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Le temps dans le lieu
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Essai de présentation du livre de Jean-Marie Winkler « Lieu d’assassinat – mots, silences, images – Hartheim, Haute-Autriche »
 
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L'absence est le plus grand des maux

(La Fontaine, Fables IX, 2, 7)

Dès le début de ce livre très personnel, Jean-Marie Winkler annonce la couleur de ses choix. Les deux premiers mots du titre affichent, sans autre précision, Lieu d'assassinat, comme pour attirer l'attention sur ce qui n'est pas  seulement une monstruosité, une perversion au sens propre, mais, nous allons le voir, une contradiction dans les termes.

Vient ensuite le sous-titre : Mots, silences, images. Dans cette séquence, le silence occupe la position médiane et se constitue d'emblée comme centre. Il y a donc du silence entre les mots et dans les photos, et c'est ce silence que l'auteur nous demande d'abord d'accueillir. Car le silence est le pendant de l'absence, et c'est bien d'absence qu'il s'agit dans ces pages.

Or, l'absence, pour pouvoir évoquer la présence évanouie dont elle est l'envers, doit se situer quelque part. Ici, c'est à Hartheim, en Haute Autriche : on le découvre seulement à la troisième ligne du titre de l'ouvrage qui  paraît, de façon significative, dans la collection Lieu est mémoire. Voilà tout un programme. L'affirmation est une gageure, et la manière dont elle est tenue ici est si singulière qu'elle mérite d'être analysée.

L'entreprise résulte, de l'aveu même de Winkler, « d'une rencontre subjective avec un lieu »[i]. Sans doute, mais celle-ci est ancrée dans le savoir vaste et précis de quelqu'un qui a, par ailleurs, écrit son histoire. C'est donc une rencontre pour ainsi dire au second degré, nourrie de connaissances, aussi concernée qu'érudite, et qui veut enseigner quelque chose.

Saxa loquuntur, les pierres parlent, dit Lucain.[ii] Parlent-elles vraiment ? La  question se pose au regard de ce beau château et en pensant aux crimes qui y ont été perpétrés. Le livre de Winkler est une proposition de réponse à cette question. De par sa structure, il ouvre sur  tout un complexe de problèmes philosophiques : sur la relation entre le lieu et l'événement ; sur l'action que le temps, qui passe dans ce lieu, exerce sur la réception de cet événement ; sur la possibilité de la constitution d'une mémoire à travers le lieu, sur les rapports donc entre le lieu et sa topographie, qui s'avèrent distincts, et la topographie et la mémoire ; et par ricochet, dans le cas présent, sur l'efficacité des lieux de mémoire.

*

Commençons nos réflexions par un bref examen du terme central en jeu. Qu'est-ce qu'un lieu ? La définition semble ne pas poser de problème, et en effet le Grand Robert  écrit assez laconiquement  « lieu : portion déterminée de l'espace ». Cependant, déjà Aristote nous avertit que le sujet est loin d'être simple : « Il apparaît que le lieu est quelque chose d'important et de difficile à saisir. »[iii] Le mot dont Aristote se sert ici est « τόπος », (« topos »), que le latin rend par « locus », origine étymologique de notre « lieu ». Or, il est remarquable que dès l'Antiquité, topos, à côté de sa significations géographique, est aussi un terme de la rhétorique et donc lié au langage. Nous verrons que ce rapprochement n'est pas fortuit, que tout au contraire, il nous renseigne sur le caractère propre du lieu, mais nous devrons avancer un peu dans  notre enquête avant de comprendre pourquoi.

Dirigeons d'abord notre attention sur le lieu géographique, puisque c'est lui qui est mis en évidence dans le livre de Winkler. Les choses n'en deviennent pas plus simples pour autant, car considérer une quelconque « portion de l'espace » implique qu'on ait une idée claire de ce dernier. Or, nous savons que l'espace se présente sous des formes multiples. L'espace chez Aristote ou chez Newton, l'espace de la physique quantique ou l'espace imaginaire : chacun incarne une conception du monde, dont aucune ne peut prétendre à la totalité.

Vingt-trois siècle après les mises en garde du Stagirite, Heidegger, en se penchant sur le problème, est parfaitement conscient du fait que la difficulté demeure. En 1932, il écrit à sa femme : « Tu m'as demandé : mais à proprement parler que fais-tu ? Rassembler et clarifier le vouloir propre et à cette fin préparer les blocs du travail à venir. Je taille déjà l'un d'entre eux ; je n'en parle à personne : c'est l'essence de l'espace - je découvre et pressens qu'il est plus et autre chose que ce en qualité de quoi, jusqu'à présent, on le considérait, à savoir la forme ou le contenant des choses et de leurs dimensions ; cela il l'est aussi - au sens absolument le plus superficiel et le plus courant - mais il est autre. A partir de là, le « temps » se modifie aussi et tout est en transformation - et nulle pierre ne demeure sur l'autre. Il faut d'abord en trouver et en dégager les nouvelles. »[iv]

L'édifice ainsi défait, les pierres mises par terre, le philosophe rejette l'une après l'autre,  pour finalement en retenir une qui n'avait pas, jusqu'alors, occupé de place importante. Il la trouve à son goût et digne de figurer au centre, car elle permet de repenser l'espace de façon nouvelle tout en préservant une continuité de la tradition philosophique à ce sujet : « Malgré toutes les différences entre les manières de penser de la pensée grecque et celles des temps modernes, l'espace y est représenté de la même façon, à partir du corps. »[v]

Penser l'espace à partir du corps : cela signifie entre autres que c'est le corps qui fait de l'espace un lieu. Pour Aristote tous les corps ont des lieux qui correspondent à leur nature, chacun tendant à rejoindre le sien propre, lequel constitue sa cause finale. Celle-ci est donc à l'origine du mouvement dans ce monde désordonné où les êtres ne sont pas « à leur place » : pensée hardie qui a le mérite d'associer l'idée de mouvement à celle du lieu, considéré  généralement de façon statique.

Aristote imagine l'espace comme un cosmos fini, possédant un centre et une périphérie et étant donc de nature anisotrope. Selon sa proximité plus ou moins grande par rapport au centre, chaque être ou chose y possède sa propre qualité spatiale, infiniment variable. Ces idées, physiquement fausses, n'ont rien perdu de leur valeur sur le plan ontologique. Elles nous font comprendre que l'espace n'est pas là pour fournir des lieux aux êtres ou aux choses existants. Ce sont eux qui créent les lieux.

En effet, les corps constituent la présence qui habite le lieu et à travers laquelle celui-ci se définit ; qui en ordonnancent tous les éléments ; qui le bâtissent. Dans l'article au titre significatif « Bâtir - habiter - penser »,  Heidegger explique : « Que veut dire « ich bin » [je suis] ? Le vieux mot « bauen » [bâtir] auquel appartient « bin »  donne la réponse : « ich bin » [je suis], « du bist » [tu es] disent : j'habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, le mode sur lequel nous les hommes sommes sur terre, est le « buan », l'habiter. Être homme, veut dire : être sur terre en tant que mortel, veut dire : habiter. »[vi]

En suivant les filières qui, de l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui, puisent dans la culture grecque, l'idée de lieu géographique est ainsi liée à celle d'habitat. Or, un examen de la Bible, l'autre  héritage majeur qui sert de référence à l'imaginaire occidental,  montre une situation identique. En hébreu, lieu  se dit « מקום » (« makom »). Un regard rapide sur la Concordance prouve que les occurrences les plus fréquentes du mot « makom » dans l'Ecriture ont toutes un rapport avec l'idée d'habitat. On y trouve : un lieu pour habiter ; un lieu pour dormir ; un lieu où se réfugier ; un lieu où se reposer ; et enfin un lieu pour enterrer.

Considérons maintenant le Lieu d'assassinat dont traite ce livre. Assassiner est sa  spécificité, sa raison d'être, du moins au moment qui nous intéresse. Si nous suivons la logique des réflexions qui précèdent, Schloss Hartheim se constitue d'emblée comme anti-lieu. A l'époque qu'évoque Jean-Marie Winkler, on n'y habitait pas, n'y dormait pas, ne s'y réfugiait pas. On y mourrait par la violence, mais on n'y était pas enterré. Les cendres des victimes brûlées furent versées dans le fleuve voisin et emportées - dernier démenti symbolique de leur présence éphémère à cet endroit.

Dans le texte bref, mais informatif qui accompagne les photos, Winkler retrace l'histoire récente de ce château autrichien. Je n'en dévoile pas à l'avance la teneur et n'évoque ici que les quelques points essentiels pour notre enquête sur le lieu.

Depuis la fin du XIXe siècle, Hartheim était un foyer pour handicapés, une institution modèle expropriée par les nazis en 1939 pour installer à sa place un centre de « l'Aktion T4 » -  nom de code pour leur programme « d'euthanasie », c'est-à-dire le gazage d'handicapés mentaux et physiques. Les premiers gazés, en 1940, furent logiquement les anciens pensionnaires du château. Autour de 30 000 personnes périrent à Hartheim, à côté des handicapés aussi des malades, des personnes âgées, des mutilés de guerre, toutes des personnes faibles et inoffensives, qui ne nécessitaient qu'un minimum de surveillance. Depuis 1941, quand la machinerie de mort  était en place et le  processus parfaitement rodé, on y gazait également des détenus inaptes au travail du camp voisin de Mauthausen, et encore plus tard, jusqu'en 1944, des Juifs, des homosexuels, des déserteurs et des Tsiganes.

Contrairement aux camps de concentration dont les nazis avaient si abondamment  parsemé leur territoire, Hartheim n'était pas un endroit où l'on travaillait et vivait, même si  beaucoup y mouraient, mais un lieu d'extermination. On y arrivait sans y séjourner, juste pour être assassiné, et ce n'étaient plus des corps qui repartaient, mais des cendres. Le crématoire faisait partie des installations sur place.

Dans ce château autrichien, aucune victime n'a survécu pour raconter ce qui s'y est passé, et les bourreaux se sont murés dans le silence ou le négationnisme -  tous, à part le brûleur, qui a été pendu. Le négationnisme est le prolongement naturel de la stratégie du silence que les nazis pratiquèrent pendant l'exécution du programme T4. Elle fut la même dans  toute leur politique d'assassinats eugénistes et raciaux : Hartheim fut en effet ce qu'on pourrait appeler le laboratoire de la Solution Finale. C'est ici qu'ont  été mis au point les procédés de violence et de mensonge conjugués, qui garantissaient aux assassins un maximum d'efficacité avec un minimum de résistance de la part des victimes. Le personnel formé à l'Aktion T4 les appliqua ensuite à une vaste échelle dans l'extermination des Juifs : c'est ce que prouve, entre autres, l'exemple de Franz Stangl, qui apprit son « métier » à Hartheim avant de passer à Belzec et de finir sa carrière en tant que commandant du camp de Treblinka.

La stratégie du silence a accompagné l'extermination à toutes ses étapes. L'euphémisme (comme « désinfection » pour « gazage ») en faisait partie intégrante. C'est du négationnisme avant la lettre, aux conséquences particulièrement pernicieuses. De son fait, le langage était sapé de l'intérieur, et l'oubli programmé avant encore que le crime ne soit accompli. On ne peut se souvenir que de ce qui a eu lieu.  Or, des événements jamais proprement  nommés n'ont en quelque sorte pas d'existence à laquelle la mémoire puisse s'accrocher : premier exemple du rapport étroit entre le lieu et la parole que nous sommes en train d'explorer.

Nous nous heurtons donc, à Hartheim, à un non-lieu de l'événement au niveau du langage, qui fut suivi de son effacement sur le plan matériel : de façon méthodique, les nazis ont détruit les traces de leurs forfaits, les installations de mort d'abord, puis les documents qui en témoignaient. Du centre de T4 à Hartheim il ne reste rien, à part le château qui était déjà là avant cette époque et qui a gardé, à quelques détails près, la même apparence depuis l'époque de sa construction.

C'est un joli château, dont l'aspect renvoie à l'imaginaire de la petite reine Sissi, tant aimée dans ces contrées. La beauté du lieu n'a pas été entachée par l'horreur de ce que s'y est passé. Il nous faut accepter l'indifférence des lieux au regard de la signification que nous leur conférons, indifférence que l'on peut comparer à celle de la nature vis-à-vis des hommes. Nos expériences sont décalées et asynchrones, nous vivons à un autre rythme que tout ce qui nous entoure. Les lieux ne sont pas les reflets de nos actes, ils ne les gardent pas en mémoire. Il n'y a aucun rapport entre le lieu Hartheim, sa beauté intrinsèque et la politique d'eugénisme nazie.

Ce qui pourrait presque nous amener à penser que, dans ce cas, la stratégie nazie du silence fut une réussite, l'Aktion T4 une parenthèse qui n'aurait pas laissé d'empreintes. Or, il n'en est rien. Le désir de table rase, qui jamais ne se réalise, n'a pas non plus abouti ici. Aucun effacement ne peut être complet, quelques  vestiges demeurent toujours qui, avec le temps, attirent l'attention de certaines personnes qui les regardent de plus près, se penchent sur elles pour retracer leur histoire et comprendre leur signification. Ainsi, si à Hartheim les installations de mort ont été liquidées et les victimes de l'Aktion T4 ne sont plus là pour témoigner, d'autres se sont souvenus à leur place et ont reconstitué les faits.  Ils ont fini par créer un lieu à leur mémoire - lieu matériel aussi bien que spirituel. Dans ses livres, Jean-Marie Winkler redonne corps aux événements et rend ainsi la parole à ceux qui en sont privés. Et depuis 2003, le château est un mémorial.

Aujourd'hui, nous sommes donc à nouveau face à un lieu et une parole ; un topos donc, dans sa double compréhension de lieu géographique et de terme de  rhétorique. La polysémie  du mot, en associant indissolublement le langage au lieu, fait du topos une trope, une figure. Examinons-la d'un peu plus près, pour voir ce qu'elle nous fait comprendre des rapports entre l'événement et le lieu, de l'action du temps dans le lieu et la relation de la mémoire avec ce dernier.

Dans la tradition rhétorique, topos est une notion liée à l'inventio, l'un des trois aspects de la production du discours. Aristote, qui a tant réfléchi à l'essence du lieu, développe dans les « Topiques », étude consacrée à la dialectique, une méthode « qui nous mette en mesure d'argumenter sur tout problème proposé, en partant de prémisses probables, et d'éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire nous-mêmes qui soit contraire. »[vii] Le topos, qui doit être applicable à tous les sujets, est donc chez lui un moyen de construire des propositions sûres.

En référence à cette définition, les manuels de rhétorique romains ont développé tout un arsenal de thèmes dans lequel pouvait puiser l'orateur, des  topoi koïné ou loci communes, des lieux communs au triple sens de ce qui est commun à tous ; de qui est « au milieu », donc central ; et de ce qui paraît commun, banal ou usé.

Le topos se révèle ainsi comme un phénomène social. Il est lié à une culture précise, pertinent pour une époque, inexistant pour une autre. Sa reconnaissance dépend des références communes des récepteurs. Sans elles, le topos n'est plus compris, il tombe en désuétude. Les lieux communs de la rhétorique sont ainsi comme tous les lieux humains : ils ne sont pas faits pour durer. Pour subsister, ils doivent à chaque instant être animés, investis d'une présence, en aucun cas être abordés de façon statique et définitive.

Revenons après ces considérations au livre devant nous. Son pari est de faire renaître l'événement à travers la topographie du lieu et, de façon logique, il commence par la reproduction du plan du château à l'époque nazie. Néanmoins, il n'y a aucun immobilisme dans sa démarche. Winkler nous invite en effet à suivre un itinéraire - itinéraire qu'il emprunte lui-même  pour accompagner les victimes de leur arrivée au château  jusqu'à leur mort et la dispersion de leurs cendres. Ceci dans la mesure du possible : parfois la logique du mémorial le lui interdit.

Les photos prises à chaque étape, et sous des angles différents, qui jalonnent cet itinéraire, nous révèlent quelque chose d'important sur les rapports dialectiques  qu'entretiennent le lieu et l'événement. Première constatation, il apparaît clairement à leur vue que c'est l'événement qui fait l'essence du lieu, qui lui confère sa spécificité. Ces murs nus, ces voûtes et ces couloirs ne disent rien à celui qui ne sait rien. Mais - deuxième constatation - à celui qui sait, ils parlent et rendent concret ce qui restait jusqu'alors dans un flou indifférencié. Il est important pour la compréhension de pouvoir situer l'événement, de savoir où exactement se trouvaient les chambres à gaz, comment les victimes y arrivaient et ce qu'elles voyaient sur leur chemin. Ainsi, c'est bien le lieu qui donne à l'événement sa physionomie et sa singularité.

Et, troisième volet de ce mouvement dialectique et spiralé, c'est la mémoire qui recrée le lieu. La parole, qui transmet ce qui s'est passé, et transforme ainsi l'absence en présence ; et les images qui secondent la parole.

La boucle ainsi bouclée, pouvons-nous à nouveau conclure à une présence à Hartheim, ne fût-ce que sous la forme de l'irréparable absence des morts ? Ce serait une conclusion trop rapide. Les photos en noir et blanc de Winkler nous avertissent qu'il ne s'agit pas ici d'une reproduction d'une réalité, même évanouie, mais d'une transposition artistique. Le noir et blanc est au niveau de l'image ce que le silence est au niveau du langage. Il instaure une distance, empêche de croire à une empathie facile. Notamment dans le cas des handicapés mentaux, auxquels la consolation de la parole a été d'emblée refusée, la pudeur exige le silence, qui est respect de leur solitude. « Les âmes se pèsent dans le silence, comme l'or et l'argent se pèsent dans l'eau pure, et les paroles que nous prononçons n'ont de sens que grâce au silence où elles se baignent. »[viii] Cette phrase de Maeterlinck pourrait être la devise du livre de Winkler.

Par ailleurs, le silence indique qu'il y a, dans nos connaissances, forcément des trous, des chaînons manquants. Personne ne saura jamais exactement ce qui s'est passé à Hartheim, personne ne pourra aller jusqu'à partager la souffrance des victimes. Présence incertaine et intermittente de la mémoire : malgré tous les efforts fournis, les lieux sont vite désertés et livrés à l'oubli. Le judaïsme talmudique le savait bien, qui nomme Dieu « המקום », « hamakom », Le Lieu - lieu sans topographie, mais le seul qui réellement existe, le seul lieu infiniment habité qui coïncide avec la Présence, et qui ne sera jamais aboli.

En attendant, nous devons nous arranger avec nos lieux relatifs qui sont, on l'aura compris maintenant, toujours des topoi, une « portion déterminée dans l'espace » et une parole. Ainsi, le souvenir se forme à partir d'une parole et d'un lieu : c'est l'idée même d'un mémorial. A première vue, la symbolique un peu trop évidente de Hartheim - verre pour les victimes, métal rouillé pour les bourreaux - ne laisse pas beaucoup de liberté à l'imagination du visiteur pour cheminer à sa guise et ce faisant, recréer le lieu. Il y a en effet toujours le danger que le lieu, devenu statique, restant pareil à lui-même, perde la capacité de toucher ceux qui s'y rendent. Parallèlement,  toute parole a tendance à se figer dans la répétition et à devenir topos dans le mauvais sens du mot, à savoir lieu commun, une idée banale et usée.

Heureusement que, face au lieu en tant que topos, nous avons un double choix. Avant de devenir des « lieux communs » dans l'acceptation habituelle du terme, les topoi koïné  sont ce centre où s'établit et se ressource la communauté de mémoire qui, en restituant l'événement à un autre niveau, garantit sa continuité.  C'est pourquoi à Schloss Hartheim, qui se veut « un lieu d'apprentissage et de souvenir », le pari est finalement tenu.

En conclusion, et pour résumer nos pensées, citons le grand poète et mystique Angelus Silesius, qui écrivit en Silésie au XVIIe siècle, et illustre nos thèses de façon lapidaire, et tellement profonde, dans son distique « Der Ort ist das Wort », « Le lieu est la parole ». Le poème débute par ces mots : « Le lieu et la parole, c'est tout un ». Ils sont un parce qu'ils sont topos, à condition bien-sûr de s'entendre sur la définition du lieu. C'est pourquoi Angelus Silesius précise dans un autre distique du même Pèlerin chérubinique : « ... ce n'est pas toi qui es dans le lieu, le lieu est en toi. »

Précision importante. Il faut que le lieu soit intériorisé, qu'il vive en nous pour pouvoir exister. Or, nous l'avons vu, il ne vit qu'en changeant, dans le mouvement qui le métamorphose et nous avec. Acceptons donc la gageure de ce livre et suivons Jean-Marie Winkler sur l'itinéraire qu'il nous propose, non pas pour nous guider vers une impossible expérience de la mort qu'il retrace, mais pour honorer les vies qui l'ont emprunté pour leur perte.



[i] Voir infra, p. 68.

[ii] Lucanus, Bellum civile, (Pharsalia), 6.618

[iii] Aristote, Physique, 212 a.

[iv] Lettre de M. Heidegger à sa femme, 6 octobre 1932 ; cité dans Didier Franck, « Le séjour du corps » dans Heidegger : qu'appelle-t-on le lieu ? Les Temps Modernes n° 650, juillet-octobre 2008, p. 56.

[v] Martin Heidegger, Remarques sur art - sculpture - espace, p. 50 ; cit. dans Les Temps Modernes, loc. cit. p. 59

[vi] Martin Heidegger : « Bauen Wohnen Denken», („Bâtir - habiter - penser" ) in Vorträge und Aufsätze, GA 7, p. 149; TM, loc. cit. p. 63.

[vii] Aristote, Organon, V : Les Topiques,  Paris, Vrin, 1990, p. 1.

[viii] Maurice Maeterlinck, Le trésor des humbles, « Le silence », I.

 
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