions, entre certaines plantes et des divinités, notamment des déesses. Le fait qu'aucun dieu ne se soit transformé en végétal et celui, parallèle, que tant de fleurs et d'épices à l'odeur spécifique prennent leur origine dans une métamorphose amoureuse humaine, définit une problématique et indique une voie de recherche.

D'autres mythes racontent en effet des histoires semblables et nous permettent de poser les questions autrement. En examinant le Livre X des Métamorphoses, nous voyons que le récit de Myrrha et d'Adonis est inséré dans une série d'histoires d'amour entre des dieux ou des déesses et de jeunes hommes ou de jeunes filles, qui se terminent toutes par la mort suivie de la métamorphose de l'être humain impliqué dans une telle relation. Le cyprès naît de Cyparissus, le plus beau des enfants de Cos qui, par mégarde, tua le cerf qu'il aimait. Insensible aux consolations de Phébus, son amant, il décida de suivre dans la mort l'animal chéri. La douleur le figea et le transforma. Devant celui qui est devenu un arbre, le dieu Apollon "... poussa un gémissement et dit avec tristesse: ‘Je verserai sur toi des larmes, tu en verseras sur les autres et tu seras le compagnon de la douleur'."
(Note 38 )
Hyacinthe, éternellement célébré dans la fleur au nom identique, fut tué comme le cerf de Cyparissus , par mégarde. Dans son cas, c'est Apollon même qui apporta la blessure mortelle au jeune homme aimé : retournement typique de la mythologie grecque où une problématique est toujours observée sous bien des angles. Encore une fois, Phébus se lamente: "... Je vois ta blessure, mon accusatrice. Tu es ma douleur et mon forfait. C'est ma main que l'inscription de ta tombe devra accuser de ta mort ! C'est moi qui suis responsable de ton trépas. De quoi cependant suis-je coupable ? A moins qu'avoir joué ne puisse être appelé un crime, et qu'avoir aimé ne puisse être appelé un crime aussi ! Que ne m'est-il permis de perdre la vie, châtiment mérité, avec toi. Mais, puisque nous sommes obligés de subir les lois du destin, tu seras toujours présent pour moi, et ma bouche, fidèle à ton souvenir, redira ton nom..."
(Note 39 )


Dure loi de l'amour, à la tragédie omniprésente et au bonheur éphémère, qui rend pareils dieux et mortels. Pour les Grecs, l'amour est toujours blessure, symbolisée par les flèches d'Eros. Il est fréquemment assimilé à une maladie
(Note 40 )
et la plupart du temps, il se termine mal. Même Hadès n'échappe point à ce destin, ce qui ne manque pas d'ironie. Déméter, la mère de Perséphone, son épouse légale, tua en effet et mit en pièces sa maîtresse, la nymphe Mintha, qui avait défié présomptueusement sa fille sur le terrain de la beauté. Dans son deuil et éternel regret, le Souverain du monde souterrain la métamorphosa en plante odorante, la menthe, qui pousse en abondance sur le mont Minthé, aux confins de l'Arcadie, l'un des centres cultuels du dieu. Leucothoé et Clythié, toutes les deux aimées de Mars, furent transformées l'une en arbre à encens, l'autre en héliotrope. Le monde s'enrichit d'odeurs au fur et à mesure que les amours se brisent, fauchés par la mort.

Dans ce jeu de la séduction et de l'amour, de la mort et du souvenir, les odeurs jouent un rôle ambiguë. En effet, la métamorphose d'un corps promis à la pourriture en son contraire, une plante aromatique, permet à un amant et à sa maîtresse (ou à l'éphèbe aimé) de se rejoindre dans un ailleurs imaginaire, qui n'est ni matériel, ni totalement immatériel. L'odeur nouvelle accomplit la fonction de médiation entre le monde divin, immuable et pérenne, et le nôtre, destiné à disparaître tout entier. Serait-ce de l'hybris que de vouloir unir les deux par un lien d'amour ? Les mythes semblent confirmer, et en même temps infirmer cette thèse. Chacune des histoires relatées ici raconte un échec, chacune une création. Ce sont des échecs transfigurés en souvenir agissant : de la personne aimée il ne reste qu'une odeur, mais celle-ci existe désormais de façon éternelle. Ephémère par nature, mais persistante et récurrente, l'odeur médiatrice chemine entre l'être et le paraître, entre le divin et l'humain.
 
Marcel Détienne a développé ce rôle de médiation des aromates dans le monde grec à la fois sur le plan des sacrifices où, montant en fumée parfumée, ils assuraient la communication verticale entre le monde des hommes et celui des dieux, et sur un plan horizontal où, réservés à des fins érotiques, ils permettent d'unir des êtres normalement disjoints. Cette mystérieuse efficacité des odeurs au niveau de la communication non verbale entre les humains a été remarquée et réprouvée par les moralistes, le Platon de La République en tête. Qu'est-ce au juste qui les inquiète ? L'histoire de Myrrhina, tirée cette fois-ci de la comédie, peut nous éclairer à cet égard.

Dans Lysistrata d'Aristophane les femmes, lasses de voir leurs maris engagés dans la guerre, déploient une stratégie originale. Myrrhina ( la "petite myrrhe", dont le nom désigne en fait la myrte), donne l'exemple en excitant son mari par tous les moyens naturels et artificiels de la séduction, pour le laisser ensuite à son désir, le "faire rôtir" en "le mettant sur le gril", selon la terminologie du texte grec. Devant cette force-là, l'homme est sans armes. Livré à ce qu'il y a d'obscur en lui-même, il prend conscience de sa faiblesse, qu'escamotent habituellement les rapports apaisés du mariage, lesquels lui assurent de surcroît une domination facile et sans risque. Rien de tel ici. Il est significatif pour la problématique que nous cherchons à cerner que le nom de Myrrhina, la myrte, plante consacrée à Aphrodite, serve à désigner soit le clitoris, soit le sexe de la femme. Or, une des versions du mythe d'Adonis relate la métamorphose de sa mère non en arbre de myrrhe, mais en pousse de myrte. C'est dans ce contexte sémantique que l'histoire de l'enfant parfumé, du jeune amant d'Aphrodite à l'existence fatalement éphémère, rencontre une de ses significations fondamentales. Car à quoi la séduction se réfère-t-elle par toutes sortes de signes, sinon à la surpuissance sexuelle ? Celle-ci est communément attribuée aux femmes, et à certains hommes seulement, qui doivent la payer cher. Le mythe d'Adonis montre que la surpuissance sexuelle mène droit à la mort. Toute la pensée antique s'en méfie, comme elle se méfie de la passion, et cette méfiance a survécu en Occident parallèlement à la fascination que celle-ci exerce sur ceux qui réfléchissent aux transports de l'âme et de la chair. Immanquablement, ces transports ont lieu en dehors du mariage, lieu de la procréation et du plaisir prudent. Rien d'étonnant à ce que les Adonies, fête consacrée à la mémoire de l'amant d'Aphrodite, célèbrent les unions illégitimes. Courtisanes, concubines et amants secrets livrent aux yeux du public pendant un court laps de temps le spectacle de la licence féminine, "l'image du dérèglement, de la ‘truphé' que les femmes, livrées à elles-mêmes, produisent inévitablement."
(Note 41 )


Plusieurs thématiques se mêlent ici et découvrent des hantises anciennes. Quel est au juste ce pouvoir de séduction que les femmes exercent sur les hommes, et par lequel elles se montrent soudain supérieures ? Est-ce une force bonne ou mauvaise, loyale ou perfide ? Faut-il y céder, ou s'en protéger, s'en défendre ? Chez les anciens Grecs, deux puissances également divines et opposées incarnent ce pouvoir et montrent son caractère profondément ambigu. Charis, qui symbolise le don de l'être, la générosité dans son apparence désirable, est flanquée, avec Pothos et Himeros (respectivement le désir de la personne absente et le désir de la personne présente), de Peitho, la persuasion. Entièrement du côté du paraître, celle-ci représente le jeu des apparences qui éveille l'attirance amoureuse, et capture l'être convoité. Dans la pensée grecque, l'union parfaite entre deux êtres paraît impossible. Ce n'est pas par hasard que l'amant attitré d'Aphrodite soit Arès / Mars, le dieu de la guerre. Peitho fascine par des stratégies complexes qu'elle exerce sur les sens : des illusions visuelles, auditives et olfactives jouent avec l'imagination de la proie et la dévoient, retournent ses sentiments jusqu'à lui enlever toute volonté propre. Or, dans le sillage d'Aphrodite, Charis et Peitho apparaissent ensemble. Tout dépendra, en effet, de l'équilibre qui règne entre les deux.

Si Charis domine, le don généreux, la rencontre débouchera sur un échange, et le jeu de séduction de Peitho n'aura fait que combler l'espace d'indétermination où a lieu, en un premier temps, le mouvement de l'un vers l'autre. L'important est que les deux parties engagées auront fait du chemin, non pas forcément le même, mais que chacun ait ébauché un mouvement en s'avançant vers l'autre. En se rencontrant, chacun trouvera l'autre tout en se trouvant lui-même. "Une rencontre m'a mis en présence de moi-même..". Si au contraire c'est Peitho qui mène le jeu, le mouvement est unilatéral : sans s'engager soi-même, la séductrice (ou le séducteur) attire la cible de son désir dans ses rets. Mais ils ne l'attirent pas vers eux-mêmes, la rencontre n'a pas lieu. Au rendez-vous, il n'y a personne : il n'y a qu'un vide qui aspire le sujet désiré. Celui-ci (et c'est là que la situation est viciée d'emblée) est objet aux yeux de la personne pour qui la séduction est un jeu. Il s'en lassera rapidement, comme un enfant de son jouet, l'abandonnera pour un autre, l'essentiel étant de l'avoir conquis, de l'avoir comptabilisé sur la liste de son avoir. "Mà in Spagna / mille e tre..." chante Don Juan. Conquérir pour posséder : c'est mettre l'avoir dans la balance contre l'être, c'est miser sur l'avoir par défaut d'être. L'entreprise est vouée à l'échec. La fin du désir réduit à lui-même est la mort, et non la jouissance. Le plaisir qui n'est que plaisir dévoile ici son terrible secret. Loin de procurer satisfaction et repos, et à l'opposé de la plénitude, il mène au néant. Si Don Juan et Lulu doivent mourir après avoir détruit tous ceux qui les ont aimés sans les avoir aimés en retour, ce n'est pas pour des raisons de justice rétributive. La mort est leur destin, elle est inscrite dans la logique de la séduction pour la séduction, celle de l'être qui nie à soi-même, et aux autres, la qualité d'être, qui n'est que par l'avoir. Or, tout ce qu'on a peut se perdre, et on n'est alors plus rien. C'est peut-être le message principal de tous ces mythes grecs qui racontent la métamorphose d'une personne en plante aromatique : que toute forme de séduction porte en soi le principe d'une menace de corruption.
(Note 42 )



L'odorat et l'imagination
Menace, mais non garantie de corruption. Charis et Peitho, Peitho et Charis, Charis seule ou Peitho seule, il y a toujours deux modalités pour la séduction, l'une se situant du côté de l'être, l'autre du paraître. A nous de choisir, même si généralement, nous oscillons entre les deux. J'existe donc je mens s'appelle le poème mystérieux de Javier Lentini que nous avons cité en exergue de la partie consacrée à l'odorat. Relisons-le. A présent nous sommes plus aptes à le comprendre et à voir en quoi l'odorat, notre sens de l'imagination, est lié à la problématique de la séduction et de la mort, de l'être et du paraître ; et pourquoi les odeurs sont, dans ce domaine, des symboles si puissants.

 
J'existe donc je mens

        Peut-être apprendrai-je maintenant
à apprécier l'arôme des fleurs
discerner seulement à quel point
ne furent qu'artifices les pétunias
de ce vase vitreux
        La bougainvillée des îles tropicales
        Et les précieuses roses des sables
ou une pensée de ma main blessée

    Il me faut inventer de "senteurs nouvelles"
De sucre et de jasmin
                                de fumée et de lierre
de feuilles mortes effrayées et de foin brûlé

Ce n'est qu'en discernant des sculptures dans les
pierres
que "je retrouverai
                    Le Séjour Parfumé"

Avec encore plus d'invention
                                respire maintenant ! :
        et apprécie la douce puanteur du mensonge.

               Javier Lentini
 

L'invention, fille de l'imagination et soeur jumelle de l'illusion, nous fait découvrir "la douce puanteur du mensonge" : l'odeur de ce qui est tout juste en train de virer à la pourriture et qui atteint une douceur extrême au moment même où l'écoeurement se fait sentir, indiquant ainsi discrètement son appartenance aux puissances de la mort. Le mensonge dont il est question ici, c'est la promesse non tenue, c'est le leurre d'une beauté qui, par sa perfection, fait miroiter l'éternité pour s'affaisser dans le néant. La séduction, une dé-viation. Comme aucun autre poète, Baudelaire s'est servi des odeurs pour exprimer cette réalité-là. "De tous les symboles ambivalents dans le monde érotique baudelairien (la lune, le serpent entre autres) le plus puissant est l'odeur. Elle enveloppe, elle imprègne, elle entête : c'est le substrat de la "spiritualité" démoniaque, chair saturante et diffuse, fausse aura psychique émanant du corps féminin. Cette essence quasi spirituelle n'est qu'un étirement, jusqu'à l'ubiquité, de l'insidieuse séduction animale."
(Note 43 )


L'obsession décrite ici apparaît en filigrane dans toute la littérature amoureuse occidentale : entre le divin et l'animal, l'incompréhensible hypertrophie de la sexualité féminine. Tantôt exaltée, tantôt décriée, jamais comprise par la psychologie masculine pour qui elle constitue de toute façon une menace. Par défaut d'être ou par défaut de vitalité ? Les deux ne sont pas toujours nettement séparés, les réponses varient et sont, par principe, foncièrement ambiguës. A travers la dialectique de la pureté et de la souillure, le poète accablé de sa finitude trace sa voie. "Ô fangeuse grandeur ! Sublime ignominie !" Pour Baudelaire, le corps de la femme est le lieu où s'opère la médiation entre le haut et le bas, il est l'axe de l'univers, tantôt "géant" se distendant à l'infini, tantôt charogne. Il est un milieu, comme une odeur, existant à la fois pour lui-même et nous parlant de ce qui n'est pas lui.
 
"... Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l'oubli
Bien loin des pioches et des sondes ;
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes."
(Note 44 )


Le regret qui émane de tout parfum, c'est justement le regret du mensonge, sa "douce puanteur". Ce mensonge qui paraît inévitablement lié à l'imagination, ou plutôt à son expression, ce mensonge auquel nous ne saurions échapper. Mensonge existentiel et ambivalent comme la séduction, dont nous devons encore préciser les contours, mais dont le terrain favori serait la sexualité. Une page de Sartre sur la signification des odeurs chez Baudelaire éclaire le parallélisme que nous cherchons à mettre au jour.

"Le parfum existe ‘à regret', et ce regret même, nous le respirons avec lui, il fuit en même temps qu'il se donne, il pénètre dans les narines et s'évanouit, fond aussitôt. Pas tout à fait pourtant : il est là, tenace, il nous frôle. (...) L'odeur d'un corps, c'est ce corps lui-même que nous aspirons par la bouche et par le nez, que nous possédons d'un seul coup comme sa substance la plus secrète et, pour tout dire, sa nature. L'odeur en moi, c'est la fusion du corps de l'autre à mon corps. Mais c'est ce corps désincarné, vaporisé, resté, certes, tout entier lui-même, mais devenu esprit volatil. Cette possession spiritualisée, Baudelaire l'affectionne particulièrement : bien souvent on a l'impression qu'il "respire" les femmes plutôt qu'il ne fait l'amour avec elles. Mais les parfums ont pour lui, en outre, ce pouvoir particulier, tout en se donnant sans réserves, d'évoquer un au-delà inaccessible. Ils sont à la fois le corps et comme une négation du corps, il y a en eux quelque chose d'insatisfait qui se fond avec le désir qu'a Baudelaire d'être perpétuellement ailleurs."
(Note 45 )


Quelque chose d'insatisfait : dans nos pages sur le goût, nous avons étudié notre éternel balancement entre le manque et la satiété, entre le vide et le plein qui engendre aussitôt un nouveau vide, déterminant ainsi le cercle vicieux du désir. Le goût étant le sens de la matérialité, ce mouvement est réel et permanent, nous pouvons le retracer dans notre corps. L'odorat provoque, lui aussi, le désir, mais à aucun moment il n'est capable de donner de la satisfaction. Il opère par le regret : les parfums ne sont déjà plus alors qu'on les sent encore, ils renvoient à autre chose qu'à eux-mêmes. Se déployant dans ce qui est mensonger et en même temps essentiel, éphémère et permanent, pénétrant et fugace, faux et véridique, l'odorat est le sens qui reflète mieux que tous les autres la condition humaine sur un plan moral. Il illustre par son fonctionnement notre être en perpétuel changement, ce moi oscillant entre le présent et le passé, adhérant à des rôles parallèles et étanches qui évoluent dans différents systèmes de valeurs. Jamais tout entier en un lieu et en une date, il est évanescent à lui-même, tachant désespérément de devenir ce qu'il est déjà sur un plan essentiel quelque part. "Le désir d'être perpétuellement ailleurs" ressenti par Baudelaire n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'expression de l'insatisfaction d'être ce qu'on est, car il cherche, à travers d'autres lieux et d'autres présences, ce qui nous manque hic et nunc.

Or, ce qui manque est toujours ce qui nous manque à nous-mêmes. "Si la chose est vide, c'est qu'elle est vide de vous" dit Rabbi Meïr, l'un des docteurs du Talmud les plus attachants par sa grande capacité d'aimer et de percevoir la beauté même dans le vil et le médiocre. Ce qui signifie que l'ambiguïté n'est pas dans l'objet, ni dans notre désir, mais dans l'intention seule, dans la bonne ou la mauvaise foi avec laquelle nous nous préparons à une rencontre. "Encontrer" - "venir en face" de quelqu'un, avec comme résultat un face à face. Double présence qui suppose que chacun soit présent à lui-même. Or, tout le problème semble être celui-là. Etre ce qu'on est, alors qu'on n'est jamais tout à fait, qu'on n'est jamais d'un bloc, que le mensonge nous guette à chaque instant. "De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis," dit Sartre dans ses réflexions sur la mauvaise foi.
(Note 46 )
D'où la nécessité de la médiation : médiation entre l'apparence et l'essence, entre le passé et le présent, entre le changeant et le permanent dans une personne. A savoir que « personne » vient de persona, mot qui à l'origine signifie "masque de théâtre"...

Nous voyons maintenant plus clairement pourquoi les odeurs servent de symboles précisément dans le domaine où s'opère, presque malgré nous, et par une sorte de mouvement spiralé qui rappelle étrangement l'expansion d'un parfum dans l'espace, la définition de notre identité. L'odorat est notre sens de la médiation, mais sur un autre plan que le goût.  Il n'est pas, comme celui-ci, un échange permanent entre nos facultés matérielles et spirituelles, mais oscille, au sein même de notre nature spirituelle, entre ce qui appartient à notre psychisme et ce qui se réfère à une réalité plus haute, à cet absolu tant désiré qui se dérobe. L'odorat, notre sens de l'âme. Les odeurs prennent leur signification par rapport à ce à quoi elles se réfèrent. Ainsi, fidèle à l'ambivalence fondamentale qui caractérise les symboles les plus puissants, la myrrhe, l'essence qui nous a servi d'exemple pour tout ce développement, renvoie-t-elle à ce qu'il y a de plus dangereux en nous, et également à ce qu'il y a en nous de divin. Originaire de l'incestueuse et insoumise Myrrha, proie au désir incontrôlé, elle a donné son nom à la Vierge Marie elle-même qui, dans une Sequenza anonyme, est qualifiée de "cypris botrus, myrrhae fasciculus", de "grappe de Chypre, petite branche de myrrhe". Le parallélisme n'est pas fortuit, il vise au contraire  la signification profonde attachée à cette odeur. Le moyen âge, loin encore de la pudibonderie hypocrite d'époques ultérieures, entend bien par là se référer à l'aspect sexuel du parfum de Marie, à une sexualité, dans son cas, subsumée dans l'idée de beauté. Ainsi cet hymne marial, qui dit explicitement: "Tu rosa, tu lilium / cuius Dei Filium / carnis ad connubium / traxit odor"
(Note 47 )
("Tu es la rose, tu es le lis, dont l'odeur de la chair amena au mariage le Fils de Dieu"). Cette odeur virginale qui fait sortir du fond de sa forêt la dangereuse et merveilleuse licorne impossible à capturer pour le chasseur ordinaire...

Dans son Bestiaire d'amour, Richard de Fournival, au milieu du XIIIe siècle, lie très naturellement les deux expressions contradictoires que le pouvoir des odeurs - pouvoir séducteur par excellence - peut revêtir. Là encore, l'une est dirigée vers l'être, symbolisé par le repos de la licorne, l'autre vers le paraître, la séduction humaine qui entraîne la mort. "Et je fus pris également par l'odorat, tout comme la licorne, qui s'endort au doux parfum de la virginité de la demoiselle. (...) Amour, qui est un chasseur avisé, plaça sur mon chemin une jeune fille à la douceur de laquelle je me suis endormi, et qui m'a fait mourir d'une mort telle qu'il appartient à l'Amour, à savoir le désespoir sans espérance de merci. C'est pour cette raison que j'affirme que je fus pris au piège par l'odorat : et par la suite encore, elle m'a tenu continuellement à sa merci par l'odorat, et j'ai abandonné ma volonté pour suivre la sienne, tout comme les animaux qui, une fois qu'ils ont senti à son odeur la panthère, ne peuvent plus s'éloigner d'elle, mais au contraire la suivent jusqu'à la mort, à cause du doux effluve qui s‘échappe d'elle."
(Note 48 )


La boucle est bouclée quand on sait que la panthère, prédateur mortellement dangereux qui ensorcelle sa proie avec sa douce haleine, est aussi un symbole du Christ. Dans ce jeu des ambiguïtés il nous est possible de creuser encore davantage le rapport qui existe entre Myrrha et Marie. Celui-ci se trouve dans l'alliage de la douceur et de l'amertume, qui a toujours fasciné l'homme dans l'odeur de la myrrhe, et qui recèle l'un des secrets de la séduction féminine. Secret dont il convient de conserver l'intégrité : nous ne pouvons pas choisir entre l'être et le paraître, nous sommes continuellement entre les deux. Goethe, dans sa grande sagesse, l'a reconnu en mettant cet aveu dans la bouche d'un de ses personnages les plus attachants, la jeune Mignon du Wilhelm Meister : "So lass mich scheinen / bis ich werde..." ("Laisse moi l'apparence / jusqu'à ce que je sois"), chante-elle. Les grands compositeurs romantiques ont aimé ces paroles et les ont mises en musique, oscillant, eux aussi, et tout comme l'odeur de myrrhe, entre la douceur et l'amertume, l'une s'y trouvant plus du côté de Schubert, l'autre de Hugo Wolf...

L'odeur importune


Douceur et amertume : il n'y a d'odeurs que mélangées. Un rien suffit pour les faire basculer d'un camp à l'autre. D'enivrant le jasmin devient entêté, et ce qui a évoqué la vie, la légèreté, la gaieté s'appesantit soudain et rappelle la mort et la pourriture. Comme l'odeur est prégnante, adhésive et d'un caractère expansif, elle tend  à recouvrir tout le réel d'un codage que nous ne déchiffrons pourtant pas toujours aisément. Qu'est-ce qui nous fait plaisir dans cette sphère qui vient de se constituer mystérieusement, ou qu'est-ce qui nous importune ? Nous savons aujourd'hui qu'il n'y a pas d'explication du caractère agréable ou désagréable d'une odeur au niveau des récepteurs. Ceux-ci sont complètement neutres, c'est le centre intégrateur du cerveau qui fournit, comme un assaisonnement, les impressions hédoniques associées.

Car, contrairement à ce qui se passe au niveau de la réception, une odeur ne paraît jamais neutre. La fragrance et la puanteur sont universelles. Il y a un mot pour elles dans toutes les langues, et quand on parle de "bonne" ou de  "mauvaise odeur", il y a accord sur le concept. Il est cependant déjà plus difficile d'en déterminer le contenu. Existe-il des odeurs qui sont mauvaises pour tout le monde ? Les enfants ne montrent en général pas de signes de répulsion pour des effluves qu'un adulte jugerait nauséabondes. Or, beaucoup d'animaux s'effraient à l'odeur de la décomposition et évitent les endroits où ils ont déposé leurs excréments. Ainsi, les chevaux au pré ne mangent pas l'herbe qui se trouve à proximité des crottins. En serait-il autrement pour notre espèce ? Comme nous le verrons, les différences d'appréciation concernant la qualité d'une odeur sont considérables d'une culture à l'autre, et varient selon les époques. Ce qui parait intolérable aujourd'hui fut autrefois la norme. Peut-être pouvons-nous cerner le problème en considérant qu'entre une odeur mauvaise et une odeur importune, il n'y a pas identité. Visiblement, pendant de longs siècles en Occident, les mauvaises odeurs (jugées mauvaises par ceux qui les sentaient, les témoignages abondent à ce sujet) n'ont pas outre mesure importuné. Ou si ? La question est délicate. Elle touche à la possibilité que nous avons de connaître réellement quelque chose de la sensibilité des gens à d'autres époques, en somme à tout savoir historique qui dépasse les simples faits consignés. Par extension, elle concerne l'étendue de l'empathie que nous sommes en mesure d'avoir avec nos prochains.
 

Puanteur et sexualité

"... et déjà notre odeur
est celle de la pourriture au petit jour,
déjà sous notre peau si chaude perce l'os,
tandis que sombrent les étoiles au coin des rues."
(Note 49 )


Quel est le sens que nous donnons à la puanteur ? A quoi l'associons-nous ? Il y a  d'abord et surtout l'idée de pourriture. Les synonymes de "puant" cités par le Grand Robert sont "fétide, infecte, nauséabond", en plus "méphitique" et "pestilentiel". La décomposition rode dans tout ce qui est organique. Toute nourriture se gâte, et la sueur et l'haleine, si elles sentent, nous rappellent que notre corps mourra, et dans quelles conditions ; le beurre devient rance, de la vieille graisse puante, la chandelle nidoreuse. Certaines bêtes dégagent d'emblée une odeur forte et désagréable pour notre nez : le blaireau, la fouine, le furet, le putois, le renard - tous des carnassiers. Mais "puant" s'emploie aussi familièrement au sens figuré, se dit d'une action abjecte, d'une attitude méprisable et répugnante, d'une vilenie. Pour saisir la signification profonde de la puanteur dans notre inconscient, examinons quelques textes, et d'abord un autre mythe grec qui en résume bien des aspects.
(Note 50 )


        Tout comme le drame de Myrrha, l'histoire des Lemniennes évolue à partir d'une désaffection, jugée comme une offense, à l'égard d'Aphrodite. Les femmes de l'île de Lemnos, affligées d'emblée d'une odeur repoussante, furent répudiées par leurs maris au profit d'esclaves thraces, qu'ils prirent pour concubines. Dans un accès de fureur, les délaissées égorgèrent en une seule nuit tous les hommes de l'île, y compris les enfants de sexe masculin. D'épouses, les Lemniennes étaient devenues des guerrières, ce qui est, pour la pensée grecque, un détournement de destin. L'aliénation de ces femmes est soulignée par des traits aussi violents que le cannibalisme. La morale grecque admettant l'existence de concubines, la faute du meurtre collectif leur incombait, elles n'avaient pas de circonstances atténuantes. Femmes elles avaient été faites, femmes elles devaient rester. En tant que telles, elles avaient un triple choix et une seule destination : être au service de l'homme. "Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir ; les concubines, pour les soins de tous les jours ; les épouses, pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer", est l'adage devenu célèbre du plaidoyer Contre Nééra de Démosthène.
(Note 51 )
Reflet d'une morale d'hommes faite pour les hommes, comme dit Michel Foucault. La suite du mythe montre le souci d'une pensée qui veut que la conduite de chacun corresponde à sa condition. En effet, quand les Argonautes parvinrent au rivage de l'île, les Lemniennes consentirent à envoyer du vin et des vivres à ces étrangers, tout en les gardant loin de la cité. Voyant au bout d'un certain temps que leurs intentions n'étaient pas hostiles, elles les accueillirent au sein de la communauté, et finirent par les épouser lors d'une fête en l'honneur d'Héphaïstos le Lemnien et de son épouse Aphrodite. Apollonios de Rhodes précise que ces unions furent provoquées par la déesse de l'amour elle-même pour assurer la reproduction de l'espèce humaine sur l'île. Les guerrières retournèrent au fourneau, elles perdirent leur odeur désagréable et devinrent mères comme il sied à leur sexe. Le mythe précise que lors des banquets de mariage, Lemnos toute entière exhala un parfum délicieux.

Suivant les différentes versions conservées, l'odeur infecte des Lemniennes provenait de leur bouche, de leur sexe, ou de leurs aisselles. Cette accusation reflète la méfiance viscérale des anciens envers les odeurs corporelles. A leurs yeux, celles-ci ne vont pas de soi, elles nous indiquent quelque chose qui est à la fois d'ordre physique et d'ordre moral. Le Pseudo-Aristote consacre une section de ses Problèmes à leur sujet, prenant au sérieux chaque détail corporel qui pourrait être interprété comme le révélateur d'une conduite, d'une intention ou d'un état. "Comment se fait-il que les aisselles aient une odeur plus déplaisante que toutes les autres parties du corps ?" se demande-t-il, ou: "Pourquoi les personnes ayant une odeur infecte sentent-elles encore plus mauvais quand elles s'enduisent d'onguents ?" L'odeur de l'haleine et celle de la sueur constituent un souci particulier pour les auteurs (médecins, philosophes, écrivains) qui réfléchissent à ce sujet. Sentir la sueur était considérée comme vulgaire, cette odeur évoquant celle du bouc. La dignité de la personne exigeait de procéder régulièrement à des ablutions. Sinon, on ressemblait à un esclave. L'expression française récente "pue-la-sueur" pour désigner un ouvrier manuel relève de la même vision méprisante envers ceux qui n'appartiennent pas à l'élite de la hiérarchie sociale. Quant à la mauvaise haleine, elle est l'une des nombreuses cibles pour évoquer le ridicule dans la comédie. Un baiser parfumé valorise la bouche qui le donne, elle exhale la douceur de la vie elle-même et prouve la pureté de l'âme. En revanche, la mauvaise haleine rend abject, provoque le dégoût et la moquerie.

Une panoplie de techniques existait dès l'époque antique pour déguiser les odeurs corporelles. Pour remédier à la mauvaise haleine, des pastilles parfumées étaient en vente. Ceux qui ne pouvaient pas se permettre d'acheter de telles préparations mâchaient des feuilles ou des baies odorantes. La consommation d'ail et d'oignons était déconseillée avant un rendez-vous amoureux, et il était hors de question pour un citoyen civilisé de sentir le vin, sauf à l'occasion des banquets. Dans les milieux aisés, on prenait des bains jusqu'à trois fois par jour. L'usage de déodorants et de parfums était répandu chez les deux sexes. Le contrôle des effluves corporels était compris dans une diététique qui englobait le régime alimentaire,  l'exercice corporel, le sommeil et la sexualité. Cette diététique était considérée comme la base d'une vie équilibrée et convenable. "Il établira l'harmonie dans son corps en vue de maintenir l'accord dans son âme," dit Platon
(Note 52 )
.

Revenons au mythe des Lemniennes à la lumière de ces précisions. Pourquoi cet étonnant point de départ, à savoir leur repoussante odeur corporelle ? Vu l'association de la fragrance avec la séduction et l'amour sous le signe de la déesse Aphrodite à l'odeur délicieuse, cette tare révèle un défaut qui se situe forcément au niveau de la féminité. La mutation brusque des Lemniennes d'épouses soumises en guerrières meurtrières montre en effet que déjà au départ, elles étaient de la graine de rebelles, peu aptes au rôle effacé que leur assignait le destin. De quoi s'agit-il réellement dans ce mythe, et quelles peurs véhicule-t-il ? Parle-t-il d'elles précisément, des femmes de cette île, ou de toutes les femmes ? On est en droit de se le demander. Examinons où passe le clivage entre séductrices fragrantes et femmes malodorantes aux yeux des anciens grecs, et quelle est sa signification. En effet, l'odeur que quelqu'un exhalait indiquait quelque chose sur son statut, beaucoup plus que sur sa personne. La séduction, symbolisée par la fragrance, n'était pas considérée comme un élément essentiel du mariage, on y voyait plutôt un danger. Une épouse était censée assurer le lignage en donnant de la descendance légitime à son mari, elle ne devait pas le vider de sa substance vitale en l'excitant à des rapports sexuels trop fréquents et fervents. D'emblée, elle ne sentait pas, ou très peu. "Mulier tum bene olet, ubi nihil olet."
(Note 53 )


Montaigne, dans le chapitre "Des senteurs"
(Note 54 )
de ses « Essais », cite ce vers de Plaute. Le paragraphe qu'il consacre aux odeurs est un exemple frappant de l'extraordinaire survivance des représentations mentales à travers les siècles. En même temps, il montre les mutations souterraines qu'elles subissent avec le passage du temps, les déplacements d'abord imperceptibles qui finissent par en changer le sens. Lisons-en le début :

"Il se dict d'aucuns, comme d'Alexandre le grand, que leur sueur espandoit un'odeur souefve, par quelque rare et extraordinaire complexion ; dequoy Plutarque et autres recherchent la cause. Mais la commune façon des corps est au contraire ; et la meilleure condition qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur. La douceur mesmes des halaines plus pures n'a rien de plus excellent que d'estre sans aucune odeur qui nous offense, comme sont celles des enfans bien sains. Voylà pourquoi, dict Plaute, "mulier tum bene olet, ubi nihil olet", la plus parfaicte senteur d'une femme, c'est ne sentir à rien, comme on dict que la meilleure odeur de ses actions c'est qu'elles soyent insensibles et sourdes."

Comme dans les textes antiques dont il se sert si abondamment, la sueur et l'haleine sont les deux éléments corporels sur lesquels se focalise l'attention de Montaigne. Tout au long de ses essais, il se montre sensible aux odeurs, il se réjouit des bonnes et souffre des mauvaises. La beauté de Paris et de Venise lui parait entachée "par l'aigre senteur"
(Note 55 )
qu'exhalent ces villes. Mais c'est par les femmes que sa réflexion débute. Il ne fait pas de doute qu'à l'époque de Montaigne, elles devaient rarement sentir bon. C'est au XVIe siècle en effet que l'idée d'une "toilette sèche" commence à se répandre en France dans les milieux aisés. Le changement de linge remplace l'usage de l'eau, considérée comme dangereux pour le corps.
(Note 56 )
La poudre était employée pour dessécher les cheveux infestés de poux, alors que les parfums lourds à base huileuse entachaient souvent la peau et lui volaient son éclat. Naturellement, les hommes ne sentaient pas meilleur que les femmes, mais d'une certaine manière on ne leur demandait rien à ce sujet, à part le spectacle d'une chemise impeccablement blanche et de la belle dentelle. Qu'une femme sente mauvais posait déjà plus de problèmes, pouvait éventuellement importuner, car cela ne correspondait pas à l'image qu'on en avait. Or, il est frappant de voir que Montaigne fait, en parlant de l'odeur des femmes, le même amalgame entre le plan physique et moral que les auteurs anciens. "... la meilleure odeur de ses actions c'est qu'elles soyent insensible et sourdes." La qualité première d'une femme consistait ainsi dans son effacement, et cela aussi bien pour les hommes de la Grèce antique que pour Montaigne. Car par nature, ses actions ne pouvaient pas avoir d'éclat, être excellentes. Tout ce qu'on lui demandait était de ne pas se faire "sentir" trop fort, de ne pas nuire. Une crainte - vieille, peut-être permanente - se profile derrière ces affirmations, dont seules les formes ont changé.

Les femmes dans l'Antiquité se lavaient. Et pourtant elles étaient, dans une certaine mesure, toutes considérées comme malodorantes. D'après ce qu'on peut inférer des mythes et des réflexions des philosophes et des médecins, on croyait qu'elles ne sentaient bon que quand, et parce que, l'amour les rendait désirables aux hommes. Mais a priori, elles exhalaient une discrète odeur de pourriture, due à leur origine chtonienne et à leur parenté avec la lune qui symbolisait la corruption dans l'univers mental des anciens Grecs. Les hommes étaient assimilés au soleil, duquel provenaient toutes les fragrances. Anatomiquement, les femmes étaient considérées comme des versions plus froides de l'homme, possédant les mêmes organes, mais n'ayant pas suivi la même évolution. C'est pourquoi elles devaient couvrir leur corps. La nudité glorieuse au gymnase, si souvent représentée sur les bas-reliefs, fut l'apanage de l'homme, plus précisément du citoyen libre. Une femme respectable ne quittait que rarement la maison, comme si la fraîcheur ombragée des intérieurs seyait mieux à sa nature que les extérieurs lumineux. Les rares fois qu'elle se montrait dans la rue, la décence voulait qu'elles soit emmitouflée des pieds à la tête, et accompagnée.

La température du corps - température intrinsèque due à la répartition des humeurs, qui était censée être différente chez l'homme, la femme et l'esclave - revêtait aux yeux des Anciens une importance que nous avons aujourd'hui de la peine à imaginer. Loin de n'être qu'un détail physique, elle reflétait l'ordre cosmique et impliquait des jugements moraux. On croyait que les fétus qui étaient suffisamment chauffés en début de grossesse devenaient des garçons, les autres des filles. Quand la chaleur nécessaire faisait défaut dans le ventre maternel, un être plus mou, plus froid et plus informe qu'un homme allait voir le jour.
(Note 57 )
Après Diogène d'Appolonie, Aristote réfléchit à ce sujet dans De generatione animalium. Il considère que le sang des menstrues était du sang froid et le sperme du sang bouilli, supérieur au premier car capable d'engendrer. Pour lui, la femme relève de la matière, ce qui explique son caractère passif, l'homme de la forme, du principe actif. Ainsi, la différence entre les sexes n'était pas considérée comme une différence de nature, mais de qualité. Galien, dont les vues ont déterminé la pensée scientifique pendant près d'un millénaire et demi, stipule l'égalité anatomique entre l'homme et la femme, dont les organes sexuels seraient la reproduction exacte des organes masculins tournés vers l'intérieur.

Dans la médecine des humeurs, la température corporelle détermine non seulement le sexe, mais aussi les capacités propres de chacun. Elle décide si un être est fait pour dominer ou pour subir, pour agir ou réagir, pour s'exposer ou se retirer. La vision, l'audition, même la faculté de parler, de se servir du logos en dépendent. Ce dernier, réservé à l'homme libre - le logos est en effet la qualité qui le fait accéder à la dignité de citoyen -, est censé chauffer le corps, alors que la pensée solitaire le refroidit. Les femmes et les esclaves étaient considérés comme physiologiquement passifs, froids, maladroits à parler et donc incapables de raison. La domination de l'homme sur les unes et les autres paraissait ainsi "naturelle", programmée dans les particularités physiques et morales de chacun. La vertu de sophrosyne, la tempérance, jugée comme éminemment virile, et signe du sujet pensant, était regardée comme une preuve supplémentaire de la disposition naturelle de l'homme à gouverner : celui qui est maître de lui-même peut être celui des autres.

Quant aux femmes, elles passaient pour être constitutivement intempérantes. Soumises à leurs appétits tant alimentaires que sexuels, elles restaient proches de la bestialité et constituaient ainsi une menace pour l'homme, notamment à l'époque de la canicule, où leur désir se déchaînait. Plus résistantes à la chaleur à cause de l'humidité de leur nature, que leurs maris au tempérament plus chaud et plus sec, elles les incitaient sans ménagement aux rapports sexuels qui les vidaient, les desséchaient et les livraient à une vieillesse prématurée.

L'acte sexuel, dans la pensée grecque classique, est considéré selon le schéma de la pénétration et de la domination mâle. Le dominé est le ou la pénétré(e), la règle est simple. Comme le fait remarquer Michel Foucault
(Note 58 )
, il y a isomorphisme entre la relation sexuelle et la relation sociale. Les deux paraissent comme des rapports de force entre un supérieur et un inférieur, un actif et un passif, un gouvernant et un gouverné. C'est un rapport de joute qui n'est jamais pensé en termes d'union, que le partenaire soit du même sexe ou du sexe opposé. Cependant, il y a pour les Anciens une différence entre l'amour pour un garçon qui deviendra un jour adulte et avec lequel on pourra nouer des liens d'amitié durables, et celui pour une femme dont la nature restera à jamais étrangère à l'homme.

Cette étrangeté foncière est peut-être le trait de caractère le plus constant des relations entre hommes et femmes à travers les époques, et cela jusqu'à tout à fait récemment. Le monde de la femme a toujours paru trompeur à l'homme parce que c'est un monde secret, à la fois jalousement gardé et incompréhensible. Nous possédons de très nombreux témoignages littéraires, philosophiques ou scientifiques où la tromperie féminine est décrite comme omniprésente, insaisissable et diffuse, se situant à des niveaux toujours différents. En premier lieu, le soupçon du jaloux se porte sur le corps convoité, qui se cache en s'offrant, et dont l'être et le paraître se confondent en une vérité qui n'est peut-être pas forcément à l'avantage du dominant. La parure, les parfums, tous les artifices d'une toilette réussie deviennent, quand la crainte l'emporte sur l'attirance, des instruments du mensonge et de la capture malhonnête. Que révèlent-ils de la moralité de la femme désirée ? Soudain, un parfum insistant incommode, non pas comme mauvaise odeur, mais comme odeur importune - celle qui s'impose, dont on ne peut pas se défaire ; qui se réfère à quelque chose qui fait peur.

"La beauté des garçons n'est pas imprégnée des parfums de la myrrhe ni d'odeurs trompeuses et empruntées. Et la sueur des garçons sent meilleur que toute la boîte à onguents d'une femme."
(Note 59 )


Propos discutables pour bien des nez, et qui révèlent la transparence de la symbolique des odeurs. Sent bon ce qui est familier et intégré à son propre monde. Dans un univers d'hommes, les femmes ne sentent bon que si elles sont maîtrisées ou maîtrisables, et cela tout au long des siècles. Les jeunes filles, qu'on souhaite ingénues et dociles, doivent exhaler une discrète odeur florale, comme pour souligner l'association avec ce qu'il y a de plus inoffensif, de gratuitement beau et de disponible. La mère et épouse est associée à des odeurs plus terre à terre, le pain, le savon, la cuisine. Pour les grandes occasions festives on lui accorde un parfum à la fois distingué et simple. Les odeurs lourdes et animales comme le musc étaient en revanche associées à la séductrice, dont nous avons souligné l'image ambiguë. Nous arrivons ainsi à la conclusion étonnante que toutes les femmes qui, par un aspect de leur personnalité, défiaient l'ordre social établi avaient, pour ceux qui fixaient le code des valeurs en cours, une odeur importune. Les Lemniennes puaient, les Harpies (femmes-oiseaux aux pouvoirs maléfiques) aussi. Quand la prostituée est devenue putain dans le langage populaire, c'était pour signifier qu'elle est celle qui pue, comme l'indique son étymologie
(Note 60 )
. L'idée (ou l'angoisse), qui se profile derrière cette expression, est que l'acte sexuel confère une odeur à ceux qui s'y livrent avec trop d'ardeur (plus précisément à celles qui s'y livrent - car on n'a jamais lu que Don Juan sentait mauvais...). Les médecins soutenaient en effet "qu'une pratique excessive du coït provoque un véritable déversement spermatique dans les humeurs de la femme, pourrit les liqueurs et engendre une puanteur insoutenable."
(Note 61 )
Il suffisait d'avoir un bon nez pour s'en apercevoir : ainsi ce religieux de Prague, capable d'identifier l'odeur des femmes adultères.

Cette anecdote, citée dans Le journal des Savants en 1684, a été reprise maintes fois par le discours médical. C'est un des nombreux exemples où des craintes souterraines, charriés par l'inconscient collectif à travers les siècles, sont érigées, avec sérieux et ronflant, en "vérités scientifiques". L'allégation de la puanteur constitutive des prostituées, déjà formulée par Juvénal pour amuser le public de la comédie, a été "scientifiquement prouvée" par J.-B. Silva aussi tard qu'au XVIIIe siècle, dans une toute autre intention cependant : l'auteur s'évertue par ses explications à montrer que ces femmes étaient bel et bien dangereuses, nuisibles à la santé publique.
(Note 62 )


Crainte de la sexualité comme de la force qui renverse l'ordre "naturel" de domination. Crainte aussi des secrets que détiendrait la femme, et qui sont ceux de la vie elle-même : la génération et la mort, la passion et l'abandon, toutes les forces élémentaires qui se dressent en face du Logos, de la Raison masculins avec une sombre puissance. Dans de nombreuses civilisations traditionnelles, l'odeur de l'accouchement était considérée comme redoutable au point d'avoir à isoler la mère et le nouveau-né de la communauté, ou de la couvrir avec d'autres senteurs. De même, on conférait un pouvoir putréfiant à l'odeur des menstrues, "capable de gâter les sauces ou les viandes du saloir."
(Note 63 )
Mais c'est l'haleine qui, mieux que tout, parut communiquer miasmes et puanteurs. "L'haleine de l'homme est mortelle à ses semblables : cela n'est pas moins vrai au propre qu'au figuré", écrit Rousseau dans Emile. Le souffle de vie devient poison par le soupçon. Soupçon d'un mal diffus, aussi bien physique que moral. Soupçon de la mort qui rode partout.

Puanteur et pourriture
Car ce qui est mortel à l'homme, c'est la mort même, c'est la prise de conscience de sa propre mortalité, de sa fragilité, de l'échec final inscrit en creux dans tout ce qu'il entreprend. Les animaux sont dans l'éternité. Pendant longtemps, les odeurs de pourriture ont constitué le quotidien de la population occidentale : odeurs d'excréments et odeurs de cadavres se mêlaient à celles de la cuisine dans les villes et dans les campagnes. C'est là une des singularités de notre civilisation. Certes, en raison des conditions d'hygiène défaillantes, il y avait partout dans le monde prémoderne une certaine tolérance à la puanteur qui provenait de la simple saleté : des ordures, des excréments, de l'eau stagnante, des cadavres animaux. Mais le cadavre humain ne faisait pas partie de cette panoplie de puanteurs, il avait droit à un traitement spécial.

Les Anciens craignaient le voisinage des morts et les tenaient à l'écart de leurs cités. Tous les cimetières de l'Antiquité se trouvent hors des villes, le long des routes, comme on le voit encore à l'exemple de la Via Appia à Rome. Les Chrétiens, au début, ont suivi les mêmes usages d'inhumation. Cependant, un changement remarquable se produisit d'abord en Afrique, et ensuite à Rome, pour se répandre lentement sur l'Europe entière. Pour être à proximité du corps d'un saint, enterré in ambitus murorum, les gens ont fait ériger des tombeaux près des églises devenues des lieux de pèlerinage. Ceci se passa à peu près au même moment où disparut la distinction entre les faubourgs, lieux d'habitation des pauvres où l'on enterrait depuis des temps immémoriaux, et la cité interdite aux sépultures. Quand l'Antiquité cède la place au Moyen Age, on assiste à une lente interpénétration du monde des vivants et du monde des morts. Les uns et les autres se mettent à cohabiter dans les mêmes lieux, derrière les mêmes murs. Pendant une longue période, qui débute au Ve siècle de notre ère et se termine au XVIIIe siècle seulement, donc bien après le commencement des Temps Modernes, la séparation entre le monde des vivants et le monde des morts s'est estompée en Occident.

Ce changement traduit une différence fondamentale entre les attitudes païenne et chrétienne vis-à-vis de la mort. A la place de la crainte révérencielle devant le cadavre humain, on constate une indifférence, et même une familiarité avec les réalités de la décomposition. Comme le souligne Philippe Ariès, "les morts ont désormais, et pour longtemps, tout à fait cessé de faire peur."
(Note 64 )


Est-ce la mort du Christ, ou la croyance en la résurrection des corps, qui a aboli cette peur ? Difficile à dire. Le fait est que non seulement les cimetières, accolés à l'église, ont pénétré dans le coeur de toutes les villes européennes, mais que leur nature n'avait plus rien à voir avec les anciennes villes funéraires païennes. "De mes propres deniers, j'ai bâti ce tombeau, pour que la Terre notre amie donne son refuge à mes os. Tous en forment le voeu, seuls les heureux l'obtiennent. Qu'y a-t-il de meilleur et de plus désirable, quand de la liberté tu reçois la lumière, qu'abandonner ici, au bout de la vieillesse, un souffle exténué ? Haut privilège des coeurs droits !"
(Note 65 )
La sérénité des épitaphes romaines est à l'image des tumuli qui se côtoient, sans se toucher, dans une belle nature où tout respire la paix. La réalité des cimetières chrétiens est toute autre: "Que feras-tu, pueur infecte ? /  Il convandra que l'on te mecte  /  L'où l'en met tous ceulx qui trespassent : / En une grande, parfonde fosse / Selon que la charoigne est grosse / comme se droit venin estoies / (...) Qui te tendra lors compagnie? / Ce qui istra de ta liqueur : / Vers engendrés de la pueur / de ta vil char encharoignie."
(Note 66 )


Charnier (du bas latin carna, charogne) est, avec aître (du latin atrium, qui désigne la partie semi-circulaire entourant l'abside)  le vieux mot le plus fréquemment utilisé pour le cimetière dans le français. C'est qu'il désigne plus précisément que le savant et clérical "cimetière" une réalité tangible pour tous, celle de la chair devenue charogne. En effet, dans chaque cimetière européen il y avait de grandes fosses communes, de 30 pieds de profondeur et de cinq sur six mètres de surface environ, contenant de 1200 à 1500 cadavres. Il y en avait toujours une ouverte, parfois deux. C'est là qu'on enterrait les pauvres. Mozart, par exemple, y a trouvé le dernier repos... Quand les fosses étaient pleines, on les recouvrait de si peu de terre que les loups déterraient souvent les morts pendant l'hiver. Les os affleuraient à même le sol, mêlés aux pierres et aux cailloux. La scène où Hamlet contemple le crâne de son ancien précepteur n'est pas hallucinante et surréaliste, comme elle nous le paraît aujourd'hui, mais simplement prise sur le vif. Partout, la masse des ossements perpétuellement restitués par la terre était devenue si énorme que dès le XVe siècle, on a commencé à les ranger et à les exposer artistiquement dans des présentoirs au-dessus des galeries, dans le porche de l'église ou dans une petite chapelle destinée à cet effet. Les charniers étaient faits pour être vus.

Et non seulement vus. La puanteur devait être insoutenable. De nombreux textes en témoignent, et l'iconographie nous montre en abondance le corps humain en voie de décomposition. Si aux XVIIe et XVIIIe siècles, on représente surtout la morte secca, à savoir le squelette humain, aux XIVe et XVe siècles, les images de la corruption de la chair prévalent. C'est le transi, le cadavre à moitié pourri, qui devient le type le plus fréquent de la représentation de la mort. Image familière s'il en est. Car le cimetière au Moyen Age n'était plus seulement le lieu où l'on enterrait. Il tenait la place du forum dans le monde antique et était, avec l'église, le centre de la vie sociale. On s'y promenait, on y concluait ses affaires, on faisait des achats chez les marchands qui avaient dressé leurs boutiques le long des enceintes. En tant que lieu de refuge - l'exercice des pouvoirs séculiers s'arrêtait devant ses murs - il avait aussi ses résidents. Nombreux étaient ceux qui, ayant demandé asile au cimetière, refusaient d'en repartir, s'y installaient et construisaient leurs chambres au-dessus des charniers. Tout ce monde supportait la vue des fosses et l'odeur de la pourriture. Celle-ci était jugée infecte, les témoignages littéraires sont tout à fait clairs à ce sujet, mais elle n'importunait personne au point de changer d'habitudes : comme si la perception olfactive avait changé de fond en comble.

Et pourtant, on n'était pas, pendant toute cette longue époque, sans prendre de mesures contre les mauvaises odeurs. Dans les églises, on jonchait le sol d'herbes, de fleurs et de branches odorantes pour contrecarrer la puanteur qui sortait d'en dessous les dalles. Mais rapidement, le remède devint lui-même maladie : laissé trop longtemps par terre sans être changé, le tapis floral prenait, et répandait ensuite, les effluves de l'urine, des excréments et des ordures qu'on y jetait. Michel-Ange, accroché pendant des mois à la voûte de la Chapelle Sixtine pour accomplir son oeuvre la plus fameuse, s'en plaint amèrement :     
Tercets sur son propre sort

Je vis ici claquemuré comme la moelle
dans son écorce, pauvre et seul,
tel un esprit emprisonné dans une ampoule.

Et dans ma tombe étroite et sombre, où je n'ai guère
de quoi m'ébattre, Arachné file avec dix mille
de ses pareilles, dont les corps sont les fuseaux.

Des fientes de géant jonchent mon seuil, car ceux
qui ont mangé du raisin ou pris une purge
ne vont pas déféquer ailleurs, tous tant qu'ils sont.

J'ai fait connaissance de même avec l'urine
et le tuyau qui l'éjecte, à travers la fente
par laquelle m'interpelle l'aube naissante.

Mes visiteurs ne manquent pas de laisser là
leurs chats crevés, chaises percées ou pots de chambre
pour éviter l'encombre ou s'épargner des pas.

Mon âme est si bien dans mon corps que, s'il venait,
en expulsant sa puanteur, à s'entre'ouvrir,
pain ni fromage ne pourraient l'y retenir.
...
Mon allégresse à moi, c'est la mélancolie,
et mon repos, ce sont les misères souffertes :
Dieu donne des tribulations à qui les cherche...."
(Note 67 )


Les réalités paraissent bien étrangères aujourd'hui aux visiteurs du Vatican. Tout le monde se souvient de l'image du Temple dont Jésus chassa les marchands, mais des églises on ne connaît que le calme, la paix et l'odeur diffuse d'encens. Dans notre monde aseptisé, les perceptions sensorielles d'autrefois sont difficiles à imaginer, d'autant que les codes ont changé et que nous risquons de les mésinterpréter. A la lecture de ces faits, on pourrait hâtivement conclure qu'au Moyen Age, à la Renaissance, et jusqu'au XIXe siècle, les gens étaient moins sensibles aux odeurs que nous aujourd'hui. Or, un examen plus attentif des sources prouve qu'il n'en est rien. Ils les sentaient comme nous, les classaient en bonnes et mauvaises, et leur attribuaient même un pouvoir bien supérieur à celui que nous leur reconnaissons depuis un siècle. Dans la médecine des humeurs, l'équilibre des effluves jouait un grand rôle. Il n'était pas seulement considéré comme un symptôme, son absence était la maladie même, était identique avec elle. Ainsi le mot "empester" prit dès le XVIe siècle les deux sens d'empuantir et de contaminer d'une maladie mortelle, mais à cette époque "le passage de la maladie à l'odeur ne traduit aucune rupture dans la signification du terme."
(Note 68 )
L'éminente spécialiste de l'histoire des odeurs, Annick Le Guérer, a démontré en effet que jusqu'à la diffusion des recherches pasteuriennes sur les micro-organismes, les senteurs sont considérées en Europe comme agissant directement sur la santé, les bonnes pouvant guérir, les mauvaises nuire, voire détruire. En identifiant la peste à une odeur qu'on pouvait contracter simplement en inspirant, on leur attribuait même des pouvoirs mortifères.

Dans ce contexte, une certaine confusion est maintenue entre la signification physique et morale des odeurs. Pendant longtemps, le fléau a été compris comme une punition divine : Dieu, étant offensé par la puanteur de l'âme des pécheurs, se venge par la peste. Atteint dans son coeur autant que dans son corps, le pestiféré contamine son prochain par son souffle fétide. Car l'air, élément vital entre tous, est éminemment corruptible. Selon Philon d'Alexandrie, "sa nature, c'est d'être malade, de se corrompre, d'une certaine manière de mourir (...) La peste n'est autre chose que la mort de l'air qui répand sa propre maladie pour la corruption de tout ce qui a une parcelle de vie".
(Note 69 )
Galien, à son tour, met l'accent sur la double nature des épidémies. Pour lui, elles sont le résultat de deux déséquilibres, de deux putréfactions conjuguées - celle de l'air, et celle d'un corps qui s'est éloigné de la tempérance, qui est tombé dans l'excès. Cet excès peut être caché, il peut être une mauvaise pensée qui rompt l'harmonie, signe caractéristique de la santé mentale et physique. Selon cette conception, un défaut moral peut donc rendre malade et, si le mal existe à grande échelle, si une société est corrompue de fond en comble, déclencher une épidémie. La propagation de celle-ci se fera par l'haleine, qui est de toutes les émanations morbides celle qui terrifie le plus, et par l'air ambiant, "l'haleine des maisons", comme on disait, et son expression sera purement physique. Mais l'idée de la souillure morale comme origine du fléau se rencontre encore en 1771, à l'occasion de la grande peste de Moscou.

Peut-être est-ce l'effet dévastateur des épidémies sur les liens sociaux qui a conduit à la représentation de la peste comme d'une puanteur venue de l'enfer. A toutes les époques, et partout, on a vu dans les mauvaises odeurs une partie de l'attirail du diable, ou plus généralement, des forces du mal. Or, il est remarquable que le seuil de tolérance de ce qui paraissait acceptable, et par conséquent inoffensif, dans le domaine de la puanteur ne semble pas avoir été fixé par la violence réelle d'un miasme. En examinant où ce seuil s'est situé en Occident depuis l'Antiquité, on constate qu'une odeur est devenue insupportable aux gens quand le mal qu'elle représente leur apparut comme un danger direct. Car - et cela montre encore qu'il y a une différence significative entre la mauvaise odeur et l'odeur importune - seules les effluves considérées comme un péril pour la société incommodaient ses membres au point qu'ils se préoccupent de les éliminer.

Ce fut le cas pour la peste. Si pendant de longs siècles celle-ci a été assimilée à une odeur, il était logique de la contrecarrer à ce niveau même. Médecins, apothicaires et tous ceux qui devaient entrer en contact avec les malades se munissaient de pommes de senteur ou d'autres produits odorants pour combattre les émanations néfastes. Après un décès, la maison du défunt était soumise à des fumigations exhaustives et systématiques, impliquant bâtiments annexes, étables et même animaux de compagnie. L'odeur agréable devait ainsi chasser la puanteur diabolique. Cependant, avec le temps ce remède ne parut plus assez efficace. On eut recours à des senteurs de plus en plus fortes, allant de produits caustiques et âcres à d'autres carrément puants, comme si la bonne odeur était devenue impuissante devant le miasme des pestiférés. Pour parachever l'assainissement urbain, on utilisait même de la poudre à canon, à laquelle on attribuait des vertus purificatrices ! L'odeur qu'elle répandait paraissait mauvaise à tout le monde, mais dans la mesure où on la croyait salvatrice, elle n'importunait pas ceux qui la respiraient.

La même chose se vérifie pour les relents corporels. Tant que l'eau était considérée comme un danger pour la santé, ceux-ci parurent inévitables. Dans les couches aisées, les femmes surtout cherchaient à les couvrir par des parfums de plus en plus lourds, mais sans s'attaquer à la cause de la puanteur. Elles n'allaient pas se mettre en péril pour se laver. C'est seulement quand ces craintes cédèrent la place à d'autres, et que le discours médical se mit à voir dans l'hygiène un atout pour la santé, que la perception olfactive changea. En 1789, en parlant de la population parisienne, Mercier s'indigne: "Eh bien, il y a la moitié de la ville qui ne se lave jamais et n'entrera dans aucun bain pendant tout le cours de sa vie."
(Note 70 )
Cette observation se situe au seuil d'une ère nouvelle. La pratique du bain (d'abord très intermittente) s'installe dans les usages de l'élite à l'extrême fin du XVIIIe siècle, mais il faudra encore un siècle avant que les choses changent dans les autres couches sociales. Des résistances importantes étaient à vaincre, tant au niveau de la pudeur qu'à celui de la représentation mentale des actes à accomplir. Un soupçon persistant concernant le rôle dissolvant de l'eau, l'idée indécente (voire païenne...) de s'y plonger tout nu, ont freiné le processus de propagation de l'hygiène corporelle en Europe.


L'odeur de l'Autre
Pendant la lente mise en place d'habitudes nouvelles, on assiste à une redistribution des enjeux qui les commandent. Après 1770, la puanteur n'est plus considérée comme simplement incommodante, mais comme dangereuse. Le cadre urbain devient hostile aux yeux des gens, et par endroits insupportable. L'attention des classes dirigeantes se porte tout particulièrement sur certains lieux considérés comme névralgiques : sur les hôpitaux, les cimetières, les prisons et, d'une façon générale, sur tous les quartiers pauvres. Le premier soupçon d'insalubrité se porte sur le peuple, dont l'image est devenue plus inquiétante avec l'industrialisation. La saleté devient synonyme de désordre, d'insoumission, de paresse. Par un de ces retournements dont l'Histoire a le secret, elle devient le nouveau fléau à combattre. Ainsi, et ceci est un fait nouveau, l'angoisse est suscitée par l'odeur intrinsèque de l'Autre. Peut-être est-ce l'ascension de la notion de personne qui la provoque, ou la renforce. Cette idée s'affirme en effet par une multitude de biais, y compris les plus inattendus. Dans le domaine de l'odorat, elle passe de l'intolérance à la sueur du pauvre à la privatisation du déchet. L'excrément, dans la société du XIXe siècle, devient en effet un sujet de conversation. Dès le XVIIIe siècle, ses effluves nauséabonds avaient commencé à importuner nombre de personnes, dont le jeune Rousseau, qui en fut frappé à son entrée dans la capitale. "Au Palais de Justice, au Louvre, aux Tuileries, au Museum et jusqu'a l'Opéra, ‘on est poursuivi par la mauvaise odeur et l'infection des cabinets d'aisances'. Dans les jardins du Palais-Royal, ‘on ne sait, en été, où se reposer, sans y respirer l'odeur de l'urine croupie.' Les quais révoltent l'odorat ; l'excrément s'étale partout, dans les allées, au pied des bornes, dans les fiacres."
(Note 71 )


Cette situation a été la même pendant de longs siècles, en fait depuis la formation des villes en Europe au Moyen Age, c'est son acceptation qui a changé. L'excrément, au lieu de représenter, comme auparavant, ce que la nature a de plus naturel, renvoie maintenant dans l'imaginaire commun à la précarité de la vie organique. La science ayant fait sienne l'écoute de la marche intra-vivante, s'en soucie et la calcule. Par conséquent, les manifestations corporelles jusqu'alors largement ignorées
(Note 72 )
comme les rots, les borborygmes, les pets, les diarrhées fétides, deviennent les signes lisibles de la pourriture interne. L'odeur des déjections, jusqu'alors omniprésente, paraît soudain insupportable. Un changement des moeurs s'amorce. On ne défèque plus en public, et on améliore les lieux prévus à cet effet. Après la lente installation de cabinets de toilette dans les maisons aisées de la Capitale, la canalisation, réalisée à Paris à la suite de l'épidémie de choléra en 1832, parallèlement à celle dans d'autres grandes villes, libère enfin les citadins des odeurs persistantes d'urine et d'excréments.

Cependant, celles-ci ne représentent qu'une partie des effluves nocifs à combattre. L'année 1826, où Paris est menacé d'engorgement par les ordures, constitue un tournant pour la Capitale française. La phobie de l'asphyxie se répand notamment dans la bourgeoisie et se fixe sur les déchets. L'hygiène urbaine devient un devoir moral. On pave, on draine, on désentasse, on désinfecte. On s'attaque à ces lieux honteux que sont les hôpitaux et les prisons, on les nettoie et les ventile. A nouveau, on respire.

A la même époque, une bataille de désentassement se joue simultanément autour du lit et de la tombe individuels. Tout au long du XIXe siècle, on déplace les cimetières urbains, on ferme les fosses communes et on se met à enterrer individuellement tout le monde, et pas seulement les riches. En même temps, des lits, voire des chambres individuels se répandent dans les demeures. Si l'argument d'hygiène a été bien réel dans les deux cas, la symbolique de ces changements de moeurs est transparente. La garantie d'un espace privé, dernier refuge de l'individu tant dans la vie que dans la mort, devient une exigence de bonheur.

Ainsi, ce qu'Alain Corbin appelle "la révolution olfactive" n'est qu'une des expressions d'une mutation profonde de la sensibilité. Beaucoup de choses importunent maintenant qui autrefois faisaient partie de l'atmosphère quotidienne. Même les effluves des parfums trop puissants ne sont plus facilement tolérés. Les médecins commencent à considérer le musc, l'ambre et la civette comme des substances septiques. Leur origine excrémentielle les déconsidère aux yeux de la bourgeoisie, très sensible aux aspects "moraux" de la propreté, les rendant inaptes à entrer dans la composition des nouvelles senteurs à la mode, plus fraîches, plus discrètes. Or, si l'origine du produit a son importance dans ce processus de discrimination, son but est ailleurs. A travers l'odeur, c'est une certaine image de la femme qui est visée, crainte, attaquée - celle de la séductrice dont la liberté et l'indépendance sont aux antipodes des valeurs qui portent cette société, et qui la rassurent. Désormais, le naturel prime l'artifice. Le nouvel idéal de la femme-fleur révèle, de la part de ceux qui définissent ces valeurs, une ferme volonté de maîtrise. La femme bourgeoise doit susciter le désir sans trahir la pudeur, la réserve est sa première qualité. Le libertinage - aimable apanage du XVIIIe siècle - devient non seulement suspect, mais honni. Bientôt, à l'époque précisément où Oscar Wilde sera envoyé en prison pour scandale de moeurs, on taxera les homosexuels d'une odeur particulière, naturellement infecte. A cause de "l'animalité" de leurs "actes contre nature" ils partagent la puanteur des familiers de l'ordure, et notamment celle de la putain - pour des raisons jugées identiques.

Le refus de l'Autre, la haine et le mépris qu'il suscite, s'expriment ainsi en termes de fétidité. Quand les concepts de races et de classes commencent à obséder l'imaginaire collectif, l'humanité se voit partagée en deux groupes : ceux qui n'ont pas d'odeur parce qu'ils sentent "comme il faut", à savoir pareil que soi-même, et les autres dont l'odeur importune forcément. La liste est longue (et à ce jour pas complète), allant de la puanteur des Juifs et des nègres - le foetor iudaicus fait son apparition dès le Moyen Age -  à "l'odeur fade" des Anglais et celle, plus violente, des Boches, tellement insupportable qu'elle a réussi à faire fuir les troupes françaises... Dans ce domaine aussi, les anxiétés communes font surface de façon remodelée dans les réflexions des savants - qu'ils soient scientifiques, philosophes ou sociologues. En 1912, Georg Simmel, dont l'esprit d'ouverture est par ailleurs connu, écrit sans sourciller : "La réception des nègres dans la haute société de l'Amérique du Nord semble déjà être impossible à cause de leur odeur corporelle et l'on a attribué à la même cause la fréquente et mutuelle aversion des Germains et des Juifs."
(Note 73 )


En effet, c'est seulement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale que l'on se rend compte en Europe que notre propre odeur n'agrée pas aux nez de tout le monde. Les Asiatiques, notamment, ont formulé et réitéré des réserves fortes et précises sur les puent le beurre...

Ainsi, les codes olfactifs d'une société donnée se laissent souvent retranscrire en termes de pouvoir, de rapports de forces entre les sexes et entre les couches sociales, entre la communauté dominante et les groupes ethniques marginaux. Un consensus très large existe par rapport à ces codes, qui sont acceptés pratiquement par tout le monde, y compris ceux pour lesquels ils représentent un désavantage. La discrimination est alors intériorisée, et souvent ses victimes commencent à sentir elles-mêmes cette mauvaise odeur dont elles se voient affublées. On sait que de nombreux Noirs américains se sont fait administrer des pilules contre leur odeur corporelle. Dans le Monel Chemical Senses Center, on soigne des personnes qui souffrent d'hallucinations olfactives concernant leurs propres émanations prétendues nauséabondes. Un récent roman indien, L'Odeur de Radhika JHA
(Note 74 )
, traite précisément de ce sujet : une jeune Indienne de la diaspora kenyane doit quitter son pays d'origine et se trouve, dans la banlieue parisienne, doublement exilée. Guidée par son odorat particulièrement fin qui fera merveille dans l'art culinaire, elle fait l'apprentissage de sa nouvelle vie. Déracinée et dépourvue de repères éthiques, religieux ou culturels, elle s'oriente uniquement par son nez, et à l'image qu'on lui tend comme un miroir : celle de l'étrangère sans papiers qui n'a pas sa place, dont la pure existence importune ceux qui sont en contact avec elle. Rapidement, elle sent sa propre odeur. Celle-ci la terrorise, elle lui paraît comme son essence même, et concrétise un secret trop lourd à porter. A la fin du roman, c'est l'expérience de l'amour qui la fait disparaître. L'acceptation par autrui la rend acceptable à ses propres yeux - et à son nez.

Et aujourd'hui ? Beaucoup a été écrit sur le silence olfactif qui règne dans notre vie quotidienne, grâce à l'hygiène, aux déodorants, au traitement efficace des ordures, à l'évacuation de la maladie et de la mort vers les hôpitaux. Ce silence n'est que le revers d'une sensibilité accrue par rapport aux odeurs et peut se définir en termes de refus : refus de l'écoulement de la vie, de nous comme êtres mortels et sexués, refus de la matérialité qui détermine et conditionne notre vie jusque dans ses moindres expressions. Est-ce l'idée d'un corps sans défense, sous-jacente à toutes les époques, qui nous est devenue insupportable ? Le dégoût que nous inspirent les effluves qui rappellent ce fait semble l'indiquer. Car si nous avons appris une seule chose tout au long de cette enquête, c'est bien celle-ci : c'est la peur  qui pue.


phénomènes et passerelles


Le nez ou figures de la figure


         Giacometti : « ...maintenant je suis celui que j'étais à douze ans, non, pas tout à fait, j'ai fait un immense progrès, maintenant je n'avance qu'en tournant le dos au but, je ne fais qu'en défaisant.
Je ne sais si je suis un comédien, un filou, un idiot ou un garçon très scrupuleux. Je sais qu'il faut que j'essaye de copier un nez d'après nature. »
« ... Paris réduit pour moi maintenant à chercher à comprendre un peu la racine d'un nez en sculpture... »
(Note 75 )


        Balthus : «Ce qui intéressait Giacometti, c'était de mettre un nez au milieu d'un visage. »
(Note 76 )


Mettre un nez au milieu du visage, avoir un nez au milieu de la figure : quoi de plus normal ; et aussi : quoi de plus incongru ? Ce nez par lequel on inhale et renifle, inspire et expire, éternue, se mouche, saigne et sent, qui est la partie la plus en saillie et le trait le plus apparent du visage, dont la forme « plus avancée que celle de toutes les autres parties de la face est particulière à l'espèce humaine »
(Note 77 )
 
ne va pas de soi. En effet, notre nez droit, régulier, grec ; ou aquilin, bourbonien, busqué ; nez crochu, en bec de perroquet, effilé, pointu ; ou, à l'inverse, écrasé, épaté ; camard, camus, en pied de marmite ; nez de patate, bourgeonnant, fripon ; nez retroussé, impertinent, mutin, spirituel, notre nez dans tous ses états pose problème dans la représentation mentale, contrairement aux autres organes des sens - à la bouche, aux oreilles et aux yeux. Quelque chose de dérisoire s'y attache, tantôt comique, tantôt inquiétant. Les contes, la littérature et la science, sous les auspices de la physiognomonie, se sont intéressés à sa forme, ont donné des interprétations à ses différents aspects et ont cru y déceler des significations caractérielles. Le dictionnaire de Trévoux détaille très précisément ses parties, toutes - et cela n'est sans doute pas un hasard - nommées par métaphore. Ainsi, on parle de «la racine » du nez ; de sa pointe comme de «l'épine », l'extrémité mobile et cartilagineuse se nommant «le globe ». Sa partie osseuse et immobile est «le dos », et les parties latérales s'appellent « les ailes ». Du nez de Cléopâtre censé avoir changé la face du monde, via Ovide Nason et Scipion Nasique, à celui qui fait le panache de Cyrano et jusqu'au long nez de Pinocchio, qu'y a-t-il pour nous intriguer à ce point ?

Remarquons d'abord que le nez en forme de métaphore est aussi une métonymie (« avoir du nez.. » pour dire qu'on a du flair, de l'intuition), et une synecdoque (on dit « montrer son nez » en référence à son visage où le nez est la partie qui signifie le tout).
(Note 78 )
[57]Un examen attentif de la rhétorique ancienne montrerait que bon nombre de tropes s'y attachent : nez allégorique, nez hyperbolique - notre nez est une énigme (qui est elle aussi l'un des tropes). 

Par l'expression générique « tropes », au nombre desquels comptent la métaphore, la métonymie et la synecdoque, on désigne la forme de rhétorique qui signifie « figure ». Le mot vient du grec « tropos », mutation, changement. « C'est une élocution par laquelle la propre et la naturelle signification d'un mot est échangée en une autre. (...) Ces tropes ne signifient les choses auxquelles on les applique qu'à cause de la liaison et du rapport que les choses ont avec celles dont ils sont le propre nom. (...) C'est particulièrement dans les tropes que consistent les richesses et la variété du langage. »
(Note 79 )


       
Les tropes sont donc des figures de style, de mots et de pensées, ce sont des figures de figures. Tenons-nous à la finesse et aux innombrables ressources du langage pour examiner les différentes significations liées à l'organe de l'odorat, prenons-le comme guide. Cherchons à voir ce que c'est qu'une figure, et parmi ses nombreux aspects (ses « figures » justement) ce que c'est que la figure. Car c'est bien d'elle qu'il s'agit quand nous parlons du nez, toujours il renvoie à notre image, à notre effigie à la polysémie redoutable. Le visage de face et de profil, le masque, le crâne et l'icône sont des variations sur un même thème. L'apparence et l'essence s'y mêlent et se superposent et font référence à la vie et à la mort, au bien et au mal, à la vérité et au mensonge - ces couples antagonistes qui traversent, comme un fil conducteur, toute la partie sur l'odorat.

         
La variété de sens du mot « figure » indique la voie à suivre pour établir un lien entre ses manifestations qui a priori n'ont pas l'air d'avoir beaucoup de rapport entre elles. Toujours, la pensée se sert des procédés du langage pour avancer. Ainsi, Hayden White fait remarquer: « The important point is that in metaphor, metonymy, and synecdoche alike language provides us with models of the direction that thought itself might take in its effort to provide meaning to areas of experience not already regarded as being secured by either common sense, tradition, or science. »
(Note 80 )
Ce que Hayden White appelle « models of direction » sont des percées tous azimut de recherche qui nous permettent une approche kaléidoscopique de notre sujet. De quoi est-il question quand nous parlons de figure ?

       
Le premier sens donné par le Grand Robert  est celui, présent dès le IXe  siècle, de « figure : forme d'un mot, par rapport à son sens. » Exemple : « La figure de ce monde, son apparence sensible. » Le deuxième : « Représentation visuelle sous forme graphique ou plastique représentant une chose concrète ou évoquant une chose abstraite. Image. » Les deux sens se complètent. C'est parce qu'il y a la possibilité d'une représentation visuelle de quelque chose ou de quelqu'un, qu'il y a apparence. Cette apparence est toujours l'apparence d'une essence qu'elle dévoile tout en la cachant. Or, ce qui complique le sujet du visage, c'est qu'il est apparence et essence à la fois. L'essence est ce que Levinas, le philosophe qui s'est le plus intéressés à ce sujet, désigne par la « nudité » du visage, son unicité solitaire, sa vulnérabilité, mais aussi sa liberté et son irréductibilité d'individu. L'apparence, au contraire, est tout ce qui est mesurable et, même dans l'expression, codifié. Elle est du ressort du physiognomone, mais aussi de celui du médecin, du chirurgien esthétique, du coiffeur, de la maquilleuse, du créateur de mode. La mondanité, la politesse (dans le sens où elle exprime ce qui est « poli », qui s'est débarrassé de ses rugosités naturelles) se réfèrent à elle et s'en servent. C'est grâce à l'apparence que nous sommes capables de « faire face », de ne pas « perdre la face », mais au contraire de « sauver la face» en faisant « belle figure ». Que de figures sur la figure transmises par le langage courant !

       
La nouvelle « Le nez » de Gogol
(Note 81 )
exprime parfaitement l'ambiguïté entre l'apparence et l'essence dans notre visage. En effet, le nez du fonctionnaire pétersbourgeois Kovaliev, un exemple de bienséance médiocre et frustrée, est coupée par l'inadvertance d'un coiffeur et, après un bref passage dans un pain, prend son autonomie et se promène à son aise dans la Capitale. Son propriétaire n'est pas étonné  de ce qui lui arrive, il n'a pas l'âme d'un philosophe ; il est seulement soucieux, et mettra toute son énergie à poursuivre l'organe désobéissant, car de quoi aurait-il l'air, demain au bureau, sans son nez ? Après bien des péripéties, qui nous font assister aux fausses retrouvailles entre Kovaliev et son nez, au nouveau départ de ce dernier dans la ville et à la mélancolie impuissante du fonctionnaire, le dénouement est inattendu : sans y être contraint, le nez reprend sa place dans le visage de l'homme, laissant à jamais ouverte la question quelle est cette place au juste. Est-elle essentielle ou conjoncturelle ? Kovaliev, sans l'apparence que lui confère l'appendice nasal, est ruiné, n'est plus rien. Son identité n'oscille pas entre l'être et le paraître, mais entre le paraître et le néant. L'humour de Gogol ne trompe pas sur l'amertume de la leçon. Il y a des vies vides comme des costumes sur des cintres, notamment dans les grandes villes ; des vies qui ne sont  pas, qui sont échangeables.
               
       
Ainsi, nous ne vivons pas dans une relation à deux entre l'être et le paraître, mais dans une relation à trois entre l'être, le paraître et le néant, avec comme invariable le deuxième élément. L'apparence colle à l'essence comme au non-être dont elle peut prendre la forme, elle fait partie de notre condition de mortels. Dans la vie en société, c'est justement elle qui nous permet de garder l'équilibre, « de ne plus faire de trous dans le vide »
(Note 82 )
selon l'injonction que Giacometti, constamment en proie à la tentation du néant, s'adresse à lui-même. Ces « trous dans le vide », qu'est-ce sinon les trous noirs du crâne, là où autrefois il y avait de la chair, des yeux, des joues, une bouche. Giacometti se demande de faire en sorte que les crânes qui nous entourent (l'artiste a même portraité la femme qu'il aimait sous cette forme...) restent des visages. Or, l'un des principaux traits du crâne est de ne plus avoir de nez. Et en effet, quoi de plus visible et rassurant, de plus opposé à la mort dans un visage que le nez, qui est par nature apparence, étant ce que l'on montre inévitablement ; cette proéminence par laquelle nous fendons l'espace en le créant. Ce phénomène a obsédé les sculpteurs et Giacometti en a souvent fait état, il s'est étonné du fait que l'espace change de qualité selon l'être ou la chose qu'il entoure
(Note 83 )
. Dans le visage humain c'est le nez, sa position, son port, qui définit, en l'individualisant, notre espace. Par cet acte créateur, le vide (troué, de surcroît...) se transforme en sphère, en atmo-sphère qui englobe ceux qui, du coup, se trouvent dans un face à face fécond où la figure devient visage.

      
Le mot « figure » pour désigner la face, partie antérieure de la tête humaine - même  si, d'après le Grand Robert, cet emploi est devenu le plus usuel du mot - comporte à son origine quelques imprécisions, ou plutôt cette polysémie déjà évoquée qui le rend apte au transfert des significations. En effet, « figure » se réfère aussi bien aux traits, donc à la physionomie de quelqu'un, qu'à son apparence momentanée, à sa mimique exprimant une attitude ou des sentiments. Dans l'art, elle ne désigne pas une tête, mais un personnage entier, ex. figure humaine, figure anatomique. Dans la réalité, elle peut être « une apparition, la forme d'un être vivant identifiable seulement comme espèce. » Ainsi dit-on que de vagues figures se meuvent dans le brouillard. Selon une autre compréhension, une figure est « une personne humaine caractéristique, marquante » ; un individu célèbre (les grandes figures de l'histoire), un type humain (la figure de l'aventurier), ou un personnage allégorique ou symbolique (la figure de la mort). Ce mot subsume donc à la fois ce qu'il y a de plus personnel et de plus général chez l'homme.

         
La figure en tant que visage est l'expression la plus intime de la personne, de ses sentiments, ses doutes et ses espoirs. Nous avons fait remarquer que le mot « personne » vient du latin persona, « masque de théâtre ». Tout comme « figure », il signifie l'individu dans ce qu'il a de plus marqué, de plus en propre (la personne aimée, les trois personnes de la Trinité), et ce qu'il a de moins individuel. Une personne peut être un quidam, un être humain quelconque, presque personne - ce qui souligne l'emploi très particulier du mot en français où l'être a disparu derrière son insignifiance. L'épisode de L'Odyssée, où Ulysse, pour tromper le Cyclope Polyphème, dit qu'il s'appelle Personne, montre clairement cet équivoque. Ulysse ayant crevé l'œil unique de son adversaire, celui-ci appelle au secours les autres Cyclopes qui accourent de leurs cavernes. « Polyphème, pourquoi ces cris d'accablement ?... Est-ce que l'on tue par la ruse ou la force ? » De sa plus grosse voix, Polyphème criait au fond de la caverne : « La ruse, mes amis ! La ruse ! Et non la force... et qui me tue ? Personne ! »
(Note 84 )
Et les autres de s'en aller.

       
Ainsi, les mots « personne » et « figure » balancent, comme  nous-mêmes, entre le déterminé et l'indéterminé, entre l'être et le paraître ; entre la personne comme personnalité et persona, le masque. Serait-ce parce qu'on ne sait pas ce qu'on trouve, une fois le masque arraché ? Parce qu'il est à craindre que ce ne soit toujours pas la vérité ? « Nous avons beau faire, nous ne pouvons pas être absolument naturels, et nous n'avons pas grand avantage à l'être. Le sourire du marchand, la manière du médecin, l'allure militaire. Ce sont des masques grossiers, mais dès qu'on les quitte on est contraint d'en mettre d'autres. »
(Note 85 )


       
Derrière cette succession de masques, où sommes nous donc ? Il se pourrait que le secret de notre identité réside justement dans le rapport problématique entre nos sentiments et la forme toujours en partie dictée par la convention que nous leur donnons. Quand le décalage entre les deux devient trop important, cela provoque le vertige, mais il y en a toujours un qui demande à être comblé. Cet « entre deux » est l'espace où nous évoluons, par lequel nous nous définissons, il est l'espace de l'imagination : celui de l'âme, de l'art, de la religion. « Les vérités métaphysiques sont les vérités des masques », dit Oscar Wilde qui décrit, dans son « Portrait de Dorian Gray », comment une figure peut devenir un masque et sa représentation la vraie présence. En effet, se masquer, à l'origine, n'était pas dissimuler son identité, mais l'abandonner pour quelque chose de plus grand que soi ; c'était prêter vie à un être supérieur, à un dieu ou une force cosmique, et se doter ainsi d'une énergie supplémentaire, non accessible par des voies ordinaires. Qui n'a pas été frappé par l'étrange pouvoir des masques au théâtre, dont les traits figés laissent apparaître la vérité du geste qui l'accompagne avec plus de netteté que la meilleure mimique d'acteur ? Selon cette perspective, la personnalité comme individualité est moins que le paradigme devant lequel elle s'efface.

       
Car le masque garantit une présence, éternelle par essence, alors que nous ne faisons que passer. Il servait au culte des ancêtres et des morts, aux rites d'initiation ou de fertilité, aux fêtes du Carnaval et au théâtre, avant d'être banalisé pour un temps en Europe à des usages purement privés et tout à fait profanes. Beaucoup de masques sont zoomorphes, avec un nez - leur attribut essentiel - en bec ou en trompe. Souvent, ils indiquent une ambivalence entre les règnes animal et humain, tout comme ils en montrent une entre les sexes : partout, des masques féminins ont été portés par des hommes. L'équivoque est de règle dans le monde du Carnaval, mot qui vient de « carne levare », « enlever la chair » : allusion à double sens qui se réfère aussi bien à la chair qu'il ne faut ne plus manger à l'époque du Carême qu'à la nôtre, au fait que nous sommes des êtres de chair et de sang voués à la disparition. Ce qui explique que le dérisoire et le bouffon côtoient ici en permanence le tragique et le terrifiant. A défaut d'être, on fait paraître. « J'existe, donc je mens... ». Je me déguise.

       
Dans l'Italie de la Renaissance et bien au-delà, le port des masques pendant de nombreux mois de l'année était devenu si répandu qu'une législation a été  conçue à leur sujet et qu'une nouvelle profession, celle des « mascherieri », s'est ajoutée aux guildes des métiers. Les masques étaient autorisés seulement après les vêpres, mais les dames étaient encouragées à toujours en porter lors de leurs visites au théâtre ; il était interdit d'exhiber trop de luxe dans les costumes quand on était masqué, d'avoir des armes sur soi, de participer aux jeux de cartes ou de domino, de s'introduire chez les moniales ou d'entrer dans les églises ... Le changement de signification par rapport aux masques d'origine est profond. Avec le passage du temps le rite s'est transformé en mascarade et n'exprime plus que le désir de liberté garanti par l'incognito. Dans l'Europe post-médiévale, les masques ne sont pas portés pour attirer sur soi une force supérieure, mais pour brouiller les pistes.

        Le soudain besoin d'anonymat de la modernité débutante a différentes raisons. Il y a des vérités qu'on dit plus facilement sous son couvert qu'à la première personne, notamment dans le domaine de la séduction, où - nous l'avons vu - l'ambiguïté règne. Or, ce fut à ses fins que le port des masques était le plus communément employé.  A l'ambiguïté de la séduction masquée (ce n'est personne - « persona » - qui me séduit...) fait pendant celle de l'organe que tous les masques voilent, effacent ou exacerbent, le nez apparent qui renvoie aux organes cachés, à ceux du sexe, dans une équation si universelle que le discours prend souvent l'un pour l'autre. La physiognomonie, dans une approche qui se voulait scientifique, a cru pendant longtemps pouvoir conclure de la forme et la longueur du nez à celles du pénis. L'ami de Freud, le docteur Fliess, a encore échafaudé une théorie de correspondances entre les deux membres en plein XXe siècle. Ambiguïté, là aussi : symbole d'une virilité triomphante quand il est conforme à certains codes, le nez est en même temps la marque de sa dérision. Faire un pied de nez à quelqu'un, c'est lui dire qu'il a un nez d'un pied de long, c'est se moquer de lui en lui prouvant son impuissance : tu as paradé, mais tu ne convaincs pas, on t'a démasqué ... Nous voilà à nouveau devant le problème de l'être et du paraître, de notre mensonge existentiel.

         Quand on ment, dit le proverbe, le nez s'allonge, et un ancien usage de justice voulait que le calomniateur devait se tenir le bout du nez pour répéter publiquement les fausses accusations qu'il avait portées. Or, il y a une phase dans la vie de chacun qui est caractérisée par un phénomène semblable. Après l'enfance, où l'être et le paraître coïncident et le nez est d'une taille comparativement peu importante, celui-ci s'allonge soudain dans l'adolescence, en même temps que le pénis. Période où l'être n'est pas assuré, se métamorphose et cherche une forme qu'il voudrait définitive. Elle ne le sera jamais, mais en sortant de la puberté, la personne gagne un peu en stabilité et peut avoir l'impression d'être réellement ce qu'elle paraît. De nombreux contes, qu'on peut lire selon un schéma initiatique, rendent compte de ce phénomène, ainsi les célèbres Aventures de Pinocchio de Collodi, ou L'histoire du nain Long-Nez, de Wilhelm Hauff. Dans les deux cas, le protagoniste passe par une phase où son nez s'allonge démesurément, en attendant que son sexe prenne la relève et rompe le mauvais charme, ce qui ne manque pas d'arriver. Deux beaux jeunes hommes pourvus de tout l'attirail nécessaire pour plaire, voire séduire, sont en effet prêts à affronter le « monde des réalités » à la fin de l'histoire, où nous les quittons, car il se pourrait que la suite soit moins glorieuse...

       
Ce sont là des commentaires cryptées - des « figures » - et non sans humour de ce qu'on est convenu d'appeler « la puissance sexuelle », assimilée à la puissance tout court, et de son rapport problématique avec notre figure. Dans l'inconscient collectif  elles prolifèrent et prennent des formes multiples. L'iconoclasme en est une, lequel s'est toujours attaqué d'abord aux nez des images, que ce soient des statues, des tableaux ou des icônes. La destruction de cet organe suffisait apparemment pour anéantir, ou du moins neutraliser le pouvoir qu'elles représentaient. On visait l'apparent pour porter atteinte à une force cachée et menaçante : acte de castration symbolique qui procède d'une lecture « phallique » avant la lettre de notre visage. En pénétrant dans l'espace transfiguré de l'œuvre d'art et en mutilant la figure, les iconoclastes cherchaient à démontrer qu'on a tort de tenir celui-ci pour invincible, voire de lui attribuer le moindre pouvoir. L'acharnement que les deux parties mettaient dans le débat autour de la représentation montre l'importance de l'enjeu. C'est en effet tout notre rapport au visible, à l'apparence justement, qui est en cause.

        Pendant longtemps, celui-ci a été entravé en Occident par l'interdiction biblique de figurer d'une quelconque façon le divin d'une part, et la méfiance du platonisme à l'égard du monde sensible et des images de l'autre. Le christianisme - dans une démarche semblable à celle que nous avons déjà pu observer à d'autres occasions - rompt avec ce double héritage en s'appuyant sur le mystère de l'Incarnation, qui signifie, dans le domaine de l'image, le triomphe du visible et sa réconciliation avec la vérité. L'icône orthodoxe (et, dans une moindre mesure, aussi la statuaire et les fresques des églises catholiques) sont l'expression la plus nette de ce changement des mentalités. L'icône, en effet, n'est pas une représentation. Elle est la manifestation même de la présence divine et sert à confirmer l'Incarnation.
(Note 86 )
Elle est un objet de foi ayant plus de pouvoir que les paroles. Les pères byzantins ont en effet posé le problème de la représentation de la façon la plus radicale possible. Selon eux, « il faut légitimer l'image de Dieu pour rendre possible celle des hommes. Ce en quoi ils ont assumé la problématique de la création d'une façon absolument moderne puisque la réponse dépendait d'une doctrine générale de la vision et du regard et non d'une doctrine classique opposant la vérité de l'être à l'illusion des apparences. Apparaître c'est se laisser voir. En s'incarnant, Dieu sauva les apparences et leur donna leur mode de manifestation dans l'être même. »
(Note 87 )
La Modernité est née avec ce transfert qui pose la primauté du visible sur l'invisible en accordant de la force à l'apparence.

       
Dans d'autres manifestations de l'imaginaire collectif, la puissance n'apparaît pas, comme dans les images saintes, sous une forme sublimée. Souvent on devine un rapport tourmenté à ce qu'il y a de plus élémentaire en nous, aux forces qu'on assimile (à tort) à la « bestialité » dans l'homme, pour désigner ce qui échappe à la maîtrise de la raison. Le postulat d'un lien évident entre l'organe de l'odorat et ceux du sexe prend à ce niveau l'aspect d'une menace. Ainsi, il existe en Occident une association permanente entre un long nez (crochu...) et les puissances du mal : le diable qui, dans l'imaginaire populaire, a une queue et une sexualité de bouc, et son odeur ; le sorcier et la sorcière avec un nez tout aussi long que celui de leur maître, qui détenaient le secret des philtres d'amour et d'autres breuvages destinés à augmenter les capacités sexuelles. On sait que dans ces préparations on se servait de la poudre de corne de rhinocéros et de celle de la licorne (en réalité la poudre de corne de nerval) comme ingrédients, en s'appuyant à nouveau sur l'équation nez égal sexe. Deux gravures de Dürer illustrent cet état de faits et montrent qu'un nez fort et imposant (égal dur, égal dangereux) assimilé au sexe évoquait des forces originaires, mythiques : il s'agit du célèbre Rhinocéros de 1515 avec ses pieds de dinosaure, une immense corne sur le museau et une plus petite sur la nuque, le corps entouré d'une armure à plusieurs pans comme un guerrier ; et de L'enlèvement d'une jeune femme sur une licorne, de 1516, où l'on aperçoit un homme hissant une femme sur une licorne immense, compacte et menaçante comme un cheval de bataille (rien à voir avec celle, fragile et gracieuse, de La dame à la licorne). Figure de séduction qui, dans La tentation de saint Antoine, apparaît comme telle à l'ermite troublé : « ‘Au galop ! au galop ! J'ai des sabots d'ivoire, des dents d'acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front porte les bariolures de l'arc-en-ciel. Je voyage de la Chaldée au désert tartare, sur les bords du Gange, et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches. Je cours si vite que je traîne le vent. Je frotte mon dos contre les palmiers. Je me roule dans les bambous. D'un bond je saute les fleuves. Des colombes volent au-dessus de moi. Une vierge seule peut me brider. Au galop ! au galop !' Antoine la regarde s'enfuir. »
(Note 88 )


       
Les figures mentales mettant en rapport l'évidence du nez avec la puissance sexuelle cachée se trouvent avec d'innombrables variantes dans l'imaginaire occidental, et cela autant au niveau du langage que de l'art. La phrase souvent citée des Pensées de Pascal sur le nez de Cléopâtre fait partie de ce jeu de références croisées : « Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La cause est un ‘je ne sais quoi' et les effets en sont effroyables. Ce ‘je ne sais quoi', si peu de choses qu'on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »
(Note 89 )


         
Qu'il paraît indécent, ce long nez. D'autres figures ont changé la face du monde, celle de la belle Hélène, par exemple, dont on connaît la beauté - la beauté et rien d'autre. Aucun trait distinctif - ni physique, ni de caractère - ne nous est parvenue de celle qui a été elle-même l'enjeu de forces qui la dépassaient. Classique de face et de profil, toute mesure et distinction muette, elle ne s'est pas attiré les foudres de Pascal. Cléopâtre était différente : cultivée, connaissant plusieurs langues à la perfection, capable d'argumenter comme un homme, habituée à formuler sa volonté et à décider en conséquence ; douée d'un pouvoir politique réel et non seulement de la puissance de ses attraits physiques ; plus très jeune, ni vraiment belle selon le canon habituel, mais charmeuse, douée d'une voix envoûtante ; comme Aphrodite, elle sentait bon, de doux effluves émanaient de tout ce qu'elle touchait. « Les voiles de pourpre et si parfumées / que les vents y venaient languir d'amour... » s'extasie Enobarbe en décrivant sa barque dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. Le pouvoir de séduction de Cléopâtre résidait dans sa supériorité : « L'âge ne peut la faner, ni accoutumance affadir / sa diversité sans fin. » On ne le lui pardonnera pas aisément, car ce n'est pas ainsi qu'elle était censée plaire. D'une certaine manière, elle s'était accaparé les prérogatives masculines. Son long nez a été compris comme le rappel douloureux du fait que le phallus n'est pas forcément du côté de celui qui est pourvu d'un pénis. C'est pourquoi elle est comparée à un serpent, aux connotations sexuelles mâles bien connues :‘He's speaking now, / or murmuring :'Where's my serpent of old Nile ? / For so he calls me...', et c'est par la morsure de cet animal qu'elle se donne la mort. Cléopâtre  incarne la puissance qui a fait perdre le paradis à l'homme ...

       
De concert, les auteurs grecs et romains, ne comprenant pas le statut social élevé de la femme dans la civilisation égyptienne, se déchaînent contre la regina meretrix, « la reine putain ». Voici quelques exemples : Lucain parle du « déshonneur de l'Egypte » et d'une « mère débauchée »
(Note 90 )
 ; Properce l'apostrophie comme « la reine putain de Canope la débauchée »
(Note 91 )
et Pline se plaint du « dédain à la fois hautain et provocant d'une royale putain. »
(Note 92 )
Le seul témoignage subsistant de quelqu'un qui l'ait rencontrée en chair et en os est celui de Cicéron, tout empreint d'une aversion viscérale : « Je hais la reine. [...] Cet orgueil ... lorsqu'elle se trouvait dans ses jardins de l'autre côté du Tibre, je ne peux pas y repenser sans un profond chagrin. »
(Note 93 )
Chagrin vertueux de la mauvaiseté du genre humain ? Ou peur inavouable de la magicienne au grand nez ?

       
Car le nez est considéré comme une force obscure, inquiétante. Il dévoile ce qui resterait mieux caché, qui risque de se déchaîner de façon incontrôlable : c'est pourquoi il convient de le garder petit. Trop important, un nez paraît vite caricatural. Le classicisme, qui met la mesure par-dessus tout, a tendance a en diminuer la taille, tout comme sa statuaire diminue la taille des organes sexuels masculins. A l'inverse, les masques d'infamie, utilisés entre le XVIe et le début du XIXe siècle pour punir des délits contre l'ordre et la morale publiques, étaient souvent affublés d'appendices nasaux démesurés en forme de trompe.

       
Cette force inquiétante, en hébreu biblique, a trouvé une expression générique. Un même mot, af, sert en effet à désigner à la fois le nez et la colère. L'étonnante métaphore utilisée par le Cantique des Cantiques : « Ton nez, la tour du Liban / sentinelle tournée vers Damas »
(Note 94 )
unit en quelque sorte les deux, Damas, la capitale du Nord, étant synonyme de la colère divine. C'est une force qui soutient le fort et abîme le faible, celui qui n'a pas su diriger la sienne vers le haut. Elle a sa réplique au niveau humain. Car le nez est, dans la figure, la marque de sa symétrie et fait, selon l'heureuse expression de Jean Clair, de l'homme un être orienté.
(Note 95 )
 
La métaphore « sentinelle » se réfère d'une part au membre de notre corps qui fait la garde, qui nous devance et nous fraye le chemin, et de l'autre à l'organe d'olfaction permettant de nous diriger « à vue de nez », sans l'intervention de la vue. Un des nombreux paradoxes de cet organe est que c'est notre partie la plus exposée, la plus visible, qui nous communique les informations les plus intimes sur les autres, qui nous parle de leur sphère privée, de leur aura personnelle, de leurs exhalaisons et effluves.

       
Le « nez au milieu de la figure», sa position particulière, a fourni matière à réflexion non seulement aux artistes, mais aussi aux poètes et aux penseurs. A la fois médian et médiateur, le nez est l'élément qui, dans le visage, appartient à deux règnes, ce qui lui confère un caractère ambigu. Hegel exclut pour cette raison l'odorat de l'esthétique. Cet « appendice » occupe selon lui une place stratégique, mais non autonome, entre deux parties antinomiques, entre le front spirituel et la bouche vorace, se rattachant, selon le cas, à l'entité la plus puissante. Ce qui explique pourquoi, selon cette perspective, le nez grec constitue un idéal de beauté incontesté : il prolonge en ligne droite, et sans rupture, ce que l'homme a de plus noble en lui. Goethe, tout comme Hegel dans la mouvance des études de Lavater sur la physiognomonie, exprime les mêmes idées à sa manière: « Je tiens le nez pour le contrefort du cerveau. Qui comprend, même à moitié, la leçon de l'art gothique, comprendra l'image du contrefort. Car c'est sur le nez que semble reposer toute la force de la voussure du front qui, sinon, s'effondrerait misérablement sur la bouche et les joues. »
(Note 96 )
Un siècle et demi plus tard, le philosophe et écrivain espagnol Miguel de Unamuno composa un long cycle de poèmes sur le tableau Le Christ de Velasquez, où il traite du nez en sa troisième partie. A nouveau, c'est sa position médiane qui l'intéresse, laquelle lui confère son pouvoir de caractérisation. Le nez, en effet, n'oriente pas seulement la personne qui le porte dans l'espace, il donne aussi une orientation aux différents champs d'énergie dans un visage, détermine les rapports pas toujours évidents entre la face et le profil, dirige vers le haut ou vers le bas. Double reflet d'une pensée qui, à travers un tableau peint quatre cents ans auparavant, cherche à rejoindre une réalité surnaturelle en faisant état, de façon méticuleuse, de tous les détails physiques de ce corps à la fois humain et divin :
 

Nez

Entre ces yeux qui se plissent brille,
Tel un couteau, ton nez ; son fil,
Comme un rayon de lumière, aux ténèbres
Arraché. Ton dernier soupir fut
Rendu par lui, la poitrine affaissée,
Et ta bouche fermée d'avoir poussé le cri
Suprême de la vie. Au souffle
Final de tes narines les abîmes
Se figèrent dans la mer. Comme la quille,
Le nez est ce qui donne au visage humain
Sa noblesse, basée sur la droiture,
Et le canal par où vient à nos poitrines
L'air des cieux, la plus pure
Subsistance du vivre. Par lui
Criblé au soleil tu pris l'air libre ;
Par lui les parfums de la Madeleine,
Comme effluve du tribut de piété,
T'ont délivré des relents du pharisien.
Et s'inclinant, son arête montre,
Comme le fléau de sa balance, la tête
Courbée sous le poids mort de la mort
Au-dessus de la plaie de l'amour.
(Note 97 )


      
L'odorat a ceci en particulier par rapport aux autres sens, qu'il nous confronte toujours à l'essentiel de façon quelque peu circulaire, sphérique, à l'instar de son fonctionnement, comme dans ce poème où, en prenant comme point de départ le nez, on est amener à réfléchir à la vie et à la mort, à l'amour, à la vérité (représentée par la générosité de la Madeleine qui offre son âme et ses biens en odeur), et au mensonge (la réprobation hypocrite du pharisien). Toute l'extraordinaire richesse symbolique de l'odorat est reflétée à travers son organe. En même temps qu'une indéniable force, une vulnérabilité se dégage de son image, qui est celle de notre visage, dont la caractéristique principale est la nudité. Nudité du crâne contre celle du sexe qui pointe dans la vie et renvoie à la génération comme le premier à la mort : personne ne désire livrer à la curiosité du regard les méandres de leur entrelacs sur sa figure. Un mauvais déchiffrage peut causer de réels dommages, chaque regard étant une interprétation qui peut embellir ou détruire l'image que nous avons de nous mêmes. Deux phénomènes illustrent cette précarité inhérente à notre visage, qui exhibe toujours plus qu'il ne le voudrait : l'un se situe sur le plan des faits, l'autre sur celui du langage.

L'air


 

       
L'odeur est transportée par l'air qui est son milieu propre et possède toutes les qualités que nous avons appris à associer à notre troisième sens. Il a son instabilité et son caractère éphémère ; sa fonction de médiation ; son aptitude à la métamorphose et sa tendance à l'élévation, voire à la spiritualisation. L'air est un mot aux connotations multiples qui évoque à la fois un élément (en l'occurrence le premier des quatre), l'atmosphère au sens physique, l'éther comme concept et philosophique et physique, et le souffle incarnant le principe universel de vie. Il est le médiateur de la lumière, du son, du parfum et de la couleur - de toutes ces ondes perceptibles ou imperceptibles par l'homme qui déterminent la qualité de notre vie physique et mentale. Le lien que l'on établit par association entre ces différents phénomènes est vital pour notre façon de nous appréhender dans notre corps et dans le monde.

       
Tout immatériel qu'il nous paraisse, l'air est le contraire du vide, il est une substance, susceptible de se transformer. Ainsi se manifeste-t-il par le souffle, la brise ou le vent. En s'unissant à d'autres éléments, il se déguise en brume et en fumée, en brouillard, en vapeur et en nuage. De par sa transparence, l'air est le symbole sensible de la vie invisible et nous renvoie immanquablement au ciel. Il nous entoure comme une sphère et est en même temps ouvert sur l'espace interstellaire qui n'est pas le propre de l'homme.  Pour l'imaginaire religieux de toutes les civilisations, il est considéré comme un accès à l'au-delà, une voie de communication entre le Ciel et la Terre. Ainsi, l'air est un royaume des limites qui mène vers ce qui est surhumain ou inhumain tout en restant inséparable de la terre, un royaume aux vastes espaces et aux chemins non tracés, étagé et peuplé d'êtres divers : on y trouve insectes et oiseaux, anges et démons...

        E
n tout premier lieu, l'air se présente à nous comme souffle. Nous respirons à peu près toutes les cinq secondes, donc environ 23 040 fois  par jour, inhalant et expirant une quantité de 438 m3 d'air en vingt quatre heures. La respiration est à double mouvement, elle est flux et reflux, un va-et-vient permanent. Elle peut être rapide ou lente, et momentanément suspendue, mais quand elle s'arrête, la vie s'arrête aussi. Le premier cri, qui correspond à la première expiration, et le dernier souffle marquent les limites de chaque existence humaine sur terre. Le souffle prend ainsi universellement le sens d'un principe vital. Seule l'extension du symbole varie d'une civilisation à l'autre. En Occident, toute une série d'étymologies croisées - hébraïques, grecques et latines - ont contribué à forger un ensemble complexe de références dont nous pouvons suivre les implications dans la vie quotidienne encore aujourd'hui.

        En effet, le mot « souffle », que ce soit comme haleine ou comme vent, apparaît dans la Bible et, de façon indépendante, chez  les philosophes grecs pour désigner la force première qui devient, avec des variations selon les différentes traditions, un principe spirituel, à la fois créateur et porteur de vie. Le fait que dans les deux langues mère plusieurs mots servent à le désigner, et que leur passage en latin unifie ce qui était séparé à l'origine, enrichit le concept. Avec le temps, des renvois multiples forment un réseau finement tissé d'associations et de représentations mentales dont découlent des comportements spécifiques.  Ces comportements nous singularisent face à d'autres grandes civilisations, comme nous le verrons en comparant l'idée du souffle en Occident et en Orient, notamment en Inde et en Chine.

        Commençons notre analyse par le commencement, par Berechit, la Genèse où, dans la ténèbre initiale, le « vent de Dieu » (en hébreu « rouah  Elohim») agite la surface des eaux
(Note 99 )
. Il est la puissance créatrice qui appellera à l'être d'abord la lumière, et ensuite le ciel et la terre avec tous ses habitants. Lors de la formation de l'homme, Dieu insuffle dans sa narine un « souffle de vie » (en hébreu nichmat hayyim) et l'homme, auparavant inerte comme la poussière dont il est formé, est animé d'une « âme vivante », « nefech haya » - dont l'étymologie renvoie également au verbe « respirer»
(Note 100 )
. Les trois mots hébraïques ici présents - nefech, rouah et nechama - se réfèrent tous au souffle. Dans la tradition mystique juive, ils servent à désigner trois niveaux de l'âme. Ainsi, dès les deux premiers chapitres de la Bible, le rapport est établi entre  le souffle, l'Esprit de Dieu et l'âme humaine, éternelle comme lui. Dans l'homme, le souffle de vie donné par Dieu ne saurait périr. « Que la poussière retourne à la terre comme elle en est venue, et le souffle à  Dieu qui l'a donné »
(Note 101 )
dit l'Ecclésiaste. Le souffle et la parole se prêtent une mutuelle assistance, le premier permettant l'émission de la dernière qui assure le passage de la puissance créatrice à l'acte. La Parole, le Souffle et l'Esprit de Dieu sont une seule et même chose, ils sont tous trois synonyme de vie : « Tu retires le souffle, ils expirent et retournent à la poussière. Tu envoies ton souffle, ils sont créés et Tu renouvelles la force de la terre. »
(Note 102 )


       
Le souffle divin possède une action mystérieuse au-delà de sa fonction créatrice, il modifie matériellement que psychiquement les êtres et les choses qu'il touche. C'est lui qui donne à l'homme sa force. Ainsi Samson, ayant reçu le souffle de Dieu,  déchire-t-il un lion et, armé d'une mâchoire d'âne, tue mille Philistins
(Note 103 )
. Yephté, Otniel, Guidéon partent au combat et remportent des victoires décisives pour Israël après avoir été « inspirés » par le Souffle.
(Note 104 )
Les prophètes sont, eux aussi, soit possédés soit abandonnés par lui : ils n'ont rien en propre, la sagesse et l'intelligence, le conseil et la force, la connaissance et la crainte de Dieu
(Note 105 )
qui caractérisent l'Esprit et reposent comme signes distinctifs sur le rejeton de Jessé sont un don, ils signalent la présence divine et n'appartiennent pas durablement, en tant que qualités inaltérables, aux humains qui en bénéficient. « En effet, c'est un souffle dans l'homme [rouah] et une respiration [nechama] du Tout-Puissant qui rend intelligent » précise le jeune Elihou dans le livre de Job.
(Note 106 )


       
L'exemple le plus frappant de cette fragilité constitutive de l'être humain est donné par la figure tragique de Saül, le premier roi d'Israël, que Dieu a élevé à sa fonction sans qu'il se sente prêt pour l'élection. Quand le prophète Samuel lui fait part de la décision divine, Saül répond : « Ne suis-je pas un Benjaminite, une des plus petites tribus d'Israël, et ma famille n'est-elle pas la moindre de toutes celles de la tribu de Benjamin ? Pourquoi me dire une telle parole ? »
(Note 107 )
Samuel lui prédit alors sa métamorphose par le Souffle : « ... A l'entrée de la ville, tu te heurteras à une troupe de prophètes descendant du haut lieu, précédés de la harpe, du tambourin, de la flûte et de la cithare, et ils seront en état de transe prophétique [« inspirés » traduit Chouraqui dans le respect de l'étymologie]. Alors l'esprit du Seigneur fondra sur toi, tu entreras en transe avec eux et tu seras changé en un autre homme. »
(Note 108 )
  Ce n'est donc pas une lente évolution qui provoque en Saül l'identification avec sa tâche, mais le Souffle divin qui prend possession de lui et opère un brusque changement de sa conscience et de l'envergure de sa personne. Or, ce changement peut se produire dans les deux directions. A chaque instant un revirement est possible : impuissance de l'homme que l'esprit de Dieu peut quitter. Le Roi Saül éprouvera au plus intime de lui-même la gratuité des choix divins.

           « L'esprit du Seigneur s'était retiré de Saül et un esprit mauvais, venu du Seigneur, le tourmentait. »
(Note 109)
Propos déconcertants pour la mentalité moderne. Mais pour l'homme biblique qui se conçoit comme créature, tout vient de Dieu, son saint esprit bienfaisant aussi bien que les esprits négatifs et nocifs qui peuvent s'emparer de lui à chaque instant - que ce soit l'esprit de discorde
(Note 110 )
ou celui du mensonge
(Note 111 )
, l'esprit de vertige
(Note 112 )
ou l'esprit de torpeur
(Note 113 )
. Le même mot, rouah, est utilisé pour tous, et pour l'herméneutique biblique ce fait indique une parenté nécessaire entre les différentes occurrences.

         
Or, si l'homme ne peut pas se soustraire à l'influence des esprits venus d'en haut, il lui reste néanmoins la possibilité d'évoquer ceux qui peuvent élever son âme. Ainsi, pour chasser l'esprit de mélancolie qui s'emparait régulièrement de Saül, on engagea le jeune David qui avait le don de la musique. « Chaque fois que l'esprit de Dieu assaillait Saül, David prenait la cithare et en jouait. C'était une détente pour Saül. Il allait mieux et le mauvais esprit s'écartait de lui. »
(Note 114 )


         
Le chant a le pouvoir d'éloigner les esprits perturbants. Le lien entre la musique et l'Esprit, déjà établi par le récit de l'élection de Saül, est présent d'une façon ou d'une autre dans toutes les civilisations. Hermès, Athéna, Dionysos et le dieu Pan, mais aussi Krishna, jouent de la flûte, cet instrument qui se met à chanter quand le souffle y passe - comme la harpe de David qui, la nuit, dialogue avec le vent du Nord... La musique exprime ce que les mots ne savent pas dire, et c'est pourquoi elle est liée à l'Esprit, qui est justement la parole au-delà de la parole humaine, celle qui remplace toutes les langues parce qu'elle les parle toutes.

       
Le récit de la Pentecôte donne l'une des représentations possibles de la conception d'un Esprit qui, étant égal à la Parole divine, prime le langage humain et, s'il s'y associe, en élargit les limites. Ce jour-là, les disciples de Jésus se trouvaient réunis dans un lieu clos quand « un violent coup de vent (encore le vent !) emplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu'on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s'en posa une sur chacun d'eux. Tous furent alors remplis de l'Esprit Saint et commencèrent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer. »
(Note 115 )


         
Le miracle de la glossolalie, symbole de la mission universelle des apôtres, indique ici la restauration de l'unité perdue de la langue à Babel. D'une façon générale, les événements relatés dans le Nouveau Testament sont censés accomplir ce qui a été ébauché par l'ancien. Une volonté de concordance jusqu'au plus infime détail, qui fait du premier Testament (la lettre) une préfiguration du Nouveau  (l'esprit [!] ) détermine toute l'herméneutique chrétienne jusqu'à la Réforme. La Pentecôte est ainsi la réplique du don de la Torah (la Loi), qui représente la Parole divine sur terre. Première parole définitive après les énoncés de la Création, elle habilite l'homme à y prendre part, à devenir créateur de son côté, pour réparer et mener à son terme ce qui a été vicié par la Faute du premier homme. Pour le christianisme, le don de l'Esprit, qui survient justement au moment de la fête de pèlerinage où les juifs célèbrent le don de la Torah, annule le régime de la lettre. Un acte unique - l'Incarnation du Logos - résume désormais la Parole que Dieu a adressée à l'humanité. Hugues de saint Victor, philosophe mystique du XIIe siècle, l'affirme clairement: «Toute l'Ecriture divine est un seul et même livre, et ce seul et même livre est le Christ, car toute l'Ecriture divine parle du Christ, et toute l'Ecriture divine est accomplie dans le Christ. »
(Note 116 )
 

       
Le christianisme a poussé à l'extrême les conséquences du concept de l'Esprit, lequel va devenir le symbole de sa nouveauté révolutionnaire et de son actualité permanente. Jésus lui-même inaugure ce nouveau régime en apostrophant les Pharisiens : « C'est pourquoi je vous dis que tout péché ou blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis. Celui qui dit une parole contre le fils de l'homme, elle lui sera remise, mais celui qui en dit une contre l'Esprit saint, elle ne lui sera remise ni dans ce  monde-ci ni dans l'autre. »
(Note 117 )
Jésus est conscient d'avoir été investi dans sa propre mission par l'Esprit Saint, qui est descendu sur lui lors du baptême de Jean « tel une colombe venant du ciel »
(Note 118 )
L'iconographie a consacré cette image : dans les tableaux de la Trinité, l'Esprit est communément figuré par une colombe dont émane un rayon de lumière. Le même symbole sert à l'âme humaine. Souvent, l'on représente des mourants dont l'âme s'échappe par la bouche comme un oiseau qui s'envole, ou l'âme d'un défunt qui plane sous la forme d'une colombe au-dessus du cadavre. Le motif  est ancien. En Palestine et en Syrie, aux premiers siècles avant notre ère, l'on représentait l'esprit hors du corps, séparé, comme une colombe justement. Dans les aires mortuaires, il y avait des columbaria avec des niches pour les urnes (usage toujours en vigueur aujourd'hui dans les pays méditerranéens, notamment en Italie), et de vrais colombiers étaient placés auprès des tombes. Ces coutumes ont persisté chez les premiers chrétiens. La colombe aux rites d'accouplement remarquables et au chant doux (elle « pleure »), associée à la bien-aimée du Cantique des Cantiques, symbolise dans la tradition judéo-chrétienne l'élan amoureux et la fécondité en toutes choses. Elle est toujours entourée de lumière, car l'âme, d'essence divine, est naturellement attirée par la clarté et s'élève pour retourner à sa source.

       
L'idée d'un composé humain fait d'un corps et d'une âme elle a été formulée lentement et de façon hésitante. Dans notre partie sur le toucher, nous avons souligné son ancrage dans la conception d'une identité existant entre le microcosme et le macrocosme, et sa dette envers la pensée analogique
(Note 119 )
. Etrangère à la sensibilité biblique, elle a été esquissée dès la naissance de la philosophie par les présocratiques et a trouvé un premier apogée chez Platon. Souvent remise en cause au profit de théories matérialistes ou mécanistes
(Note 120 )
, la conception d'une « dualité » humaine opposant un corps périssable à une âme éternelle a cependant été intégrée au fil des siècles et dans le judaïsme et dans le christianisme
(Note 121 )
. Différemment interprétée selon les époques et les traditions mais toujours présente, elle traverse la pensée occidentale de Platon jusqu'à la modernité, où elle a été abandonnée sans être remplacée par un autre concept.

          Le mot latin « anima » (dont procède le mot « âme » en français), vient du grec anemos, vent. Nous sommes donc à l'intérieur du champ de références esquissé ci-dessus. Les philosophes présocratiques Anaximène, Anaximandre, Anaxagore et Archélaos ont, chacun à sa manière, stipulé que l'âme est de nature aérienne, c'est-à-dire immatérielle. Anaximène notamment fait de cette intuition une théorie globale et explique l'origine du monde par l'aer, qui est brume, brouillard ou souffle, infini et inépuisable comme l'apeiron d'Anaximandre. Anaximène développe l'idée d'une métamorphose universelle due à la concentration et la coagulation, ou à l'expansion et la fluidification de l'air, dont résulte une sorte de métabolisme de tous les phénomènes physiques. Le cosmos tient sa cohésion de l'aer comme l'homme de son âme-souffle
(Note 122 )
.

       
Lors de la lente élaboration du concept de l'âme, celui-ci s'est enrichi de connotations diverses qui se rattachent toutes, d'une façon ou d'une autre, à l'idée d'un Souffle-Esprit universel. Les mots grecs psyché, logos, nous, thumos, pneuma et daimon  désignent chacun une réalité spécifique (passion, raison, esprit, individualité, inspiration etc.) à travers laquelle l'âme humaine est mise en relation avec le Souffle divin. De façon semblable, les mots latins qui ont contribué à façonner le concept, à savoir mens, spiritus, verbum, animus, genius, intellectus, illustrent différents aspects de ce même rapport. Le statut de l'âme en Occident est ainsi celui d'une structure intermédiaire, spirituelle et médiatrice, à l'instar de l'air qui sert de matrice à sa représentation, entre l'Absolu transpersonnel et la personne charnelle, concrète.

       
Quelle que soit la subtilité de sa définition, la pertinence d'un concept ne dépend pas d'elle, mais de son utilisation générale, basée sur une  représentation mentale largement partagée.  Celle-ci opère par association plus que par argumentation. Dans le cas du vent-souffle, qui évoque à la fois l'haleine et le Souffle divin, l'Esprit duquel l'âme humaine participe, l'esprit comme Raison mais aussi comme les esprits, bons ou mauvais, nous sommes en présence d'un champ d'associations particulièrement riche qui s'est tissé autour du concept de l'air. Celui-ci réunit aussi - en basculant du concret vers l'abstrait et inversement - l'odeur, le son et la lumière et, par extension, l'oiseau (qui est à la fois vol et chant), les anges et les démons. Ces associations se sont avérées fécondes, sur le plan artistique au moins autant que sur celui de la pensée. Elles fonctionnent selon le mode de l'analogie et établissent des corrélations entre un élément d'une part, des réalités physiques et des phénomènes de l'esprit de l'autre.

       
La démarche analogique, telle que nous l'avons décrite à chaque fois que nous l'avons rencontrée, reflète l'image d'un cosmos, c'est-à-dire d'un monde ordonné dont l'homme doit saisir les correspondances secrètes pour restituer l'harmonie initiale perdue. La musique et la lumière sont les symboles les plus fréquents de cet ordre général assuré par l'Esprit. Selon cette conception, qui a dominé tout le Moyen Age et se rencontre encore à beaucoup d'endroits dans la modernité, la musique était chargée de traduire les consonances et dissonances élémentaires et par là, le cycle universel de génération, de destruction et de corruption. Elle représentait l'harmonie  au sens large : celle des sphères, des éléments et des êtres - harmonie qui s'exprime partout in pondere, in numero et in mensura
(Note 123 )
. Quant à la lumière, elle était considérée comme la manifestation d'une énergie secrète qui anime tout le monde vivant. Intuition confirmée par la physique moderne, qui a montré que visible ou invisible, la lumière est partout, parce que tous les corps ont une chaleur propre et émettent de la lumière. Ce n'est  que la couleur qui change si l'on approche de la température zéro ; on passe alors dans les zones infrarouges qui se trouvent au-delà de notre perception. La symbolique de la lumière comme manifestation privilégiée de l'énergie universelle a donc une base physique. Celle de la musique aussi : nous savons aujourd'hui qu'il y a identité de toutes les ondes,  que ce soient celles de la lumière, du son ou de l'odeur. Comme la lumière, l'odeur est partout, car « les molécules aromatiques seraient l'une des composantes essentielles du milieu interstellaire où naissent constamment des étoiles. »
(Note 124 )
Ces phénomènes (lumière, son et odeur) ne sont que les manifestations relatives, adéquates à notre perception, d'une réalité à dimensions multiples qui défie l'imagination humaine.

          L'idée d'un principe vital qui abolit la distinction entre le spirituel et le matériel en agissant comme énergie existe d'une façon ou d'une autre dans toutes les civilisations. Seule la forme qu'on confère à sa représentation varie d'une tradition à l'autre. Comme en Occident, celle du souffle comme énergie universelle est un concept fondamental des pensées indienne et chinoise. Il est impossible dans ce cadre d'esquisser même à grands traits les idées complexes sur ce sujet provenant de deux univers si infiniment riches. Nous en évoquons seulement quelques unes pour mieux saisir, à travers le contraste, nos propres conceptions, et aussi en raison du succès de la vulgarisation actuelle des idées orientales à une vaste échelle en Occident. Car il se pourrait  que celle-ci ait  une signification qui aille au-delà du simple éclectisme typique des époques de transition.

        Dans la mythologie hindoue, Vâyu est d'abord le souffle vital, cosmique, et en même temps un domaine intermédiaire ou subtil qui s'identifie au Verbe. Il est le fil qui relie entre eux tous les mondes. Ce fil est aussi Atmâ, l'Esprit universel. C'est donc une chaîne d'associations très semblable à celle dont nous avons l'habitude qui est à l'œuvre ici et dont le ressort est également l'identité du macrocosme et du microcosme. Au niveau de l'être subtil, Vâyu désigne les cinq fonctions vitales considérées comme des modalités de pranâ, le souffle vital personnel. De même que l'univers en son entier est pénétré par Vâyu, l'homme est traversé par les souffles du pranâ. Cela explique l'axiome du Yoga selon lequel il existe toujours une liaison entre la respiration et les états mentaux. Le contrôle du souffle yoguique ne s'applique cependant pas seulement à la respiration matérielle, mais aussi à la respiration subtile, dont la première n'est que le reflet. L'exercice de la circulation du souffle dans le corps concerne en effet surtout les énergies transsubstantiées et devient ainsi l'instrument de l'unification de la conscience. Dans l'hindouisme l'air est le domaine des métamorphoses, le prâna pouvant revêtir des aspects cosmiques, atmosphériques, psychologiques, corporels et métaphysiques et passer des uns aux autres. Quand la Prashna Upanishad affirme que le premier acte de Prajâpati, le Créateur, a consisté à « émettre le souffle » (VI, 4) cela signifie d'une part que rien ne subsiste sans le souffle, et d'autre part qu'un parallèle existe entre l'univers et le corps humain. Vâyu, le vent cosmique, et Prâna, le souffle physiologique, se correspondent. Le yoga comme voie de libération s'appuie sur cette symbolique pour faire du contrôle du souffle le support privilégié de la vie de l'esprit.

        De façon semblable, dans la pensée taoïste l'univers est considéré comme une condensation de souffles. Le souffle vital qi est à la source de toute chose et fonde l'unité du cosmos. Le qi est divisé en Yin et Yang, ou encore en souffle léger qui devient le ciel, et en souffle lourd qui forme la Terre. Après cette première différentiation de l'Un, neuf souffles naissent qui progressivement se coagulent pour constituer l'espace physique. L'espace intermédiaire entre le ciel et la terre est rempli d'un souffle-énergie (encore qi) dans lequel l'homme vit comme le poisson dans l'eau. C'est pourquoi ce souffle, manifesté comme vent, devient le véhicule du salut. Dans la biographie du célèbre médecin Bian Que, une phrase décrit à elle seule le remède à tous les maux : « Il connaît l'accès de ce qui paraît hors de portée, et sait d'où vient le vent. »
(Note 125 )
De la provenance de ce dernier, en effet, on déterminait à peu près tout, de la pluie fertile ou trop abondante jusqu'à l'issue des guerres. Le mouvement spiralé de ce vent spirituel et extatique qui ne revient pas sur lui-même, mais transforme et accroît les forces vitales, correspond aux envolées de l'esprit. L'univers taoïste est conçu comme un immense mouvement giratoire qui crée et détruit des mondes dans un renouveau permanent de cycles cosmiques. Etranger à toute linéarité, le souffle de la vie est un vent houei, un vent circulaire, dansant, labyrinthique, flottant comme un vêtement lâche, zigzagant comme le pas de yu, un vent brusque qui emporte
(Note 126 )
. Il décrit une ligne qui revient sur elle-même sans jamais se retrouver
(Note 127 )
, spirale descendante pour l'influx céleste et ascendante pour l'esprit qui y aspire. Les exercices des adeptes taoïstes reposent sur la conviction que si la vie est une concentration du Souffle, il faut emmagasiner, conserver et accroître celui-ci en soi-même. L'absorption du souffle constitue ainsi l'une des pratiques les plus importantes et les plus anciennement attestées du taoïsme, que ce soit sous la forme du souffle cosmique constitué par les effluves des astres, dont la Terre, ou celle du souffle originel qui se trouve partout, notamment à l'intérieur de l'homme. Qui se nourrit de souffle devient esprit lui-même et acquiert la sagesse. L'idéogramme employé pour décrire la substance de ce qi signifie étymologiquement la vapeur qui s'élève du riz cuit chaud.
(Note 128 )
Nous retrouvons ici le mélange des plans caractéristique des spiritualités basées sur le principe d'analogie. La phrase suivante, qui confère à l'odeur le rôle central d'essence des choses, d'âme du souffle en quelque sorte, est également une application de ce principe. Li Sao dit : «  A l'origine, les trois Souverains savaient rester purs, et trouver la place qui convient à chaque parfum »
(Note 129 )
.
L'expression Parfum des parfums servait à désigner l'Empereur, et l'Empereur était celui qui assurait l'ordre sur terre en désignant sa juste place à chaque être. Ici, l'odeur est l'expression la plus « humaine » du grand souffle de la vie dont une part revient à chaque être vivant.

       
Le travail spirituel, la quête, dans les spiritualités orientales, se fait ainsi par et à travers le corps. Les exercices physiques se trouvent en son centre et non pas, comme en Occident, à la périphérie - quand ils n'en sont pas totalement absents. En simplifiant on pourrait dire qu'en Orient le travail spirituel consiste à mettre le corps de l'adepte au diapason du cosmos en se servant du souffle (physique) pour faire circuler en lui l'énergie (universelle). Si l'harmonie du monde dépend de la libre circulation de l'énergie, l'harmonie chez l'homme se manifeste par sa santé. D'où le rôle capital de l'énergie dans les médecines traditionnelles chinoise et indienne. L'acupuncture, par exemple, se sert de l'énergie du malade, elle en détecte les blocages et les lève. Ce seul moyen suffit souvent pour le guérir entièrement, parfois (quand l'énergie du corps n'est pas suffisante) on y ajoute les remèdes de la pharmacopée, qui ne sont rien d'autre que les réserves d'énergie de la nature.

       
La médecine tibétaine, obéissant au même principe, repose sur le contrôle des cinq vents psycho-physiques (lo'ong) qui traversent l'univers de l'intérieur et de l'extérieur et qui représentent l'énergie universelle
(Note 130 )
. Ce contrôle vise à restituer l'équilibre rompu par la maladie en retrouvant la bonne direction des souffles. Quand par ce processus de guérison le potentiel de créativité est remis à la disposition du malade, il peut chercher à atteindre le corps de lumière - image parlante s'il en est pour décrire un corps entièrement énergétique et spiritualisé.

        Retournons maintenant en Occident. Il est bien connu que le corps n'y a pas le même statut que dans les traditions orientales. En cernant de plus près encore les représentations qui commandent la chaîne d'association souffle-esprit-énergie, nous pourrions peut-être déterminer quelques unes des raisons qui ont mené à des conceptions si différentes
(Note 131 )
. Car même quand les images se correspondent, leur signification, d'une civilisation à l'autre, n'est pas la même. Ainsi, l'on rencontre bien l'idée d'un corps de lumière dans le christianisme, mais celui-ci est assigné aux manifestations de Dieu
(Note 132 )
ou au corps glorieux des ressuscités. Le corps terrestre est privé de lumière, c'est-à-dire d'énergie propre. Tout ce qu'il a, il le reçoit d'en haut, par l'Esprit qui le maintient. « L'esprit vit en nous et meut tous nos ressorts... » écrit encore La Fontaine
(Note 133 )
.

       
Les conséquences d'une pareille conception se font sentir sur des plans très divers, pratiques autant que théoriques. La médecine peut, ici aussi, servir de révélateur. Un simple coup d'œil suffit en effet pour constater que dans ce domaine, l'Occident a fait l'impasse sur le concept d'énergie. Parmi les différents schémas corporels que l'on représente dans les livres (les muscles, les organes, le système nerveux, le réseau sanguin, les os etc.) aucun n'est consacré aux flux d'énergie. Il n'existe pas, chez nous, d'équivalent des chakra indiens ou des méridiens chinois. Tout se passe comme si l'énergie, pour l'homme occidental de la modernité, avait pris une autre signification qu'au départ. Les articles des grandes Encyclopédies consacrés à ce sujet traitent exclusivement de physique, allant de la thermodynamique à la théorie de la relativité, jusqu'aux récents travaux sur les quanta. Et, malgré les troublantes découvertes concernant l'influence de la conscience de l'observateur sur les phénomènes observés, qui ont dominé la recherche de la physique du XXe siècle, l'énergie et l'esprit paraissent aujourd'hui comme deux entités parfaitement distinctes, la première étant scientifiquement définissable, la seconde non. De surplus, aucune des deux ne paraît plus liée aux différentes symboliques qui gravitent autour du concept air-souffle. La médecine occidentale d'aujourd'hui fait référence à d'autre ressources que l'énergie.

         
Il n'en a pas toujours été ainsi. Hippocrate lui-même, et après lui Galien, recommande encore, « pour faire des recherches exactes en médecine », d'examiner « les saisons de l'année, ... considérer les vents chauds et froids, ... les vertus des eaux »
(Note 134 )
,
bref d'aller dans le même sens que l'énergie présente dans la nature pour obtenir la guérison. Pour le père de la médecine occidentale, l'air influe sur la constitution physique et psychique des individus et détermine les maladies. Il est essentiel pour lui de tenir compte de cet élément et d'agir avec lui pour améliorer la santé du malade. L'aromathérapie se trouve ainsi aux origines de notre médecine, car la contagion se conçoit, pendant de longs siècles, à travers l'odeur - nous l'avons vu à l'exemple de la peste. On suppose alors que la guérison est réalisée par la médiation de l'air qu'on respire, et dont «l' esprit » est justement l'odeur. Un même souffle - assimilé à l'énergie - traverse tous les êtres, il suffit de s'en servir à bon escient.

        
Pendant près de deux mille ans, l'air est considéré comme un élément vital, mais aussi délétère. Il garantit à l'homme la santé en le mettant en harmonie avec le cosmos, mais  s'il est vicié, il l'empoisonne. Tout dépend en effet de la qualité du souffle. Une tradition parallèle, consacrée à l'envers du Souffle divin, qui confère un souffle supra-personnel aussi à Satan, paraît dès les premiers siècles de notre ère. Le souffle du bas s'oppose alors au souffle d'en haut. A l'aube de la modernité, les rituels d'adoration des « sabbats » où l'on pratiquait le « baise-cul » d'un diable en forme de bouc en témoignent, tout comme la tradition carnavalesque du pet-en-gueule où, dans une inversion dérisoire du souffle de l'esprit, l'on invoquait saint Blaise, le patron des souffles. De même, dans la tradition alchimique, chez Paracelse par exemple, le corps humain apparaît comme un tube traversé par des souffles dont il s'agit de trouver la bonne direction.  Car si l'air est l'élément du souffle fécondant qui, en connivence avec la lumière, crée et guérit, il est aussi le royaume du leurre. Les démons s'y meuvent à l'aise et s'emparent de l'homme dès qu'il y a une rupture spirituelle entre lui et la divinité. Cela arrive même aux plus grands - saint Antoine l'Ermite en parle à l'occasion d'une extase où il s'est trouvé bloqué dans son ascension par des forces adverses
(Note 135 )
.

       
Tous ces exemples montrent qu'il y a, en Occident, une assignation éthique à l'esprit. Le Paraclet signifie d'ailleurs advocatus, celui qui plaide, qui intercède en faveur du bien. Il ne faut cependant pas perdre de vue qu'il a en face de lui un advocatus diaboli. Jésus, l'oint de l'Esprit, et mené au combat par Lui, se confronte à Satan dès le lendemain de son baptême
(Note 136 )
, car cet adversaire qui s'érige en obstacle
(Note 137 )
exerce depuis longtemps, depuis la chute d'Adam, son pouvoir maléfique sur le monde. En tant que Serviteur de Dieu, Jésus va exorciser les esprits impurs, suppôts de Satan, pour remplacer celui-ci dans son règne à la fin des temps.

       
La lutte entre le Bien et le Mal est ainsi placée au niveau de l'Esprit, et ceci est vrai pendant tout le temps où la religion chrétienne a été l'orientation majeure, la toile de fond de la conception de la vie en Occident. L'homme participe à cette lutte selon ses faibles forces, mais il n'est pas maître des événements, l'Esprit n'est pas à sa disposition, il lui est accordé par la grâce, ou bien refusé. Dans une certaine mesure, cela vaut aussi en philosophie, pour l'esprit absolu de Hegel, dont l'homme subit l'avancée plus qu'il ne la cause. En revanche, l'énergie telle qu'elle est conçue par les pensées chinoise et indienne, paraît neutre, au-delà du bien et du mal, et appartient à tout le monde - il suffit de savoir s'en servir. C'est une différence capitale dont l'impact devient de plus en plus visible. Elle nous aidera peut-être à mieux comprendre une évolution qui peut paraître incohérente à bien des égards.

       
Car qu'en est-il aujourd'hui de l'esprit en Occident ? Une désaffection générale à son égard se vérifie à beaucoup de niveaux. L'Encyclopaedia Universalis par exemple n'a même pas consacré d'article propre à l'esprit dans son édition d'origine, malgré son approche conceptuelle particulièrement soignée. Est-ce à dire que pour l'homme moderne, l'idée d'un principe spirituel de la vie n'a plus de pertinence ? On est enclin à le croire, du moins sous la forme que nous avons connue jusqu'alors. Certaines idées vieillissent - comme des personnes ou des demeures. Avec le passage du temps, les images qui y sont liées se confondent, s'enchevêtrent et se mélangent. Des amalgames inextricables se forment dont le sens devient opaque. Ainsi l'on peut observer comment l'imprécision due aux associations de la chaîne souffle - esprit - âme - lumière - énergie etc., d'abord féconde dans la mesure où elle a engendré des élans de pensée, des exégèses nouvelles, des représentations qui se sont reflétées dans l'art, s'est figée au fil des siècles en des images d'Épinal qui ont fini par faire barrage à la compréhension même du concept. Ma thèse est en effet que l'Esprit, de révolutionnaire et agissant, est devenu depuis quelques siècles déjà une notion incomprise pour la majorité des chrétiens. La doctrine de la Trinité, où l'Esprit Saint est défini comme l'amour qui lie le Père au Fils
(Note 138 )
, ne parle pas à l'homme moderne. L'esprit, dans l'Occident moderne, n'est plus le Souffle divin qui traverse l'univers de part en part en dépassant l'antagonisme entre une réalité matérielle et une autre spirituelle. Il a perdu sa majuscule en même temps que son assise sensorielle et n'est associé ni à la lumière, ni à l'énergie.

         
Il y a bien sûr des domaines où la notion garde une certaine vitalité. En philosophie, dans les théories de la conscience, le mot « esprit » sert à désigner la réalité pensante, c'est-à-dire le principe pensant en général opposé à l'objet de la pensée. L'esprit continue ainsi d'exister, mais le concept a perdu de son rayonnement. Il est devenu technique et doit être redéfini pour chaque utilisation. En aucune façon il ne nourrit l'art ou la littérature. Tout ce passe comme si à un moment donné la chaîne des associations à laquelle il appartenait et qui a fait sa richesse, s'était rompue. Depuis lors, chaque élément prend son propre essor, se spécialise ou tombe en désuétude - que ce soit l'énergie ou la lumière, considérées désormais sous la seule perspective physique ; l'âme, plus ou moins disparue ; l'esprit aux caractéristiques purement intellectuelles ; et l'air sous ses différentes formes, allant du souffle au vent et privé maintenant de tout l'imaginaire qui en faisait un royaume à part, un espace intermédiaire de sublimation où l'odeur, le son et la lumière avaient des qualités non seulement matérielles, mais aussi, et peut-être surtout, spirituelles.

          Cette rupture a différentes causes. La première est le fait qu'avec la laïcisation, une grande majorité de personnes n'adhère plus à l'ensemble de présupposés qui ont déterminé nos structures mentales pendant deux millénaires. Une deuxième, corrélative de la première, est l'abandon de la pensée analogique au profit de la pensée scientifique. Nous avons vu que la pensée analogique, à laquelle nous devons toutes les associations abordées dans ce chapitre, a coexisté en Occident avec la pensée logique jusqu'à la Renaissance incluse. Dès les premiers siècles de la modernité cependant, elle a été discréditée comme moyen de connaissance. Elle passait pour impropre à la découverte scientifique et par conséquent étrangère au progrès. Sans disparaître entièrement, elle était dorénavant considérée comme l'apanage des poètes et des visionnaires. Effectivement, elle a continué à occuper une place essentielle dans l'art, les Correspondances  baudelairiennes, les voyelles rimbaldiennes n'étant que les exemples les plus explicites d'une démarche qui dans ce domaine a su garder toute sa validité. Cependant, ces analogies sont considérée comme une trouvaille de l'artiste qui nous permet de partager ses émotions, et non comme la traduction d'une vérité inscrite dans la nature.

       
Or, depuis quelques décennies, on assiste à un étonnant retour du balancier. Si l'on ne revient pas à l'idée d'un principe vital universel qui serait de l'ordre de l'Esprit, celle de l'énergie en revanche fait surface. C'est comme si un vide devait être comblé, comme si l'on cherchait, à travers des notions empruntées en parties à d'autres civilisations, à réintroduire l'idée (souvent confuse, mais insistante) que « quelque chose » d'un autre ordre doit exister à côté du monde matériel. Pour représenter ce « quelque chose » sans pour autant ériger un nouvel édifice de dogmes, l'énergie - à la fois infinie, neutre et disponible - paraît mieux convenir aux besoins de l'homme occidental moderne que le difficile Esprit. C'est un concept commode à bien des égards, pas encore usé et suffisamment imprécis pour pouvoir être utilisé dans des domaines très divers.

        Ainsi, nous le voyons réapparaître d'abord dans la médecine, qui nous a servi de révélateur dans ce chapitre. L'énergie est à la base de toutes les médecines dites « douces » qui, depuis trente ans, ont pris un immense essor. Leur vulgarisation outrancière ne doit pas tromper sur le fait qu'elles correspondent à un savoir réel qui complète de façon souvent heureuse celui notre science médicale habituelle. Par ailleurs, elles répondent visiblement à un besoin vital des patients dans un système de soins où ils se sentent de plus en plus aliénés. Toutes ces médecines invitent les malades à se servir des forces de la nature, à en extraire l'énergie et à prendre conscience de celle qui est présente dans leur propre corps. L'étonnant succès des arts martiaux jusque dans les campagnes les plus reculés  s'explique par une recherche semblable : car ce n'est plus le corps-machine mis en état et entretenu par la gym', mais un corps unifié par l'énergie, et spiritualisé, dont ces disciplines font faire l'expérience. Bien sûr, on cherche à tâtons et souvent sans rigueur : l'ouverture ainsi opérée prête main forte au charlatanisme qui mêle sans sourciller magnétisme et hypnose, aromathérapie, arts martiaux, psychologie et ésotérisme. Mais cela ne doit pas cacher le fait qu'elle indique des perspectives non pas seulement pratiques, mais aussi théoriques.

        Car dans le sillage de l'idée d'une énergie universelle, disponible pour l'homme, la pensée analogique réapparaît en Occident. L'idée qu'il puisse y avoir des correspondances entre l'homme et une nature elle-même reflet d'un cosmos, donc d'un ordre, n'est plus totalement rejetée. C'est comme si l'on admettait que la connaissance puisse parfois emprunter d'autres voies que la science, dans lesquelles elle cherche moins à savoir qu'à sentir.

        Tel le Phénix sur son lit d'aromates qui se lève de ses cendres, certaines représentations font ainsi surface et se nouent dans de nouvelles chaînes d'associations. Les cinq sens leur servent de relais, et à nouveau les plans s'interpénètrent, mais autrement qu'avant. La rupture et la continuité ne se contredisent pas, elles vont de pair.

 



[1]Abbé de Condillac, Traité des sensations, 1754, Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1984, p. 295.

[2] Diane Ackermann, A Natural History of the Senses, New York, 1991, intitule ainsi son chapitre sur l'odorat.

[3] Ibid. p. 11.

[4] Cf. Aristote, De l'âme, livre II, 7, 419 a - b et 9, 421a - 422a.

[5] Ibid.

[6] Gaston Bachelard, L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement. Paris 1943, Librairie José Corti, p. 16.

[7] Walter J. Freeman, "Tore zum Bewusstsein, Beobachtungen zu einigen Funktionen des limbischen Systems im Gehirn", in Das Riechen, Bonn 1995, p. 74 - 86

[8] Saint Augustin, Les Confessions, traduction, préface et notes de Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion 1964, livre X, chapitre VIII, p. 210.

[9] Marcel Proust, A la recherche du Temps perdu, tome VIII, "Le Temps retrouvé", Paris, Librairie Gallimard, NRF, 1927, p. 25.

[10] Marcel Proust, A la recherche du Temps perdu, tome VIII, ibid. p. 15.

[11] Jacques Derrida, Schibboleth, Paris, Editions Galilée, 1986, p. 16 - 17.

[12] Israel Rosenfield, L'invention de la mémoire, Paris, Flammarion, Champs 1994.

[13] Eeva-Liisa Manner, Le Rêve, l'ombre et la vision, Orphée, 1994, p. 83.

[14] Israel Rosenfield, op. cit. p. 25.

[15] C. Rosenfield, p. 175.

[16] Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1963, p. 149.

[17] Marcel Proust, Le temps retrouvé, loc. cit. p. 24.

[18] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, loc.cit. p. 8.

[19] Ibid. p. 16

[20] Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, passim.

[21] Marcel Proust, Le temps retrouvé, loc. cit. p. 19 - 20.

[22] Jacques Derrida, Schibboleth, loc.cit. p. 27

[23] Pour toutes ces définitions, voir le Grand Robert de la langue française, 2ème édition, Paris 2001.

[24] Première apparition répertoriée en 1538, c. Le Grand Robert

[25] C. définitions du Grand Robert de la Langue française

[26] Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l'éducation, in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1969, t. IV, p. 416.

[27] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, n CXXX "Danse macabre"

[28] C. Evangile selon Matthieu II, 11 et Evangile selon Marc XV, 23.

[29] Cantique des Cantiques, II, 13.

[30] Selon Paul Faure, Parfums et aromates de l'antiquité, Paris, Fayard, 1987.

[31]C. Ovide, Métamorphoses X, 300 - 506. Pour toute cette problématique, voir Marcel Détienne, Les jardins d'Adonis, la mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard NRF, 1972.

[32] Ovide, Métamorphoses, livre X, Paris, GF-Flammarion 1966, p. 267.

[33] Ibid.

[34] Ibid. p. 268.

[35] Cf. Op.cit.

[36] Euripide, Iphigénie à Aulis, 1301, cité par Détienne, op.cit. p. 120

[37] Ovide, Les Métamorphoses, X, 235.

[38] Ovide, Les Métamorphoses, X, 134.

[39] Ibid., 199 - 203.

[40] Ainsi Plutarque: "Aucuns ont pensé que c'était une rage... Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades." Cité par Denis de Rougement, L'amour en Occident, éd. définitive, Librairie Plon, 10 18, 1972, p. 61.

[41] Marcel Détienne, op.cit. p. 128.

[42] Ibid. p. 236.

[43] Pierre Emmanuel, Baudelaire, la femme et Dieu, Paris, Ed. du Seuil, 1982

[44] Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, n° XI, Le Guignon.

[45] Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard 1962, pp. 220 - 222.

[46] Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard 1943, p. 97.

[47] Souligné par moi

[48] Richard de Fournival, "Bestiaire d'amour", in Bestiaires du Moyen Age, Paris, Stock + Moyen Age, 1980, p. 144 - 145.

[49] Philippe Jacottet, "L'effraie", Poésies, Gallimard 1971, p. 25

[50] Voir à ce sujet: G. Dumézil, Le crime des Lemniennes, Paris 1924, et Marcel Détienne, Les jardins d'Adonis, Gallimard 1972, p. 172 - 184 et passim.

[51] Démosthène, Contre Nééra, 122.

[52] Platon, République, IX, 591 c - d.

[53] "Une femme ne sent jamais aussi bon que quand elle ne sent rien". Plaute, Mostellaria, acte I, sc. II, 17.

[54] Montaigne, Essais, livre I, chapitre LV.

[55] Ibid.

[56] Voir, à ce sujet, dans notre partie sur Le Toucher, le chapitre Le pur et l'impur ou le propre et le sale.

[57] Voir à ce sujet les ouvrages de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, passim, et Richard Sennet, Flesh and Stone, W.W. Norton & Company, New York and Faber & Faber, Londres, 1994, chapitre I.

[58] Voir Histoire de la sexualité, tome II, L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard 1984, p. 279.

[59] Achille Tatius, Leucippe et Clitophon, II, 37, cité par M. Foucault, op.cit. t. II, p. 297.

[60] Du latin putana, "la puante"

[61] Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Champs - Flammarion, 1986, p. 54.

[62] C. A. Corbin, op.cit. P. 53 ff.

[63] Ibid. p. 42.

[64] Philippe Ariès, L'homme devant la mort, Paris, Ed. du Seuil, 1977, Coll. Points, Histoire, 1985, t. I, p. 43.

[65] Epitaphe de la tombe de L. Valerius Aries, affranchi du marchand d'esclaves Zabda, Tombeaux romains, Anthologie d'épitaphes latines, Paris, Le Promeneur, 1993.

[66] Pierre de Nesson, "Job", Poèmes de la mort de Turold à Villon, Paris, Union Générale d'Edition, 1979, p. 221.

[67] Michel-Ange, Poèmes, traduits et présentés par Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1983, p. 111 - 112.

[68] Annick Le Guérer, Les pouvoirs de l'odeur, Paris, Ed. Odile Jacob, 1998, p. 49.

[69] Cit. par Annick Le Guérer, op. cit. p. 54.

[70] S. Mercier, Tableaux de Paris, Paris, 1783, cité par Georges Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Editions du Seuil, 1985, p. 172.

[71] Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, "Champs', 1986, p. 31.

[72] Nous n'ignorons pas qu'Erasme avait déjà cherché à en discipliner les manifestations publiques, ce qui est un signe que le processus dont nous parlons a été long et intermittent. Pour la clarté de l'exposé nous sommes obligés de schématiser ce qui, dans la réalité, a constitué une évolution lente, voire imperceptible.

[73] Georg Simmel, Mélanges de philosophie relativiste, Paris, F. Alcan, 1912, p. 36; cité par Annick Le Guérer, op.cit. p. 39.

[74] Radhika JHA, L'Odeur, Arles, Editions Philippe Picquier, 2002; éd. originale Smell, Pinguin Books India, 1999.

[75] Alberto Giacometti, Ecrits, Paris, Hermann, 1990, p. 91 et 97.

[76] Le Figaro, 26. 11. 1991, cité par Jean Clair, Le nez de Giacometti, Faces de carême, figures de Carnaval, Paris, Gallimard 1992.

[77] Buffon, Histoire naturelle de l'homme, Description homme, De l'âge viril.

[78] Voir Du Marsais, Des Tropes, II, « La métonymie » et « La synecdoque ». Il définit la métonymie de la façon suivante : « Le mot de métonymie signifie transposition, ou changement de nom, un nom pour un autre. (...) Les maîtres de l'art restreignent la métonymie aux usages suivants : la cause pour l'effet ou l'effet pour la cause ; le contenant pour le contenu ; le lieu où elle se fait pour la chose même ; le signe pour la chose signifiée ; le nom abstrait pour le concret. (....) La synecdoque est une espèce de métonymie, par laquelle on donne une signification particulière à un mot (qui dans le sens propre a une signification plus générale ou plus particulière). En un mot, dans la métonymie, je prends un mot pour un autre, au lieu que dans la synecdoque, je prends le plus pour le moins, ou le moins pour le plus. »

[79] Définition du Dictionnaire de Trévoux, Paris, 1721.

[80] Hayden White, Interpretation in History: Essais in Cultural Criticism. Baltimore, MD: The John Hopkin University Press, 1982.

[81] in Nicolai Gogol, Nouvelles de Saint Petersbourg, 1843.

[82]  Alberto Giacometti, Ecrits, loc. cit.  « Carnets », note du 2 mars 1924.

[83] Voir, à ce sujet, notre partie sur Le toucher, Espace, mouvement et matière : le toucher et l'art.

[84] Homère, Odyssée, chant IX, Traduction Victor Bérard, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1955, p. 675 - 676.

[85] Valéry Larbaud, Amants, heureux amants, p. 185

[86] Voir le texte du Concile de Nicée II, de 787 : « ...toutes les traditions de l'Eglise.. nous les gardons : l'une de celles-ci est l'impression, au moyen de l'icône, du modèle figuré en tant qu'elle s'accorde à la lettre du message de l'Evangile, et qu'elle sert à la confirmation de l'Incarnation, réelle et non fantomatique du Verbe de Dieu et qu'elle nous procure un profit égal, car elles renvoient l'une à l'autre (l'icône à l'Ecriture) dans ce qu'elles manifestent, comme dans ce que sans ambiguïté elles signifient.  ... Ceux qui regardent les icônes sont conduits vers le souvenir et le désir des prototypes... nous attribuons aux icônes baiser et prosternation, ... car l'honneur rendu à l'icône atteint le prototype.»

[87] Marie-José Mondszain, Présence de l'icône, Musée des Beaux-Arts de Rouen, Réunion des musées nationaux, 1992, p. 10.

[88] Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine

[89] Pascal, Pensées, 180 (487), Paris, éd. La Pléiade, p. 1133

[90] Lucain, Pharsale, X.

[91] Properce, Œuvres, III, 11.

[92] Pline, Histoire naturelle, IX, 58.

[93] Cicéron, Ad Atticum, XV, 15.

[94] Cantique des Cantiques VII, 5.

[95] Jean Clair, Le nez de Giacometti, faces de carême et figures de Carnaval, Paris, Gallimard, 1992, p 48.

[96] Johann Wolfgang Goethe, „Zu Lavaters physiognomischen Fragmenten", in „Schriften zur Naturwissenschaft", Frankfurt, Inselverlag, 1981, p. 16, cité par Jean Clair, op.citp. 49.

[97] Miguel de Unamuno, Le Christ de Velazquez, Trad. Jacques Munier, Orphée, La Différence, 1990.

[98] Jurgis Baltrusaitis, Aberrations, Les perspectives dépravées - I, Paris, Flammarion Champs, 1995, p. 44.

[99] Genèse, 1, 2.

[100] La racine nafoch, signifie « souffler après un effort » ; le nom « nefech » désigne à la fois l'âme, la vie, et la respiration.

[101] Ecclésiaste, 12, 7.

[102]  Psaume 104, 29 - 30.

[103]  Juges 14, 14.

[104]  Cf. Juges 11, 29 ; Juges 3, 10 ; Juges 6, 34.

[105]  Isaïe 11, 2.

[106]  Job, 32, 8 .

[107]  I Samuel, 9, 21.

[108]  I Samuel, 10, 5 - 6. Souligné par moi.

[109]  I Samuel, 16, 14.

[110]  Par exemple Juges, 9 23.

[111]  I Rois 22, 19 23.

[112]  Isaïe 19, 14, « Dieu a répandu au milieu d'eux un esprit de vertige... »

[113]  Isaïe 29, 10.

[114]  I Samuel, 16, 23.

[115]  Les Actes des Apôtres 2, 2 - 4.

[116] Cité par Henri de Lubac, Exégèse chrétienne, vol. 3, p. 196.

[117] Evangile selon saint Matthieu XII, 31 - 32.

[118] Evangile selon saint Jean I, 32.

[119] Cf. chapitre « Toucher et connaissance : l'étrangeté des choses et la dialectique de la surface et de la profondeur », p. 17 ss.

[120] Ainsi, Epicure et, à sa suite, Lucrèce défendent l'idée que l'âme et le corps sont tous les deux un agencement provisoire d'atomes et nient la nature spirituelle et l'immortalité de l'âme.

[121] Le concept du « corps glorieux », théologiquement pertinent, a eu du mal à s'ancrer de façon stable dans l'imaginaire des croyants ; il a souvent été confondu, ou remplacé, par celui de l'âme, alors qu'il s'agit à l'origine de deux réalités distinctes dont chacune a son rôle à jouer lors des différentes étapes de la rédemption finale.

[122] Cf. Diehls, Les fragments des présocratiques, Aetios I 3,4 (Pseudo Plutarque, DK 13, vol. 2)

[123]  Selon le texte de la Sagesse de Salomon, XI, 20, « Omnia in mensura et numero et pondere disposuisti », « Tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids » qui a été comme une clé quant à l'ordre de l'univers par l'exégèse chrétienne.

[124] Annick le Guérer, Les pouvoirs de l'odeur, Paris, Editions Odile Jacob, 1998, p. 200.

[125] Op.cit. p. 225.

[126] Isabelle Robinet, Méditation taoïste, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », 1995, p. 181.

[127] Ibid.

[128] Cf. Richard Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne,  Paris, Ed. du Seuil, 1999, p. 615.

[129] Lisa Bresner, Les pouvoirs de la mélancolie,Paris, Albin Michel 2004,  p. 122.

[130] Cf. Ian A. Baker,  The Tibetan Art of Healing, Londres, Thames and Hudson Ltd.,  1997, p. 25 et passim.

[131]  Il y en forcément d'autres. Qu'il nous suffise de penser que celles dont il est question ici ont eu un rôle non négligeable.

[132] Cela se voit, par exemple, au titre des écrits d'une mystique allemande du XIIIe siècle, Mechthild de Magdeburg, Das fliessende Licht der Gottheit, « La lumière fluide de la Déité ». Dans le judaïsme, les sefirot de la Kabbale témoignent d'une démarche semblable.

[133] La Fontaine, Fables, IX, Disc. à Mme de la Saltière.

[134] Hippocrate, Airs, eaux, lieux Paris, Editions Payot et Rivages, 1996, p. 47.

[135] Antonios der Grosse, traduction en allemand Hans Hanakam, Fribourg, éd. Herder, 1989, p.48 - 49.

[136] Evangile selon saint Marc, I, 12 - 13.

[137] Satan signifie « obstacle » en hébreu.

[138] cf. par exemple Bossuet, « Cinquième élévation à Dieu »,"Le Saint-Esprit qui sort du Père et du Fils comme leur amour mutuel... » ; ceci ne vaut que pour le catholicisme, non pour l'orthodoxie, mais c'est le premier qui a le plus marqué les mentalités en Occident.
 
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