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La prudence du geste humain dans l'amour et dans l'adieu


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Spectacle pour acteurs, voix et instruments

Corinna Coulmas

Les Éditions La Métamorphose, Paris, 2015

 

pour Aglaé, qui sait parler avec les anges

 
 
Distribution :
       
Aglaé, clarinettiste
  et
  Marie-Madeleine
Léna, sa sœur, étudiante   et 
  Un oiseau
Marius, clarinettiste   et   Un collectionneur 
Gabin, infirmier
  et   Un ange
Mathilde, actrice
  et   Orphée
Lucio, fabricant de masques
  et   Un Roi Mage
Myriam, apprentie de Lucio
  et   Une des 36 justes
Jonathan, mime avec accordéon
  et   L'enchanteur de Hameln 
Madame Petit, retraitée
  et   Citoyenne de Hameln
Première voix
       
Deuxième voix
       
Troisième voix
       
Quatrième voix
       
         
         



Remarque préliminaire
        La pièce se passe à différents niveaux : cela vaut pour le temps autant que pour les personnages. Chaque acteur est à la fois lui-même et incarne un personnage du passé et / ou venu d'ailleurs : ainsi, Mathilde est Orphée ; Gabin un ange ; Léna un oiseau ; Aglaé Marie-Madeleine etc. Ces rapprochements  ne sont jamais fortuits, les identités croisées s'éclairent mutuellement. Dans l'espace imaginaire où se déroule une partie de l'action, le présent est transfiguré et en même temps expliqué. Quand les acteurs jouent à un autre niveau que celui de la vie quotidienne, on doit avoir l'impression d'un saut de qualité : soudain, on se trouve propulsé dans un ailleurs qui a autant de présence que le hic et nunc, mais un poids supérieur. C'est comme si un condensé de vie nous était livré - la figure emblématique d'une situation ou d'un rapport qui peut servir de référence. Ainsi, ces scènes ne sont ni des flash back, ni des visions, mais des strates habituellement cachées de notre réalité. Il faut que l'on comprenne que nous sommes toujours plus que nous ne paraissons et que, dans les situations cruciales de notre vie, chacun de nos gestes comporte un long héritage que nous assumons à notre insu tout en le transformant.

        La musique joue un rôle aussi important que les mots. Il faut veiller à ce qu'elle soit pudique, simple. La mélodie prime. Il s'agit de trouver la mélodie propre à chaque geste ou rapport importants. Un peu un travail de leitmotivs sans que cela tourne à l'obsession. La bande sonore ci-jointe est une proposition, chaque mise en scène qui doit trouver son propre rythme.

        Les « voix » occupent la fonction du chœur dans le théâtre antique et interprètent en même temps différents rôles.  Elles pourraient porter des masques, et les ôter ou les changer, en ajoutant des costumes quand cela est nécessaire.

        L'ange apparaît toujours dans un cône de lumière blanche qui l'isole du reste de la scène. Parfois il est présent à l'insu des autres acteurs. Certains, comme Lucio, le voient dès qu'il apparaît, le sollicitent et lui parlent, mais Aglaé seule converse régulièrement avec lui de façon intime.



Première scène


A gauche de la scène, une jeune clarinettiste, Aglaé, joue une mélodie, piano ; des fragments d'abord, elle s'essaie.

Première voix :  Dedans, c'est un lieu et une voix.

Quand la mélodie est complète, Aglaé la joue une fois en entier.

Deuxième voix : Tout chant s'adresse à un absent. 

A droite, un jeune clarinettiste, Marius, joue  une autre mélodie ; assuré, plus fort que la première. La première clarinette, déconcertée, s'arrête ; écoute. Pendant un moment,  Marius joue en solo.

Troisième voix : Il faut accepter les détours... 

Maintenant, Aglaé se glisse doucement dans sa mélodie, lui répond. 

Quatrième voix 
: ... et créer des espaces quand nous sommes à l'étroit.

Le jeune homme s'arrête à son tour, attentif, ému. La première clarinette mène maintenant, élabore une nouvelle mélodie à partir des deux premières, belle et douce, qui deviendra le leitmotiv du spectacle. La deuxième clarinette s'y joint, ils jouent en duo, les voix s'enchevêtrent, sont équivalentes.



Soudain Aglaé s'arrête, fait un pas dans la direction de Marius, se ravise et disparaît.


 

Marius : Tu ne viens pas ? ... Est-ce que tu reviens ? ... déconcerté ... Qu'est-ce que c'est ?

Les quatre voix s'enchaînent (effet d'écho)
:

La prudence ...
                                ... du geste humain ...
                                                                            ... dans l'amour...
                                                                                                                ... et dans l'adieu.

 

Marius : C'est une trahison ?

 

Un ange apparaît dans un cône de lumière blanche et lui fait signe de loin. Musique, le thème de l'ange. Marius ne le voit pas et n'a pas l'air d'entendre la musique.



L'ange : Non.

 

 

Deuxième scène


Scène noire. Un banc, vide. Projection d'une  stèle grecque au fond qui disparaît rapidement. Mathilde arrive sur la scène avec un livre à la main, l'ouvre et lit une partie de la deuxième Elégie de Duino de Rilke. Visiblement elle étudie le texte, cherche à se l'approprier, répète certaines phrases de différentes façons.
 

Mathilde :

« La prudence du geste humain sur les stèles attiques
ne vous a-t-elle jamais étonnés ?
Amour et adieu étaient avec tant de légèreté posés sur les épaules,
qu'ils semblent faits d'une autre étoffe que chez nous.
Rappelez-vous les mains, comme elles reposent sans poids,
alors que les torses sont bâtis puissamment.
Maîtres d'eux-mêmes, ils savaient : nous sommes cela,
et ceci, de nous toucher ainsi, nous appartient ;
les dieux nous saisissent avec plus de force. Mais c'est affaire des dieux.
Puissions-nous trouver, nous aussi, une parcelle de terre fertile
qui nous appartienne, claire, étroite et humaine,
retenue entre courants et rochers.
Car notre propre cœur nous dépasse toujours, comme celui des anciens.
Et il ne nous est plus donné de le reconnaître dans des images apaisantes,
ni dans des corps divins, où plus grand
il se contient. »

En arrière fond, on entend une ou deux fois entre les phrases le leitmotiv du spectacle joué par une clarinette invisible.



Troisième scène


Changement de lumière. Aglaé arrive sur la scène, tenant négligemment sa clarinette dans la main, sur son dos la housse. Elle s'arrête près de Mathilde, nettoie l'instrument, le met dans la housse. Les deux filles se parlent comme deux étudiantes qui sont de bonnes amies.
 
Aglaé : Salut. Je t'ai entendue.

Mathilde : Salut. Moi aussi, je t'ai entendue.

Elles s'assoient sur le banc, livre et clarinette reposés.


Aglaé : C'est quoi, la prudence ? 

Mathilde : La prudence ? C'est l'une des quatre vertus cardinales, je crois. Elle est la plus importante parce qu'elle a deux visages, l'un jeune, l'autre vieux. Le vieux regarde le passé, le jeune, l'avenir. 

Aglaé : Et le présent ? 

Mathilde : Je ne sais pas. C'est peut-être le geste. 

Aglaé : Tu apprends ça, les gestes ? 

Mathilde :  On ne fait que ça. Marcher, s'arrêter, se réjouir, être en colère, nerveux, mécontent, sans dire un mot. Ce n'est pas évident.

Aglaé :  Vous ne parlez pas ?

Mathilde : Si. Mais ce n'est pas l'essentiel. 

Aglaé : Ça te sert ?

Le portable de Mathilde sonne. 

Mathilde au téléphone : Oui ? ... Pas du tout... impatiente ... C'est franchement pénible. Qu'est-ce que tu t'imagines encore ?... Non, bien sûr, c'est pas de ta faute. ... Bon, j'ai compris. .... On verra ça.  froide Salut.  Elle se tourne vers Aglaé, en riant :  Comme tu vois, pas vraiment. Gentille Il faut que j'y aille. A bientôt. 

Aglaé : A bientôt.

 

 

Quatrième scène


Aglaé reste sur le banc. La scène devient noire, une lumière bleue l'entoure. L'ange réapparaît dans son cône de lumière blanche et lui fait signe. Musique, le thème de l'ange. Elle l'entend et le voit. Elle s'adresse à lui.

Aglaé : C'est difficile de te suivre.

Elle le regarde, assise, détourne finalement la tête. 

L'Ange calme, très naturel : Dans l'œuf bleu de la solitude, tu peux rester. Dans l'œuf bleu de la solitude, tu es déjà avec moi.



Cinquième scène


Son d'accordéon, Jonathan passe devant le banc, ne voit ni Aglaé dans son œuf bleu, ni l'ange, il joue en avançant lentement, presque en dansant. Myriam le  suit, dans ses mains deux morceaux de verre coloré avec lesquels elle capte la lumière. Elle s'amuse, le vise et lui envoie des reflets. Il se retourne et, avec un air de regret, lui fait un adieu de la main, disparaît. Elle continue de  jouer avec les reflets de son verre, sourit.
 

Première voix : La prudence du geste, oui,

Deuxième voix :             ... mais ce n'est pas encore l'amour.

Troisième voix :                           Et l'adieu...

Quatrième voix 
:                                      ... est loin.

 

Myriam suit Jonathan à distance. Musique d'accordéon. La scène devient claire, les cônes de lumière s'effacent. L'ange, à l'écart, défait ses ailes et les range précautionneusement dans une boîte. C'est Gabin maintenant, qui s'allume une cigarette en guettant impatiemment d'un côté. Léna arrive, très gaie.
 

Léna : Coucou ! Tu es beau tout en blanc ! A Aglaé Salut ! 

Gabin  l'embrasse en souriant : Coucou, mon ange ! Bonjour, Aglaé ! 

Aglaé : Salut ! Aglaé se lève de son banc, les embrasse. A Léna : Tu as pensé à mon livre ? 

Léna : Oui, bien sûr. Elle le sort de son sac et le donne à Aglaé, ainsi qu'un autre. C'est de la part de Maman. 

Aglaé : Merci. J'ai vu Mathilde. Ça n'avait pas l'air d'aller très fort. Elle s'est encore engueulée avec Jean-Luc. Vous venez dîner ? 

Léna : Si on revient à temps. J'ai plein de choses à faire. 

Gabin : Si, si, on sera de retour. Je travaille tôt demain. 

Aglaé :  Je pars avec vous. J'ai une leçon.  

Ils quittent la scène, Gabin et Léna enlacés, Aglaé marchant à côté, à l'aise. On entend l'accordéon de loin, le thème de l'enchanteur de Hameln. Myriam arrive en créant des figures de lumière avec ses bouts de verre, elle trace de grands cercles au ciel, comme si elle voulait dessiner les orbites des astres.



Myriam seule : L'amour est une aventure solitaire... Se moquant d'elle-même. Ça ne fait rien, c'est bon pour la résistance. ... En direction de la musique Comme Orphée... 

Première voix :  Non, plutôt comme l'enchanteur de Hameln.
 

L'accordéon devient plus faible, pendant que Myriam suit le son en créant des cercles lumineux.

 

Deuxième voix :  Orphée, c'est autre chose. Une autre histoire. Un autre chemin aussi, venant d'ailleurs et aboutissant ailleurs.

Troisième voix : Il est là, Orphée.

 

La lumière baisse.

 


Sixième scène


Musique, le motif d'Orphée. Orphée (Mathilde), une cithare à la main. Scène sombre, lumière lugubre. Il est seul, personne ne le suit. La musique entrecoupe les poèmes. A chaque fois qu'Orphée s'arrête, les voix dansent solennellement  comme un chœur antique ; comme des ombres.
 

Orphée :
Le faible scintillement tout au bout
du tunnel, est-ce ton étoile ?
Est-ce la mienne ? Qu'importe.
Je la fixe, je la suis
dans le silence sans dévier.

Derrière moi, il n'y a rien.
Ni ville ni fleuve ni aucune contrée
où l'on chante et on parle et on rit.
Quant à la route, l'oubli l'a avalée,

et je ne peux que marcher,
monter et écouter mes pas.
Depuis quand - depuis des jours,
des semaines, depuis des mois ?

Le temps a besoin
de compagnie pour s'écouler
et je suis seul à marcher,
je n'ai même pas d'ombre
dans l'obscurité.

Mais les souvenirs, indisciplinés,
m'accompagnent, m'assaillent
et jouent avec moi.

Musique 

Viens-tu ? Veux-tu  me suivre
pour voir à nouveau,
et entendre, et sentir, ou
as-tu peur de la route,
de la fatigue, de notre monde
de soucis ? Ah, tu ne veux plus
vouloir, tu veux être voulue.
Parfois par mon chant,
mais plus souvent
par le noir repos. 

Et peut-être
n'as-tu jamais existé
en dehors de la mélodie
qui s'élève malgré moi
pour parler de toi.

Musique

Les puissances des ténèbres,
elles, existent. Je leur ai chanté
d'amour et d'adieu,
et la lumière
qui était dans mon chant
les a fait pleurer.
Pendant un instant,
elles ont compris leur manque. 

Et le roi s'est retourné
pointant d'un geste large
vers le grand nombre
des silhouettes dans l'ombre
derrière lui. « Amène-la »,
dit-il, « à cet endroit
que ton chant a éclairé
à mes yeux de beauté. » 

Musique

Quand tu es partie, le monde
est devenu une scène où
dansent des marionnettes
sur une musique muette.
Je la regardais, presque calme, je connaissais
et ne connaissais pas ce jeu. Qui tire
tous les fils ? Spectateur désoeuvré
je vois danser ces poupées
qui vivent la vie que je n'ai plus. 

Et toi tu as quitté la scène sans hésiter,
et sans regret que ta partie soit finie. 

Musique

Qu'est pour toi aujourd'hui
le bruit de la pluie,
la secousse du vent ? 

Il y eut d'autres automnes
où le départ des hirondelles
était la promesse du printemps à venir ;
où nous étions complices de chaque feuille
qui montait au ciel avant de tomber,
brouillant joyeusement
la piste entre le départ et le retour. 

Musique

La joie est une lumière
surgie de nulle part, qui
emplit tout ; le bonheur
une sphère de cristal. 

Nous y avons passé
des heures sans mesure,
où le regard était caresse
et la caresse, regard ;
où les paroles étaient belles
de leur silence et où
les corps chantaient. 

Et il était bon de lire
et de manger du pain
dans la cuisine en riant. 

T'en souviens-tu ?
Si tu t'en souvenais
tu  viendrais. 

Musique 

Peut-être le roi savait-il
que tu ne viendras pas,
et ses larmes ne disaient que cela :
jamais la lumière ne luira
ici bas. 

Ou a-t-il connu
pour la durée d'un chant
l'éclair de l'espoir,
son doux tourment ? 

Musique 

Pourquoi ne dois-je pas
me retourner, te voir et te parler ?
On remonterait plus facilement ensemble
dans ce paysage
de la solitude. Je t'aiderais,
et toi aussi  tu pourrais m'aider,
alors qu'ainsi, je ne suis même plus sûr d'avancer. 

Est-ce vraiment le bout du tunnel que je vois ?
Il y a une lumière. Elle est belle et éclaire,
mais  est-elle pour moi, si tu ne viens pas ?

Musique. Il se retourne et soudainement, la musique s'arrête, les voix se figent. Après un silence, le thème d'Orphée s'élève à nouveau, piano, et il dit d'une voix très calme ces derniers mots. 

Je me suis retourné
et j'ai saisi comme une odeur de toi.
Ou était-ce ta silhouette,
ou un geste familier ?
Peut-être seulement
un souvenir, ou
ton ombre. Sûrement pas toi,
pas la femme
que j'ai tenue dans mes bras. 

Je me suis retourné
et maintenant je finis de monter
pour te retrouver
dans mon chant
et ne plus te quitter.
  Musique
 

Première voix : La prudence du geste humain...
Deuxième voix :             ... dans l'amour et dans l'adieu.
Troisième voix :                         Et  s'il n'y a plus d'amour dans l'adieu ?
Quatrième voix :                                       Il n'y a pas d'adieu sans amour, même ...  

Musique, on n'entend pas la suite.

 


Septième scène


Maison de retraite. Gabin en blouse d'infirmier entre dans une chambre où Madame Petit, très vieille, l'air hargneuse, est couchée.
 

Gabin aimable: Bonjour, Madame Petit. Comment ça va ce matin ? Regardez le beau soleil qu'il y a dehors.

Madame Petit : Ah ah ah. Laissez-moi, je suis fatiguée. 

Gabin :  Mais Madame Petit, je viens vous habiller. 

Madame Petit : Non, non. Surtout pas. Laissez moi. Laissez-moi mourir dans mon lit. 

Gabin : Pensez-vous. Il n'est pas temps de mourir, il est temps de déjeuner. 

Madame Petit :  Je ne veux pas déjeuner en bas. Je suis horrible. Vous ne voyez pas toutes ces rides ! Tout tombe. C'est affreux. J'en veux plus. Je suis fatiguée.


Gabin range la chambre et  sort des vêtements de l'armoire. 


Gabin : Mais elle est ravissante, cette jupe ! Elle vous ira très bien. Et puis cette veste, ton en ton. De la classe. Je parie que vos voisines de table vont être jalouses. Il l'habille, Madame Petit se laisse faire. Oui, le bras droit. Très bien, merci. Encore le bras gauche, et on a fini. ...  Et si vous mettiez un peu de rouge à lèvre? 

Madame Petit : Vous croyez ? 

Gabin : Bien sûr. Il le lui tend avec un petit miroir. Voyez, vous êtes ravissante. 

Madame Petit toute contente : Ah, vous êtes gentil, Monsieur Gabin
Gabin accompagne Madame Petit au déjeuner. Musique, thème de l'ange.




Huitième scène


Première voix : Chaque ange est un messager,
                                        cela, nous le savons ;
Deuxième voix
 :   mais nous oublions
                                        que chaque messager est un ange,
Troisième voix : même celui de mauvaise augure,
Quatrième voix 
:  et qui apporte des nouvelles banales.

 

Les voix dansent sur la suite du thème de l'ange.



Première voix : Apprendre à écouter...
Deuxième voix :             ... pour percevoir...
Troisième voix :                         ... l'ouverture cachée...
Quatrième voix :                                    ... derrière la porte fermée.

 

Musique

 


Neuvième scène


Atelier de Lucio, artisan quinquagénaire. Les masques vénitiens sont sa spécialité, mais il en a d'autres. Lucio et Myriam en tablier. Lucio tend un masque avec un grand nez à Myriam.
 

Lucio : Tiens, tu peux le vernir maintenant. Si tu le fais bien, je te laisserai peindre le prochain.  

Myriam : C'est quoi comme masque ? 

Lucio : C'est un masque d'infamie. Ces masques étaient utilisés en justice entre le XVIe et le début du XIXe siècles pour punir ceux qui commettaient des délits contre la morale publique. 

Myriam : C'est-à-dire ? 

Lucio : Oh, c'était une mesure qui visait essentiellement l'adultère et l'homosexualité. 

Myriam : C'est fou ça ! 

Lucio : Tu mets trois couches de vernis, aussi fines que possible. 

Myriam s'applique ; après un moment, d'un air faussement détaché : Vous croyez que ça existe, la fidélité ? 

Lucio : Tu dis ça à cause de l'adultère ? Il rit.  Oui, mais pas comme ça. Mais ça existe. Même dans la trahison. 

Myriam attentive : Vous connaissez la trahison ? Je veux dire, personnellement ? 

Lucio : Oui. 

Myriam : C'est comment, quand on le vit ? 

Lucio : C'est ... douloureux. Incompréhensible. Surtout ça. On ne s'y  fait pas...  Il regarde le travail de Myriam. Oui, c'est bien. Continue comme ça. 

Myriam  après un certain temps, timidement : C'est pour ça que vous êtes seul ? 

Lucio : Oui, c'est pour ça. 

Myriam : Et vous êtes fidèle quand-même ? 

Lucio :  Quand j'y arrive. J'essaie. 

Myriam : Et pourquoi, si on vous a trahi ? 

Lucio : Parce que j'y crois. Etre fidèle quand tout va bien, ou juste parce qu'on est ensemble, par routine, ou peur, ou manque d'imagination, ça ne veut rien dire. Pause Sais-tu que le mot « fidèle » vient de « fides », foi ? Parce que la fidélité et la foi, c'est la même chose. On projette Dieu à la place du néant. La fidélité est un risque, pas une assurance vie. 

Myriam pose son masque et le regarde étonnée : En fait je n'y ai jamais pensé. 

Lucio : Moi si. Qu'est-ce que tu veux, j'ai eu tout mon temps. Hésitant  Et puis il faut aussi qu'elle puisse revenir maintenant c'est lui qui est intimidé ... vers quelque chose de meilleur, n'est-ce pas ? ... Ça pourrait même la consoler. 

Myriam émue : Oui. 

Ils travaillent en silence.

Lucio : Il ne faut pas t'imaginer que j'attends. Je veux seulement que la laideur n'ait pas le dernier mot. 

Myriam : Moi, j'attends. Tout le temps. ... Et elle, je veux dire votre partenaire, comment elle voit tout ça ? 

Lucio : Je ne sais pas. Ça fait des années que nous ne sommes plus en contact.  

Myriam : Mais au début... Quand vous étiez ensemble ? 

Lucio : Au début... oh, pas seulement au début. Tout le temps. C'était la perfection. Accord parfait en paroles et dans le silence. Le temps suspendu. ... Depuis, j'ai appris la patience. 

Il prend un autre masque et travaille un peu à l'écart. La scène dure, une confiance s'est instaurée, on sent de la sérénité dans leur travail commun.

 


Dixième scène


Aglaé dans son œuf bleu. Sa clarinette est ouverte à côté d'elle. L'ange, debout dans son cône de lumière blanche, lui parle. Il a l'air de développer une pensée déjà commencée.


L'ange :  Comme un arbre, ou une fleur en hiver, quand il ne reste que les racines et rien ne pointe dehors. L'amour est ainsi dans le cœur des hommes. Jamais il ne disparaît, mais il arrive que son énergie se rétracte et fasse mal là où il se cache. 

Aglaé : Rien n'est perdu ? 

L'ange : Sous d'autres noms, peut-être. 

Aglaé : Faut-il qu'il en soit ainsi ? 

L'ange sourit, ne répond pas.

Aglaé en chuchotant : Amen. 

Musique, doucement et brièvement le thème de l'ange, qui part. La lumière bleue disparaît, Aglaé a l'air de sortir d'un rêve, regarde autour d'elle, puis du côté de la scène où Marius arrive.




Marius : Ça a été long ! Il l'embrasse. Les deux ont l'air très amoureux et contents de se voir. Marius montre sa clarinette. Tiens, je t'ai composé un petit bouquet. Sais-tu que chaque fleur a sa mélodie ? Tu as le choix. 

Aglaé : Alors joue moi... un lys avec une branche d'érable en automne. L'érable est déjà rouge. 

Marius : Très japonais. Il sort sa clarinette. Ça devrait plutôt être du Shakuhachi. Mais je vais essayer. Il joue. Comme ça ? 

Aglaé : J'ajoute une rose blanche. Elle prend sa clarinette. 

Marius : Lys blanc, rose blanche - pas mal ! Ils jouent ensemble. 

Aglaé : Et si on mettait un peu de jaune ? ... Un tournesol ! 

Marius : C'est osé ! 

Aglaé : Il faut oser dans la vie. Elle fait une variation virtuose et un peu folle. Et ton concours ?

Marius :  Le premier tour, ça a été. Pour le deuxième, on verra tout à l'heure. Ensuite il y en a encore deux. Mais il faut déjà passer le deuxième... 

Aglaé : Tu as eu le trac ? 

Marius : Avant, pas pendant. 

Aglaé : T'as de la chance. 

Marius : Ça dépend. En fait, je ne peux jamais savoir à l'avance. 

Aglaé : Maintenant, joue-moi une fleur en hiver ! 

Marius : Une fleur en hiver ? Ça n'a pas de mélodie. 

Aglaé sombre : Je m'en doutais. 

Marius : Je ne comprends pas. Ça se voit que tu n'es pas une grande jardinière. 

Aglaé un peu vexée : Ah bon. Et toi peut-être ? 

Marius : Peut-être pas un jardinier. Mais j'aurais adoré être fleuriste. Parfois j'y pense encore. 

Aglaé : Tu es fou... De toute façon, tu es mon fou. Mais je ne parlais pas en tant que jardinière. 

Marius : En tant que quoi alors ? 

Aglaé : Peu importe.  La lumière baisse un peu, Aglaé se retrouve dans son œuf bleu. Marius nettoie sa clarinette et ne s'en rend pas compte. 

Marius :  Tu m'accompagnes pour le deuxième tour ? Je pense qu'il n'y en a pas pour longtemps. 

La lumière redevient normale.

Aglaé : D'accord. 

 


Onzième scène

 
Mathilde, habillée élégamment, en tenue sombre, arrive sans entrain. 

Marius : Tu es chic ! 

Mathilde : Je reviens d'un enterrement. 

Aglaé : Ah bon ? De qui ? 

Mathilde : De ma grand-mère. 

Marius : Ah, excuse-moi ! 

Mathilde : Il n'y a rien à excuser. De toute façon, elle était vieille. 

Aglaé : Elle est morte comment ? 

Mathilde : Des suites d'une grippe. A l'hôpital. 

Aglaé :  Tu y étais attachée ? 

Mathilde :  Un peu. Pas excessivement. Gentille, elle l'était, oui. Mais bon - c'est vraiment la bourgeoisie de Province. Tout est prévisible. Les horaires, les vêtements, les opinions, tout.  

Aglaé : Comment ça s'est passé ? 

Mathilde : L'enterrement ? Oh, c'était du rapide. On ne fait même plus de messe, juste une petite cérémonie au cimetière, et c'est fini. Il n'y avait presque personne, à part la famille. Après, on a bouffé. 

Aglaé : Personne n'a fait de discours ? 

Marius : Et de la musique ? 

Mathilde : Non, rien. Juste la cérémonie avec le prêtre. C'était ... banal. 

Aglaé songeuse : Ça me rappelle la mort de notre premier petit chat. On avait allumé des bougies en plein jour et on avait chanté toute une litanie avec mes parents et tous les enfants, et puis on l'a enterré dans la forêt. 

Mathilde : C'est gentil pour ma grand-mère ! 

Aglaé gênée : Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. C'était juste une association d'idées. 

Marius : Quand mon grand-père est mort, tous ses enfants ont dit quelque chose pour lui. Il y en a qui ont fait un discours, d'autres ont lu un poème, et deux autres ont fait de la musique, ils ont joué des mélodies de Schumann à la flûte et au piano, en amateurs, mais bien, c'était personnel, ça lui était vraiment adressé. Je trouve ça important, des choses comme ça. 

Mathilde furieuse : Moi aussi, figure-toi. 

Aglaé : Une amie de ma mère a choisi elle-même les textes et les chorals pour son enterrement. Du coup, ça lui ressemblait, c'était comme si elle était encore là. 

Mathilde : Tu crois vraiment qu'on se ressemble encore dans la mort ? 

Aglaé : On peut. Ce n'est pas impossible. 

Marius : Le pire c'est au crématoire. On a une demie heure pour la commémoration, et puis une trappe s'ouvre et le cercueil s'en va comme un petit train, il roule tout seul et disparaît. Et la prochaine compagnie attend déjà devant la porte.


Ils se taisent, chacun est dans ses pensées.
 

Première voix : Un adieu sans prudence...
Deuxième voix :             ... un amour sans égards ...
Troisième voix :                         ... une histoire sans souvenirs...
Tous :                                                ... c'est la profanation !
Quatrième voix : Ou peut-être seulement...
Première voix :             la faiblesse, ...
Deuxième voix :                          notre éternelle maladresse ?


Thème de l'oiseau à la flûte ; très bref.



Quatrième voix :       Ecoute  et regarde...
Première voix :                      ... regarde et écoute :
Tous (successivement, effet d' écho) :                     L'espoir !

 

Douzième scène


Musique de flûte, le thème de l'oiseau est développé. L'oiseau (Léna) arrive en dansant gracieusement, il bat des ailes avec légèreté. Les trois jeunes s'écartent, le regardent fascinés, chacun pour soi, comme si les autres ne pouvaient pas le voir.
 

L'Oiseau :
Je vole où nul chemin n'est tracé
œil solitaire et vulnérable
je sais que la joie est sans poids
et le bonheur là
où la beauté se dévoile. 

Au loin, et léger
je m'élève dans le ciel
qui se double d'espaces
par le haut et par le bas.
Rien ne peut, ne doit m'arrêter. 

Musique. Les voix dansent avec l'oiseau, comme si elles s'oubliaient. Ensuite elles disent :


Première voix 
: Le vol de l'oiseau...
Deuxième voix :            ... a fait une échancrure dans l'espace...
Troisième voix :                        ... le chant de l'oiseau...
Quatrième voix :                                    ... a ouvert une brèche...
Première voix :                                                  ... dans l'infini...
Deuxième voix :                                                            ... du dedans...
Troisième voix :                                                                        ... d'où filtre un rayon :
Quatrième voix :                                    .                                            de quoi ? De quoi ?

 
Musique. Le thème de l'oiseau est encore développé.
 
L'Oiseau :
En venant à cette clarté
j'ai vu la lumière
dans la lumière
et j'ai fait tomber
une plume de ma robe légère.
Métamorphose : on devient
ce que l'on contemple !
Et j'ai chanté
de la gratuité
pour saluer
l'aurore.

Première voix : Plume d'oiseau...
Deuxième voix :            ... plume d'ange...
Troisième voix :                        ... plume de scribe :
Quatrième voix :                                    L'oiseau de l'âme...
Première voix :                                            ... est passé dans l'encre.
Deuxième voix : C'est en vain...
Troisième voix :             ... qu'on jette des filets...
Quatrième voix :                              ... à ceux qui ont des ailes !
 

Musique, les voix et les trois jeunes dansent, chacun pour soi dans un cône de lumière, comme s'ils étaient seuls au monde. L'ange réapparaît, s'approche de l'oiseau et lui tend la main. Les deux font quelques pas dansés ensemble et disparaissent, on doit avoir l'impression qu'ils s'envolent.




Treizième scène


Les cônes de lumière s'effacent, la scène redevient claire et les jeunes reprennent leur conversation comme si rien ne s'était passé. Mais grâce à l'apparition de l'oiseau, on doit sentir un élan de générosité et de confiance.

Aglaé : Tiens, j'ai rencontré Myriam toute à l'heure dans la rue. Elle m'a dit qu'elle a vu par hasard que le 17 septembre, c'est l'anniversaire de Lucio. Elle m'a demandé si on pouvait faire un truc pour lui, lui jouer quelque chose, par exemple, parce qu'il est vraiment super avec elle. Il faudrait que ce soit une surprise. Jonathan va mimer et elle jongler. J'ai dit qu'on veut bien faire la musique. Et toi, Mathilde ? 

Mathilde :  Je fais ce que vous voulez, si vous avez besoin de moi, bien sûr. 

Marius chaleureux : On a toujours besoin de toi, ma petite Mathilde. 

Mathilde touchée, grommelle : Avec tes trois centimètres de plus... 

Aglaé : Si Mathilde est petite... 

Marius : ... toi, tu es minuscule. Eh oui. Ils rient. 

Mathilde : Et on fait quoi, alors ? Est-ce que les bébés viennent aussi ? 

Aglaé : Oui, oui. Après une semaine à l'hosto, Gabin est toujours content de faire du théâtre, et Léna m'a déjà dit qu'elle participe. Et elle fait le gâteau. 

Marius : Et Jean-Luc ? 

Mathilde : Peut-être ben que oui, peut-être ben que non... 

Aglaé : C'en est où ça ? 

Mathilde : C'en est là que chacun trouve l'autre insupportable, imbu de sa personne, injuste, impossible - enfin, in-tout. Mais c'est pas fini. Ou on n'arrive pas à finir. Je ne sais pas. ... Parfois, j'en ai vraiment marre. 

Marius : Ah, tu dis ça parce que ça va pas aujourd'hui. C'est normal. Mais vous avez aussi de bons moments. 

Mathilde : Ouais. ... Et alors, qu'est-ce qu'on fait pour Lucio ? Avec ou sans masques ? 

Aglaé : Avec ! Surtout pour lui ! Mais on les fabrique nous-mêmes. 

Marius ramasse deux feuilles de marronnier, les met devant son visage. 

Aglaé : Des feuilles et des plumes ! 

Mathilde : Et des glands et des châtaignes, comme Arcimboldo... Mais on prend aussi des fleurs, et des chiffons, et du papier, c'est plus facile.  

L'enthousiasme monte : ils ont un projet.

Marius : D'où est-ce qu'il vient d'ailleurs, Lucio ? Qu'est-ce qu'on sait de son histoire ? 

Mathilde : Pas grand-chose. Il est assez secret. Son nom est italien, mais il n'a pas d'accent.  

Aglaé : Peut-être que Myriam sait quelque chose de plus. Ils sont toute la journée ensemble, elle le connaît mieux.  

Mathilde : Alors on fait un spectacle ? Où est-ce qu'on le fait ? Dans son atelier ? Est-ce qu'il y habite aussi ? 

Aglaé : Ça se pourrait bien. Chaque fois que j'y passe, il y est. Je me demande même s'il quitte jamais le quartier. Soit il est dans son atelier, ou bien il se ballade, ou il est assis sur son banc dans le parc et lit. Mais on le trouve toujours dans les parages. 

Marius : Il n'a pas de famille ? 

Aglaé : Je ne crois pas. On le voit toujours seul. 

Ils disent les dernières phrases en s'éloignant peu à peu. L'ambiance est gaie et amicale. Musique, le thème de la solitude.



Quatorzième scène




alternative :


Pendant que les voix parlent, la lumière change, devient irréelle. La scène doit avoir une densité onirique. Le thème de la solitude la ponctue discrètement.


Première voix : Oui, on le voit toujours seul...
Deuxième voix :               ... seul depuis toujours.
Troisième voix :                           Il traverse la porte des larmes...
Quatrième voix :                                     ... et puise dans le puits derrière...
Première voix :                                                 ... pour patiemment en extraire ...
Deuxième voix :                                                                 ... la joie qui s'y trouve aussi.
Troisième voix : C'est le quatrième Roi Mage, celui qui n'a pas de nom.
Quatrième voix :            Gaspar est venu de l'Ouest...
Première voix :                          ... Melchior de l'Est...
Deuxième voix :                                       ... et Balthasar du Sud...
Troisième voix :                                                   ... Mais lui, il est venu du Nord...
Quatrième voix :                                                             ... et il s'est perdu dans la brume.


Le quatrième Roi Mage (Lucio) arrive en vêtements de voyage. Visiblement il a marché depuis longtemps et est très fatigué. Il s'assoit sur le banc.

Roi Mage : Tous les puits sont le puits de Joseph. On espère de l'eau et on trouve des serpents et des scorpions. 

Une clarinette joue la mélodie de « Mipnei ma... »



Roi Mage récite en chantonnant à moitié :  « Mipnei ma / yarda ha nechama / me igrat rama / lebira amikta... » « Pourquoi l'âme / venue des hauteurs / est-elle descendue / au fond du puits? »  Il écoute la musique, qui entrecoupe son discours à plusieurs reprises. La réponse n'est plus dans la chanson, mais on la connaît : on descend pour remonter... Quel pari ! Quelle belle folie ! ... Est-ce que seule la folie serait belle ? Ça donne le vertige. ... Et pourtant, si je n'y croyais pas, je ne continuerais pas de marcher... L'air songeur Il y a si longtemps que les autres sont arrivés. C'est qu'ils étaient sûrs qu'il y avait un but à leur voyage. Ils ont suivi une étoile, se sont agenouillés devant un bébé et ont trouvé leur innocence. Alors que moi, je me suis écarté de ma Cour.

Une des 36 justes (Myriam), qui l'écoutait en retrait, s'avance vers le Roi Mage et s'assoit tranquillement à côté de lui.

La Juste : Bonjour et bon repos. Je suis Myriam. 

Roi Mage :  Bonjour Myriam. Je suis Monsieur Tout-le-Monde, ou Personne. Le roi sans royaume et sans nom. 

La Juste  aimable, souriante : Les royaumes, on peut les perdre, mais pas les noms. 

Roi Mage : J'en ai eu beaucoup, je ne sais plus lequel est le bon. 

La Juste : Alors tu es riche. Ils sont tous bons, et tu peux choisir. 

Roi Mage : Tu es jeune et déjà sage, Myriam. En réfléchissant   Myriam... :  as-tu entendu parlé du puits qui a été créé à la veille du shabbat et qui a accompagné les enfants d'Israël dans le désert ? Le puits qui étanche toutes les soifs ?  Il a été créé pour les mérites de Myriam la prophétesse.

La Juste en riant : Tu vois qu'il y a aussi des puits sans serpents et scorpions. Il y en a dont l'eau est douce. Mais moi, je suis juste Myriam. Je suis d'ici, je ne prophétise pas et je n'ai pas de puits. ... Parle-moi de ton voyage. 

Roi Mage : Tu as l'air de savoir déjà tout. 

La Juste : Pas du tout. J'ai juste entendu tes derniers mots, tu as parlé tout haut. 

Roi Mage : Comme un vieux. Quand  on est longtemps seul, on devient gaga. 

La Juste : Mais non. On a envie de parler, c'est normal, même si c'est avec soi-même. Pourquoi est-ce que tu t'es écarté de ta Cour ? 

Roi Mage lentement, comme s'il voyait loin en arrière :  Au début, j'ai juste fait quelques pas dans la brume. Ils étaient tous joyeux à cause de l'étoile, et moi si plein de l'énigme que je n'arrivais pas à résoudre. Je sentais que le terme de leur voyage, ce terme auquel ils aspiraient tous ardemment, n'allait pas m'apporter la solution. Alors j'ai avancé sur le sentier flou, et au fur et à mesure que je m'éloignais, mes pas m'ont paru plus légers ... J'ai continué.

La Juste : Quel est ton énigme ? 

Roi Mage : Mon énigme ? Tu as raison de parler comme ça. Chacun a sa propre énigme à résoudre. Généralement on la trouve tôt dans la vie, et on l'accueille en hésitant, sachant qu'on écrira la réponse avec des larmes. Mais on ne s'en débarrasse jamais, et un jour on comprend enfin que c'est grâce à elle qu'on avance... Après un instant La mienne a trait à la solitude, à l'espace vide qui est le lieu des questions. 

La Juste : Pourquoi cet espace serait-il vide ? Je vois les questions plutôt comme des ponts qu'on érige... vers d'autres rives... toutes fleuries... 

Le Roi Mage : Et pourtant toute question a pour origine une absence : absence de sens... absence d'amour... absence de Dieu ! 

La Juste : Chaque absence présuppose une présence. A toi de la retrouver ! 

Le Roi Mage : Tu ne manques pas de cran. Tu portes bien ton nom. 

La Juste : Myriam ? Pourquoi ? Qui était-elle, et comment ?
 
Le Roi Mage : C'était la sœur de Moïse et d'Aaron. Elle était pleine de courage et de franchise, déjà comme enfant. Les yeux dans les yeux, elle a accusé le Pharaon de cruauté, et c'est seulement à cause de son jeune âge que sa mère a pu la sauver. Elle savait danser et chanter. ... Je suis sûr que toi aussi, tu chantes bien.

La Juste : Bien, je ne sais pas. Mais j'aime chanter. ... Dis-moi un de tes noms. Celui que tu préfères. 

Le Roi Mage : Il y a un nom par lequel j'ai été aimé, mais celui-là, je ne peux plus le dire... Autrement, celui que je préfère, c'est le plus absurde : Ahasver. 

La Juste :  Absurde ? 

Le Roi Mage : Oui, absurde. N'est-ce pas absurde d'avoir donné le nom d'un roi perse à celui qu'on appelle « le Juif errant », et qui n'est personne en particulier ? On confond facilement ceux qui avancent dans l'oubli du retour. Quand j'ai cheminé, moi aussi, sans but et sans me retourner, on m'a appelé Ahasver, comme bien d'autres. ... Je me demande pourquoi je te raconte tout cela.

La Juste : Pour te défaire de ta fatigue. La confiance est une récompense. ... Un jour mon maître m'a enseigné que l'Exil n'est pas triste. Je n'avais pas compris cet enseignement, mais peut-être que j'étais seulement censée te le transmettre. Sans doute était-il destiné à toi. Merci, ça me pesait, et du coup ça s'est éclairé.

Le Roi Mage : C'est curieux. Je me sens bien. Tu m'as consolé. 

La Juste
 : Une autre fois c'est toi qui me consoleras. Bonne route.

Elle se lève et part en le saluant.

Le Roi Mage : Attends ! Tu ne m'as rien dit de toi ! Qui es-tu ? Elle ne l'entend plus.

Première voix :     C'est une des 36 justes...
Deuxième voix :             ... qui naissent dans chaque génération.
Troisième voix :                          Personne ne les connaît...
Quatrième voix :                                        ... mais le monde ne subsiste que grâce à eux.

Musique

Première voix :   Il y a une lumière qui traverse tous les univers.
Deuxième voix :         Elle  a été créée pour les justes, qui lient ce que d'autres séparent...
Troisième voix :                    et construisent dans le vide par amour - par amour, avec patience.
Quatrième voix :                            Cette lumière est cachée maintenant. On ne voit pas loin, et
Tous :                                                               c'est l'impatience qui règne.


Musique : le thème de l'impatience et  de la dispute.




Quinzième scène


Léna et Gabin arrivent, visiblement excédés tous les deux, Léna la première, l'air pressé, Gabin derrière. 

Gabin : Tu peux m'attendre, non ? 

Léna : Tu peux pas te dépêcher un peu ? Vous croyez toujours qu'on n'a que ça à faire, vous attendre. 

Gabin : Et vous croyez toujours qu'on est à vos quatre volontés. Tu n'en fais qu'à ta tête. Je me dépêche toute la journée, quand j'ai fini mon travail j'ai envie de faire à mon rythme.  

Léna : Moi aussi. Fais à ton rythme et moi au mien. 

Gabin : Tu ferais mieux de te reposer un peu, tu serais plus aimable. 

Léna  impatiente : Je suis aimable. J'ai du travail, c'est tout. 

Gabin : Tu crois que tu es la seule à travailler ?  

Léna : J'ai sûrement un autre rapport au travail que toi. De toute façon, j'ai pas envie d'aller à cette fête.  

Gabin : On a dit qu'on ira. 

Léna : J'ai pas envie. Je reste. 

Gabin : Tu exagères. Il y en a marre de tes caprices. 

Léna : Mes caprices ? Je ne suis pas du tout capricieuse ! 

Gabin : T'appelles ça comment alors ? 

Léna : C'est pas un caprice si je n'ai pas envie de me bourrer la gueule et rien dire d'intéressant toute la soirée. 

Gabin : Tu as toujours besoin de faire la supérieure. T'as qu'à rester. Moi, j'y vais. 

Léna : Vas-y et amuse toi, mais compte pas sur moi demain !!! 

Ils partent l'un derrière l'autre. Musique, le thème de la dispute, puis les premières mesures de « koulam mekablim... » jouées par l'accordéon. Aglaé et Marius arrivent, l'air perturbés, déprimés. 



Marius :  Je ne comprends rien à ton attitude, Aglaé. 

Aglaé : Il n'y a rien à comprendre. Irritée  Ça va, je suis normale. 

Marius : Dis-moi ce que tu as ; ça ira mieux. 

Aglaé : Mais il n'y a rien ! 

Marius : J'ai l'impression que tu me caches quelque chose. 

Aglaé : Pas du tout. On n'est pas obligé de sauter au plafond tout le temps, non ?  

Marius : Non. Mais tu peux au moins ne pas te renfermer complètement. Comme si j'étais un étranger. Est-ce qu'il y a quelque chose qui n'a pas été ? 

Aglaé : Je t'ai dit qu'il n'y a rien. J'ai parfois besoin d'être seule, c'est tout. 

Marius :  Bon, si c'est ça... Alors, à plus tard... ? 

Il s'en va, dépité. Aglaé le regarde partir, tourne en rond, malheureuse. Elle a l'air d'attendre quelqu'un ou quelque chose. Cône de lumière bleue autour d'Aglaé, mais l'ange ne vient pas. 

Aglaé : Quand on t'attend, tu ne viens pas. Justement quand on a besoin de toi... Il ne faudrait jamais attendre, jamais avoir besoin.

 


Seizième scène


Léna revient, elle a toujours l'air mécontente. Le cône bleu s'efface.
 
Léna : Ah, tu es seule ? 

Aglaé : Oui. 

Léna : Je me suis disputé avec Gabin. 

Aglaé : Pourquoi ? 

Léna : Il n'en fait qu'à sa tête. Parce que Monsieur a décidé d'aller à la fête d'Antoine, moi je dois perdre mon samedi soir. 

Aglaé : Mais c'était prévu, non ? 

Léna :  Prévu ou pas, il peut quand-même voir lui-même que ça nous apporte rien. On fume, on boit, on se couche tard et le lendemain, on a mal à la tête. Mais ça ne les gêne pas. On passerait tout le dimanche au lit, ils seraient contents. 

Aglaé :  Ça c'est vrai. Ils ont un autre rapport au temps que nous. ... Pas qu'au temps, d'ailleurs. C'est compliqué, la vie à deux. 

Léna : Pourquoi, ça va pas avec Marius ? 

Aglaé : Bah... si... Enfin... disons que ça a déjà été mieux. Mais il n'y a rien de particulier. 

Léna : C'est bizarre, actuellement ça a l'air d'aller mal partout. J'ai vu Jonathan tout à l'heure. Il m'a dit qu'il veut partir. 

Aglaé : Comment partir ? 

Léna : Il a adoré les masques vénitiens chez Lucio. Du coup il s'est mis dans la tête qu'il doit étudier en Italie. 

Aglaé :  Et Myriam ? 

Léna : Myriam va sans doute rester. Elle a son travail. 

Musique d'accordéon, « koulam mekablim ». Aglaé l'entend, Léna non.



Aglaé  chante doucement pour elle-même, accompagnée par l'accordéon : « Koulam mekablim, / mekablim aleihem / ol malkhut chamaïm / zeh mi zeh.. » Tu connais ça ?  

Léna : Non. 

Aglaé : C'est une chanson hassidique. Ça veut dire : « Tout le monde reçoit  sur lui / le joug  du royaume de Dieu. / Chacun le reçoit de l'autre. » 

Léna : Hm ...  Je ne vois pas le rapport. 

Aglaé : Moi, je le vois. 

Léna : Si tu considères tes engueulades comme un joug de Dieu, tu n'es pas sortie de l'auberge. Moi je trouve que Jonathan est irresponsable, c'est tout. Ou pas amoureux. 

Aglaé : Mais si, il est amoureux, ça se voit. 

Léna : Alors pourquoi... ? Comme s'il ne pouvait pas étudier ici. 

Aglaé : Bien sûr qu'il peut. Mais pour lui c'est probablement important de partir. 

Léna : Et pour elle - que dalle ! Tu ne vas pas me dire que c'est pas une trahison ! 

Aglaé : Je ne sais pas... Viens, on n'a qu'à y aller. 

Musique, « Koulam mekablim... » La scène devient sombre, les filles partent  pendant que les voix disent ces vers de Rûmî : 

Première voix
 :         Enigme :
Deuxième voix :          « Un oiseau s'est posé sur le sommet de la montagne.
Troisième voix :                  Il s'est envolé.
Quatrième voix :                     Qu'est-ce que la montagne a perdu...
Première voix :                           ... et qu'a-t-elle gagné de ce fait ? »
 


Dix-septième scène


Lucio arrive, s'assoit et sort un livre de sa poche. L'ange apparaît d'un autre côté de la scène et s'arrête derrière le banc. Lucio s'adresse à lui sans le regarder :

Lucio :  Je sais bien que tu es là. Parfois, ça me suffit et me rend heureux. Parfois, je sais que c'est ça, la paix. Mais aujourd'hui non, aujourd'hui j'ai envie de réponses - ces réponses que tu ne veux jamais me donner. ... As-tu l'ordre de te taire ? Ou est-ce qu'il y en a à qui tu parles ? ... C'est pénible de ne jamais savoir quoi penser. Peut-on maintenir qu'une rencontre a été providentielle - après une trahison ? Est-ce que ça a le moindre sens de rester fidèle à quelqu'un qui vous a renié ? ... Elle m'a peut-être déjà oublié, et elle est bien comme ça ! ... Crois-tu que tout peut se perdre, simplement ? Sans laisser de traces ? ... On prévoit tout, on se dit qu'on aura besoin de patience, mais quand ça arrive, on voit qu'on n'a pas compris ses propres paroles. La patience est bien plus que la capacité d'endurer en espérant ; c'est le soleil noir qui mange tout l'horizon.
 
L'ange pose doucement la main sur l'épaule de Lucio, qui se détend et sourit.

Lucio : Bon... Oui, je sais, je dois apprendre...  à ne pas comptabiliser. Ni les gains ni les pertes ; et surtout pas les peines.

Jonathan arrive avec son accordéon, il commence à jouer koulam mekablim . Myriam le suit, elle a des balles dans la main, avec lesquelles elle jongle. Jonathan l'attend, ils accordent les sons aux mouvements : entente silencieuse. Ils ne voient pas Lucio ni l'ange.



Myriam : On pourrait faire ça... Elle esquisse un mouvement, Jonathan s'y joint, joue toujours, ils partent ensemble en exécutant une brève pantomime sur le thème de la  fuite, de la poursuite, de la séparation des chemins, et des retrouvailles.

Lucio : Regarde-les. Ils sont prudents, ils ont choisi le silence. Le mots gâchent tellement de choses. Et pourtant rien ne se fait sans eux. ... Mais il faut savoir les attendre. ... Attendre sans attendre : c'est tout l'art de la chose.

L'ange le touche à nouveau avec douceur. Lucio paraît apaisé, il commence à lire. L'ange s'en va. Après un moment, Mathilde arrive en déclamant :

Mathilde :      « Il y a des gens comme une tombe ouverte :
                         tu leur donnes ce que tu as de plus cher
                        et tu reviens les mains vides. »


Lucio : Quoi ?!!! 

Mathilde : Ah ! Non, pardon, je récitais. Je ne vous avais pas vu. 

Lucio : Qu'est-ce que c'était ? 

Mathilde :  C'est un Arabe, un nom compliqué... Je vais vous dire ça. Elle feuillette son classeur . C'est ce qu'on prépare actuellement pour l'audition à l'école. ... Abul Ala Al-Ma'arri. Né en 973 en Syrie, mort en 1058. 

Lucio : Incroyable, ce texte. 

Mathilde : Oui, je trouve aussi. On n'a vraiment pas l'impression que ça a été écrit il y a mille ans. ... Il y en a d'autres. Si vous êtes d'accord, je vous les dis, ça m'entraîne :  

Elle se met en position.


« Le bien que tu fais, ne le gâche pas
  par l'espoir d'une récompense ou
  d'un profit - comme si tu étais un colporteur
  qui vante sa marchandise. » 
Lucio :  Il ne ménageait pas son monde. ...

Mathilde : Il n'avait à ménager personne. A l'âge de quatre ans il a attrapé la variole et est devenu aveugle. ... Puis il y a encore ça de lui : 

« Ce qui fait de la vie un vêtement usé
c'est l'impuissance de l'âme
qui ne réussit pas
à rattraper les jours passés... » 

Lucio : C'est bien ça... Tu devrais le dire encore plus simplement, les textes tiennent tout seuls, il n'y a pas besoin de gestes. Recommence ! 

Mathilde :      « Il y a des gens comme une tombe ouverte
                        tu leur donnes ce que tu as de plus cher
                        et tu reviens les mains vides... »  

 

Dix-huitième scène


Lucio et Mathilde passent dans l'ombre, mais restent visibles. Musique, le thème de l'enchanteur de Hameln - qui traverse l'arrière de la scène dans un vêtement jaune et rouge (Jonathan). Lumière sur la vieille citoyenne assise ; elle a des béquilles. 



La citoyenne : Le revoilà. Toujours il revient, toujours j'entends sa musique et j'ai envie de le suivre, et toujours je reste clouée sur place. On était deux à traîner derrière, ce garçon aveugle, qui est mort maintenant, et moi, la boiteuse... Chantait-il ? Jouait-il ? Et quel instrument ? Je ne saurais le dire. C'était une musique... où il  y avait tout ; le soleil, les arbres et les fleurs, le fleuve... Mais pas celui qui a avalé les rats ; un fleuve souriant, tout bleu. Cent trente enfants sont partis avec lui et ont disparu dans la montagne - tous les enfants de Hameln sauf moi ; et l'autre... Malheur à nous ! ... Nous ne nous sommes même pas parlé. C'est ça la honte.
 

Les quatre voix sortent de l'ombre, se regroupent et prennent des airs inquisiteurs. Elles figurent la bonne conscience bourgeoise, les citoyens de Hameln avares et hypocrites qui ont trompé le musicien.
 

Première voix 
: Le revoilà ! Hé, toi, prends garde qu'on ne t'attrape pas !
Deuxième voix : Le problème est qu'on n'arrive jamais à l'attraper. Je suis sûr qu'il a partie liée avec le diable.
Troisième voix : Sinon il n'aurait pas pu prendre les enfants.
Quatrième voix : Et les rats ! C'est pas normal qu'ils l'aient suivi comme ça.
Première voix : Si ça se trouve, ils ne l'ont même pas suivi. Ils se sont jetés d'eux-mêmes dans le fleuve, et lui, il s'y connaissait en rongeurs, et en a profité pour réclamer mille Florins.
Deuxième voix : Réclamer, oui, mais il ne les a pas eus ! Encore heureux !
Troisième voix : Et les enfants ?
Quatrième voix : C'est pas normal qu'ils l'aient suivi comme ça !
 
L'enchanteur s'approche d'eux en jouant, les voix se figent dans des positions grotesques. Il fait un signe amical à la citoyenne, l'invite à le suivre, mais ne s'arrête pas. Elle se met debout sur ses béquilles, le regarde partir, se rassoit :


La citoyenne
 : Encore parti. Il y a quelque chose en moi qui n'arrive pas à suivre. Déjà à l'époque. Ce n'étaient pas seulement mes béquilles. Quelque part, j'avais peur. 

Première voix : Encore la vieille qui radote.
Deuxième voix : Elle ne raconte pas l'histoire comme les autres.
Troisième voix : Quand les choses sont passées depuis longtemps, la mémoire vous joue parfois des tours.
Quatrième voix : On n'a qu'à s'en tenir à la version officielle. C'est forcément la bonne, tout le monde l'a vu. Et nous aussi, depuis le temps qu'il repasse par ici. On voit bien que c'est un vagabond ; un jongleur. Il faut se méfier de ces gens. 

La citoyenne : Qu'est-ce qu'ils en savent. Ils n'étaient même pas nés à l'époque. Mais ce qui est sûr c'est qu'ils auraient fait comme leurs parents. Ils auraient été horripilés par les rats comme eux. Il faut dire que c'était horripilant. Il y en avait partout, ils mangeaient tout, ils grouillaient, couinaient, il y avait de quoi avoir peur. On avait l'impression qu'ils avaient pris position dans toute la ville ; qu'ils la tenaient à l'œil, la  jugeaient. Les adultes avaient encore plus peur que nous.

Musique, l'enchanteur repasse.

La citoyenne :  Quand l'enchanteur les a menés au fleuve où ils se sont noyés, tout le monde était stupéfait : c'était donc si facile ! Aussitôt, ils ont regretté la récompense énorme qu'ils avaient promis à celui qui allait les débarrasser du fléau. Ils lui ont dit que pour un si menu service, 50 Florins étaient bien assez. ...

Musique, thème de l'impatience et de la dispute. Les voix font une pantomime dansée, comme pour chasser l'enchanteur.


La citoyenne : Nous, les enfants, avons regardé ça sans penser, sans juger - c'était le monde des adultes. Mais quand la musique s'est levée une deuxième fois, elle était pour nous. Elle nous disait de la suivre, de laisser derrière nous tous ces gens avec leurs rats. Nous nous sommes dépêchés, et pour une fois, il n'y a pas eu de disputes ; que des rires, des encouragements mutuels et des exclamations joyeuses.
 
Musique, l'enchanteur repasse en jouant son thème, qui est repris par d'autres instruments. Les voix regardent, hypnotisés.
 



La citoyenne : Les adultes nous ont regardés, personne n'a bougé. C'est comme s'ils étaient ensorcelés. Il nous a d'abord menés au fleuve, mais c'était une blague, ce n'est pas là qu'on devait aller, on n'était pas des rats. A la rive, il a viré à gauche en direction de la montagne. Nous l'avons suivi et la musique nous parlait. Je ne sais pas comment, mais elle décrivait très précisément le pays où nous allions, ses prés et ses arbres sur lesquels flottent des nuages lumineux. Musique Tous les enfants sont montés sans fatigue, moi aussi, malgré les béquilles, mais la  montagne se dressait immense devant nous, et j'ai eu peur quand soudainement elle s'est ouverte, comme pour nous avaler. Les autres se sont engouffrés dedans, et j'ai hésité, je n'arrivais pas à me décider. Après un temps, l'ouverture s'est refermée lentement devant mes yeux. Je n'entendais plus rien et j'étais toute seule avec ce garçon qui était encore plus petit que moi, aveugle et pleurnichard. Plus tard, on m'a félicité de l'avoir sauvé, mais c'était faux. Musique Toute ma vie, j'ai vécu dans le regret. Il nous avait donné ce qu'il avait de plus beau, sa musique. Les autres enfants ont su accepter ce cadeau, et moi je suis restée avec ceux qui ont l'âme sourde.

L'enchanteur revient en jouant et cette fois-ci, il s'arrête devant la vieille femme. L'ange apparaît de l'autre côté de la scène et l'aide à se relever. Ils partent tous les trois, elle marche sans difficultés, les béquilles restent derrière, ils disparaissent.

Première voix : Tu as entendu, la vieille ?
Deuxième voix : Oui, elle est morte. Elle est tombée.
Troisième voix : Pas étonnant, elle n'avait pas ses béquilles.
Quatrième voix :  De toute façon, elle était à moitié folle. 

Musique. Les voix repassent dans l'ombre. La lumière revient sur Lucio et Mathilde, qui reprennent leur conversation d'avant.

Mathilde : C'était mieux ? 

Lucio : Beaucoup mieux. Si tu le dis comme ça, ce sera bien. Ne rajoute rien. ... « Il y a des gens comme une tombe ouverte... » ... Oui. Et ils ne le savent même pas.
 


Dix-neuvième scène


Myriam arrive et s'adresse à Lucio, tout en faisant un signe amical à Mathilde.


Myriam :  J'ai fini. Qu'est-ce que je dois faire maintenant ? Les autres masques ne sont pas encore assez sèches pour la deuxième couche. 

Lucio : Tu n'as pas mangé ? 

Myriam : Je n'ai pas faim. 

Lucio : Toi, tu n'as pas faim ? Tu as toujours bon appétit. ... Il y a quelque chose ? ... Attends, je vais t'emmener au bistro et on va parler un peu. Tu as le temps, Mathilde ? Tu veux bien t'installer à l'atelier et répondre au téléphone ? 

Mathilde : Pas de problème.  

Myriam lui tend la clé, Mathilde s'en va. Lucio se tourne vers Myriam avec beaucoup d'affection.

Lucio : Alors ? Qu'est-ce qu'il y a ? 

Myriam :  Jonathan veut partir. Il a eu un coup de foudre pour les masques vénitiens et a envie d'étudier en Italie pendant un semestre ou deux. Il est persuadé qu'il a quelque chose à y trouver. 

Lucio : Ah, c'est ça ! Il réfléchit un moment Ça doit être vrai. Laisse-le.... et de bon cœur. C'est important de partir. Il faut partir pour pouvoir revenir. Ça a l'air banal, mais ça ne l'est pas. Musique, « Koulam mekablim... » Ce ne sont pas des séparations comme ça qui font qu'on s'éloigne l'un de l'autre. C'est tout ce qu'on ne dit pas et qu'on ne vit pas, ou ce qu'on vit mal. 



Myriam : Mais il fera des connaissances, il vivra de belles choses, il n'aura peut-être pas du tout envie de rentrer. 

Lucio : Tu sous-estimes l'importance que tu as pour lui, Myriam. 

Myriam : Vous croyez ? 

Lucio : J'ai l'œil pour ça. Il t'aime énormément. Ça n'a rien avoir avec le fait qu'il ait envie de partir... Il a probablement encore des choses à régler avec lui-même, des choses à découvrir... Tu sais, on grandit dans la solitude, et seulement dans la solitude. Il faut se mesurer à elle - pendant toutes ces nuits où on est inquiet et insomniaque, et les dimanches où on tourne en rond, parce qu'on n'a personne à qui parler. Ne l'empêche pas de partir, aide-le plutôt. Il t'en sera reconnaissant et t'aimera encore plus profondément. ... Toi aussi, tu vivras différemment. Tu feras des expériences nouvelles et tu grandiras dans ta propre solitude. ... Et puis je te donnerai des vacances, tu pourras aller le voir et saluer ma chère Italie... Une année scolaire est vite passée, et si votre histoire doit tenir, elle tiendra et n'en sera que plus belle. 

Myriam reste un moment sans rien dire, puis lui sourit : C'est curieux, je me sens bien. Vous m'avez consolée. 

Lucio : Une autre fois, c'est toi qui me consoleras. Viens manger. 

Musique, ils se lèvent et partent. La scène se fond dans la suivante, qui est  une reprise de la première scène.  


Vingtième scène


Aglaé à gauche du plateau, Marius à droite jouent le leitmotiv, en écourtant un peu les essais du début. La musique doit mettre les paroles en valeur.


 

Première voix :   Dedans, c'est un lieu et une voix. Musique.
Deuxième voix :              Tout chant s'adresse à un absent. Musique.
Troisième voix :                               Il faut accepter les détours...
Quatrième voix :                                          ... et créer des espaces quand nous sommes à l'étroit.       Musique.

Aglaé fait un pas en direction de Marius, se ravise et disparaît.

Marius : Tu ne viens pas ? ... Est-ce que tu reviens ? déconcerté ... Qu'est-ce que c'est ?

Les quatre voix s'enchaînent (effet d'écho) :
La prudence...
            ... du geste humain...
                        ... dans l'amour...
                                     ... et dans l'adieu.

Marius : C'est une trahison ? 

L'ange passe brièvement sur l'arrière de la scène. Marius ne le voit pas et n'entend pas sa réponse.


 
L'ange : Non. 


Vingt et unième scène


Léna arrive. Elle a entendu Marius, mais elle n'a pas vu ni entendu l'ange. 

Léna : Qu'est-ce qui est une trahison ? Tu parles de Jonathan ? 

Marius : Pourquoi de Jonathan ? 

Léna : Aglaé ne t'as pas dit ? Il veut partir en Italie pour ses études. 

Marius : Ah bon ? Pour combien de temps ? 

Léna : Je ne sais pas. Pour quelques mois. Peut-être une année scolaire. 

Marius : Et Myriam ? 

Léna : Justement, elle reste. 

Marius :  Ah bon... C'est embêtant ça ! ... Mais enfin, le mot « trahison » est peut-être un peu fort. Ce n'est pas une rupture. 

Léna : Quoi encore - ça fait pas longtemps qu'ils sont ensemble, et puis il n'y a pas de raison. Tout va bien, et voilà, l'un qui casse tout parce qu'il s'est mis un truc dans la tête. 

Marius : Mais enfin, Léna, il ne casse rien. Il veut simplement faire une partie de ses études en Italie. 

Léna : Ça ne m'étonne pas que tu vois ça comme ça. Mais si Aglaé t'annonçait qu'elle part, tu serais peut-être pas si content que ça. 

Marius : Naturellement que je ne serais pas content. Mais ce ne serait pas une trahison. Ce serait dur pour les deux, voilà tout. D'ailleurs c'est ce qui va arriver si l'un de nous trouve une place d'orchestre. Chez vous aussi ce sera pareil, si Gabin a l'occasion de faire une spécialisation qui l'intéresse ; ou si toi tu as une bourse pour partir à l'étranger, tu ne vas pas cracher dessus. 

Léna : Je sais. Mais ce n'est pas la peine d'avancer les choses. 

Marius : Il n'avance rien, Jonathan. Pour lui c'est le moment. 

Léna : Peut-être. ... Tu connais la femme avec qui Lucio a vécu ? 

Marius :  Non. Toi ? 

Léna : Non. J'aimerais vraiment la connaître. 

Marius : Pourquoi ? ... Pourquoi tu penses à ça ? 

Léna :  A cause de la trahison. Parce qu'elle, je crois qu'elle l'a vraiment trahi. ... Je  voudrais voir à quoi elle ressemble. Pour qu'il reste seul  pendant si longtemps ... Pourtant la mère de Mathilde a dit qu'elle n'avait rien de particulier. 

Marius :  Ah, elle avait sûrement quelque chose. Déjà pour lui plaire, parce qu'il n'est pas ordinaire. 

Léna : Non, pas du tout. Il est ... libre. 

Marius :  Oui, c'est  exactement ça. Musique, thème de la solitude. Il doit y avoir un prix à payer pour ça. 


alternative :


Léna :  Peut-être. En même temps il a l'air d'avoir tout ce qu'il lui faut : ses masques, son atelier, ses livres, nous... D'autres gens aussi, il connaît beaucoup de monde, et plein de gens intéressants. 

Marius :  Peut-être. Mais un amour est un amour, et une peine une peine. 

Léna : Tu parles d'expérience ? 

Marius : Non. ... Pas pour la peine, je veux dire. Pour l'amour si. 

Léna :  Bah.. heureusement, tu t'es rattrapé ! 

Marius :  Toi avec ta mauvaise langue ! Tu es vraiment dangereuse. Ils rient. 

Léna : Et cet anniversaire ? Je veux bien faire le gâteau, mais à part ça ? 

Marius : On va faire toute une mise en scène, un spectacle avec des masques que nous fabriquons nous-mêmes. Jonathan et Myriam miment, et nous faisons la musique. Et Mathilde va réciter quelque chose, un texte de Rilke. Quand elle l'a appris, elle a vu que Lucio le connaissait par cœur. Visiblement, il l'apprécie.  

Léna : Il faudrait commencer à répéter bientôt, si on veut faire quelque chose de bien. C'est quoi comme texte ? 

Marius :  Je ne sais pas exactement. Ça commence par : « Tout ange est terrible. » 

Léna :  Oh, la, la... Remarque, ça ressemble bien à Lucio. Il a un rapport particulier avec les anges. Tu n'as pas vu toutes les images qu'il a accrochées au dessus de son établi ? 

Marius :  Si, je les ai vues, bien sûr. ... C'est vrai.  

Léna : On n'a qu'à appeler les autres pour voir comment on peut s'organiser. Allons chez Mathilde. Elle sort son portable et commence à composer un numéro pendant qu'ils s'éloignent. En fait je comprends qu'on aime les anges. Et toi ? 

Marius rit : Je ne sais pas. Je n'y pense jamais. Je n'en ai jamais vu non plus.
 

Vingt deuxième scène

Musique, le thème de l'ange. Aglaé arrive dans son cône de lumière bleue, l'ange dans son cône de lumière blanche. Ils marchent côté à côte, Aglaé est détendue et confiante.





Aglaé : Je t'ai vraiment attendu l'autre jour. J'avais besoin de consolation, je voulais t'entendre parler, mais tu n'es pas venu. 

L'ange :  Les paroles qui consolent, c'est vous qui les avez. 

Aglaé : Nous ? 

L'ange : Oui, vous. Notre domaine est la lumière, face à l'ombre nous sommes impuissants. La consolation plonge dans l'ombre et la rend lumineuse. Il n'y a que vous qui sachiez faire cela, parce que vous appartenez aux deux règnes.  

Aglaé :  Je ne savais pas...  

L'ange
 :  Et puis, nous ne jouons pas avec les mots, nous n'inventons rien.

Aglaé : C'est dommage ! ... Mais où étais-tu alors ? 

L'ange
 : Je n'étais pas loin, mais tu ne m'as pas vu. Tu ne peux me voir que quand tu es en route. C'est pourquoi nous sommes invisibles pour le plus grand nombre. 

Aglaé : Oui, j'ai remarqué ça. Comment ça se fait d'ailleurs ? 

L'ange : Nous sommes des êtres de mouvement, nous ne pouvons pas rester auprès de ceux qui sont immobiles. ... Et il y en a encore moins qui nous entendent.

Aglaé : Pourquoi ? 

L'ange
 : Parce que c'est difficile. La plupart des gens ne sont pas prêts à payer le prix. 

Aglaé : Moi je l'ai payé ? Je le paie ? 

L'ange : Toi oui, tu le paies. ... Et il y a longtemps que tu as commencé à le faire. 

Aglaé
 :  Il y a longtemps ? ... Quand ? Tu peux m'en parler ? 

L'ange
 : Essaie de te souvenir. ... Ferme les yeux : tu reconnais la ville ? C'est Anvers, mais tu disais Antwerpen, tu parlais flamand. Ton nom était Marie-Madeleine, selon l'appellation française, et c'est tout ce qu'on savait de toi.


Musique, le thème de la solitude. L'ange et  Aglaé disparaissent vers l'arrière de la scène.
 

Vingt-troisième scène


Les quatre  « voix » sortent de l'ombre vers un côté de la scène, qui seul est éclairé. Deux portent un paquet. Ce sont des bébés emmaillotés. Trois voix convergent, la quatrième reste à l'écart. 


Première voix : Tu as trouvé quelque chose ?

Deuxième voix : Oui, et toi ?

Première voix : Non, le tiroir était vide.

Troisième voix :  Chez moi il y en avait un. Il n'a pas arrêté de brailler, mais maintenant il dort. A moins qu'il soit mort.

Première voix : Ah, ça meurt pas si vite que ça. Ce sont justement ceux-là qui ont la vie dure.

Deuxième voix : N'empêche que la moitié d'entre eux étaient morts avant qu'il n'y ait les tiroirs.

Troisième voix :  Pour ce qui les attend... c'était peut-être pas plus mal.

Deuxième voix : Ça dépend. Pour les garçons c'est vrai. Le directeur est méchant, les petits sont battus et ont froid. Mais les filles sont bien depuis qu'il y a la nouvelle directrice. Elle est gentille.

Première voix : Elle sait ce que c'est... De toute façon, une mère qui fait ça, c'est pas une mère pour moi !

Troisième voix : Parfois il y en a qui viennent les rechercher.

Première voix : Parfois. C'est pas souvent. 

Quatrième voix  parle de façon neutre, comme si elle lisait un protocole : Le Maagdenhuis,  l'orphelinat de filles de la Lange Gasthuisstraat, a été ouvert en 1552, il y a plus de cinquante ans maintenant, grâce au legs d'un riche marchand de draps. La ville d'Anvers lui en est reconnaissante, car depuis un certain temps, elle ne trouvait plus assez de foyers prêts à accueillir les enfants abandonnés. Le dépôt de bébés étant devenu tout à fait fréquent, la ville a construit trois dépotoirs munis d'un toit, appelés vulgairement « les tiroirs », où les mères peuvent laisser leur progéniture en toute sécurité. En 1558, un orphelinat pour garçons, le Knechtjeshuis, a été construit dans le Paardenmarkt, ceci aux frais de la ville. Les enfants des deux orphelinats sont soumis à la plus stricte discipline. Ils apprennent à lire et à écrire, et aussi le calcul. A partir de douze ans, ils sont placés pour travailler, les plus doués étant autorisés à apprendre un métier. La ville tient un registre complet des signes de reconnaissance trouvés auprès des bébés. Elle garde les dits signes, qui doivent correspondre à ceux présentés par les parents au moment où ceux-ci désirent récupérer l'enfant. Si un nom est précisé sur ces signes, l'enfant le portera, sauf inconvenance.
 

Musique. Les voix s'écartent dans l'ombre, le reste de la scène s'éclaire. On voit le bureau de la directrice du Maagdenhuis, très simple, spartiate. Une table de travail, un escabeau devant un tableau représentant Marie-Madeleine. La directrice (Aglaé) est assise à son bureau quand un employé (la deuxième «voix ») arrive.



alternative :


Marie-Madeleine : Tu viens faire le rapport ? 

L'employé : Oui. Deux bébés trouvés dans le deuxième et le troisième tiroir. Un garçon sans signes de reconnaissance, Luc l'a amené dans le Knechtjeshuis. Et une fille que j'ai déposée à laver. Voici les signes. 

Marie-Madeleine : Un demi As de Pique... Toujours les cartes de jeu coupées. Il y a un nom : « Anna, trois mois ». ...  Sa mère l'a encore allaitée. Elle ouvre un grand cahier et note soigneusement ces renseignements, prend la carte de jeu découpée et la met dans un coffre, d'où elle ressort un autre papier, également découpé irrégulièrement. Amène-moi la petite Johanna pour dix heures. On vient la rechercher.  

L'employé repart, Marie-Madeleine reste dans un état de grande excitation.

Marie-Madeleine
 : Je l'ai fait. Maintenant, il n'y a plus de retour possible. Est-ce un péché ? ... Et pourquoi pas elle, pourquoi l'autre, qui n'a pas ces yeux-là, qui n'a jamais prié ? Parce que Johanna a prié, tous les jours et toutes les nuits, je l'ai vu, je le sais.  

Elle se lève, s'agenouille devant l'image de Marie-Madeleine et prie avec ferveur.

Marie-Madeleine
 : Toi qui as mouillé les pieds de Notre Seigneur de tes larmes, qui as répandu sur eux le nard, qui les as séchés avec tes cheveux, écoute-moi. ...Toi, la Sainte qu'on dit Pécheresse, mais je sais que c'est faux, écoute-moi. ...Toi qui sais aimer, et que Notre Seigneur a aimée, pour se révéler à toi le jour de Sa résurrection, écoute-moi. ... Toi, dont je porte le nom, et peut-être ce fut un nom donné avec amour, aie pitié de moi. Elle continue à prier silencieusement, puis, toujours à genoux, elle dit d'une voix calme et assurée : Oui, je suis coupable. J'ai abusé de mes fonctions, que j'ai eues par la bonté de mes supérieurs, moi, l'enfant abandonnée. L'enfant qu'on n'a jamais recherchée. L'enfant modèle qui apprenait bien, qui était sage, que les instructeurs ont récompensée d'un surplus d'éducation. Aujourd'hui j'ai quitté la voie d'honnêteté scrupuleuse que je m'étais fixée pour ma conduite. J'ai attribué à Johanna le signe de reconnaissance qui s'est trouvé dans le berceau de Barbe. Je l'ai fait sciemment. ... Johanna n'en avait pas, personne ne viendra jamais la chercher. Elle n'avait même pas de nom, on lui a donné celui de la sainte du jour. Barbe non plus n'avait pas de nom, mais elle avait un signe. Elle le regarde attentivement, se lève et marche dans la chambre. La mère est venue hier. Elle était toute intimidée, elle avait l'air gentille. Je lui ai dit qu'on lui rendra son enfant aujourd'hui. Dans une heure, elle viendra, et Johanna repartira avec elle. Elle aura une mère, et Barbe reste à l'orphelinat. ... Je n'en parlerai jamais à personne. Jamais. Je ne me confesserai pas, parce que mon confesseur m'ordonnera sans doute d'échanger les enfants pour réparer ma faute, et je veux que Johanna ait une mère. Elle qui a tellement prié. Elle qui sait prier. Elle qui a les yeux... Je sais que c'est un péché. J'irai peut-être en enfer. J'ai peur. ... en chuchotant  Sainte Marie-Madeleine, aie pitié de moi. Intercède pour moi. On frappe, Marie-Madeleine se relève.

Marie-Madeleine : Oui, entre. 

L'employé : Je vous ai amené Johanna, elle est en bas. Doit-elle monter ? 

Marie-Madeleine : Non, je descends. 

Ils partent ensemble. Musique, le thème de la solitude, qui est développé. La scène redevient sombre, après un moment (le temps qu'Aglaé se change) on voit réapparaître Aglaé et l'ange.




alternative :

L'ange : C'est à ce moment-là que je suis venu à ta rencontre, et que tu as pu me voir. 

Aglaé : Tu vois que tu m'as consolée ! 

L'ange : Non, tu t'es consolée toi-même.


Musique. Ils partent.
 

Première voix : Nous avons les paroles qui consolent ...
Deuxième voix :             ... et  eux ont le geste. C'est la prudence...
Troisième voix :                         ...  qui entoure les deux de silence ...
Quatrième voix :                                     ... et apporte la paix.
 

Musique.
 


Vingt-quatrième scène


Lucio et Myriam dans l'atelier. Ils parlent tranquillement en travaillant chacun de son côté. Le dialogue est entrecoupé de silences. On doit sentir la concentration sur l'œuvre, voir que le travail avance.  

Myriam : Jonathan a reçu une lettre d'un copain hier. Quand il partira pour Venise, il pourra loger chez lui à Murano. Ils sont tout un groupe de jeunes, ça sera pas cher.  

Lucio : A Murano, chez les souffleurs de verre... C'est bien. S'il laisse traîner ses yeux, il y verra des choses intéressantes.  

Myriam :  J'espère pour lui. ... C'est parce que vous étiez à Venise que vous vous êtes intéressé aux masques ? 

Lucio : Non, c'est parce que je me suis intéressé aux masques que je suis allé à Venise. Je suis Toscan - de naissance et de conviction. C'est important  pour moi. Je me reconnais dans cette lumière, dans cette clarté, qui est réelle et aussi intellectuelle. Mais je dois beaucoup à Venise. A ses reflets, ses ... tromperies. 

Myriam : Tromperies ? 

Lucio : Oui. On dit toujours que c'est la ville des amoureux, mais je pense qu'on ne peut y comprendre quelque chose que seul. Elle est cruelle dans sa douceur. Et elle est comme son carnaval : elle retourne tout. Elle cache en reflétant et montre en cachant. Ce n'est pas un hasard si elle est connue à la fois pour ses masques et ses glaces.

Myriam : Masques et glaces... Oui, c'est curieux. D'un côté ce qui dissimule et de l'autre ce qui révèle ! Vous aimez cette ambiguïté ? 

Lucio :  Je la déteste. Mais elle m'aide à comprendre. ... D'ailleurs, ce ne sont pas forcément les masques qui dissimulent, ni les glaces qui révèlent.  

Myriam : Comment, vous pensez que ce sont les masques qui révèlent  et les glaces qui cachent ? 

Lucio : Souvent. Tu as déjà compris quelque chose de toi en te regardant dans la glace ? Elle t'a révélé quelque chose ? A moi jamais. A part l'âge. ... Oui. ... L'embonpoint. Mais sinon ? Ce bonhomme qui s'observe - et moi ? ... La glace te laisse toujours devant. Fin de non recevoir. 

Myriam : Oui, c'est vrai. Mais en fait je ne me regarde pas très souvent. Juste pour me coiffer, le matin, et pour me maquiller. 

Lucio : Parce que toi, tu as vraiment un visage, et tu n'as pas besoin d'une glace pour t'en assurer. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Tu n'as pas remarqué combien de couches de dissimulation, de vanité et de peur il faut enlever chez les gens pour arriver au vrai visage ? S'il y en a un ! 

Myriam : Peut-être, mais ce n'est pas en leur mettant un masque qu'on verrait s'ils en ont un ou pas, et lequel est le bon ! Un masque, ça fait une couche en plus ! 

Lucio : Et pourtant on saisit beaucoup de choses d'une personne qui porte un masque. Tu as déjà vu une pièce de théâtre avec des masques, le Nô par exemple ? C'est saisissant de vérité. 

Myriam prend un masque et le met devant le visage de Lucio : Alors, qui êtes vous, Lucio ? 

Lucio  ajuste le masque et continue de travailler : Tu crois que je le sais moi-même ? Thème de la solitude. Après un moment, doucement, comme s'il se moquait de lui-même : Je suis Monsieur Tout-le-Monde, ou Personne. Le roi sans royaume et sans nom. 

Myriam : Je savais bien que vous êtes un roi... De toute façon, je vous reconnaîtrai toujours, quel que soit le masque ! 

Lucio : Tant mieux. Ça veut dire qu'on commence à se connaître.  

Myriam : Ça veut dire que vous êtes en accord avec votre visage et n'avez pas besoin d'un masque pour le révéler. 

Lucio : Merci. ... J'aime ta franchise. Tu n'as pas peur.

Ils travaillent un peu en silence, la musique reprend doucement le thème.



alternative :

Myriam :  En fait, qu'est-ce qui vous a donné l'idée de devenir fabricant de masques ? Ce sont les masques vénitiens ? Ou d'autres ? 

Lucio : Ce ne sont pas les masques mêmes. C'est Arcimboldo. 

Myriam : Arcimboldo ? C'est curieux, on en parlait l'autre jour. Mais pourquoi Arcimboldo ? 

Lucio : Quand j'étais en Suède, j'ai vu le portrait qu'il a peint de l'empereur Rodolphe II. Je ne sais pas si tu le connais. Le visage est composé de fruits, le nez est une poire et les joues des pommes ; la poitrine est fleurie, et sur l'épaule, il y a une feuille de chou. C'est très étonnant. En le regardant, je me suis dit que c'est le plus beau portrait d'empereur qui n'a jamais été fait. La gloire y a pris la forme de la joie. 

Myriam :  Et ce portrait vous a fait penser à un masque ? 

Lucio : Justement, c'est ce que j'ai compris en le regardant, que c'est un masque, dans le sens originaire, sacré du mot : persona, masque de théâtre. La personne derrière l'apparence. Parce que c'étaient les masques qui permettaient de se reconnaître... de trouver son image par le déguisement. 

Un client (une des « voix ») sonne à la porte de l'atelier. Lucio se lève pour ouvrir.

Myriam : Vous êtes masqué, Lucio ! 

Lucio : C'est vrai ! Il enlève le masque et disparaît à l'arrière de la scène. 

Voix du client : Bonjour. Vous avez des masques de clown ? 

Voix de Lucio
 : Non, Monsieur. 

Voix du client
 : Merci. Au revoir. 

Voix de Lucio : Au revoir. ... Je vais à la poste, Myriam. 

Myriam : D'accord. 

Myriam travaille silencieusement. La porte sonne à nouveau, elle se lève, mais Aglaé et Léna arrivent déjà par derrière. 


Aglaé :  Bonjour !

Myriam : Salut !  

Léna : Salut ! On s'est rencontrées dans la rue, on a eu la même idée. On voulait prendre un thé avec vous avant d'attaquer l'après-midi. Lucio n'est pas là ? 

Myriam : Il est à la poste. ... L'eau est déjà chaude. Elle part derrière.

Aglaé : Moi je prends un café. Elle regarde les masques accrochés au mur. Ça a un côté triste, tous ces masques. 

Léna : Pas du tout ! ... N'importe quoi ! 

Aglaé : Si. Comme ils regardent, sans yeux ! C'est peut-être pour ça que Lucio est mélancolique.

Léna : Il n'est pas mélancolique ! Il est toujours de bonne humeur. Il est même plaisantin.

Aglaé : Si, il est mélancolique. 

Musique, le thème de la solitude au loin. 

Myriam réapparaît avec un plateau : Un café sucré et du thé à volonté !

On entend la porte de l'atelier.

Lucio : Bonjour, les filles ! Je ramène des chouquettes. Est-ce qu'il y a du thé ? 

Aglaé : Bonjour, Lucio ! 

Léna : Bonjour ! Merveilleux. J'en rêvais, de chouquettes. 

Myriam :  Il y a toute une théière. 

Musique, changement de décor.


Vingt-cinquième scène


Réunion chez Mathilde pour discuter de l'anniversaire de Lucio. Mathilde, Gabin, Marius.


Mathilde : Je ne sais pas si je dois réciter toute la deuxième Elégie de Duino, ou juste la fin, à partir de « La prudence du geste humain sur les stèles attiques / ne vous a-t-elle jamais étonnés ? » C'est long quand-même. 

Marius : Ça dépend de ce qu'on fait par ailleurs. 

Mathilde : Justement, j'ai une idée. Myriam m'a parlé d'Arcimboldo. Il paraît que c'est à cause de lui que Lucio est devenu fabricant de masques. On pourrait faire quelque chose autour de lui et de ses portraits.  

Gabin : C'est qui ? 

Mathilde : Un peintre complètement fou. Il a fait des portraits uniquement avec des fleurs, des fruits et des légumes. Tiens, regarde. Elle lui tend un livre. Je l'ai pris à la bibliothèque, pour qu'on voie un peu. 

Gabin  le regarde un bon moment : Oh la, la, c'est vraiment fou ! Mais c'est beau. ... Qu'est-ce qu'ils font, les autres ? 

Marius : Aglaé m'a appelé il y a un quart d'heure. Ils ne vont pas tarder. 

Mathilde  reprend le livre, le feuillette et lit en commentant : Tiens, le voilà. C'est marrant, il ne ressemble pas du tout aux portraits qu'il a faits. On l'aurait imaginé gai - ou excentrique. Mais non. Il a l'air d'un philosophe ! Elle lit : « Arcimboldo, d'un tempérament saturnien comme son Empereur, reçoit le titre de comte palatin de la main de Rodolphe II en 1592. » 

Marius : Pourquoi saturnien ? 

Mathilde : Probablement il était mélancolique. Enfin, ce qu'on appelait comme ça. Dépressif quoi. ... Pourtant il était maître de fêtes à la Cour de Prague. Ça va pas bien ensemble tout ça. 

Gabin : Maître de fêtes ? 

Mathilde : Oui.  Regarde : « Il y avait de nombreux spectacles dans les palais, les jardins, les rues et les places de la ville. » 

Gabin : Ça devait être génial.  

Marius : Surtout à Prague ! 

Gabin : Je n'y suis jamais allé. J'aimerais bien d'ailleurs. 

Marius : Ah, c'est formidable. Il y a une ambiances dans ces ruelles... On est vraiment replongé dans une autre époque.  J'y suis allé il y a trois ans, on y a joué avec l'orchestre. 

Mathilde : Mais écoutez enfin ! « Etant nommé premier peintre de la Cour, Arcimboldo offrit 145 dessins de fête à Rodolphe II : coiffures, costumes, monstres fabuleux... Il est à l'origine de la construction de divers jeux hydrauliques... » 

Gabin : Ça va être dur dans l'atelier de Lucio ! 

Mathilde : Super, le commentaire ! ... « et il a inventé un luth perspectif et un clavecin de couleurs ... c'est quoi, ça, ... dans une tentative d'associer les nombres optiques et les nombres sonores ». 

Marius : C'est du délire. Il y a plusieurs musiciens qui ont essayé de trouver des correspondances comme ça, mais ça n'a jamais marché.

Mathilde : « La principale fonction d'Arcimboldo à Prague fut cependant celle d'enrichir et d'ordonner le Cabinet de Curiosités (dit aussi : chambre de merveilles) de l'Empereur, qui était alors la collection d'art et de sciences la  plus importante d'Europe.»

Marius : Ça m'a toujours fasciné, les cabinets de curiosités. 

Gabin : Pourquoi ? 

Marius : Je ne sais pas. Je comprends bien cette envie de dénicher l'objet rare, voir tous les objets rares, de les ordonner et classer et de créer un lieu pour ça. Un lieu qui à la fois t'appartient en propre et est comme un miroir du monde. ... Je sais, c'est un truc obsessionnel et solitaire, ça peut tourner à la folie. Mais je comprends ça très bien. 

Mathilde : Moi, trop d'objets, ça m'agace. Ça fait désordre.  

Marius :  Mais non, c'est tout un univers ! Regarde, là il y a justement des images du cabinet de Rodolphe II. ... C'est fabuleux, non ? 

Gabin :  Je trouve ça plutôt bizarre, tous ces coquillages et animaux empaillés à côté des tableaux et des sculptures.  

Marius :  Tu vois ce qui est marqué ? « Theatrum mundi », théâtre du monde.  

Gabin : Et alors ? 

Marius : Et alors c'était... ça comprenait des échantillons du monde entier. Ça voulait être le monde !

Musique du XVIe siècle, la lumière change et le décor se transforme.

 

Vingt-sixième scène


Cour de Rodolphe II à Prague. A l'arrière, un rideau mène vers la salle d'audience, le devant de la scène montre une salle d'attente dans laquelle se trouvent trois artistes (trois « voix »). Le secrétaire personnel  de l'Empereur (la quatrième « voix ») sort de la salle d'audience, ouvre une porte sur le côté et parle à des interlocuteurs invisibles.
 
Secrétaire : Messieurs les ambassadeurs et émissaires sont invités à revenir demain. Sa Majesté l'Empereur Rodolphe II n'est pas disposée à les recevoir aujourd'hui. Il se retourne vers les artistes. Que les artistes ici présents patientent. Ils seront auditionnés. Il disparaît dans la salle d'audience. 

Premier artiste : On a de la chance. Ça fait déjà deux semaines que les ambassadeurs ne sont pas reçus. Il y en a qui viennent de loin ! 

Deuxième artiste : Il paraît que Sa Majesté est malade. Le docteur Maier lui rend visite tous les jours. On parle de crises terribles. C'est la bile noire... Depuis quelque temps, l'Empereur passe des journées entières enfermé dans sa chambre de merveilles. Certains disent même qu'il a pris la politique en dégoût et ne s'occupe plus de ses affaires d'Etat.

Premier artiste : Pourtant il a accordé une audience au Grand Rabbin hier. 

Deuxième artiste : Une audience à un Juif ?! Un Juif a été reçu par l'Empereur en personne ? 

Premier artiste : Oui, Rabbi Löw. Il paraît que Sa Majesté s'est entretenu longtemps avec lui et qu'Elle a accordé des privilèges importants à la communauté juive. 

Deuxième artiste :  Sa Majesté est le joyau de la chrétienté ! Elle devait avoir ses raisons. 

Troisième artiste : Je ne suis pas du pays et on entend beaucoup de choses en voyage. On se parle sur la route... J'ai souvent entendu dire que l'Empereur est un sage ; qu'il est animé  il baisse la voix  par un esprit de tolérance. 

Deuxième artiste
: Sa Majesté est le protecteur inconditionnel des catholiques ! 

Troisième artiste : Sans doute, sans doute. 

Premier artiste
: Qui d'entre nous peut juger de ces choses ? Mieux vaut ne pas parler de religion ces temps-ci. ... D'où viens-tu, et qu'est-ce qui t'amène à Prague ? 

Troisième artiste : Je viens d'Augsbourg, une ville dont vous avez dû entendre parler à cause de sa foire. C'est à un bon bout de route d'ici. Un des émissaires de l'Empereur qui passait par chez nous, m'a encouragé à présenter à Sa Majesté mon horloge parlante. Elle est en forme de navire et Sa Majesté y est représentée assise sur son trône, tandis que les six Grands Electeurs processionnent en cercle sur le cadran des heures. Les heures sont annoncées par une musique qui devient plus douce la nuit. Les phases de la lune sont indiquées, et chaque mois, chaque saison a son emblème. Aujourd'hui, par exemple, c'est l'équinoxe : Saturne regarde son image dans le miroir de mars. 

Deuxième artiste : Merveille ! Tu as toutes tes chances d'être récompensé pour les peines de ton voyage. Où est l'objet ? 

Troisième artiste : Le directeur du theatrum mundi de l'Empereur, le comte Arcimboldo, l'a pris pour l'examiner.

Premier artiste : Tu es en bonne position alors. Tout le monde ne réussit pas à pénétrer jusqu’au Sieur Arcimboldo.

Troisième artiste : Vous êtes aimables avec un étranger. A moins que vous soyez étrangers vous-mêmes ?

Deuxième artiste : Je suis en effet Italien, mais cela fait douze ans que je réside à la Cour de Prague en tant que joaillier. Il faut savoir que Sa Majesté est un amoureux des pierres ; pas simplement pour rehausser Sa dignité, mais pour que, à travers elles, puissent être mesurées l’excellence de Dieu et son ineffable puissance, qui se manifeste en enserrant toute la beauté du monde dans des corps si réduits. Il montre avec précaution un objet. Regardez : je viens de monter sur un présentoir d’or et d’argent tressés un noyau de cerise sur lequel un habile artiste a sculpté des dizaines de têtes !

Premier artiste : Chaque objet est une fiche dans l’index général du monde. Sa Majesté se doit de répertorier ceux-ci dans leur totalité, afin d’établir les correspondances entre les différents règnes de la Nature. Dans mon atelier, huit peintres et apprentis travaillent à reproduire avec exactitude les plantes et les animaux de tous les continents.

La porte s’ouvre, un collectionneur étranger (Marius) arrive.

Le Collectionneur: Bonjour à vous tous. Puis-je entrer ? Est-ce bien ici la salle d’attente des artistes ?

Premier artiste : Bonjour à toi. C’est bien ici. Tu es artiste ? Peintre, poète ou musicien ? Travailles-tu la pierre, le bois ou encore l’ivoire ? Dans ce cas-là sache que l’Empereur est lui-même expert dans cet art.

Le Collectionneur : Je ne suis pas artiste, mais je suis collectionneur d’œuvres d’art. … De chef d’œuvres !

Deuxième artiste : Cela devrait convenir aussi. Prends place. Tu as de la chance. Il paraît que Sa Majesté est disposée à nous faire auditionner aujourd’hui par un expert, et à recevoir personnellement ceux d’entre nous dont le travail l’intéresse.

Premier artiste : Mais où est ta collection ? Tu ne viens pas les mains vides ?

Troisième artiste : Peut-être as-tu déjà déposé tes œuvres auprès du comte Arcimboldo ?

Le Collectionneur : Non. Je n’ai rien déposé.

Le secrétaire arrive de la salle d’audience.

Secrétaire : Les musiciens d’abord. Avancez.

Le collectionneur s’approche en hésitant.

Le Collectionneur : Je ne suis pas musicien à proprement parler. Mais je collectionne la musique. La plus belle qui soit. Je suis en effet collectionneur de voix.

Secrétaire : Collectionneur de voix ? Tu es le premier de ton espèce. Explique-toi sur ton activité et fais-nous entendre des échantillons. Sa Majesté est ouverte à toutes les nouveautés. S’agit-il d’automates musicaux ? La Cour de Prague en possède déjà de très beaux exemplaires, mais dans ce domaine, l’invention n’a pas de bornes, et si tes œuvres sont réussies, nous leur ferons bon accueil.

Le Collectionneur : Je vous remercie de votre bonté. Non, je n’apporte pas d’automates, ni aucun autre objet. Je ne collectionne que les voix. … Vous savez sans doute que tout être dans ce monde, et toute chose, a sa voix. Si l’on s’exerce, on apprend à les entendre toutes, de la plus faible et insignifiante jusqu’aux voix célestes. C’est un concert infini, jamais on n’entend la même chose. Aujourd’hui, par exemple, c’est l’équinoxe : au loin, on perçoit le tintement argenté et cuivré des anneaux de Saturne. C’est une chance, c’est seulement deux fois par an ! Il fait une pause, a l’air de suivre une mélodie ; les autres, désemparés, tendent l’oreille en vain. Toute chose a une voix, mais toutes les voix ne savent pas chanter. Le chant vient de l’intérieur et doit pouvoir s’élever ; il dépend d’un cœur pur. Musique Là, tout le monde entend, mais chacun pour soi, à l’intérieur de soi. Les artistes et le secrétaire sourient et esquissent un mouvement dansé. Le collectionneur continue comme en rêvant. Tout chant s’adresse à un absent. Musique Voilà pourquoi je ne collectionne que les voix solitaires. Ce sont les plus pures. Je collectionne des voix que personne n’a écoutées. Musique Nous avons l’habitude d’acclamer n’importe quelle musique, pourvu qu’elle soit agréable à l’oreille. Mais quand par hasard nous arrivons à saisir des bribes du vrai chant, nous comprenons que c’est autre chose. Même Orphée n’y a atteint qu’une seule fois, quand sa tête, séparée de son tronc, a dérivé sur la mer vers l’île de Lesbos, et a continué de chanter dans sa dérive. C’est là seulement que sa voix, couverte par le bruit des vagues, est devenue oracle ! … Nous les connaissons à peine, et pourtant ces voix d’oracle existent. Elles existent partout, et elles chantent seules. … Ce sont ces voix-là que je collectionne.



Secrétaire : Tes points de vue sont intéressants. Fais entendre.

Collectionneur : Il faut comprendre que ces voix … on ne peut pas forcément les entendre. Elles ne sont pas toujours audibles.

Secrétaire : Pas audibles ?

Premier artiste bas, au deuxième : C’est un charlatan ! Comment il ose !

De la salle d’audience, on entend taper vigoureusement un bâton par terre. Le secrétaire se dépêche d’y entrer.

Deuxième artiste : Tu devrais te méfier. L’Empereur n’aime pas les imposteurs. Et puis tu nous fais perdre notre temps.

Premier artiste : On n’est jamais assez sur ses gardes !

Le Collectionneur : Je me suis peut-être mal exprimé. Je n’ai pas voulu susciter votre colère… Il faut comprendre que les voix voyagent. Elles sont fragiles, car elles n’existent qu’en se créant. Elles sont sans repos et n’ont d’autre lieu que la blessure. Il faut savoir les capter, ce n’est pas facile.

Musique. Le secrétaire ressort de la salle d’audience.

Secrétaire : Sa Majesté, l’Empereur Rodolphe II, a daigné écouter tes paroles. Elle conçoit que ces voix ne soient pas forcément audibles, et considère qu’il n’est point nécessaire que tout le monde les entende. Avance, Sa Majesté veut te voir !

Le secrétaire conduit le collectionneur dans la salle d’audience, mais reste de ce côté-ci du rideau.

Premier artiste : Ça alors ! Je me suis trompé.

Secrétaire d’un air perdu aux artistes : Sa Majesté a dit : « Dedans, c’est un lieu et une voix. » … Et puis Elle a ajouté : « Il a raison avec le tintement argenté et cuivré des anneaux de Saturne. Argenté et cuivré : c’est exactement ça ! »

Premier artiste : Je ne peux pas en juger. Ce n’est pas mon domaine. Je travaille dans le visible, je n’entends rien à la musique. Mais cette chose me trouble : ça sert à quoi, une voix qui n’est pas audible ? Je sais bien qu’en tant qu’artistes de la Cour nous avons la mission d’œuvrer à compléter la collection de l’Empereur, qui est la plus belle du monde. Qu’on collectionne tous les objets possibles, les naturalia et les artificialia, je comprends, c’est normal. Mais des voix ? Des voix qu’on n’entend même pas ?

Secrétaire : Sa Majesté a fait un geste vers les salles d’en haut, comme pour montrer sa chambre de merveilles. Elle avait l’air courroucée.  « Le lieu, c’est peut-être une erreur. Ne resterait-il que les voix ? » C’étaient ses paroles.

Troisième artiste : On dit bien que Sa Majesté est un sage.

Deuxième artiste : Je n’ai rien compris.

Musique, changement de décor : la Cour s’efface, on revient chez Mathilde.


Vingt-septième scène


Mathilde montre le livre d’Arcimboldo à Gabin. Marius, un peu à l’écart, a l’air de rêver.
Mathilde : Chambre de merveilles, « theatrum mundi » ou « theatrum sapientiae », théâtre du monde ou du savoir : c’était ça, les cabinets de curiosités ?

Gabin : Si je comprends bien, c’était des sortes de musées.

Mathilde : Oui, apparemment. … Voilà ce qui est marqué : « Un théâtre très étendu, renfermant les matériaux propres et les reproductions exactes de la totalité de l’univers, le but étant l’élaboration d’un système de classification des connaissances. »…Tu as raison, Marius, c’est assez étonnant. Quelle entreprise ! Ils avaient du courage.

Gabin : En fait, c’étaient des centres de recherche. Comme nos laboratoires aujourd’hui. Sauf que c’était à la Cour. Mais c’était la même chose.

Mathilde : C’était plus sympa que nos laboratoires, j’ai l’impression. Ils disent bien qu’il y avait des gens de toutes sortes et de tous les pays, des artistes, des astrologues, des astronomes… Des alchimistes même.

Gabin : Chez nous aussi. Dans tous les grands laboratoires, tu as des chercheurs étrangers. T’as plus d’alchimistes, mais des chimistes, sinon c’est pareil.

Sonnette, Mathilde ouvre la porte à Léna, Aglaé et Myriam

Léna : Bonsoir.

Aglaé : Bonsoir.

Myriam : Salut.

Mathilde : Salut ! Rentrez.

Gabin : Ah, vous voilà ! Bonsoir, mon ange ! Il embrasse Léna, puis les autres Bonsoir Aglaé, bonsoir Myriam. Jonathan n’est pas là ?

Myriam : Il vient tout à l’heure. Il est en retard avec un projet.

Marius : Ah, c’est bien, vous avez fait vite ! Bonsoir ! Il embrasse Aglaé, Léna et Myriam. A Aglaé : Ça a été, la répète ?

Aglaé : Au début, c’était pas ça. Mais on a bien travaillé, on a travaillé trois heures, et à la fin ça commençait à venir. La pianiste est un peu faible. Elle nous ralentit.

Marius : Il ne faut plus la prendre.

Aglaé : Maintenant, ça y est. On l’a prise, il faut donc aller jusqu’au bout.

Marius : Oui, tu as raison. … Attends, j’ai quelque chose ! Je reviens.

Marius part derrière.

Gabin : On est en train de regarder ce livre … à cause de l’anniversaire de Lucio.

Aglaé : Arcimboldo ?

Myriam : Ah, super !

Mathilde : Je l’ai pris à la bibliothèque.

Myriam : Fais voir ! Elle le feuillette Tiens, le voilà !

Aglaé : Qui ?

Myriam : Le portrait de Rodolphe dont il m’a parlé.

Aglaé : C’est le roi de Lucio ?

Mathilde : Non, c’est l’Empereur des Habsbourg.

Léna  se penche sur le livre et lit : «L’Empereur Rodolphe II en Vertumne. » C’est quoi, Vertumne ? … Attends, c’est marqué : « Vertumne, le dieu des métamorphoses. »

Myriam : Ça va bien à Lucio.

Aglaé : On pourrait se masquer et le couronner roi.

Léna : Il serait Rodolphe II, alors ?

Myriam : Non, il ne faut pas copier. Il sera roi, c’est tout.

Gabin : Mais roi comment ? Il doit avoir un nom.

Myriam : Pas forcément. Il peut être … justement, comme il dit… le roi sans royaume et sans nom.

Aglaé : C’est bien, ça.

Léna : Je préfère Rodolphe.

Mathilde : Et nous sommes ses sujets ?

Aglaé : Oui. Enfin pas n’importe quels sujets. Nous sommes ses familiers. Ceux qui comprennent son projet. Ses artistes.

Léna : Ça m’aurait étonnée…

Gabin : Il n’a pas fait que collectionner de l’art, non ? Il a d’abord eu un empire !

Mathilde : Justement, il l’a perdu. On l’a trahi. Il a même maudit Prague à cause de ça.

Léna : J’ai faim.

Myriam : Moi aussi.

Aglaé : Je vais faire une salade.

Gabin : J’achète des Pizzas ?

Mathilde : J’en ai acheté. Il faut juste les réchauffer.

Marius revient avec du vin.

Marius : Tiens, j’ai amené du rosé.

Aglaé : On va couronner Lucio roi.

Marius : Ah bon ? Roi comment ?

Myriam : Roi tout court. Un roi sans nom.

Léna : Rodolphe II.

Musique


Vingt-huitième scène


[Même lieu, mêmes acteurs, enchaînement direct. La scène suivante est une fugue, exécutée par les acteurs et les « voix ». On doit avoir l’impression d’un ballet qui se déroule sur deux plans. Pendant qu’ils parlent, les jeunes préparent le repas et mangent. Les voix s’intercalent, dansent parfois, c’est la musique qui donne le rythme.]


Aglaé : C’est pas important le nom.

Gabin : Si, c’est important.

Léna : C’est bien, Rodolphe.

Marius : Qu’est-ce qu’il avait, Rodolphe ?

Mathilde : Il était mélancolique.

Myriam : Il était Vertumne. Le dieu des métamorphoses.

Musique 

Première voix : Nous sommes jugés à nos traces.

Deuxième voix : Rodolphe II de Habsbourg : Roi de Hongrie et de Bohème, Empereur du saint Empire romain germanique, né en 1552 à Vienne, mort en 1612 à Prague, élevé à la Cour d’Espagne chez son oncle Philippe II.

Musique

Aglaé : Et Lucio sous un autre masque.

Myriam : Lucio dit que ce sont les masques qui révèlent et les glaces qui cachent.

Léna : Ça reste à prouver.

Marius : Tu bois du rosé ?

Musique

Troisième voix : Rodolphe II, polyglotte et éminemment cultivé, avait une haute idée de sa dignité. Il voulait être l’Empereur de tous ses sujets, et se voyait au-dessus des conflits, y compris celui des confessions. A sa Cour, on ne brûlait pas les sorcières. Un esprit de tolérance, inconnu ailleurs, y régnait.

Musique

Gabin : Moi je veux bien un verre. … Mais on oublie qu’on voulait faire un truc avec Arcimboldo.

Myriam : On le fait avec les masques. Et Lucio en dieu des métamorphoses.

Aglaé : Voilà. Il n’y a pas besoin de nom.

Léna : C’était Rodolphe II en Vertumne !

Myriam : Justement. En Vertumne.

Léna : Rodolphe quand-même. On le reconnaît d’ailleurs très bien. … Non, merci, je bois de l’eau.

Musique

Quatrième voix : Protecteur et grand amateur des arts et des sciences, Rodolphe II a rassemblé à la Cour de Prague les meilleurs esprits de son temps : Tycho Brahé et Johannes Kepler, qui a révolutionné notre vision du monde. Mais aussi John Dee, Robert Fludd, les peintres de la famille Breughel, Arcimboldo, Monteverdi…

Musique

Mathilde : A la Cour de Prague, il n’y avait pas seulement Arcimboldo. Il y avait aussi Kepler, Breughel, Monteverdi…

Marius : Monteverdi aussi ?

Aglaé : Oui, il a conçu son Orfeo à Prague. L’opéra a été créé à Mantoue, et puis sa femme est morte. Comme dans l’opéra ! Il a eu une dépression et est retourné vivre chez son père à Crémone.

Mathilde : Encore un mélancolique.

Aglaé : C’est déjà dans le sujet. Dans l’idée qu’il se faisait du chant. Orphée aussi l’était.

Gabin : Je ne vois pas pourquoi.

Léna : Pourquoi encore ? Tout le monde n’est pas mélancolique tout de même !

Mathilde : Beaucoup d’artistes le sont. Ils sont nés sous le signe de Saturne !

Léna : Oui, mais pas Lucio.

Aglaé : Lucio aussi.

Musique

Première voix : Orphée, le Seigneur de la mémoire, est descendu vivant aux Enfers et en est remonté indemne.

Deuxième voix : Instruit des secrets de ce monde et de l’autre, il nous a révélé le rapport intime qui existe entre l’amour et la mort.

Troisième voix : Ce faisant, il a perdu le droit de séjourner parmi les vivants. Il a été déchiqueté par les Ménades et jeté dans le fleuve Hébros.

Quatrième voix : Sa tête a dérivé sur la mer, où sa voix continue de chanter.

Musique

Mathilde : Tu ne vois pas pourquoi ? Tu te l’imagines un peu, Orphée, comment il devait se sentir ? Dans toute sa vie, il a eu un unique amour. Quand il chantait, il arrivait à émouvoir les animaux, les arbres - même les pierres, il les a fait bouger. Mais Eurydice, non, elle ne l’a pas écouté. Elle ne l’a pas suivi.

Léna : Elle était morte ! Elle n’avait plus de volonté propre. C’est en cela qu’il s’est trompé. C’était condamné d’avance, son entreprise.

Marius : On ne sait pas si elle l’a suivi.

Aglaé : Non, elle l’a trahi.

Musique

Première voix : Aucun lieu, nulle demeure,
                              que les voix qui voyagent.
Deuxième voix : Et pourtant nous trouvons
                              du réconfort dans le lent
                              rêve de la matière :
Troisième voix : dans le saphir qui reflète le regard
                              que Dieu a donné à l’eau,
                              et le diamant solitaire
                              qui condense la lumière
Quatrième voix : et dans tous les espaces
                              que l’homme a créés
                              comme s’il pouvait y rester ;
                              ces espaces qui rendent
                              la route plus aisée.
Musique

Marius : On pourrait prendre la Cour de Prague comme une sorte de pivot, avec Rodolphe et son cabinet de curiosités. Parce que c’est un peu comme l’atelier de Lucio, c’est tout un monde ; et ça fait un lieu. Avec Arcimboldo et Monteverdi, … et Vertumne et Orphée. Enfin, tout ça. Ce serait pas mal pour les masques, et comme ça, tout le monde est content.

Myriam : Justement, c’est la métamorphose ! Les masques aussi, c’en est, et Lucio le dieu des métamorphoses. C’est logique.

Mathilde : Dans ce cas-là, je ne commence l’Elégie qu’avec « La prudence du geste humain…»

Léna : Oui, c’est bien. La prudence du geste, ça concerne tout.

Aglaé : Ça va aussi avec la trahison. D’une certaine manière, c’est le contraire.

Musique

Première voix : Rodolphe II, trahi par sa famille, fut dépouillé de son royaume et remplacé dans ses fonctions par son frère Matthias. Il est mort retiré et solitaire dans son château, le Hradschin.

Deuxième voix : Ce jour-là, l’éminent juriste Melchior Goldast nota dans son journal intime :

Troisième voix : « L’Empereur Rodolphe a été un régent compréhensif et sage, dont la compétence a su préserver la paix à l’empire. Il avait un caractère héroïque et ne trouvait goût à rien de commun et de trivial. Il méprisait tout ce qui est vulgaire et n’aimait que le rare et l’admirable. »

Quatrième voix : Peu après sa mort éclata la Guerre de Trente Ans. La république des savants fut dispersée et le château transformé en caserne. Il s’y trouvait des milliers d’objets de toutes sortes, des sculptures, plus de 3000 peintures et 18 000 gravures, qui furent vendus aux enchères à bas prix ou emportés en Suède par convois entiers. Nombre d’objets furent brisés, une partie de la bibliothèque mise au pilon. Un monde piétiné par un non-monde.

Musique

Myriam : Jonathan m’a dit qu’il fera les masques. Les nôtres, il les fera comme Arcimboldo, à partir d’éléments de la nature, ou à partir d’objets, mais des objets d’aujourd’hui.

Gabin : Et Lucio, il aura aussi un masque ?

Myriam : Oui, bien sûr !

Marius : Il sera quoi alors ?

Mathilde : Moi, je le vois un peu comme Orphée. Parce qu’il est fidèle à son amour, lui aussi. Pas Orphée lui-même, bien sûr, mais il pourrait être … le Maître de la mémoire.

Myriam : Plutôt Vertumne. Le dieu des métamorphoses.

Léna : C’est trop vague tout ça. Pourquoi pas Rodolphe II ? C’est quand-même son portrait qui lui a donné l’idée des masques.

Aglaé : Non, le roi sans royaume et sans nom. C’est plus beau, et ça dit tout.

Gabin : On pourrait le laisser choisir. Dans notre spectacle, je veux dire. On bâtirait le spectacle autour de son choix.

Marius : Oui, c’est c’est-ce qu’il y a de mieux. Comme ça c’est lui qui mènera la fête.

Musique La lumière sur les jeunes s’efface, il ne reste que les voix.

Première voix :                        Nous sommes jugés à nos traces.
Deuxième voix :                      Les traces ne sont pas toujours visibles,
Troisième voix :                      les voix ne sont pas toujours audibles,
Quatrième voix :                     mais elles sont là.

Musique. Les voix dansent. Changement de décor.



Vingt-neuvième scène


La musique module. Lucio arrive et s’assoit sur le banc. Il sort un bloc et un stylo pour se relire et corriger ce qu’il a écrit.

Lucio : Encore une lettre que je n’enverrai pas. ... Lamentable. Ce sont toujours celles où on met tout son cœur qui sont les plus nulles…. Ces fantômes ! On se demande bien quoi en faire.

Les « voix » sortent de l’obscurité et s’avancent - élégantes, raisonnables, sûres des valeurs de la conscience moyenne qu’elles représentent.

Première voix : Tu en es toujours là, Lucio ?

Lucio : Oui, j’en suis toujours là. Contre toute raison.

Deuxième voix : Tu en es fier, n’est-ce pas ?

Lucio : Un peu...

Troisième voix : Entêté… Ne vois-tu pas que c’est simplement ton incapacité d’accepter une perte ? Il n’y a pas de quoi en être fier.

Quatrième voix : Laisse tomber. Ce sont des fantômes du passé, tu le dis toi-même. Il n’y a que toi qui y penses encore.

Première voix : Tu vois bien que tu ne lui vaux même plus l’encre d’une carte d’anniversaire ! Ça a un côté ridicule, ta fidélité, dans ces circonstances.

Deuxième voix : Tu te trompes peut-être sur toute cette histoire ; sur la façon dont elle l’a vécue.

Troisième voix : Es-tu vraiment sûr de connaître celle à qui tu t’adresses ?

Lucio : Je ne m’y adresse pas. Ou plutôt, je m’y adresse en silence. Je n’envoie jamais rien. … Non, je ne suis pas sûr de la connaître encore. Enfin, je suis sûr et pas sûr à la fois. Bien sûr c’est la même ! Il y a une continuité de la personne. A ça j’y crois. Même dans la trahison.

Quatrième voix : Le traître voit ça autrement. Il a tiré un trait sur son passé ; du moins sur celui qu’il trahit. Il n’en répond plus, voilà tout, et il se porte bien ainsi.

Première voix : Tu sais que nous avons raison.

Deuxième voix : Sinon, ça ne te réveillerait pas toutes les nuits.

Lucio : Vous avez raison de votre point de vue. J’admets. Chaque horizon a sa vérité, c’est justement ce qui est troublant. Mais moi je ne veux pas du vôtre. Je veux voir autrement, plus loin – et aussi avec ses yeux à elle. Au moins l’essayer. …Non, je ne pense pas que le traître se porte bien. Le traître est une figure d’effroi. Personne ne lui fait confiance : pas ceux qu’il a trahis, ni ceux pour qui il a trahi. Et pourtant il n’existe que par rapport aux autres. Il n’est rien pour lui-même et n’a rien en propre, même ses souvenirs ne lui appartiennent plus. Ce n’est pas un hasard si Dante l’a logé dans le neuvième cercle de l’enfer. Dans l’abîme de glace… Pour lui-même C’est justement ce que je ne supporte pas : qu’elle ait le cœur gelé… Forcément, après ce qu’elle a fait. … Pendant ce monologue, les « voix » battent en retraite et l’ange s’approche : la descente et la remontée de la conscience doivent y trouver leur expression visuelle . A quoi est-ce qu’elle peut encore croire, puisqu’elle ne peut plus croire en elle-même ? … Il y a là quelque chose de foncièrement impénétrable. Il y a une gratuité dans la trahison – comme dans l’amour. C’est peut-être pour ça… elle n’avait pas d’autre choix. Il réfléchit un moment. Et puis il faut bien admettre qu’il y a une part de l’histoire qui n’appartient qu’à l’autre, qui nous échappera toujours. Il s’aperçoit de la présence de l’ange. Ah, tu es là ? … Ça me rassure. Ça prouve que je ne me trompe pas trop. … C’est curieux, dans tout cela l’amour est toujours présent.

L’ange : Il est toujours présent. Ce n’est pas l’amour qui cesse d’exister. Mais parfois les amants n’arrivent pas à l’assumer dans leur vie quotidienne.

Lucio : Enfin tu me réponds.

L’ange : Je t’ai souvent répondu, mais pas par la parole. Nos paroles sont limitées et soumises à des conditions.

Lucio : Quelles sont ces conditions ?

L’ange : Qu’il n’y ait pas la moindre trace d’orgueil. Même pas l’orgueil de faire le bien.

Lucio : C’est difficile.

L’ange : Oui.

Musique, le thème de l’ange - doucement.


Lucio : Rien ne se perd ?

L’ange : Sous d’autres noms, peut-être. Il faut accepter les détours.

Musique, le thème de l’ange devient plus fort.

Lucio : Merci. Tu as raison. Je crois que je vois enfin ce que je dois faire. … Oui. … Finalement ça se situe … complètement ailleurs.

La lumière s’éteint doucement, le thème de l’ange est jouée jusqu’au bout.



Trentième scène


L’atelier de Lucio. Léna est en train de décorer un grand gâteau d’une cinquantaine de bougies. Mathilde met des fleurs un peu partout, Jonathan s’occupe de ses masques, les autres rangent pour laisser un espace vide et une chaise au milieu .

Myriam : Il faut se dépêcher. J’ai dit à Lucio qu’il peut revenir à 8 heures.

Gabin : Ça va. On est dans les temps. On a tout fait.

Aglaé : Est-ce que Jean-Luc nous rejoint ?

Mathilde : Non. On évite de se voir actuellement. En fait, on n’est plus ensemble.

Aglaé : Ah bon ? Depuis quand ? C’est toi qui as rompu ?

Mathilde : Depuis… il y a quelques jours. Non, c’est nous deux, d’un commun accord. Ça n’allait plus comme ça. … Enfin, on sera peut-être meilleurs amis qu’amants.

Léna : Si vous y arrivez, c’est bien.

Gabin : Il n’y a pas de raison qu’ils n’y arrivent pas s’ils le veulent.

Léna : Non, bien sûr. Mais c’est toujours assez délicat. Il faut être prudent.

Marius : « La prudence du geste humain… »

Mathilde : Ça va, toi !! … J’espère que Lucio va entrer dans le jeu. Parce que nous, on l’a préparé, mais pour lui c’est tout nouveau.

Aglaé : Lucio comprend tout à demi mot.

Gabin : Il a intérêt, s’il veut être notre roi !

Myriam : Il ne veut pas. Il l’est sans le savoir.

Léna : Je crois que j’entends la porte. J’allume les bougies.

Myriam : Je vais lui demander d’attendre. Elle part vite derrière.

Marius : Vous pouvez venir quand vous entendez la musique.

Léna allume les bougies, Jonathan donne un masque à chacun, Aglaé et Marius se mettent de part et d’autre de la pièce, Mathilde face à la chaise vide. Quand les bougies sont allumées, les deux commencent à jouer le leitmotiv, en le développant. Gabin accueille Lucio à la porte, le guide vers le siège et lui indique de se taire. Mathilde, cithare à la main, s’est masquée en Orphée revu par Arcimboldo : le masque est fait de différents éléments musicaux (lyre, clé de sol, portée etc.). Pendant la récitation du texte, Jonathan et Myriam, également masqués, exécutent une pantomime, accompagnés de façon intermittente par les deux clarinettes. D’abord, les mimes figurent une stèle attique signifiant les différentes étapes de l’adieu (la mort d’une jeune femme).



Mathilde  :    La prudence du geste humain sur les stèles attiques
                    ne vous a-t-elle jamais étonnés ?
                    Amour et adieu étaient avec tant de légèreté posés sur les épaules,
                    qu’ils semblent faits d’une autre étoffe que chez nous.
                    Rappelez-vous les mains, comme elles reposent sans poids,
                    alors que les torses sont bâtis puissamment.
                    Maîtres d’eux-mêmes, ils savaient : nous sommes cela,
                    et ceci, de nous toucher ainsi, nous appartient ;
                    les dieux nous saisissent avec plus de force. Mais c’est affaire des dieux.


Maintenant, les deux miment la construction d’un lieu à la fois réel et spirituel, en se servant des bougies d’anniversaire ; ils investissent tout l’atelier. Les clarinettes jouent.

Mathilde :  Puissions-nous trouver, nous aussi, une parcelle de terre fertile
                    qui nous appartienne, claire, étroite et humaine,
                    retenue entre courants et rochers.

Intermezzo musical, la pantomime se fige et Lucio termine le texte comme en rêvant.

Lucio :       Car notre propre cœur nous dépasse toujours, comme celui des anciens.
                    Et il ne nous est plus donné de le reconnaître dans des images apaisantes,
                    ni dans des corps divins, où plus grand
                    il se contient. 

Quand il a fini, les clarinettes jouent, modulent et passent à un autre thème. Le mouvement de la scène reprend et s’accélère soudain : la tristesse de l’adieu se retourne brusquement en gaîté, les deux miment la joie du départ et laissent entrevoir une promesse de retour (rappel, mais non répétition de la 17e scène). Ce n’est plus l’adieu, c’est l’amour.

Lucio : Bravo, et merci infiniment ! … Vraiment bravo. Vous avez trouvé une réponse à ce constat d’échec. Etonnant. Ça montre qu’il y a quand-même une voie … aussi pour nous. Rilke aurait apprécié !

Musique. Gabin lui fait à nouveau signe de se taire, et Léna et Gabin s’avancent en pas dansés, reproduisant la rencontre de l’oiseau et de l’ange à la fin de la 12e scène. Ils tiennent l’un un masque, l’autre une couronne - qu’ils montrent à Lucio sans encore lui donner. La couronne est un diadème de deux anneaux, l’un argenté, l’autre cuivré, le masque est fait de masques dans le masque – mise en abîme.

Gabin : Enigme en forme de charade !

Lucio : Oh !

Léna : Mon premier est un roi qui avait des yeux de cerise et un cœur noble, trop grand pour son empire. C’est pourquoi il le cacha sous une guirlande de fleurs.

Lucio : Oh, la, la ! … Ah, oui, peut-être…

Gabin : Mon deuxième révèle en cachant, ne découvre rien en se révélant et crée un espace pour les autres…

Léna : … avec des chouquettes ! (Ce n’était pas prévu, tout le monde rit).

Myriam : Mon troisième ne cesse de changer d’apparence.

Aglaé : Mon quatrième a perdu tout ce que les autres désirent avoir, pour trouver ce qu’on ne peut pas garder.

Lucio : Vous êtes durs avec moi ! Quelques éléments de plus, s’il vous plaît !

Mathilde : Mon cinquième se souvient de ce qui l’oublie et chante là où on se tait à jamais.

Jonathan : Mon sixième… Il prend l’accordéon et joue la mélodie de l’enchanteur.


Marius : Mon tout doit se parer d’une couronne dont il ignore la signification …

Myriam : … décider d’une apparence pour dévoiler son essence…

Gabin : … pour extraire l’esprit de la matière…

Lucio : Ça c’est la pierre philosophale !

Léna : … et choisir entre un coup à boire ou un gâteau à manger.

Lucio : Choix impossible ! Je veux les deux.

Marius : Pas avant d’avoir résolu l’énigme.

Lucio : Pour le tout, Léna m’a aidé. Mais ça ne m’avance pas pour le reste. Elle est vraiment très difficile, votre charade.

Myriam : C’est qu’on a travaillé !

Lucio : Ça se voit. Bien. Reprenons. Les yeux de cerise et la guirlande de fleurs, je vois. C’est Rodolphe II peint par Arcimboldo.

Applaudissements


Lucio à Myriam : Tu retiens vraiment tout, toi. … Jonathan, c’est la musique, et Mathilde, du coup, c’est lié, c’est Orphée. Si je dois résumer : le souvenir est le lieu de la musique.

Mathilde : Bravo, Lucio. Vous êtes fort.

Lucio : Merci. Par contre toi, Aglaé, je ne vois pas du tout. Redis-moi.

Aglaé : Alors : mon mien a perdu tout ce que les autres désirent avoir, pour trouver ce qu’on ne peut pas garder.

Lucio : « Tout ce que les autres désirent avoir… » Qu’est-ce qu’ils peuvent bien désirer avoir, les autres ? Des richesses, probablement ; du pouvoir, des honneurs ; une vie agréable ; de belles femmes.

Aglaé : Voilà. Tout ça.

Lucio : C’est ça ? C’est donc ce qu’il a eu et qu’il a perdu.

Aglaé : Exact.

Lucio : Il devait être roi alors, lui aussi.

Tous : Oui !

Lucio : C’est encore Rodolphe ? Il a perdu son empire.

Aglaé : Justement, non. Ce n’est pas lui. Ou à la limite, ça pourrait aussi être lui, ou un autre.

Lucio : Bon. J’ai voulu aller trop vite. Il a donc perdu tout ça pour trouver ce qu’on ne peut garder ? Difficile à voir ce que c’est, mais ça me plaît. … C’est le bonheur ?

Aglaé : Peut-être. Oui, même sûrement. Son bonheur.

Lucio réfléchit un bon moment : Non, je ne vois pas. Je donne ma langue au chat.

Aglaé : C’est le roi sans royaume et sans nom.

Lucio à Myriam : Tu es incroyable. Retenir un truc comme ça… A Aglaé Et à toi, bien sûr, c’est ça qui t’a plu.

Aglaé : Oui.

Lucio : Et tout ça doit avoir un rapport avec moi ? … Parce que Gabin, toi tu as parlé des masques. Comme Myriam, mais autrement. Il réfléchit, Aglaé et Marius prennent leur clarinettes et jouent en se répondant. Léna lui tend la couronne, Gabin le masque. Lucio les prend, les regarde et les met ensuite.

Lucio : Magnifique. Merci. Vraiment superbe. C’est toi, Jonathan ?

Jonathan : Oui.

Lucio : Tu es exceptionnellement doué. Je ne dis pas ça pour te flatter. Tu as déjà ta patte personnelle. … Voyons. Voici donc la couronne dont j’ignore la signification ? … Peut-être pas. Je vais oser. C’est Saturne.

Léna : Saturne !!!

Lucio : C’est bon ?

Gabin : En fait, c’est vous qui choisissez.

Lucio : Ah, c’est çà que tu voulais dire à la fin, Myriam ? Répète.

Myriam : Oui. Notre tout doit se parer d’une couronne dont il ignore la signification et décider d’une apparence pour dévoiler son essence.

Lucio : Ah oui, c’est ça. Ça colle. Aussi avec ce qu’a dit Gabin : extraire l’esprit de la matière. La pierre philosophale. Vous transformez mon atelier en un cabinet d’alchimistes ! Pourquoi pas. Commençons par extraire l’esprit du gâteau. Ça, ça doit être Léna. Il a l’air délicieux.

Marius : Il y a aussi du Champagne.

Lucio très ému : Vous êtes vraiment… Merci. Vous me gâtez. Je me demande comment j’ai mérité ça. J’ai l’impression d’être… chez moi à la maison, en Italie. On fêtait toujours beaucoup les anniversaires. Mais ça fait vraiment longtemps.

Léna : Je coupe le gâteau alors.

Marius : Et j’ouvre le Champagne.

Aglaé joue une mélodie à la clarinette, Jonathan l’accompagne à l’accordéon. Ils enlèvent les masques, s’installent et distribuent verres et assiettes.

Gabin : Et pourquoi Saturne, en fin de compte ?

Lucio : Parce que pour moi, Saturne réunit tous les éléments de votre énigme. Vous allez voir. D’un côté, il est le Seigneur de la Mélancolie : dont Rodolphe II était atteint, et Arcimboldo aussi ; et Orphée, bien sûr – sans parler du roi sans royaume et sans nom …

Marius : C’est quoi pour vous, la mélancolie ?

Lucio : La mélancolie ? C’est ce sentiment d’impuissance qui fait que nous retardons toutes nos entreprises, la conscience douloureuse que nous ne sommes pas maîtres du temps. Voilà d’ailleurs une réflexion parfaitement à propos pour un anniversaire ! … Et aussi le désir, qu’on sait impossible, de l’unité du monde. La vieille idée de l’harmonia mundi : cette formule qui régit toutes choses et qu’on ne trouve jamais. Alors on prend la musique comme mesure du temps et on crée un lieu pour se consoler…

Léna : C’est d’un triste… Ils rient. Jonathan prend son accordéon et joue doucement pendant la suite.

Lucio : Tu as raison, Léna, ça ne va pas avec ton gâteau – ton merveilleux gâteau !! - et le Champagne. Mais attends, je n’ai pas fini. Saturne est aussi le dieu des métamorphoses : tout comme Vertumne ! Tu vois, comme Arcimboldo a peint Rodolphe II. Et puis il faut savoir qu’à Rome, la fête des Saturnales était comme le carnaval : tout le monde était déguisé et les rapports sociaux étaient renversés. Ce qui habituellement était en haut était en bas, et ce qui était en bas, en haut ; sous le costume d’un homme se dissimulait une femme, et l’inverse.

Gabin : Les masques. Je commence à comprendre.

Lucio : Oui ; les masques pour se trouver. Et pour se retrouver par rapport au temps. Car Saturne est simultanément la fin et le début, il signifie l’arrêt d’un cycle et le commencement d’un nouveau. De sa sphère dépendent les larmes et les songes véridiques. Sa mémoire est excellente et sa volonté tenace. Il préside aux grands voyages.

Mathilde : Qu’est-ce que vous voulez nous dire, Lucio ?

Aglaé : Il l’a déjà dit.

Léna : Non, Mathilde a raison. Il veut dire quelque chose de plus précis. Pas vrai ?

Lucio : Ça c’est l’intuition féminine. Je parlais de Saturne, non ?

Léna : Allez !

Lucio : Bien. Puisque vous devinez tout. Ça concerne surtout Myriam et Jonathan ; mais enfin, moi aussi, nous tous, d’une certaine manière. …Alors. Dans quelques semaines, tu vas partir à Venise, Jonathan. Apprends tout ce que tu peux sur les masques, travaille dur et dépêche-toi. On t’attend ici. Parce que, quand tu reviendras, je partirai à mon tour. Je vous laisserai l’atelier.

Consternation générale. Jonathan pose son accordéon, le regarde de façon incrédule.

Jonathan : L’atelier ?

Myriam : Vous partez, Lucio ? Pour longtemps ? Vous partez où ?

Lucio : Peut-être pour longtemps. Pour combien de temps, je ne le sais pas moi-même. Je veux aller à différents endroits.

Mathilde : Je n’aurais pas pensé que vous pourriez quitter l’atelier. Ça fait tellement partie de vous.

Lucio : Justement. C’est ce que je me suis dit l’autre jour. On s’attache trop aux espaces qu’on aménage. On s’ankylose. Moi aussi. Il est temps que je bouge un peu.

Aglaé prend sa clarinette, joue doucement le leitmotiv, qui entrecoupe le dialogue qui suit.

Marius : Ça va faire drôle sans vous.

Léna : Drôle c’est une façon de parler. Moi, ça m’embête. Déjà pour mon thé.

Gabin : Mais vous revenez.

Lucio : Oui. Je ne sais pas quand, mais je reviendrai. A Myriam et Jonathan Prenez soin de l’atelier. Si vous travaillez bien, on élargira. Il y aura assez de place pour nous trois.

Myriam : Merci, Lucio. … Merci beaucoup. Je sais, c’est une chance. Même si je me sentirai un peu orpheline.

Jonathan : Merci, Lucio. Je travaillerai.

Lucio : Alors ça ira. Redonne-moi un bout de gâteau.

Musique - Marius et Jonathan se joignent à Aglaé. La lumière baisse, change, mais les acteurs restent visibles. Cônes de lumière sur les voix qui sortent de l’ombre.

Première voix :        Chez ceux qui ont la prudence du geste
                                l’adieu devient une promesse.
                                Car ils savent que les espaces
                                qu’on crée sont ceux que l’on franchit,
                                et élisent comme lieu la voix.
Musique, très doucement
Deuxième voix :       Saturnales ! Les masques sont obligatoires
                                afin que puissent se confondre
                                l’avenir et le passé. Rappels
                                et échos, allusions et circonvolutions.
Musique, un peu plus fort
Troisième voix :       Qui se souvient
                                doit oublier, qui a oublié
                                retrouve la mémoire.
Musique, clairement audible
Quatrième voix :      Un chant s’élève !
                                Chaque détour
                                est la route même.

Lucio : Cette couronne que vous m’avez offerte, ce sont quand-même bien les anneaux de Saturne ?

Mathilde : Pas spécialement. C’est un diadème.

Gabin : Justement, nous avons dit que c’est vous qui alliez choisir votre rôle. Vous l’avez choisi.

Léna : C’est en quoi, en fait, les anneaux de Saturne ?

Marius : Ce sont des cristaux de glace qui se sont mêlés à des particules de météorites.

Aglaé : Ce sont les fragments d’une ancienne lune.

Musique. Lucio remet la couronne sur sa tête et prend un verre de Champagne. Les jeunes commencent à danser, la lumière s’éteint.

 

fin







Musiques :

1. Leitmotiv :
Franz Krommer, Concerto pour deux clarinettes en Mi bémol Majeur, op. 35, Adagio, Kalman Berkes et Kaori Tsutui, Orchestre Nicolaus Estherhazy Sinfonia sous la direction de Kalman Berkes. 

2. Thème de l'ange : Leos Janacek, Sur un sentier recouvert, « La vierge de Frjedek », Alain Planes, piano.

3. Thème de l'oiseau : Sofia Goubaidoulina, Sons de la forêt, Cornelia Thornspecken, flûte, Cordula Hacke, piano.

4. Thème de la solitude (et thème d'Orphée) : D. Shostakovich, Piano Quintet en sol mineur, op. 57, Lento, Clifford Benson piano, et The Alberni String Quartet.

5. Thème de la solitude 2 (alternative) : Manuel de Falla, Suite populaire espagnole, Berceuse, André Navarra, violoncelle, Erika Kilcher, piano.

6. Chanson hassidique « mipnei ma... » : Shuli Nathan, chant. 

7. Thème de l'impatience et de la dispute : Anders Eliasson, Horn Concerto « Farfalle e ferro », Risoluto, Sören Hermansson, cor, Ostrobothnian Chamber Orchestra, direction Juha Kangas.

8. Chanson hassidique « Koulam mekablim... » Rabbi Shlomo Carlebach, chant.

9. Thème de l'enchanteur : A. Dvorak, Symphonie n° 8, Allegretto, Orchestre philharmonique tchèque, direction Vaclav Neumann.

10. Thème des voix solitaires : Jehan Alain, Ave Maria, Vocalise dorienne pour soprano et orgue, Georges Guillard, orgue, Delphine Collot, soprane.