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L’OUÏE


Corinna Coulmas


Métaphores des cinq sens dans l’imaginaire occidental vol. IV


Les Editions La Métamorphose, Paris 2014


L’OUÏE : TABLE DES MATIÈRES DÉTAILLÉE


CONCEPTS

LIMINAIRE L’ouïe, le sens du temps et de l’espace ; le sens de l’équilibre ; le sens de l’intériorité et de la communication sonore ; la conscience, une écoute ?  le sens le plus interactif : exemples de collaboration avec les autres sens ; son, musique, bruit ; son et silence ; le son primordial; le rythme et l’harmonie ; la symbolique de l’ouïe dans la mythologie et l’art.

L’OUÏE, LE SENS DE LA COMMUNICATION ET DE L’INTÉRIORITÉ

La perception circulaire : l’homme dans le monde. Jalons d’approche pour une représentation de la conscience. 
L’âme et la conscience Origine et évolution du concept de conscience ; la dialectique de la conscience comme rapport au monde et rapport à soi.
Les  « petites perceptions » de Leibniz dans la formation de la conscience Prééminence de la vue dans le processus de la connaissance en Occident ; Leibniz, penseur de l'ouïe ; l'idée de l'harmonie préétablie ; les petites perceptions inconscientes comme fondement de la conscience ; l'écoute de la nature comme pensée du monde; la résonance, concept clé pour la compréhension de l'ouïe.
Paradigme visuel et paradigme auditif Plotin versus Leibniz – vision silencieuse ou mélodie du monde ; les deux modalités de la vue : le monde comme "ob-jectum" ou vision intérieure ; face à face du visuel et aperception circulaire auditive.
La mélodie des choses Rilke et Freud, théories de l'inconscient ; inconscient cosmique et collectif, et inconscient individuel psychique ; Rilke, Notes sur la mélodie des choses : la doctrine de la vie silencieuse ; le silence comme fondement de la mélodie ; la solitude comme fondement de la communication ; la naissance de la conscience à travers l'écoute ;  l'ouïe, le sens de l'accueil et de la foi.

PHENOMENES

LE LANGAGE, LE SON PROPREMENT HUMAIN 

Deux figures du langage dans la pensée occidentale 
Langage et écoute Approche du langage par l'écoute ; l'interaction de l'ouïe et de la vue au niveau du langage.
Écoute et silence Le silence comme matrice du langage ; le silence comme limite du langage; héritages juif et grec : deux figures du langage.
Approches grecques « L'animal doué de parole » d'Aristote ; origine non divine de la parole humaine chez les Grecs ; le logos chez Héraclite ; le langage comme système de noms et de signes ; le Cratyle, origine naturelle ou conventionnelle des mots ; le langage comme outil et comme code.
Approches juives, parallèles indiens Origine divine du langage chez les Juifs ; la Déesse Parole des Vedas ; identité du langage et du monde.
Caractéristiques de la première figure du langage aux assonances juives : le paradigme auditif Parlers divin et humain : l’exégèse, ou le sens à trouver ; le sens et l’indicible ; l’indicible et l’ineffable : le Nom de Dieu ; traductions d’Exode IV, 13 - 14 ; S. Weil : le silence comme parole de Dieu ; l’écoute du silence ; logos et analogie ; « l’indicible » et « le mystique » chez Wittgenstein.
Caractéristiques de la deuxième figure du langage aux assonances grecques : le paradigme visuel Logos et logique; le langage comme structure; le langage et les idées : la représentation mentale et son expression ; caractère visuel du vocabulaire philosophique et scientifique.
La métaphysique comme prototype du paradigme visuel L’ontologie ou le sens exprimable ; les preuves de l’existence de Dieu ; la connaissance comme vision.

Langage et mondes possibles 
Le concept des mondes possibles en philosophie, et ses liens avec le paradigme visuel Les mondes possibles chez Lucrèce, Duns Scotus, Nicolas de Cues et Leibniz ; le rapport entre le calcul et le langage dans ces conceptions ; le statut ontologique des mondes possibles dans la métaphysique contemporaine ; l'abstraction comme caractéristique principale des mondes de la vue.
Le concept des mondes possibles en religion et en littérature, et ses liens avec le paradigme auditif. La Parabole de Kafka ou les difficiles rapports entre la réalité et l'imagination. Le langage, médiateur entre les deux ordres.  
La prière La prière, origine de la poésie. La prière, dialogue avec le silence divin. Lien entre la parole et l'action rituelle. L'insuffisance de la parole face au sacré. Difficulté de la prière : Rûmi, Yunus Emre. Augustin : la prière comme écoute de la volonté divine. Penser égal écouter. « Écoute, Israël ! ». La prière communautaire et le principe de résonance. La prière, dialectique de la louange et de la plainte. Pouvoir libérateur de la prière.
La poésie La poésie, une trahison d'ordre sacré. Tension entre la mémoire et l'oubli, la fidélité et l'infidélité. Prototypes de la figure du poète : Apollon et Hermès ; David ; Krishna.  Fonctions du poète comme scribe et voyant, historiographe et guérisseur. Rapports de la poésie et de la musique. Forme et contenu : la tension entre l'inspiration la fabrication. Poiein, trobar, dichten. La poiesis comme jeu : le versant profane de la poésie. La métaphore poétique obéit au principe de résonance. La vérité, non la réalité est la visée de la poésie.    
Le mensonge La capacité de créer des mondes possibles distingue le langage humain des autres systèmes de communication. Comparaison des mondes virtuels contemporains et des mondes possibles auditifs. Vérité et mensonge : examen des deux concepts. La vérité dans la pensée juive, la pensée grecque et en philosophie : Thomas d'Aquin. Les vérités relatives de la modernité. Vérité et véracité. Le mensonge chez saint Augustin comme l'intention de tromper. La possibilité du men-songe comme condition de notre liberté. L'imagination comme source  du mensonge. 

PASSERELLES 

LA MUSIQUE 

Un chant s’élève : de l’évanescent Le silence, milieu d'origine de la musique. Le chant, la première forme musicale. Le concept original de la mousiké embrasse la musique, la danse et la parole. Le quadrivium ou la musique comme nombre rendu audible. La musique, expression de l'élan vital universel. Caractère ascensionnel du chant, sa parenté avec le chant des  oiseaux. Chant et enchantement :  les oiseaux et les sirènes, un choix. 
Les voix qui nous accompagnent Partout, les chants régulaient la vie de l'homme du berceau à la tombe. Analyse des berceuses : leur fonction d'enchantement et de socialisation. Les chants folklorique comme miroir d'une société. Fin du chant folklorique traditionnel et début de la musique populaire contemporaine. La mondialisation, une rupture de continuité. La musique comme objet de consommation engendre une nouvelle écoute.

L’écoute et l’acte musical Ambivalence et difficulté de l'écoute musicale. Son caractère omnidirectionnel. L'emprise corporelle de la musique. La transe. Mise en résonance du corps de l'auditeur. La musicothérapie. La musique, moyen d'éducation et d'identification sociale. L'écoute musicale est signifiante et créative. Collaboration de l'ouïe, du toucher et de la vue dans l'écoute.

Principes d’ordre dans la musique ou les différentes manières de faire sens 
Les éléments musicaux La musique comme l'art d'ordonner sons et silences. Les propriétés du silence et celles du son en musique. Les quatre qualités fondamentales du son : hauteur, durée, intensité, timbre. Les quatre paramètres d'un morceau de musique qui servent de principes d'ordre : mélodie, harmonie, rythme, son.
La mélodie ou le temps musical Origine langagière de la mélodie ; son caractère communicatif de proposition ; historique des rapports dialectiques de la musique et du langage en Occident ; le passage de la mélodie aux instruments ou la lente élaboration d'une expression purement musicale ; l'idée de musique absolue ; le lied ou le sens au-delà du texte ; la mélodie instaure le temps musical ;  abandon de la mélodie à la modernité.
L’harmonie ou l’espace musical L'harmonie comme rapport de nombres ; l'harmonie des sphères ; Le canon ou la spatialisation de la pensée de l'harmonie ; le paradoxe des intervalles ; la notation musicale et l'éclosion de la polyphonie ; le langage tonal et sa fin.
Du timbre et du son : l’histoire d’une mutation Deux approches du son par l'espace et par le timbre ; formes européennes de mise en espace de la musique ; mutation de la notion de timbre ; du timbre au son ; son et bruit ; recentrement de la musique sur le son et mise en question du concept de musique ; abandon de l'instrument ; technologie et spiritualité dans la musique savante contemporaine.
Le rythme ou la maîtrise du mouvement Caractère paradoxal du mouvement ; le rythme comme l'idée du mouvement ; rythmes naturels et artificiels ; la capacité rythmique humaine ; le rythme artistique ; rythme gestuel et verbal, deux modèles musicaux ; le rythme gestuel et la danse : bref historique ; la rupture du XXe siècle ; le rythme, ordonnancement du temps.  

L’ouïe, ce sens délicieux, qui nous apporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrant la couleur.
Proust, À la recherche du temps perdu


Dans les choses de la foi, et pour connaître le vrai, l’ouïe est supérieure à la vue.
Saint Bernard, Sermons sur le Cantique des Cantiques


Une pensée, haute
comme l’arbre,
saisit le son-lumière. Il y a
encore des mélodies à chanter
au-delà de l’homme.
Paul Celan


Toute maladie est un problème musical.
Novalis, Aphorismes

 

CONCEPTS

LIMINAIRE

Selon l’ordre aristotélicien, l’ouïe est le premier des deux sens de distance en partant du bas, du toucher, notre sens de contact par excellence. Elle se trouve juste après l’odorat, dont nous avons examiné la position médiane et les qualités médiatrices, et avant la vue, qui est le paradigme même de l’aperception distante, parce qu’elle pose le monde devant l’homme comme un tableau. L’ouïe, comme la vue basée sur la séparation physique d’avec son objet – dans son cas la source du son –, suit une démarche inverse, car elle conduit celui-ci à intérieur de l’homme. Les bruits et les sons du monde extérieur, en entrant dans notre corps, se transforment en univers parallèles qui ne sont plus liés à aucune dimension. Cela paraît évident pour la musique, mais vaut pour tous les sons, et notamment pour le langage, qui est un monde en soi, notre monde.

L’écoute est réflexive, elle permet au locuteur de s’entendre parler et de devenir ainsi un être réfléchi. Le commencement de bien vivre, c’est de bien écouter, dit Plutarque. Deux millénaires plus tard, Samuel Becket va dans le même sens en remarquant : Réfléchir, c’est-à-dire écouter plus fort… La conscience serait-elle d’abord une écoute, en prenant naissance dans le sens de l’ouïe et en s’articulant autour de son fonctionnement ? C’est une des questions majeures auxquelles je tenterai de répondre dans cette partie de ma recherche.

*

Contrairement à la vue, l’ouïe fonctionne de façon circulaire, en intégrant le devant et le derrière. Si l’œil nous présente un monde à deux dimensions, l’oreille donne d’emblée la troisième, pour la quitter aussitôt en suggérant ce qui la dépasse. Mais avant de la quitter, l’écoute crée l’espace : autant que le toucher, l’ouïe nous aide à nous localiser et à connaître à chaque instant la position dans laquelle se trouve notre corps. Quand nous nous réveillons, nous savons immédiatement comment nous sommes couchés, car même pendant le sommeil, le sens de l’équilibre, situé dans l’oreille interne, n’a pas cessé de nous l’indiquer.

Phylogénétiquement, l’ouïe est née de ce sens de l’équilibre. L’oreille est, sur le plan de la phylogenèse comme sur celui de l’ontogenèse, le premier organe à être formé. Chez l’être humain, son évolution embryonnaire commence dès le 22e jour après la fécondation et est complète à quatre ou cinq mois. Pendant ce temps, l’oreille passe par tous les stades de la phylogenèse. L’ouïe est ainsi le premier sens à fonctionner : nous entendons les autres avant de les voir, de les sentir et de percevoir leur odeur. Tout d’abord, au plus près de nous, la voix de la mère, sa respiration et les autres bruits de son corps. L’ouïe est aussi le dernier sens à s’éteindre. Quand nous ne sentons déjà plus, ne voyons plus et n’absorbons plus rien, l’écoute constitue le lien ténu que nous conservons encore avec le monde.

Savoir écouter est un art, dit Épictète. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au prime abord, l’écoute n’est pas passive, mais active et créative : dans le brouhaha permanent des bruits qui nous entourent et que nous produisons nous-mêmes, nous choisissons d’entendre seulement ce qui contribue à nous faire saisir la situation présente : nous privilégions ce qui, sur le moment, fait sens. Le superflu, comme les battements de notre cœur, notre propre respiration ou des bruits de fond qui ne changent pas et ne signalent rien en particulier, sont éliminés par l’écoute sélective. Sans ce filtrage, nous serions submergés de bruits et incapables de nous faire une idée de notre environnement.

Une fois ouverte, l’ouïe ne cesse d’être aux aguets jusqu’à la mort. Même dans un coma profond, l’être humain reste sensible à la voix d’une personne connue. Car l’oreille est toujours en éveil : contrairement à l’œil, nous ne pouvons la fermer. Pendant des millénaires, la survie de l’espèce dépendait de sa vigilance. Alors que l’œil perçoit le monde statiquement, comme une photographie, et ceci même quand il fait des centaines de milliers de clichés pour pouvoir générer le mouvement, l’oreille est d’emblée dans la dynamique : un son naît, s’épanouit et meurt, la dimension temporelle est inséparable de son existence. L’oreille ordonne ainsi l’espace et mesure le temps, avec une précision qui en fait un instrument quasi mathématique. La conscience prend son essor dans ce double mouvement : le sentiment du temps qui s’écoule, et celui de notre finitude qui en découle, est ce qui nous distingue en premier des animaux. C’est la vie même qui prend forme à travers l’écoute.

De ce survol rapide, nous voyons déjà que l’ouïe est notre sens le plus complexe, car elle contient trois sens en un. Sens de la communication sonore, qui ouvre l’homme à autrui et garantit la relation avec lui grâce au langage, elle est aussi le sens de son intériorité. De par ses capacités d’analyse et de calcul, l’ouïe constitue le point de convergence entre le sens de l’espace et celui du temps, et le passage obligé des deux vers l’infini. Troisièmement, c’est grâce à elle que nous réussissons à garder l’équilibre – notion d’abord physique qui a des répercussions à tous les niveaux de notre psychisme.

À cause de son caractère réflexif, l’ouïe est le plus synesthésique et le plus interactif de nos sens. Nous aurons compris à ce stade de notre analyse que, pour comprendre quelque chose à la complexité de notre fonctionnement, il importe de diriger notre attention non pas sur une quelconque hiérarchie, mais sur la collaboration des cinq sens, sur leur enchevêtrement permanent qui garantit une saisie multiple du réel. Les rapports que l’ouïe entretient avec les autres sens prouvent la justesse de cette démarche.

Un son est analysé selon son lieu d’émission, son intensité et sa nature. L’écoute, qui est la première fonction de l’ouïe, a un caractère topographique qui l’assimile au toucher. En effet, l’écoute ne se limite pas à l’oreille, la collaboration du toucher lui est indispensable pour mener à bien sa tâche. Le corps saisit nombre de vibrations que nous ne sommes pas en mesure d’entendre et y réagit comme si nous les avions entendues, comme on l’observe dans les surdités progressives de la vieillesse. Cela explique aussi que les sourds peuvent éprouver un vif plaisir quand on joue de la musique : ils l’écoutent avec leur corps. Par ailleurs, les premières réactions d’un bébé sont suscitées par des stimuli sonores, auxquels il répond avec son système moteur, en bougeant vigoureusement les bras et les jambes - autre preuve des relations étroites entre l’ouïe et le sens du toucher.

Tout comme l’ouïe et le toucher, l’ouïe et la vue entretiennent des rapports privilégiés. Depuis l’Antiquité, ce sont les deux sens assimilés à la connaissance et qualifiés de ce fait de supérieurs. L’ouïe était appréciée en Occident comme éducative et intellectuelle, inférieure cependant à la vue, considérée comme notre moyen le plus sûr d’appréhender le monde et de l’interpréter. Les jugements sur l’importance respective des deux sens dans le processus de la connaissance ont néanmoins varié au fil des siècles, tantôt c’est la vue qui l’a emporté, tantôt l’ouïe, comme dans les pays protestants après la Réforme. L’important ici est que toujours, on les a pensées ensemble.

Sur le plan physique, ces deux sens sont liés par le fait qu’ils ont des ondes comme support, lesquelles se laissent lire selon des proportionnalités semblables qui confèrent au monde un ordre, c’est-à-dire un sens.

Tout l’univers est tissé de fréquences, d’ondes de toutes sortes et de pulsations qui nous traversent. Grâce à l’ouïe et aux sens qui s’y associent dans l’écoute, nous percevons le rythme de l’existence, celui de notre environnement aussi bien que le nôtre, dans la polarité de la présence et de l’absence, du son et du silence, de la lumière et des ténèbres.

Si chacun des cinq sens entretient des relations particulièrement proches avec un ou deux autres, leur interaction ne s’y limite pas, elle s’étend toujours à tous. L’ouïe, prenant appui sur la vue et le toucher, est liée à l’odorat par l’air, qui leur sert de support commun. Le souffle – spiritus – confère à ces deux sens un caractère spirituel, poétique, silencieux. Ce sont eux qui créent pour nous l’environnement, qui ouvrent l’espace, et au besoin le renferment dans une sphère personnelle où nous nous reconnaissons. Par ailleurs, l’ouïe est apparentée à l’odorat en sa qualité de sens du temps, et ceci à travers la mémoire, issue de l’odorat, et fonctionnant selon son modèle1. Celle-ci, tissée d’images et de sensations qui coexistent dans un éternel présent, acquiert grâce à ce contact sa dimension temporelle, la conscience d’une durée en amont et en aval qui fait que malgré son actualité, nous savons qu’un souvenir appartient bel et bien au passé. Ainsi, il nous faut toujours l’apport de plusieurs de nos sens pour que nous puissions rendre justice à un phénomène.

Quant aux relations entre l’ouïe et le goût, elles paraissent au premier abord négligeables, voire inexistantes. Si cela est vrai sur le plan physique, elles deviennent pourtant évidentes sur le plan métaphorique. Car l’ouïe et le goût sont nos deux sens sociaux, le premier ouvrant à la communication, le second à la convivialité. Et les deux sont directement liés à l’art. Nous avons observé l’évolution commune du goût esthétique et du goût culinaire2. L’ouïe, de son côté, est inséparable de cette expression artistique universelle qu’est la musique.

La musique : c’est le son rendu audible, un son qui sort du silence et y retourne. Un des grands musiciens de notre temps, Daniel Barenboim, écrit à ce sujet : La relation entre la vie et la mort est la même que celle qui existe entre le silence et la musique – le silence précède la musique et lui succède. Cela paraît indubitable, mais ce bref passage à la vie qu’est notre existence terrestre, et ces sons évanescents entre deux silences qui constituent la musique, sont pour nous l’essentiel. À condition cependant de ne jamais oublier l’autre versant, qui est leur face cachée : le silence d’un côté, la mort de l’autre. Si l’on va jusqu’au bout de la pensée de Barenboim, il se pourrait que la tâche la plus importante de la musique soit de nous faire comprendre le silence, de lui enlever son goût de menace mortelle et nous le rendre amical.

Car entre le bruit et le silence se profile le son, qui représente ce qui définit en premier l’écoute humaine. Ce son (ou cette vibration) primordial(e), aujourd’hui dégradé en big bang, se trouve à l’origine de tous les grands récits de la création du monde. Une fois émis, il s’étend et se répercute, devenant tantôt plus fort, tantôt plus faible, voix par ci, écho par là. L’émission tous azimuts de ces vibrations crée un rythme, les sons se superposent, se multiplient, se rejoignent dans le grand chant de l’existence : l’harmonie est d’abord un concept propre à l’ouïe. Mais il faut de l’entendement pour la saisir, il faut la concevoir pour la connaître : le travail de l’ouïe est une lente et patiente prise de conscience qui s’opère à travers l’écoute. Cette écoute compréhensive et active distille le son du bruit environnant et confère un sens au silence. La symbolique liée à l’ouïe en a gardé le souvenir.

Les cinq sens, dans l’art européen de la Renaissance et de l’âge classique, sont figurés par des personnages mythologiques, des scènes bibliques, des scènes de genre et des objets ou des animaux. Dans ces cycles, l’ouïe est souvent évoquée par quelqu’un, un homme ou une femme, qui accorde son instrument. Il ne fait pas encore de la musique, car l’harmonie ne va pas de soi, il faut s’y préparer, tendre vers elle, en mettant nos instruments au diapason pour traduire au mieux notre accord, mais aussi notre désaccord avec l’univers qui, selon cette perspective, possède sa propre mélodie.

À côté des instruments de musique présents sur presque tous les tableaux ou gravures des cinq sens, on trouve trois autres emblèmes de l’ouïe : le sanglier, le cerf et la cloche.

Le symbolisme du sanglier, essentiellement positif, est très ancien et répandu dans tout le monde indo-européen. En Europe, il est issu de la tradition hyperboréenne3. Le sanglier y figure l’autorité spirituelle, en opposition à l’ours, emblème du pouvoir temporel. Dans l’iconographie chrétienne, il représente parfois le Christ, et Dürer le montre avec le lion à côte de la crèche, à la place du bœuf et de l’âne. Le sanglier incarne la force et le courage, mais aussi la sagesse. On dit qu’il venait chercher refuge auprès des ermites de la forêt.

Autre emblème de l’ouïe, le cerf, non moins que le sanglier, est une figure du spirituel, en référence au Psaume XLI [XLII], 2, comme une biche se penche sur les cours d’eau, ainsi mon âme penche vers toi, mon Dieu. Le cerf est l’âme assoiffée du divin. Parfois une croix apparaît entre ses bois et il devient l’image du Christ. Il s’insère alors dans la chaîne analogique maintes fois répétée arbre de vie – cornes ou bois – croix. Si le cerf est associé à l’ouïe à cause de son caractère spirituel, il l’est aussi, sur un autre plan, pour sa vélocité et sa crainte : qu’est-ce qui effraie davantage, en effet, qu’un bruit promptement entendu qu’on n’arrive pas à interpréter ? Le cerf a les oreilles dressées et ne peut être approché. Comme il fuit dans le sens du vent et reconnaît d’instinct les plantes médicinales, il incarne la prudence. On lui attribue le tempérament mélancolique, en raison de son goût pour la solitude, ou, s’il est atteint d’une flèche, le mal d’amour, la passion malheureuse. Mais c’est surtout l’écoute dans son sens le plus élevé que symbolise cet animal doux : le cerf est associé à la poésie lyrique, car jamais il ne quitte la muse Érato qu’il aime ; et à la musique, parce qu’il se couche dès qu’il l’entend, et que ses bois ont la forme d’une lyre.

La dialectique entre intériorité et désir de communication, entre solitude et convivialité dans les représentations de l’ouïe se retrouve dans les scènes de genre. L’ouïe y est figurée par une pastorale, par un joueur de flûte qui confie à son instrument la nostalgie de son cœur : la bergère n’est généralement pas loin. Ramassés, sous l’œil perspicace du peintre, le goût pour la solitude et le désir de s’ouvrir à autrui à travers la musique et le langage. Si l’ouïe est incarnée par un personnage seul, c’est souvent Homère aveugle, qui joue de la viole de gambe, symbole de l’éphémère et de la brièveté du plaisir. Il nous rappelle que la connaissance se paie, que la clairvoyance passe par l’écoute et même par la perte de la perception immédiate et simple que nous confère la vue.

Un troisième attribut de l’ouïe est la cloche, cet instrument de musique dans lequel on croyait entendre l’écho de la vibration primordiale. L’ouïe, dans la symbolique occidentale, renvoie toujours à quelque chose d’inaugural. Dans les séries mythologiques, elle est incarnée par Apollon, le dieu du soleil qui, à la tête des muses, gouverne tous les arts, tout en étant le dieu de la parole oraculaire proférée par la Pythie de Delphes.

La face claire et la face sombre de ce sens se révèlent ainsi à travers des représentations polysémiques, ambivalentes. Prenons l’exemple d’une gravure de l’Anversois Adriaen Collaert de 1575, qui fait partie d’un des nombreux cycles allégoriques des cinq sens. Au premier plan, on voit une belle joueuse de luth assise sous un arbre flanquée d’un cerf qui l’écoute, confiant, visiblement subjugué ; à ses pieds sont posés toutes sortes d’instruments de musique. L’ambiance paraît sereine et aristocratique, mais à l’arrière fond, dans la forêt proche, les choses sont tout autres. À gauche Jean-Baptiste, hirsute, prêche avec toute l’intensité de sa mission à une foule distraite et dubitative, alors que les soldats d’Hérode sont déjà là pour l’arrêter. À droite, Dieu réprimande Adam et Ève après la Chute, et les chasse du paradis. Difficulté et nécessité de l’écoute, puissance et fragilité de la parole courent dans ces images et se joignent au son musical pour une appréciation juste et ample des tâches de l’ouïe.


L’OUÏE, LE SENS DE LA COMMUNICATION ET DE L’INTÉRIORITÉ

La perception circulaire : l’homme dans le monde. Jalons d’approche pour une représentation de la conscience.

L’âme et la conscience

Dans notre livre sur le sens du toucher4, nous avons abordé le problème de l’intériorité à travers l’histoire des concepts concomitants du corps et de l’âme en Occident mis à l’épreuve de la pensée spatialisante. Nous avons vu comment, au fur et à mesure que la pensée analogique est éliminée de la connaissance au profit de la seule pensée logique, une forte valorisation de l’intériorité va de pair avec une idée de plus en plus incertaine de sa nature. La représentation de l’identité humaine faite du couple corps égale l’extérieur, et âme égale l’intérieur de l’homme, cesse d’être pertinente sans pour autant être remplacée. L’intérieur continue de paraître précieux, mais on ne sait plus où le situer et on ignore son contenu.

Une ambiguïté semblable s’observe à l’examen de la notion de conscience, considérée également comme l’intérieur de l’homme, mais sous un autre angle que l’âme, non substantiel mais efficient. Au début, les deux concepts, l’âme et la conscience, coexistent et désignent des aspects différents de l’intériorité humaine. Mais au fil du temps, parallèlement au processus de laïcisation, celui de l’âme régresse, puis disparaît du vocabulaire philosophique, alors que la conscience y occupe une place de plus en plus importante. Il s’agit d’un phénomène complexe, équivoque, car il recouvre la connaissance que nous avons de nous-mêmes et de ce qui nous entoure aussi bien qu’un inconscient à définir.

La conscience, en philosophie, est une invention moderne. On attribue généralement à Descartes la première formulation du concept dans le sens d’un soi. Car malgré le Γνῶθι σεαυτόν (gnôthi seauton), le connais-toi toi-même inscrit sur le temple d’Apollon à Delphes, les Grecs n’avaient pas de mot pour cette réalité protéiforme, à la fois instance morale et dialogue intérieur, qu’ils désignent d’abord avec la terminologie de la physiologie du cœur et des entrailles. Aristote et les Stoïciens utilisent ensuite les notions de sunaisthanestai ou suneidesis, qui sont traduites en latin par conscientia.

Au regard de l’étymologie, l’unité conceptuelle de la conscience est celle d’un savoir : scire en latin, d’où dérive conscience et les mots apparentés dans les langues romanes ; et wissen en allemand, racine des termes de Bewusstsein et Gewissen. Le néologisme anglais consciousness est utilisé pour la première fois en 1678 par le platonicien de Cambridge Ralph Cudworth et est repris par Locke en 1694 dans son Essay concerning Human Understanding. En français le mot conscience comme connaissance de soi n’apparaît qu’en 1700 avec la traduction, par Pierre Coste, de l’Essay… de Locke. Descartes, en effet, tout en fondant la problématique, n’utilise pas ce terme. Le problème est encore compliqué par le fait qu’en français un seul mot couvre les champs de Bewusstsein (conscience théorique) et Gewissen (conscience morale) en allemand, de awareness et consciousness en anglais.

Le savoir dont il s’agit est multiple et se constitue de différentes manières. La conscience intègre en effet tous les registres par lesquels nous entretenons des relations avec ce qui nous entoure : la perception, l’affect, le jugement, l’imagination et la mémoire en sont les principaux. En même temps qu’un rapport au monde, elle est un rapport à soi, dans l’ordre de la connaissance et sur le plan de l’éthique. C’est pourquoi la philosophie, dans l’élucidation de la conscience, est doublée par d’autres courants de pensée. La psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie, les sciences cognitives et les traditions spirituelles ont leur propre démarche la concernant.

Ce n’est pas le lieu ici de résumer les différentes approches. Je me limiterai au seul aspect de la relation entre les sens et la conscience, dans le but de cerner de plus près la problématique de l’intériorité. Retenons pour l’instant que ce que nous appelons conscience se développe de façon dialectique, dans un va-et-vient permanent entre soi et le monde. Or, les deux sens qui, par leur caractère réflexif, privilégient ce double mouvement – le toucher et l’ouïe (je touche et suis ainsi touché ; je m’entends parler…) – constituent aussi le point de départ pour l’émergence de la conscience. Ayant déjà traité du toucher, je me concentrerai ici sur l’apport de l’ouïe à cette problématique, en l’opposant à celui de la vue.

Les  « petites perceptions » de Leibniz dans la formation de la conscience

Au XVIIe siècle on assiste à l’éclosion d’une philosophie centrée sur le sujet. La naissance du problème de la subjectivité coïncide avec l’époque moderne. Il surgit sous différentes formes pendant la Renaissance, surtout dans la pensée de l’Humanisme, et arrive à maturité avec les Méditations métaphysiques de Descartes, que l’on considère comme la première théorie du sujet conscient de lui-même et s’identifiant comme tel. Pour Descartes, c’est la pensée qui confère l’être: ego cogito ergo sum, je pense donc je suis, les sens étant trompeurs par essence.

Par la suite, et en partie en réaction à cette thèse, le rôle des sens dans le processus de la connaissance deviendra central pour la philosophie. Deux opinions s’affrontent pendant les XVIIe et XVIIIe siècles : celle qui, à la suite de Descartes, ne fait confiance qu’à la Raison, et celle qui considère l’apport des sens comme capital. L’enjeu est, en effet, considérable : il s’agit de savoir si c’est la pensée rationnelle, ou bien le corps avec son vécu, qui détermine en premier l’identité humaine.

Au fil du temps, une place de plus en plus importante est accordée aux sens, dont la philosophie s’était tant méfiée. Or, il n’est pas indifférent de savoir sur lequel des cinq sens un penseur concentre son attention pour en faire le paradigme de la conscience. Locke, Leibniz, Buffon, Condillac, Diderot, Mendelssohn et Herder réfléchissent tous à la manière dont les sensations sont converties en pensées, et à la forme sous laquelle elles se présentent à l’esprit pour constituer le monde de celui qui pense.

Jusqu’à Kant inclus, il s’agit surtout de l’œil qui voit et de la main qui saisit, intuitus et conceptus : la prééminence de la vue est solidement établie dans la civilisation occidentale. En accord avec le toucher, elle vise la maîtrise, la domination du monde changé en objectum, en objet lequel, à son tour, s’apprête à devenir concept, schéma et structure. Car la philosophie considère la cognition comme visuelle : dans son « optique », l’homme saisit le monde par les yeux, et des images se forment dans son âme. Qu’elles soient, dans les courants platoniciens, les réminiscences des Idées, ou bien des perceptions qui s’impriment dans l’âme comme sur une page blanche, la tabula rasa des aristotéliciens, il s’agit toujours d’imaginer, d’assembler des images pour penser. L’ouïe ne paraît nécessaire qu’à partir du moment où l’on cherche à transmettre les notions acquises. Dans la philosophie occidentale, elle est associée davantage à la communication qu’à la cognition. Leibniz est un des premiers philosophes à lui assigner des fonctions autres, plus vastes et même prééminentes dans le processus de la connaissance. Une nouvelle conception de l’homme, de sa conscience et de sa responsabilité, se dégagera de ses idées.

Nouveaux essais sur l’entendement par l’auteur du système de l’harmonie préétablie est l’intitulé originel du livre que nous connaissons sous le titre Nouveaux essais sur l’entendement humain, par lequel Leibniz répond à l’Essay concerning human understanding de Locke. En voulant signer non pas avec son nom propre, mais en tant qu’auteur d’une des idées centrales de son œuvre, Leibniz annonce d’emblée la couleur : tout ce qu’il dira au sujet de la connaissance est fondé sur l’idée d’un ordre du monde préétabli par Dieu. L’idée d’harmonie sous les formes les plus diverses nous occupera tout au long de nos réflexions concernant l’ouïe. Il faudra y revenir de façon spiralée, à l’instar du cheminement du son dans la cochlée...

Nous n’entrerons pas ici dans le système global du philosophe. Pour notre problématique, il suffit de garder à l’esprit l’équation cartésienne entre la pensée et la conscience, contre laquelle Leibniz s’insurge. Dans son Essay…, Locke avait écrit, en écho aux Méditations métaphysiques de Descartes5 : Consciousness makes Personal Identity 6. C’est cette autarcie de la conscience, qui fait de l’âme et du corps deux règnes distincts, séparables, et séparés du monde, que Leibniz conteste. Il estime que l’être d’une personne ne se réduit pas à la connaissance qu’elle a d’elle-même. Avec sa théorie des petites perceptions, le philosophe esquisse une autre image de l’identité humaine qui émerge à la suite d’un cheminement de la connaissance jusqu’alors insoupçonné.

Il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception7 et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que la coutume fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps ; mais les impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées de l’attrait de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire…8

Les exemples de petites perceptions donnés par Leibniz – le moulin, la chute d’eau et, plus loin dans le texte, le mugissement de la mer – sont tous d’ordre auditif, ce qui est remarquable dans la mesure où tous nos sens nous fournissent des perceptions dont nous ne sommes pas immédiatement conscients. Locke, comme Descartes, se réfère au modèle visuel. Mais Leibniz est un penseur qui écoute. Il oppose la pensée auditive à la pensée visuelle, et ce qu’il entend, ce n’est pas d’abord la parole humaine, mais la mélodie de la nature, des choses, du monde.

L’écoute véritable, en effet, est là, car elle ne demande rien à l’auditeur à part le silence. Délivré de la peur de ne pas être à la hauteur de la « bonne réponse » dans le tac au tac du jeu social, l’homme qui écoute se trouve au milieu du monde et non plus en face. Et c’est de tout ce qu’il entend en permanence, et sans forcément s’en rendre compte, que naît sa pensée. Pour Leibniz, c’est cette pensée assimilée à une écoute qui, en imprimant des traces indélébiles sur son caractère, constitue l’identité de l’homme.

Suivant la logique de son modèle visuel, Locke avait stipulé que la perception s’arrête pendant le sommeil et la pensée avec elle. Leibniz considère au contraire qu’à cause des petites perceptions toujours présentes, l’homme pense continuellement, même quand il dort. Ce sont aussi ces petites perceptions qui assurent la continuité entre les différents temps de la vie.

 Ces petites perceptions sont donc de plus grand efficace qu’on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppent l’infini, cette liaison de chaque être avec le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant (sumpnoia panta, comme disait Hippocrate) et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers. Les perceptions insensibles marquent encore et constituent le même individu qui est caractérisé par les traces qu’elles conservent des états précédents de cet individu, en faisant la connexion avec son état présent, qui se peuvent connaître par un esprit supérieur, quand cet individu même ne les sentirait pas, c’est-à-dire lorsque le souvenir exprès n’y serait plus. (…) C’est aussi par les perceptions insensibles que j’explique cette admirable harmonie préétablie de l’âme et du corps. (…) Ce sont ces petites perceptions qui nous déterminent dans bien des rencontres sans qu’on y pense. (…) Elles causent cette inquiétude que je montre consister en quelque chose qui ne diffère de la douleur que comme le petit diffère du grand, et qui fait pourtant souvent notre désir et même notre plaisir, en lui donnant comme un sel qui pique. Ce sont aussi les parties insensibles de nos perceptions sensibles qui font qu’il y a un rapport entre les perceptions des couleurs, des chaleurs et autres qualités sensibles et entre les mouvements dans les corps qui y répondent 9.

On voit, dans ce beau texte dense, comment chez Leibniz la conscience émerge de l’inconscient. Dans un lent processus, qui se révèle comme le passage graduel de l’imperceptible vers le perceptible, tout ce qui a été vécu et entendu est intégré dans la formation de la personne. Éveil des sens où chacun d’eux passe ses informations aux autres pour que la complexité du monde se dévoile dans l’inquiétude – marque de notre identité d’êtres finis, qui nous fait avancer en oscillant entre le plaisir et la douleur.

La théorie des petites perceptions établit une connexion interne entre les moments vécus qui s’enchaînent, chaque moment rassemblant la totalité du passé et étant gros d’avenir. La trame de ces connexions insensibles constitue la mémoire inconsciente qui donne à l’individu le sentiment d’être la même personne tout au long de sa vie. L’unité du moi est réelle pour Leibniz, son identité est faite des marques, des traces conservées de l’histoire personnelle de chacun – impressions rémanentes de ce que le monde lui a offert et continue de lui offrir.

En englobant l’inconscient fait de centaines de milliers de petites perceptions, l’identité personnelle, dans la pensée leibnizienne, va bien au-delà du souvenir. Les petites perceptions enveloppent en effet l’homme d’infini en le liant au reste de l’univers. Nous sommes nous dans la mesure où le cosmos fait entendre ses voix à travers nous : le thème de la résonance sert ici de leitmotiv. Elle est une vibration, un accord qui se produit à l’intérieur de nous avec ce qui vibre alentour, parce que les fréquences des sons que nous entendons correspondent aux nôtres – lesquelles ont d’autres correspondances qui provoquent des échos encore plus lointains. L’univers se met à sonner parce que tout est conspirant et avance selon un même rythme.

Quand il parle du temps, Leibniz passe des métaphores aquatiques à l’air, au vent, à l’esprit qui traverse, dans un passage également imperceptible, le matériel comme le spirituel : le corps est pour ce philosophe bien plus que ce qui occupe une étendue… À la fois unique et infini par ce qui le lie à tous les autres, tout corps (…) diffère en lui-même de tout autre10. Les petites différences internes donnent à chaque créature sa raison d’être, la rendent unique et irremplaçable : même parmi les feuilles d’un arbre il n’y en a pas deux parfaitement semblables.

À cause de sa singularité, chaque être exprime ainsi de façon claire une toute petite zone du monde, la portion qui correspond à son corps, et reflète obscurément l’infinité des autres singularités, auxquelles il est lié par ses perceptions. Dans l’univers de Leibniz, rien n’est séparable, tout respire, change, se métamorphose et a une voix qu’on peut entendre. Celle de l’homme rejoint les autres voix pour former ensemble la grande harmonie du monde.

En passant ainsi d’un plan à l’autre, de l’imperceptible au perceptible, du spirituel au matériel et l’inverse, la théorie des petites perceptions évoque encore un passage, aussi minuscule et capital que les précédents : c’est le passage entre l’espace et le temps, auquel l’ouïe, nous le verrons, procède constamment à notre insu. L’analyse des infiniment petits conduit Leibniz à concevoir l’espace et le temps comme les rapports d’ordre des points de vue coexistants, et non comme des réalités – en quoi il rejoint la pensée mystique des grandes religions, et devance la physique de deux siècles.

La conscience chez Leibniz – dans sa terminologie la monade – est toute ouverture, comme une oreille qui écoute. Elle est définie comme une force qui conjugue la dynamique vitale avec le spirituel dans un va-et-vient permanent, en s’étendant du plus petit au plus grand. Ainsi, la conscience leibnizienne dépasse le domaine purement humain dans les deux directions. Elle est capable de degrés, dont la réflexion est un parmi d’autres, s’enracinant dans la puissance végétale et s’étendant à la motricité animale pour arriver à la force spirituelle de Dieu, monade des monades. Montée de la matière (énergie inconsciente) vers la pensée (énergie consciente), c’est la nature, source des petites perceptions, qui forme le point de départ d’une progression dans laquelle la vie, le sentiment et la conscience sont intimement liés.

Richesse d’une pensée où l’intériorité de l’homme est le monde, et où sa conscience naît d’une écoute qui, tout en opérant à son insu, est efficiente et amicale. L’identité de l’homme est ici un immense réservoir qui contient tout ce qu’il a appris ou deviné de l’univers qui l’entoure. Elle est l’écho de ses voix multiples, sa résonance, et c’est de l’ampleur de cette résonance que dépend l’envergure d’une personne.

Paradigme visuel et paradigme auditif

Pour innover, Leibniz s’était appuyé sur une tradition encore bien établie. L’idée de la grande chaîne des êtres qui lie du plus grand jusqu’au plus petit a été traitée maintes fois par la philosophie néoplatonicienne, et l’identité du microcosme et du macrocosme par la théologie chrétienne, avec la doctrine de l’homme comme image de Dieu. Leibniz avait intégré ces concepts et, imprégné du sensualisme de son époque, il avait développé une nouvelle théorie de la connaissance en changeant de registre : du modèle visuel communément accepté, il était passé à un modèle auditif. Une brève comparaison des deux nous fera comprendre à quel point ce changement de paradigme influe sur le contenu du concept. Il s’avère en effet que la conscience humaine comprise comme une écoute diffère considérablement de celle qui est conçue comme une vision.

Prenons, pour le paradigme visuel, l’exemple de Plotin, à cause de son influence considérable sur la pensée occidentale et parce qu’il défend comme Leibniz l’idée que chaque être contient implicitement tous les autres, qu’il est un monde – un panorama objectif donc, mais aussi un sujet et un regard. En passant par-dessus la distance temporelle qui change naturellement bien des choses, cette conception paraît proche de celle des monades leibniziennes. Mais les deux penseurs, s’ils partent de prémisses semblables, empruntent des voies différentes et débouchent sur des expériences opposées. Car selon qu’on regarde ou qu’on écoute, le rapport entre l’intérieur et l’extérieur s’inverse.

Ainsi, dans les Ennéades, Plotin précise que l’Un, l’Être suprême, n’est pas audible, et Il n’est pas compréhensible pour celui qui écoute11. Pour le philosophe alexandrin, seul le visionnaire, dans le silence éternel de la nature (cette expression est répétée plusieurs fois !), peut être touché par la présence divine12. Se produit alors l’ekstasis, l’extase – cet état dans lequel une personne se trouve comme transportée hors de soi et du monde sensible avec le sentiment de s’unir à un objet transcendant13. Toute communication avec l’extérieur étant rompue, le sujet reste immobile et comme mort à ses propres sens. Il est ravi au ciel ou s’abîme dans la divinité, son identité s’efface devant la lumière qu’il trouve en son for intérieur.

Si quelqu’un d’entre nous, qui sommes incapables de nous voir nous-mêmes, après avoir été possédé par ce dieu est porté à cette vision, il se représente à soi-même et voit son image embellie ; et si, ayant quitté cette image si belle, il s’unit à soi-même et refuse dorénavant toute scission de l’unité qui est en même temps le tout, il est uni au dieu présent dans le silence, autant qu’il le peut et le veut14.

Plotin, en se tournant vers l’intérieur, s’y trouve soi-même spiritualisé, divinisé, uni au grand Tout. La dualité est surmontée, mais il n’y a plus rien de sensible, même pas son propre corps. Sa conscience est remplie de silence et d’une lumière aveuglante.

Tous les êtres sont transparents et rien n’est ténébreux ni réfractaire, mais tout être est clair à tout être jusqu’en son intimité, et il est tous les êtres. Car c’est de la lumière pour la lumière. Tout être, en effet, contient tout en lui-même et il voit tout en chaque autre. En sorte que tout est partout, tout être est tout, chacun est tout et infinie est l’irradiation15.

Description impressionnante d’une expérience à ce point typique de ce qu’on appelle une « vision » qu’on peut sans difficulté trouver des textes semblables dans toutes les grandes civilisations. À leur lecture se dégage une première observation concernant notre sujet. L’économie de la vision, en effet, ne semble offrir que deux extrêmes : ou bien le monde est posé, « jeté » devant nous en ob-jectum que l’on dévisage sans réellement en faire partie, qu’on se soumet pour ne pas être soumis. Dans cet éternel face à face, la solitude existentielle est inéluctable. Ou bien l’âme regarde en elle-même. Attirée par la lumière qu’elle voit dans l’introspection, elle délaisse le monde extérieur pour s’adonner à une intériorisation qui est aussi une spiritualisation, et remonte vers sa source. Une conscience en proie à une telle vision se trouve dans un état paradoxal : tout en rassemblant en elle les multiples degrés de l’univers, elle est possédée par le seul désir de les dépasser pour s’anéantir dans le divin. Solitude à nouveau, même si celle-ci est un accomplissement. Mais c’est un accomplissement dont le monde sensible est absent.

Dans notre partie sur la vue, nous explorons d’autres aspects du modèle visuel de la conscience, dont nous sommes loin d’avoir épuisé les possibilités. Il est évident que l’exemple choisi ne correspond pas à la vision ordinaire. Il est en revanche significatif d’une certaine définition de l’intériorité qui a eu un grand impact sur la civilisation occidentale.

En examinant les deux modalités de la vue – celle qui regarde le monde en face et celle qui, grâce à une vision, se tourne vers l’intérieur – on constate une ambiguïté essentielle inhérente à l’expérience visuelle : tout en détaillant devant nous l’infinie diversité de l’univers, elle conduit à l’abstraction. Une image est toujours immobile et silencieuse. Elle demande à être regardée à distance. Jamais nous ne pouvons nous voir nous-mêmes dans le monde. La vue nous laisse en dehors ou nous conduit vers un dedans où la lumière est si aveuglante qu’elle ne permet plus de distinguer quoi que ce soit.

Il en va tout autrement pour l’ouïe. Le son nous entoure, il fait de nous un centre qui accueille l’univers dont nous épousons le rythme et la dynamique. Il nous recentre sur nous-mêmes tout en nous ouvrant. Le son des voix multiples qui le composent crée une communauté, il demande une réponse de notre part, une participation qui peut être un autre son, un écho ou un silence : peu importe, puisque tout est conspirant.

Nous comprenons mieux à présent comment l’ouïe correspond à la fois à la définition du sens de l’intériorité et de celui de la communication. L’intérieur, dans le paradigme auditif, est le monde en tant que nous communiquons avec lui, il est notre réponse à la mélodie des choses, sa résonance. C’est un intérieur peuplé et vivant, où chaque vie constitue pour toutes les autres la garantie d’exister ensemble. Alors que dans le paradigme visuel, l’intérieur est un reflet – de la lumière divine dans les cas heureux, mais plus communément de la solitude existentielle d’un moi qui cherche à faire face.

Paradigme visuel versus paradigme auditif dans la représentation de la conscience : c’est naturellement un faux problème. La conscience englobe les deux, ce qui explique que nous sommes éternellement des êtres qui font partie du monde et qui en même temps lui font face. Si j’ai pour un instant séparé les deux modèles, c’est pour évaluer l’apport de chacun de nos sens à l’émergence de la conscience, apports qui correspondent à autant de facettes de notre identité.

La mélodie des choses

Être celui qui écrit le premier mot après un point de suspension séculaire, voilà ce qui paraît à Rilke le savoir le plus heureux 16, comme il le note en exergue à un petit texte en prose intitulé Notes pour la mélodie des choses, qui peut se lire à bien des égards comme la suite de la théorie des petites perceptions de Leibniz. Point de suspension en effet : le thème auquel Rilke se propose de réfléchir est à la fois présent et absent, souvent repris mais rarement dominant dans la civilisation occidentale. Il est quasiment inexistant à son époque, où l’harmonie universelle n’est pas précisément à l’honneur. Publiées en 1898, les pages du poète sont contemporaines des premières investigations de Freud sur la psyché humaine, qui montrent un tout autre rapport de l’homme au monde et à soi-même. Il n’empêche que le poète et le médecin fondateur de la psychanalyse reflètent chacun à sa manière les préoccupations de leur époque. Tous les deux écoutent : derrière les mots usés de la convention sociale, ils cherchent une parole de vérité, qui doit guérir du malaise ambiant. Et tous les deux cherchent cette parole dans l’inconscient. C’est dans la définition de ce dernier que leurs chemins se séparent. Les directions que chacun emprunte se laissent prolonger jusqu’à aujourd’hui ; elles correspondent à des conceptions opposées de l’identité humaine.

Forgé au début du XIXe siècle par les romantiques, le mot inconscient sous sa forme nominale trouve sa consécration théorique dans l’œuvre de Freud. Néanmoins, l’idée d’un pré- ou subconscient existe depuis longtemps, en tant que théorie des rêves depuis l’antiquité. Nombreuses ont été les tentatives pour intégrer dans le processus de la connaissance cette zone d’ombre qui se refuse à la pensée rationnelle, mais dont l’existence ne fait de doute pour personne. C’est au XVIIe siècle que le sujet est abordé systématiquement par les philosophes. Les conceptions classiques de la conscience après Descartes s’accordent toutes pour faire une place à certaines formes d’inconscient, qui sont autant de façons d’adresser des critiques au philosophe du cogito. Ces théories enracinent la conscience dans l’affect (Pascal, avec son fameux le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point17), dans le corps, avec Spinoza, ou comme chez Leibniz (mais aussi chez Locke, Cudworth ou Condillac) dans des formes diverses d’une pré-conscience interne à la conscience. L’inconscient, dans de telles perspectives, n’est pas le contraire de la conscience, mais son soubassement, le terreau originaire d’où elle s’élève et où elle se ressource continuellement.

Avec la théorie de Freud nous arrivons à une conception tout autre. Deux siècles ont passé et la foi en l’homme, en sa noblesse intrinsèque et en sa fraternité avec les autres créatures, s’est considérablement affaiblie, en même temps que la foi en Dieu. L’homme fin de siècle reste seul avec lui-même, et cette solitude se reflète dans l’idée d’un inconscient purement individuel et psychique. La représentation du psychisme humain qui y correspond est celle d’un moi obligé de s’arranger en permanence avec les conventions de la société dictées par le sur-moi, et les pulsions inavouables, en grande partie refoulées, du ça. L’inconscient freudien fonctionne de façon autonome, selon ses propres lois, et reste inaccessible au sujet tout en le déterminant, tel un vaste récipient scellé où se meuvent, silencieusement, ses manques et frustrations. Nulle mélodie n’y résonne, le monde en est absent. L’enfer, ce ne sont pas les autres, c’est le moi monologuant et renvoyé à lui-même. Intériorité ? Sans doute, puisqu’à cet intérieur correspond un extérieur, le corps tout aussi tiraillé entre le plaisir et la douleur, doublé d’un corps libidinal qui est le raccordement, l’habit d’Arlequin des fantasmes de l’individu, selon la formule heureuse de Gilles Deleuze. Il se superpose à celui dessiné objectivement par la médecine, et contrairement au corps de Leibniz, il n’exprime pas l’univers, mais seulement ses désirs contradictoires.

Remarquons que pour cette conception de notre conscience, l’écoute est également essentielle. C’est le langage qui, dans l’analyse, cherche à guérir le corps de souffrance. Analyse : le mot vient du grec αναλύειν (analuein), décomposer, déceler les éléments constitutifs d’un problème. C’est en effet ce qui se passe dans une analyse, mais la voix qu’on y entend est toujours celle du sujet propre. Il ne compose plus en vue et avec le soutien d’une harmonie universelle, sa voix ne résonne pas avec celles de tous les autres – il s’écoute parler.

Un siècle après Freud, ce schéma, même s’il est encore dominant dans la pensée occidentale, n’est plus exclusif. La dimension d’un inconscient collectif découverte par Jung, et celle corporelle des phénoménologues, ou neuronale des sciences cognitives, ont ouvert d’autres approches à notre identité. Schématiquement, on peut dire que deux conceptions de la conscience se font face aujourd’hui : celle d’un psychisme humain dominé par un inconscient tout puissant mais inaccessible, irrécupérable pour le sujet ; et celle d’une continuité entre la conscience et un inconscient aux dimensions multiples, qui la dépasse tout en l’enrichissant.

C’est cette dernière conception que défend Rilke dans ses Notes pour la mélodie des choses, par lesquelles il cherche à élaborer une nouvelle théorie de l’art, plus précisément de l’art théâtral. Dans la décennie entre 1894 et 1904, il s’y était essayé lui-même avec quelques pièces en vers. Fortement influencé par le symbolisme, notamment par Maeterlinck, Rilke vise un théâtre où la dimension non-verbale est prépondérante. Par la danse, la pantomime, la lumière et les couleurs du décor, il espère retrouver la parole qui laisse entendre la musique. C’est déjà une gageure, mais comme toujours chez ce poète profond, ses réflexions débordent son sujet. Toute une conception du monde se dévoile à travers les quelques pages sur la mélodie des choses, qui se lisent comme une doctrine de la vie silencieuse18, dont la parole est une écoute. Cette écoute, dont l’apprentissage est la tâche qui nous incombe, nous restitue l’espace intérieur du monde19 avec ses sphères du rêve, de l’enfance et de l’inconscient collectif.

Synesthésique de tempérament, le poète navigue entre le paradigme visuel et le paradigme auditif de la conscience pour exposer ses idées sur le  fond 20, qui détermine à ses yeux nos relations, nos actions et sentiments. Le texte commence par des remarques sur la peinture du XIVe siècle, avec une comparaison entre les tableaux où les figures humaines se détachent d’un fond doré, et celles où elles sont placées dans un paysage. Rilke considère que le fond doré isole les personnages, alors que le paysage brille derrière eux comme une âme commune, dont ils tirent leur sourire et leur amour21.

En contemplant les tableaux anciens, le poète remarque qu’aujourd’hui encore, dans la vie réelle, nous continuons à nous voir sur un fond d’or, si ce n’est carrément sur fond gris. L’isolement est général, car nous vivons chacun sur une île différente ; seulement, les îles ne sont pas suffisamment éloignées les unes des autres pour que nous puissions vivre seuls et sans souci22. C’est pourquoi, d’île en île, nous nous efforçons de construire des ponts, de nous atteindre mutuellement avec des mots et des gestes – efforts inadaptés la plupart du temps, comme l’on s’en rend compte au théâtre, où les gens se cherchent sans jamais se trouver. La raison de cet échec tient au fait que les ponts ne sont pas là où nous le croyons. Ils ne se trouvent pas en nous, mais derrière nous, dans ce fond lointain qui seul a le pouvoir de nous unir.

Le fond-paysage auquel Rilke se réfère peut prendre des formes diverses. Le premier exemple qu’il donne est celui d’une maison où des gens se réunissent au gré d’une tempête et du coup, se rencontrent. Or, de façon significative pour notre analyse, c’est au moment précis où le poète décrit cette rencontre qu’il échange le paradigme visuel contre le paradigme auditif : le paysage devient mélodie. Corrélativement, il passe, sur le plan grammatical, de la troisième à la deuxième personne – du face à face à la présence à soi et à autrui:

Que ce soit le chant d’une lampe ou la voix de la tempête, la respiration du soir ou le mugissement de la mer qui t’entoure – derrière toi veille toujours une large mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle seulement de temps en temps ton solo trouve sa place. Savoir quand tu dois t’y joindre est le secret de ta solitude, comme c’est le secret de la vraie communication : laisser tomber les grands mots pour se joindre à la mélodie commune23.

Dans le paragraphe suivant, Rilke retourne au paradigme visuel pour mélanger les deux plans : il imagine les saints peints par Marco Basaiti quitter leur fond doré et devenir tout petits pour se retrouver sur des ponts minuscules au fond d’un paysage à l’écoute. Le poète constate, oscillant entre la métaphore artistique et le quotidien, que nos accomplissements dans la vie réelle se font également dans ces fonds resplendissants où seuls nous existons, alors que tout ce qui se passe sur le devant de la scène se perd en allers et venues. Or, ce fond resplendissant – paysage et mélodie à la fois – est définie par Rilke comme une douleur. A l’instar d’une chambre où meurt une personne réellement aimée : parents et amis présents se parlent sans se comprendre, chacun est isolé dans sa solitude, jusqu’à ce que la douleur s’étende derrière eux. Ils s’assoient, baissent la tête et se taisent. Au-dessus d’eux, un murmure s’élève comme une forêt. Et ils sont proches comme jamais 24.

C’est en faisant silence que l’on devient capable d’entendre la grande mélodie. À l’époque de Rilke, le silence et la solitude féconde ne sont guère valorisés. Beaucoup de personnes n’entendent rien à part le bruit autour d’eux, qui souligne l’agitation de leur vie. Elles sont comme des arbres qui ont oublié leurs racines et qui prennent le bruissement de leur branches pour leur force et leur vie.  N’ayant pas le temps d’écouter, elles jouent  toujours le même ton monotone sur les touches des jours (…). Elles ont perdu le sens de l’existence25.

La dialectique entre la mélodie et le silence, entre les voix solistes et le chœur se déploie sur différents plans tout au long du texte. Après l’avoir exposée en touches successives, Rilke s’explique sur l’importance qu’il accorde à l’écoute :

Comprendre cela a presque une signification religieuse : dès qu’on a trouvé la mélodie du fond, on ne se sent plus démuni en parole et obscur dans ses décisions. Il y a une assurance insouciante dans la simple conviction de faire partie d’une mélodie et pour cette raison avoir droit à un certain espace – parce qu’on a un devoir à accomplir vis-à-vis de la grande œuvre, où le plus petit vaut autant que le plus grand. Ne pas être superflu est la première condition d’un épanouissement calme et conscient. Toute dissension et toute erreur viennent du fait que les hommes cherchent ce qu’ils ont en commun en eux, et non dans les choses derrière eux, dans la lumière, le paysage, au commencement et dans la mort. Ainsi ils se perdent eux-mêmes et ne gagnent rien à la place.

C’est donc par ce que nous avons en commun, cette mélodie qui traverse les êtres et les choses, que nous pouvons nous trouver nous-mêmes. Or, pour avoir quelque chose en commun, il faut déjà s’identifier comme des êtres séparés – ce qui suppose des individus conscients de leur solitude, et non pas une masse grégaire. Pour Rilke, il n’y a aucune communauté possible dans la masse.

Ce sont justement les solitaires qui ont la plus grande part à la communion. (…) Celui qui serait capable d’entendre toute la mélodie serait le plus seul et en même temps le plus unifié. Car il entendrait ce que personne n’entend, comprenant dans sa maturité ce que les autres ne captent qu’obscurément et par bribes26.

Entendre une mélodie : c’est autre chose et plus qu’entendre un accord, qui n’est qu’un instant de repos où une résonance nous rassure. Une mélodie débute, se développe et se termine, elle est une suite ininterrompue de métamorphoses, mouvement et forme à la fois. Entendre toute la mélodie signifie pouvoir se représenter la forme qui confère un sens à nos perceptions. Ce sens – celui du paradigme auditif – est le contraire de la vision des Idées, qui a longtemps servi en Occident de modèle pour la connaissance et dont la vérité est statique et absolue. La conscience qui accueille une mélodie est dans le temps. Elle est dotée d’une mémoire, capable de construire la forme à partir du mouvement. Avec elle l’individu, en abandonnant tout point de référence autocentré, devient une personne dans le sens de l’étymologie : per-sonare signifie sonner à travers, se laisser traverser par le son.

Apprends, toi aussi, d’abord à entendre, ensuite à comprendre et à aimer la mélodie des événements qui font le monde, s’exclame Herder, le philosophe et poète des Lumières allemandes qui a le plus réfléchi à l’écoute en collectionnant la poésie des peuples, dans laquelle il voyait l’expression la plus pure des événements du monde. Pour lui, le son est énergie et grâce en même temps. Quand une suite de sons devient poésie, ou bien mélodie, une parcelle d’énergie cosmique se libère27. Cette énergie prend forme à travers la compréhension que Herder réclame; et par l’amour qu’on met à la recevoir, cette forme devient grâce, alors qu’elle aurait pu tourner en violence. L’énergie du son s’ajoute à la nôtre dans l’écoute, elle nous traverse tout en nous constituant.

L’ouïe est ainsi notre sens de l’accueil. L’expérience de la traversée sonore nous renseigne sur un point capital : elle montre que toute extériorité est aussi une intériorité. Ce qui est en dehors de nous est l’intérieur d’un espace plus vaste. C’est la condition sine qua non de la résonance, qui se fait par réflexion du son. En prolongeant le son incident, la résonance est une forme d’écho multiple, un phénomène par lequel un système physique étant mis en vibration avec une fréquence très éloignée de sa (ou ses) fréquence(s) naturelle(s), l’effet, d’abord faible, croît à mesure que la fréquence excitatrice se rapproche d’une fréquence naturelle, jusqu'à atteindre, par continuité, une très grande amplitude de vibration…28

L’écho, l’amplification,  le retentissement d’harmoniques: toutes les manifestations de la résonance existent aussi bien sur le plan physique que sur les plans psychique et spirituel. L’intériorité humaine devient ainsi un des lieux possibles où l’univers prend conscience de lui-même.

Dans l’évangile de Thomas on lit : Jésus disait : … Le Royaume : il est à l’intérieur de vous / et il est à l’extérieur de vous 29. Pour les gnostiques des premiers siècles de notre ère, dont la pensée traverse aussi, de façon souvent imperceptible, la civilisation occidentale, la présence de l’Esprit, le Royaume, ne se confine ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Elle est dans les deux et les unit. En réalité, c’est l’opposition des deux termes qui semble douteuse à cette pensée. L’énergie, en traversant tout, transforme l’extérieur en intérieur, elle annule la différence entre les deux par sa seule présence.

Devenir soi-même en expérimentant, dans le mouvement et la forme, la présence d’autrui – des choses, des êtres et de Dieu –: tel est le cadeau de l’écoute. Il se trouve que le terme de  présence  est une notion centrale de la pensée religieuse. Rilke ne s’y était pas trompé en accordant l’importance presque d’une religion à l’écoute. L’ouïe, en étant notre sens de l’accueil, est aussi pour ceux qui ont accès à cette dimension, notre sens religieux. Nous croyons en quelque chose parce que nous ne pouvons ni le voir, ni le toucher. La foi est sans preuves, elle est la résonance d’une expérience transmise, comme une mélodie que nous avons entendue quelque part, et qui est présente désormais  obscurément et par bribes, selon les derniers mots du texte de Rilke.

Catherine Chalier, dans ses réflexions sur le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque, arrive à une conclusion semblable :

Le privilège de l’écoute … résiderait là. L’ouïe serait le sens par excellence de la découverte d’une présence pourtant tout à fait irréductible à l’ordre de la perception ou de la connaissance. Présence qui n’apparaît pas comme un phénomène parmi d’autres, car elle excède tout ce que l’homme se croit autorisé de dire, et qui ne se donne pas non plus comme une évidence glorieuse mais comme ce secret dont la lueur oriente certaines vies, même à l’heure de leur persécution30.

Une lueur – ou une musique perçue comme l’intérieur de l’extérieur : il n’est pas inutile de rappeler ici que le fond resplendissant rilkéen, qui s’exprime à travers la  mélodie des choses, est aussi une douleur. Celle-ci est due au fait que la présence est intermittente et évanescente, parce que nous ne saisissons jamais que des bribes de la mélodie. Ces bribes suffisent cependant pour ériger le temple dans l’oreille par lequel Rilke, à la fin de sa vie, réconcilie, dans le premier des Sonnets à Orphée31, l’écoute et l’action, la vie contemplative et la vie active32.

L’intériorité comme communication : telle pourrait être la définition du modèle auditif que nous avons élaboré à l’aide de quelques penseurs de l’écoute. L’oreille y figure comme le sismographe de vibrations multiples venant de partout, même du passé. Inlassablement, elle transpose le dehors en dedans, et l’espace en temps. Ce modèle suggère que notre conscience émerge avec l’expérience de l’écoute et que l’attitude la plus heureuse que nous pouvons adopter envers autrui est celle de l’accueil.


PHÉNOMÈNES

LE LANGAGE, LE SON PROPREMENT HUMAIN

Deux figures du langage dans la pensée occidentale

Avoir un système, voilà ce qui est mortel pour l’esprit ; ne pas en avoir, voilà aussi qui est mortel. D’où la nécessité de soutenir, en les perdant tout à la fois, les deux exigences.

(Friedrich Schlegel)

Langage et écoute

Depuis toujours, le langage constitue le sujet central de la réflexion qui vise à définir la difficile relation triangulaire entre l’homme et sa pensée, et l’homme et le monde. Au XXe siècle, avec le linguistic turn, l’intérêt pour le langage en tant médiateur par excellence a créé des disciplines qui, à côté de l’interrogation philosophique, apportent de nouveaux éclairages sur son fonctionnement. Je n’ai pas l’intention de faire le point, de façon nécessairement superficielle, sur l’état de ces recherches. Dans cette étude sur les figures des cinq sens en Occident, je voudrais rester au plus près de ce qui lie l’ouïe au langage, pour montrer que l’étymologie n’est pas vaine, que c’est le sens qui fait sens. Le sens ? Plutôt les sens au pluriel : pour tout ce qui touche au langage et à la connaissance, l’interaction des deux sens dits supérieurs, l’ouïe et la vue, est en effet décisive. Nous essaierons de voir de quelle façon cette interaction a lieu, et ajouterons ainsi de nouveaux aspects aux paradigmes visuel et auditif à ceux que nous connaissons déjà.

Après nos réflexions sur l’écoute du monde, nous nous tournons maintenant vers le langage en tant que son proprement humain. Nous verrons qu’il existe plusieurs figures spécifiques du langage, qui dépendent des modalités d’approche du problème. J’essaierai de cerner deux de ces figures qui ont particulièrement marqué la pensée occidentale.

Écoute et silence

Qu’est-ce que le langage en tant que son ? Abordons ce sujet à nouveau par l’écoute, qui est l’essence de l’ouïe. Souffle, son, langage articulé : le passage de l’un à l’autre est fluide, sans rupture de continuité. Avant de savoir parler, l’enfant gazouille, crie, s’exclame. Le babil enfantin aux pouvoirs phoniques illimités33, ignoré de la philosophie, est devenu un sujet de choix de la linguistique. Daniel Heller-Roazen y voit non pas un moyen d’expression avant le langage, mais sa toute première forme, dont l’effacement progressif permet à l’enfant la lente acquisition d’une langue donnée, celle de son environnement social34. Cet effacement ne sera jamais complet. Les potentialités créatrices du babil enfantin restent en nous de façon secrète et continuent d’œuvrer à notre insu. Pour Heller-Roazen, chaque langue est l’écho d’une autre, ni entièrement oubliée, ni correctement rappelée, mais conservée et souterrainement transformée. La dialectique de la présence et de l’absence et la métamorphose seraient ce qui caractérise au plus près l’idiome humain, lequel charrie avec lui toujours plus que ce qu’on entend.

Comme tout autre son, la parole vient du silence et y retourne. Elle n’est qu’un minuscule instant suspendu entre deux éternités. Le silence constitue ses limites et la traverse de toutes parts, en y laissant ses traces. Car le tissu du langage ne couvre qu’imparfaitement le domaine à lui assigné, il est constamment menacé de déchirure.

L’image, empruntée de l’hindouisme, vient des Veda, où l’univers est décrit comme une toile vibrante dont les dieux ont dessiné la trame, fabriqué par la déesse Parole avec les actes de langage. Dans cette perspective, la Parole devient une effusion sonore créatrice du temps et de l’espace35 dont les Brahmanes doivent prendre soin dans l’ordre sacrificiel. Leur tâche est de veiller à ce que les forces du Mal n’y fassent pas de trous par lesquels s’engouffrent des  flaques de néant. Peine perdue : il y a toujours des célébrants qui tissent en ignorants une trame de haillons36. L’être et le néant se côtoient dans le monde de la manifestation, ce qui est énoncé est en fin de compte bien inférieur à ce qui est tu. L’indicible fait partie de la parole et lui confère son caractère par la négation même de ce à quoi celle-ci aspire.

Ce fait, constaté très tôt et pris en compte par les pensées religieuse et philosophique tout au long de leur histoire, a donné lieu à des interprétations divergentes. Paradoxalement, c’est le sens que chacun confère au silence, plus que celui qu’il accorde aux possibilités de la parole, qui détermine le rapport heureux ou difficile au langage en tant que moyen d’expression privilégié de l’homme.

Silence d’écoute ou silence de solitude ? Tout change en effet selon que l’on considère le silence comme fondement de la parole et gage de Présence, ou bien comme absence, manque, négativité – témoignage de la vanité de nos efforts pour saisir le réel avec des mots. Deux approches, qui coexistent et souvent se mêlent en Occident, sont issues de ses deux héritages principaux, le juif et le grec. Elles correspondent à deux façons de se tenir face au monde, de se définir en composant avec la finitude humaine. Nous les traiterons en alternance, en passant de l’une à l’autre selon l’avancement de notre enquête. Mais il faut savoir qu’elles sont les deux faces d’une même médaille, qu’il faut les considérer ensemble si on veut avoir la chance de comprendre le phénomène.

Pour les deux approches, le langage est le moyen privilégié de la connaissance et un fait capital de la conscience. Toute pensée réflexive s’interroge à son sujet, se heurte à ses limites, cherche à les faire reculer. Le langage est ce dont l’homme pensant attend tout, dans une attente constamment déçue. La parole, dit Jacques Bouveresse, est hantée en permanence par la mauvaise conscience et le sentiment de l’échec, jamais assurée de son statut et de ses possibilités37. C’est que l’homme lui demande l’impossible, à savoir l’univocité aussi bien que la totalité de l’expression, de la même manière qu’il a tendance à demander l’impossible de lui-même. Toute révolte contre le langage est une révolte contre la condition humaine. Cependant, cette révolte peut prendre des formes diverses. Job ou Prométhée, soumission à Dieu au cœur même de la rébellion, ou défi aux dieux ? La conscience occidentale n’a jamais décidé de prendre l’un ou l’autre parti, elle balance entre les deux.

Approches grecques

Le questionnement sur l’origine, la nature et les fonctions du langage se trouve au cœur de la philosophie dès sa naissance en Grèce et n’a jamais cessé jusqu’à ce jour. Depuis Aristote, l’homme est défini comme zoon logon echon, animal doué de parole, en même temps qu’animal politique, voué à vivre et à communiquer avec ses semblables. La pensée grecque n’attribue pas à la parole humaine une origine divine. Les mots chez Homère sont ailés, mais ces ailes portent indifféremment vérité ou mensonge, vérité et mensonge : la parole est d’emblée ambiguë, elle sert à la communication tout en produisant des artifices. Les premières réflexions philosophiques sur le langage sont autant de critiques à son sujet.

Car le philosophe veut pouvoir dire, il veut circonscrire le réel, se l’approprier en le définissant. Or, très tôt la philosophie a pris conscience du fait que le langage façonne la représentation du monde par sa manière d’en découper des champs. Jamais il ne permettra de saisir toute la réalité, qui est conçue dans la Grèce antique comme un cosmos régi par un principe d’ordre. Chez Héraclite, qui a été le premier à décrire les difficultés qu’éprouvent les humains quand ils cherchent à le saisir, ce principe, qui est en même temps le matériau indifférencié d’où tout provient, est nommé logos (λόγος) :

Le Logos, ce qui est toujours, les hommes sont incapables de le comprendre,
aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois,
car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos
les hommes sont comme inexpérimentés quand ils s’essaient
à des paroles et à des actes… 38

Et encore :

Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin,
si longue que soit toute la route,
tant est profond le Logos qu’elle renferme39.

Ainsi, derrière la langue humaine se profile une autre, parfaite, mais inatteignable, qui non seulement dit, mais est le monde. Le terme logos (λόγος)  en grec signifie parole, et par extension discours, raison et ordre. Chez Héraclite, il est le principe unifiant qui lie les plans humain, cosmique et divin entre eux et leur donne un sens. Il est de l’ordre de la nécessité. Aetius explique :

Héraclite déclarait que l’éternel feu périodique [est Dieu] et qu’est destin le Logos, artisan des existants à partir du mouvement en sens contraire. (…) Héraclite montrait que l’essence du destin est le Logos répandu à travers la substance du tout. Il est le corps éthéré, semence de la génération du tout et mesure de la période ordonnée40.

Quelle que soit la difficulté d’interprétation de ce terme chez le philosophe, il est remarquable que le principe qui régit tout soit d’ordre linguistique, même s’il n’existe pas de lien direct entre lui et le langage humain.

Car dans la Grèce antique, le fossé entre les deux parlers reste infranchissable. Le langage humain n’a pas de consistance, d’épaisseur ontologique. Il n’est qu’un système de noms et de signes qui renvoie à ce qui a plus de réalité que lui-même, à savoir les objets, les pensées ou les Idées. Ainsi Aristote :

Les sons émis par la voix sont des symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images41.

Le langage est, pour la philosophie, l’instrument qui sert à désigner ce qui existe. Il est univoque, un nom correspond à une chose ou à un concept, les mots n’ont d’autre contenu que les idées qu’ils permettent de communiquer. L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots , dit encore Hobbes dans son Léviathan42, faisant écho à toute une lignée de penseurs qui commence avec Aristote.

Cette conception, où les mots sont des lieu-tenants des idées, est marquée par une nette priorité de la représentation mentale sur son expression linguistique. C’est elle qui a prévalu en Grèce, malgré le débat lancé dès le Cratyle de Platon et poursuivi par les Stoïciens et les Sceptiques sur l’origine conventionnelle, (c’est-à-dire fixée par l’homme), ou naturelle des mots (opinion selon laquelle ils correspondraient à l’essence même de ce qu’ils désignent).

Le dialogue platonicien se termine par un match nul entre les deux opinions. Cependant, le temps passant, la thèse conventionnelle finit par l’emporter, et le langage n’est plus considéré autrement que comme un outil forgé par l’homme pour son usage. Cette thèse poussée à son extrême aboutit à une conception où le fonctionnement du langage devient semblable à celui d’un code. Elle a mené à des tentatives de construction d’une langue universelle et parfaite, dépourvue de toute erreur possible - tentatives qui s’échelonnent de l’art combinatoire de Raymond Lulle au XIIIe siècle jusqu’à la cybernétique, via la lingua generalis de Leibniz43. Parfois, Prométhée se fait linguiste…

Approches juives, parallèles indiens

À l’évidence, cette conception du langage n’est pas la seule qui ait cours en Occident. Une autre lignée de pensée part de la tradition juive, où l’univers possède, comme chez Héraclite, une structure linguistique, puisque c’est avec la Parole que Dieu a créé le monde. Or, le judaïsme soutient que cette Parole est formée des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. Son agencement et sa figure ne sont pas connus, mais le matériau est disponible à la connaissance, il a été révélé à l’homme en même temps que le monde a été mis à sa disposition. La graphie de l’univers se retrouve dans les lettres que chaque écolier apprend à tracer sur son cahier. Il faut simplement l’y découvrir en maniant ces lettres, en se mettant à leur service. Toute capacité créatrice a été donnée à l’homme de cette manière, et il se doit de la développer : l’idée d’effort est ici aussi importante que celle de don.

Une conception étrangement semblable se trouve dans les Vedas, où la Parole est déesse. Elle est la forme mythique du texte védique et en même temps la divinité qui régit la parole humaine. Pour les penseurs indiens, le sanskrit est la langue parfaite, révélée, matrice de toutes les autres langues et le réel ultime qui garantit l’unité de la Parole et du monde.

La Réalité qu’est la Parole est le Brahman [c’est-à-dire l’Absolu impersonnel] impérissable, sans commencement ni fin; de lui émane la formation de l’univers sous la forme du sens44

 Sous la forme du sens : admirable formule qui, dans sa concision, résume toute la visée humaine au sujet du langage, dont la tâche première consiste précisément à produire du sens. Que ce soit en nommant, en définissant, en classant, en interrogeant ou en communiquant avec d’autres : tout acte de langage cherche à faire sens et à transmettre du sens. Dans les conceptions juive et védique, puis hindoue d’une langue sacrée révélée, chaque sens particulier est part du grand Sens, qui est offert à celui qui le scrute avec engagement et abnégation.

Dans les deux religions, l’univers possède une structure lisible. Il y a identité entre le texte révélé et le monde, le langage n’est autre chose que le monde sous la forme du sens. Il est important de comprendre que l’univers, dans une telle vision, ne préexiste pas au langage, mais se forme en lui et par lui.

 Quand nos maîtres nous parlent de l’antériorité de la Torah [la Loi révélée à Moïse] par rapport au monde, ils veulent dire qu’elle est antérieure à tous les mondes sans exception. (…) La Torah est en effet la Parole du Saint béni soit-Il. C’est par les paroles de Sa bouche, comme le relate le récit de la Création, que fut créé l’ensemble des mondes. Les mondes les plus élevés des mondes supérieurs, toutes leurs multitudes dans leur diversité, avec tous leurs détails et ce qui en découle, tous émanèrent et furent créés selon l’ordre de rotation de l’assemblage des lettres45.

Ainsi, le langage et le monde émanent-ils en même temps, dans une création jamais achevée. Le cycle du devenir dépend de l’échange toujours en mouvement entre les deux manifestations langagière et matérielle d’une même réalité absolue. En hébreu un terme unique, davar (דבר), désigne mot et chose. La Parole énoncée, la Voix qui la profère et le texte écrit sont identiques, l’oral et l’écrit coexistent dans une relation harmonieuse et productive. L’homme doit travailler à comprendre et parfaire le sens dans la perspective qui lui est propre. Sa tâche est d’achever la création en l’actualisant – par le rite, par l’étude et par la louange.

Abandonnons ici le parallèle entre l’approche du langage dans les pensées indienne et juive, trop important pour pouvoir être traité dans ce cadre. La mention rapide de leurs ressemblances ne me sert qu’à élaborer les traits spécifiques des conceptions sacrée ou profane du langage, qui coexistent, se mêlent et se séparent au gré des siècles aussi bien en Inde que dans la civilisation occidentale, où la philosophie et la religion entretiennent une semblable relation dialectique. Le mouvement spiralé d’allers et de venues, d’accords tacites et de conflits ouverts se laisse observer tout au long de leur histoire et jusqu’à aujourd’hui, sous des formes parfois inattendues. Ambivalence est le maître mot, rien, en la matière, n’est tranché. C’est fréquemment à l’intérieur de la pensée religieuse que l’on rencontre une conception philosophique, profane du langage, de même que l’on décèle souvent dans la tradition philosophique des présupposés d’ordre religieux. Dans le même ordre d’idées, il serait faux d’attribuer la conception sacrée du langage exclusivement à l’héritage juif, et la conception profane à l’héritage grec. Dans les deux civilisations, on rencontre les deux figures, même si dans chacune d’elle, l’une des deux prévaut nettement.

Caractéristiques de la première figure du langage aux assonances juives : le paradigme auditif

De la compréhension juive de l’hébreu comme langue révélée, divine, découle une attitude positive, heureuse envers le langage, que le judaïsme a préservée jusqu’à l’époque moderne. Cependant, même en son sein des doutes ont rapidement surgi sur cet outil à la fois trop grand et trop petit pour l’homme. Dès l’époque talmudique, les rabbins ont nuancé leurs idées concernant une réelle possibilité de traduction entre les parlers divin et humain. La Loi, ou Tora, qui est la Parole primordiale, a bien été donnée à Moïse sur le Mont Sinaï pour notre gouverne, mais nous la lisons avec nos propres capacités de compréhension, qui ne rendent que partiellement justice au texte :

 Rech Laquich enseigne : La Tora donnée à Moïse par le Saint, béni soit-Il, était un feu blanc, gravé par un feu noir ; elle est de feu gravée par le feu, donnée du feu, ainsi qu’il est dit : Écrite de Sa main droite, une loi de feu pour eux. Nahmanide commente : Nous possédons une tradition authentique selon laquelle toute la Tora est constituée de l’ensemble des noms de Dieu ; ou d’un grand nom unique de Dieu. Ainsi les mots que nous lisons peuvent être distribués de toute autre manière. La Tora écrite feu noir sur feu blanc signifie justement que le texte était écrit sans aucune coupure, d’un seul mot ou nom, une suite ininterrompue de lettres qui ne forment aucun mot ayant un sens dans le langage humain46.

Ce constat constitue à la fois une limitation et une richesse pour l’homme. Une limitation quant à sa possibilité de connaître : malgré la Révélation des lettres sacrées, l’univers ne se laisse pas aisément déchiffrer. Le texte existe, mais son sens n’est pas dévoilé d’emblée et demande à être interprété. Pour la pensée d’une parole divine révélée mais ouverte à l’exégèse, le sens que le langage offre, ou plutôt suggère, excède toujours la parole. Il est ancré dans le silence qui l’entoure et en tire sa richesse. Espace dense et obscur où sont réunis tous les possibles, le silence donne corps à la parole, la nourrit et lui confère une plénitude.

Ainsi, la nécessité d’interprétation a comme conséquence inattendue un affranchissement : l’herméneutique devient la première liberté de l’homme. Considérer que les mots de notre langage restent toujours en-deçà de ce qu’ils veulent dire signifie aussi qu’ils recèlent un sens infini et jamais fixé, que chacun doit élaborer pour lui-même. Le sens devient ainsi le sens propre à chacun, son sens. Pour une telle conception, la caractéristique fondamentale du langage humain est sa créativité, sa capacité poétique au sens large. Elle privilégie le mouvement de penser par rapport à l’immuable justesse de la chose dite : ici, la vérité est celle qui change. Les mots sont comme des oiseaux, pourquoi les laisser enfermer dans des cages47? dit Rabbi Nahman de Bratslav, l’un des maîtres hassidiques les plus profonds et les plus libres.

C’est ainsi que le langage paraît le plus riche là où on limite sa portée, où son domaine est circonscrit. Dans la Bible, l’Ecclésiaste déclare qu’il existe pour l’homme un temps pour se taire et un temps pour parler48. Il est significatif que dans la fameuse énumération des différents temps de l’homme, l’Ecclésiaste commence, pour le couple de contraires qui concerne le langage, par le terme se taire – par le silence qui précède la parole.

Car tout n’est pas de l’ordre du dicible. Dans beaucoup de traditions religieuses, les vérités ultimes ne doivent pas être énoncées. Si le sacré se manifeste par la Parole, il demande de notre part une retenue, un respect du silence. L’homme n’est pas censé fixer par une appellation l’Absolu qui le dépasse infiniment. Toute la théologie apophatique repose sur cette conviction. Saint Augustin aussi considère que l’essentiel du témoignage de la foi n’est pas exprimable :

Tout peut être dit de Dieu, mais rien n’est dit qui soit digne de Dieu. Rien de plus étendu que cette indigence : tu cherches un nom convenable, et tu ne le trouves pas; tu cherches à dire quelque chose, et tous les noms se présentent49.

Peut-on nommer Dieu? Dans la Bible, les deux noms divins figurant directement comme nom propre sont à la fois donnés et éludés. Le Tétragramme, par lequel Dieu se nomme lui-même – Je suis יהוה, ton Dieu…  est ineffable. Seul le Grand Prêtre le proférait une fois par an au Temple de Jérusalem, le Jour du Grand Pardon, et depuis que le Temple a été détruit, plus personne n’a le droit de le prononcer. À la lecture du texte biblique et dans la prière, on remplace le Nom par l’appellation neutre d’Adonai (אדוני), Seigneur. L’autre nom propre de Dieu, celui qu’il communique à Moïse du buisson ardent, est retiré au moment même d’être révélé. Écoutons :

Moïse dit à Dieu : Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous! Mais s’ils me disent : quel est son nom?, que leur dirai-je? - Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui est. Et il dit : Voici ce que tu diras aux Israélites : Je suis m’a envoyé vers vous50.

Je cite ce passage selon la traduction la plus courante51, qui correspond à celle de la Septante, γώ εμι  ν (ego eimi ho ôn) et de la Vulgate, Ego sum qui sum, je suis celui qui est (Bible de Jérusalem). D’autres variantes sont : Je suis celui qui suis (Segond), Je suis qui je suis (Dhorme), ou, en anglais, I am that I am (King James).

De cette traduction découle l’interprétation de Dieu comme Être suprême. L’ontologie, qui a marqué la philosophie occidentale jusqu’à l’époque moderne, a pu s’enraciner dans une telle conception. Dans la traduction de ce verset biblique, la portée des choix implicites est considérable. En effet, dans les traductions citées, l’importance est accordée à ce qui paraît immuable. On associera par la suite l’immuable à l’éternel, privilégiant ce qui est par rapport à ce qui change, le déterminé par rapport à l’indéterminé.

Or, il s’agit réellement d’un choix, car on peut traduire ces versets tout autrement. Luther l’a fait le premier. En se tenant au plus près du texte hébraïque, il s’est écarté de la tradition grecque et latine. Ich werde sein der ich sein werde (Je serai qui je serai ) dit-il à la place du Je suis celui qui est. Il se trouve ainsi en accord avec l’exégèse juive traditionnelle. Henri Meschonnic, en analysant non seulement la grammaire, mais aussi les accents toniques et disjonctifs du texte, traduit ainsi ces versets :

Et Dieu dit vers Moïse Je serai que je serai. Et il a dit : Ainsi tu diras aux fils d’Israël Je serai m’a envoyé vers vous52.

Le texte de l’Exode donne le nom אהיה אשר אהיה (éhié acher éhié) dans la forme inaccomplie du verbe, qui est rendue par le futur dans les langues indo-européennes. Cette forme inaccomplie n’est cependant pas d’essence temporelle, elle indique un état. Dieu est celui qui est éternellement à venir, il est une absence qui intègre l’infini53.

Éhié est le nom qui se dérobe à toute appellation : difficile en effet de clamer vers ‘Je serai’… Même au niveau de la grammaire, le nom s’efface, il est remplacé par le verbe. Cette absence ne laisse à l’homme aucun pouvoir, elle se refuse à la tentation de la magie. Selon Meschonnic, la réponse de Dieu à Moïse réalise ainsi une double rupture : avec l’idolâtrie du sacré d’une part, et avec tout achèvement de la présence de l’autre. Le nom éhié signifie le retrait de Dieu hors du langage vers le silence, et c’est dans ce retrait que réside sa promesse.

Celui qui est capable non seulement de crier, mais aussi d’écouter, entend la réponse. Cette réponse, c’est le silence. C’est ce silence éternel que Vigny a reproché amèrement à Dieu ; mais il n’avait pas le droit de dire quelle est la réponse du juste à ce silence, car il n’était pas un juste. Le juste aime. Celui qui est capable non seulement d’écouter mais aussi d’aimer entend ce silence comme la parole de Dieu54.

Admirable continuité d’une pensée à travers deux millénaires : ce texte de Simone Weil, écrit en 1942, fait écho à maints autres qui, dans le renversement de la perspective propre à toute expérience de la foi, considèrent que le langage est d’abord écoute, donc silence.

Ceci est peut-être le trait de caractère fondamental de notre première figure du langage : là où son origine est considérée comme sacrée, écouter est plus important que parler. La fonction principale du langage n’est alors pas ce qui en fait une maîtrise – la nomination, la définition, l’affirmation – mais le questionnement, qui est dessaisissement. On se tait en attendant la réponse. Paradoxe : c’est par l’écoute, par un acte de silence qui rejoint le silence de Dieu, que le langage peut faire naître un monde devant nous. En laissant place à l’inaccompli, à ce qui est à venir, on répète l’acte créateur, et rend possible le déploiement de l’inouï.

Dire tout en gardant le silence, intégrer le silence dans le discours pour inventer un langage nouveau, non usé, extra- ou sur-logique, selon la formule de Denys le Pseudo-Aréopagite, est l’exercice de funambule auquel se soumettent tous ceux qui s’aventurent dans les régions limitrophes où le dicible et l’indicible se côtoient. Leur langage, qui est celui de la poésie, est métaphorique par essence. Il est basé sur l’analogie, sur ce vaste réseau de correspondances entre les différents règnes de la nature et de la pensée qui constitue la possibilité même de la métaphore55.

Nous avons déjà à plusieurs reprises parlé de la pensée analogique qui, jusqu’à la Renaissance inclue, était considérée comme un outil de la connaissance égal, sinon supérieur à la pensée logique56. Elle est présente dans toutes les civilisations et suppose l’identité des différents ordres spirituels et matériels du monde.

En Occident, elle prend la forme de l’identité du macrocosme et du microcosme (c’est-à-dire l’homme). Son fond, son origine et son but est la doctrine de l’Image dans le christianisme. Adam, créé à l’image de Dieu, l’a détruite par sa faute. C’est ce qu’on appelle la Chute, dans laquelle il a entrainé l’humanité entière. Le Second Adam, Jésus Christ, a rétabli l’image et l’amènera à son achèvement lors de sa deuxième venue. La doctrine de l’Image englobe ainsi toute l’histoire humaine. Chacun y a part, et pour le chrétien cette participation a lieu dans le Christ.

Or, le Christ est le Logos. Cette identité, capitale pour une réflexion sur les figures du langage en Occident, rend nécessaire le détour par la doctrine de l’Image et celle de l’Incarnation, les deux étant associées dans le Prologue de l’Évangile selon saint Jean :

Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement auprès de Dieu.
Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut.
Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes,
et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie57.

Nous nous trouvons dans ces versets en présence d’une chaîne analogique exemplaire : le Christ est le Verbe créateur, le Logos venu au monde ; il est la lumière du monde, qui est la vie ; le divin s’est fait corps et sanctifie ainsi tous les corps, ce qui renvoie à l’idée du monde comme temple. Logos = langage – lumière – vie – corps – temple – création. Chaque terme réfère ici à tous les autres, et tous gagnent en profondeur à être vus ensemble.

Le sens, dans la pensée analogique, se fait par résonance : les différentes significations d’un concept s’ajoutent comme des harmoniques à celle qui est visée dans un contexte précis et lui confèrent sa portée. Rappelons que les harmoniques sont les sons qui vibrent avec le son fondamental et lui donnent son timbre sans qu’on les entende directement. Elles sont de l’ordre du silence parlant, dont elles révèlent la dimension énergétique.

Nous voyons que la première figure du langage, d’origine sacrée et de caractère poétique, évolue entièrement selon le paradigme auditif. L’essence du langage y est considérée comme une écoute et s’enracine dans le silence. Le sens, toujours polysémique, se fait par résonance, et cela grâce au questionnement que jamais une réponse ne pourra arrêter, parce qu’il fonctionne, à l’instar de l’ouïe, selon un dessaisissement permanent : chaque son s’évanouit pour laisser la place au suivant, rien n’est fixé, tout est en mouvement.

Une citation de Wittgenstein concentre en quelques mots les traits fondamentaux d’une telle approche :

L’acte de comprendre une proposition du langage est beaucoup plus apparenté que l’on ne croit, à l’acte de comprendre un thème en musique. Je veux dire ceci : l’acte de comprendre une phrase linguistique est beaucoup plus proche qu’on le croit de ce que l’on appelle habituellement : comprendre un thème musical58.

Cette thèse va à l’encontre des idées reçues. Jusqu’à récemment il était entendu que le langage, de caractère analytique et intellectuel, est de l’essor de l’hémisphère gauche du cerveau, alors que la musique, dont la perception est d’abord synthétique et émotionnelle, serait traitée par l’hémisphère droit. La compréhension de l’une et de l’autre relèverait ainsi de compétences différentes. Depuis quelques années on sait cependant que le domaine du langage n’est pas limité à un seul hémisphère, qu’il est traité simultanément à différents endroits du cerveau59. Cela est dû au fait que le langage n’est justement pas qu’analytique et intellectuel, qu’il ne l’est même pas du tout là où il devient analogique et créatif, voire musical.

Does the disclosure of music
Bridge the distance between
That which hearing understands
And that which understanding cannot hear60?

Beaucoup de penseurs, venant de bords très divers, ont défendu cette opinion. Ils étaient persuadés que la disclosure, la révélation a lieu dans le silence, qui fonde la musique en même temps qu’il fonde le langage. Ainsi Le Clézio fait-il remarquer, dans L’extase matérielle, que le silence est l’aboutissement du langage et de la conscience. Silence de la raison naturelle, afin que puisse s’exprimer la raison surnaturelle. Silence de la prose pour que puisse advenir la poésie, qui transcende les limites du langage et …’sort du silence pour retourner au silence’ (Valéry)61. Or, ce silence, c’est l’indicible.

Dans les dernières propositions de son Tractatus, Wittgenstein explique qu’il existe un indicible aux limites de notre monde et de notre langage. Les deux, le monde et le langage, coïncident, car selon le philosophe, les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde 62.

Wittgenstein désigne comme ces limites le fait que le monde existe, la totalité du monde, le Je, la mort, qui sont tous d’ordre transcendantal et ne peuvent être cernés linguistiquement. Il y a en effet un inexprimable. Il se montre. C’est cela, le mystique63.

C’est la différence entre dire et  se montrer  qui importe ici. Certaines choses ne peuvent pas être dites, parce que tout ce qui est dit est soumis aux lois de la logique, et doit aspirer à la clarté et la précision. Pour que l’inexprimable se montre, il devient nécessaire d’admettre un langage logiquement incorrect, car il y a tout un domaine où, par son inexactitude même, le langage montre ce qu’il ne peut exprimer. Ce qui compte alors, ce n’est pas ce qu’il nous dit, c’est ce qu’il nous permet de viser64.

Tout est dans ce geste de montrer ce qui se trouve au-delà du langage, lequel nous enferme irrémédiablement dans la finitude. Notre première figure est basée sur la conviction qu’il est impossible de donner un sens au monde de l’intérieur du monde et du langage. Ceci n’est pas un constat d’échec, mais un élargissement de la perspective. En intégrant dans le langage le silence qui le dépasse, il devient possible de viser le sens du monde dans l’indicible, pour qu’il se montre à notre étonnement.

Caractéristiques de la deuxième figure du langage aux assonances grecques : le paradigme visuel

Le Dieu que j’adore n’est point un Dieu des ténèbres, il ne m’a point doué d’un entendement pour m’en interdire l’usage : me dire de soumettre ma raison, c’est outrager l’auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise point ma raison, il l’éclaire.
Rousseau, Émile ou de l’Éducation

So they arrived at speaking : a new speech,
not fugal and suggestive, all loose ends,
but measured, dangerously logical...
Laurence Whistler, Poems, “Enter”.

Notre première figure du langage est doublée par une autre, qui lui fait face de façon contrapuntique et a des objectifs très différents. Cette deuxième figure laisse l’indicible de côté pour se concentrer sur ce qui est dit, ce qui l’amène à penser le langage d’une toute autre manière. Son but est de nommer, de définir et de classer, afin d’établir les données de la connaissance, de les sécuriser et les communiquer à d’autres. Le silence, l’indéterminé n’y ont aucune place, c’est de clarté et d’univocité qu’il s’agit. La capacité d’être vrai ou faux devient alors la propriété essentielle des signaux linguistiques, qui sont des entités stables. La pensée a besoin d’une structure pour avancer, pour dégager des lois qui garantissent la constance et la fiabilité du réel. Tout raisonnement logique dépend de la rigueur de cette approche.

Logique vient de logos, l’étymologie est directe, mais cette discipline ne garde du concept original qu’une acception restreinte. Du logos principe d’ordre cosmique chez Héraclite au logos spermaticos de la Stoa, qui ensemence tout être d’une étincelle de la Raison universelle ; du logos comme Sagesse divine de Philon au logos créateur du Prologue de l’Évangile selon saint Jean, le terme renvoyait toujours à un ordre transcendant et divin. Avec la logique, il est ramené à l’homme.

Cette discipline, définie comme l’étude des règles générales et formelles qui permettent de distinguer un raisonnement concluant de celui qui ne l’est pas, ne s’intéresse qu’à l’esprit humain, dont elle fixe les lois. Alain écrit à ce propos : Logique – science qui enseigne à l’esprit ce qu’il doit à lui-même quel que soit l’objet qu’il considère. Il se doit de penser universellement, c’est-à-dire par preuves indépendantes de l’expérience65.

Inventée par Zénon d’Élée et élevée au rang d’une science par Aristote, dont les syllogismes ont constitué la base de tout raisonnement correct jusqu’à l’époque moderne, la logique faisait partie des sept artes au Moyen Age et a pris un nouvel essor au XXe siècle, où elle est employée en philosophie, en mathématique et en informatique. Son domaine est immense.

Suivant la phrase d’Alain, un premier trait de la logique consiste dans le fait que la pensée, dont le langage est ici la transcription fidèle, fonctionne selon sa propre loi, indépendante de la réalité. La validité d’un argument dépend de sa forme et non de son contenu. D’une conception où le langage est compris comme un entendement, nous passons à une autre, où il devient structure.

Une structure est au sens propre la forme analysable des éléments d’un édifice, d’un ensemble spatial et concret, visible. Par extension, elle est, sur le plan intellectuel, un système formé de phénomènes solidaires, tels que chacun dépend des autres et ne peut être que ce qu’il est dans et par sa relation avec eux66. C’est donc un ensemble organisé de rapports dans un objet considéré.

Les éléments de base d’une structure intellectuelle sont les idées. Le terme a été introduit par Platon et possède plusieurs significations : celle d’archétype d’abord, puis celle d’image mentale, de pensée et de concept. En tous les cas, une idée est une représentation abstraite et générale d’un être, d’une manière d’être ou d’un rapport. Or, le mot « idée » vient du grec ίδειν (idein), voir. Une idée est une forme visible.

Qu’est-ce qu’une idée ? C’est une image qui se peint dans mon cerveau. Toutes vos pensées sont donc des images ? Assurément : car les idées les plus abstraites ne sont que les suites de tous les objets que j’ai aperçus67.

Les idées les plus abstraites se laissent traduire en mots, qui seuls les rendent accessibles à la compréhension. Pour la philosophie classique, dont cet article de Voltaire résume les conceptions, toute connaissance est la médiation des idées par le langage. Savoir ce qu’un mot veut dire revient à connaître l’idée dont il est le signe.

Que nous sommes loin des mots-oiseaux de Rabbi Nahman de Bratslav, impossibles à attraper ! Et pour cause : du paradigme auditif nous sommes passés au paradigme visuel, dans lequel le langage évolue au moins autant que dans le premier. Car la pensée a besoin d’exploiter les ressources visuelles du langage pour se construire.

Il est remarquable que tout le vocabulaire philosophique et scientifique se réfère au visible. L’idée, comme unité première, puis la structure, la forme et enfin le système sont des représentations qui aboutissent à un ordre visuellement vérifiable ; et théoria, (θηορία, du grec théorein, « observer »), fine fleur de la dialectique grecque, signifie à l’origine « observation, contemplation (visuelle) ».

Naturellement, dans la mesure où il s’agit du langage, qu’on parle et qu’on écoute, l’auditif s’y mêle. Il y a, au niveau de nos sens, et notamment entre l’ouïe et la vue, une interaction permanente. Cependant, ce fait n’indique encore rien sur le paradigme dans lequel on évolue à un moment donné. Chaque sens peut servir de modèle pour le fonctionnement des autres, prendre passagèrement la tête de l’attelage en imposant sa typologie et ses lois. Ainsi, on peut parfaitement rester dans le paradigme visuel en parlant, car celui-ci est toujours à l’œuvre quand nous concevons une phrase ou un raisonnement structurés.

À nouveau, c’est au niveau de l’écoute que la différence entre les paradigmes des deux sens de distance devient immédiatement perceptible. Dans le paradigme auditif, l’attention est d’abord dirigée sur le silence, qui entoure les paroles et en grandit la signification. Dans le paradigme visuel, elle se concentre sur les mots, qui apprivoisent le silence existentiel et le rendent inoffensif.

Ces mots ont très tôt été classés en catégories grammaticales. L’élément de base qui, dans le langage, correspond aux idées est le nom, en grec όνομα (onoma). La pensée grecque, en identifiant les idées avec des images, conçoit le langage comme un assemblage de noms prédicables. Si en hébreu tout raisonnement part du verbe, en grec il part du substantif.

Un mot pour une chose, que celle-ci soit matérielle ou spirituelle : cette conception du langage comme une sorte d’immense lexique, dont la tâche consiste à rendre les choses auxquelles il se réfère visibles par des noms, garde sa validité jusqu’au XVIIe siècle inclus. Ce n’est qu’avec les réflexions de Herder, de Friedrich Schlegel et de Wilhelm von Humboldt que l’on commence à considérer le langage comme un organisme vivant, comme l’expression constamment changeante par laquelle l’humanité témoigne d’elle-même – conception que Heidegger a portée à son sommet.

La métaphysique comme prototype du paradigme visuel

Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idées, comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même68.

Même Dieu. Descartes, dans sa troisième Méditation métaphysique, n’hésite pas à vouloir représenter au moyen du langage ce Dieu dont il a entrepris de prouver l’existence. Il s’appuie, en le faisant, sur une longue tradition. La question de Dieu se trouve en effet au centre de la philosophie depuis ses débuts et l’accompagne, sous des formes variées, tout au long de son histoire.

Cela tient à l’essence même de la philosophie, qui vise l’Être dans sa totalité et cherche à dégager les structures (encore les structures !) de la réalité. Que signifie exister ? Quelle est l’origine de tout ce qui existe ? Dans quelles catégories est-il possible de classer ce qui existe ? Quelles sont les propriétés générales de tout ce qui est ? sont les questions principales de la métaphysique générale (metaphysica generalis), qui prend plus tard le terme d’ontologie, alors que la métaphysique spéciale (metaphysica specialis) s’interroge sur les rapports entre Dieu, l’âme et le monde et se confond avec la théologie ou la cosmologie.

Comme la logique, la métaphysique est fille du logos, elle est discours raisonnable sur tout ce qui est – sur tous les étants et sur Dieu, leur fondement. Cette discipline incarne à la perfection les ambitions et la méthode de notre deuxième figure du langage, fondée sur le paradigme visuel. Si notre première figure, rivée à l’ouïe, mise sur les potentialités créatrices du silence, parce qu’elle est convaincue de l’impossibilité de cerner l’énigme du monde par la parole, la deuxième figure fait le pari inverse. Son but est de montrer que la raison humaine peut arriver à déchiffrer la grande Raison du Tout par le logos. C’est pourquoi la réflexion ontologique s’est toujours trouvée liée à une réflexion sur le langage.

Nous n’entrerons pas ici dans le débat autour de l’ontologie et de sa critique. Seul nous importe de dégager le modèle de langage que celle-ci présuppose afin de montrer comment, quand le langage se déploie selon le paradigme visuel, l’indicible devient dicible, et accessible à la raison.

La difficulté de l’entreprise se révèle déjà quand on examine le terme raison, dans son double caractère de méthode et de visée. En effet, ce mot s’applique tantôt à la faculté essentiellement discursive, qui, capable d’organiser des expériences ou des preuves, établit ses démonstrations; tantôt à la faculté d’affirmer l’Absolu, de connaître et pour ainsi dire de capter l’Être tel qu’il est, et de fournir des principes, d’atteindre des vérités nécessaires et suffisantes à la pensée et à la vie69.

Affirmer l’Absolu, capter l’Être tel qu’il est par la faculté discursive : c’est un défi digne de Prométhée, qui a constitué la gloire et la misère de la métaphysique tout au long de son histoire. Sans lui, la philosophie serait privée de ses plus beaux envols ; et à cause de lui, son histoire est (aussi) celle de ses échecs successifs.

Ces échecs commencent dès les débuts de l’ontologie (qui ne portait pas alors ce nom) avec Parménide, le premier à établir cette équivalence entre l’Être et le divin si caractéristique de la pensée occidentale. Or, dans notre monde de la finitude, la réflexion sur l’Être mène inévitablement au néant, dont le spectre le suit comme son ombre. À son contact, en même temps que l’Être, le langage devient incertain :

 ... c’est pourquoi ne sera
qu’entité nominale (et pur jeu de langage)
tout ce que les mortels, croyant que c’était vrai,
ont d’un mot désigné…70

L’incertitude sur l’Être, et sur le langage censé le cerner, est le problème métaphysique par excellence. Elle a engendré un questionnement qui lui est propre, les preuves de l’existence de Dieu, dont l’objectif est de convertir les articles de la foi en objets de connaissance. Ces preuves sont basées sur la raison (autre traduction du mot logos…) et sont donc d’essence langagière.

La première en date a été formulée par Platon, qui entreprend dans les Lois de démontrer de façon véridique que les dieux existent71. Sa démonstration s’appuie sur l’ordre du cosmos et sur le consensus gentium, l’expérience du divin censée être partagée par tout le monde.

Avec Aristote commencent les preuves d’ordre logique, qui reposent sur un enchaînement de cause à effet. Chez le Stagirite, cette cause est le Premier Moteur immobile, qui inaugure le mouvement présent dans tout changement (de lieu, d’état ou de temps)72. Or, ce Premier Moteur est la Raison, le nous (νούς), nommé logos par les stoïciens. Ainsi, la boucle est bouclée, la grande Raison du tout se laisse rejoindre par la raison humaine, qui se dépasse elle-même par la voie de la participation.

Ce genre de preuves continue les siècles suivants et culmine dans la célèbre preuve ontologique de Saint Anselme73, qui déduit l’existence de Dieu comme conséquence nécessaire de sa perfection. Son argument se résume schématiquement ainsi : Dieu est tel que rien de plus grand ne peut être conçu ; or même celui qui nie l'existence de Dieu en possède une représentation ; Dieu existe ainsi au moins en un endroit, dans son esprit, et comme il est tel que rien de plus grand ne peut être conçu, il existe nécessairement aussi en dehors et au-delà de cette représentation. C’est cette preuve que Descartes reprendra, en la développant, dans ses Méditations métaphysiques, et que Kant démontera dans sa Critique de la Raison pure.

Suffisant pour notre argumentation, ce quatrain de Sully Prudhomme esquisse à sa manière la problématique sou- jacente de ces approches :

Anselme, ta foi tremble et ta raison l’assiste
Toute perfection en ton Dieu se conçoit.
L’existence en est une ; il faut donc qu’il existe.
Le supposer parfait, c’est exiger qu’il soit74.

Ta foi tremble… En effet, on ne cherche à prouver que ce qui paraît incertain. L’évidence n’a pas besoin de preuves. Ainsi, la raison assiste la foi, en essayant de penser ce que celle-ci croit sans pouvoir le prouver. Ce faisant, elle change de registre. Du questionnement silencieux qui guette le silence, elle passe à la démonstration et devient visible, c’est là le propre des preuves.

Dans la métaphysique, que nous avons prise comme prototype de notre deuxième figure, le langage affirme, en n’obéissant qu’à ses propres lois, ce que l’esprit doit à lui-même quel que soit l’objet qu’il considère. Il est à la recherche du raisonnement concluant, celui qu’il peut considérer comme objectivement valable. Or, être objectivement valable signifie être valable en tant qu’objet, et seulement en tant que tel. Mais peut-on faire de Dieu un objet ? C’est précisément ce qui, dans ces preuves, paraît dangerously logical…

Que l’expression dangerously logical vienne d’un poème n’est pas un hasard. La poésie obéit à d’autres lois que la logique. Les vers de Laurence Whistler cités en exergue à ce chapitre donnent une sorte de condensé des deux figures du langage que nous venons d’esquisser.

La première figure, basée sur le modèle auditif, est fugal and suggestive, son discours fonctionne comme une fugue : un énoncé – le thème – se formule à tâtons, et est abandonné aussitôt à une deuxième voix, qui le reprend et le transforme. Et il est all loose ends, ses extrémités se perdent dans le silence. La deuxième figure, obéissant à la typologie de la vision, est measured, dangerously logical, le second étant la conséquence du premier. Car la mesure impose une limite, qui devient dangereuse quand on l’applique à Dieu.

Le discours passe alors du domaine de la connaissance dans celui de la spéculation. Le mot spéculation apparaît au XIVe siècle dans le sens d’étude, de recherche abstraite. Il vient du latin speculari, observer, le speculum étant le miroir. Comme l’étymologie l’indique, la spéculation est un discours qui évolue dans le paradigme visuel. À nouveau, il reflète l’idée de la connaissance comme vision

*

Paradigme auditif et paradigme visuel : comme dans nos réflexions sur la conscience, il apparaît que les deux apports sont nécessaires pour saisir le langage dans son essence. Écoute Israël versus la Vision des Idées : comme dit joliment le philosophe Jacob Taubes, si la Grèce est appelée l’œil du monde, Israël est son l’oreille75. Écouter la Voix du silence  ou contempler dans une vision ce qui se trouve au-delà des limites du monde et du langage : nos deux figures se rejoignent dans leur désir d’atteindre l’indicible à travers l’ouverture d’une question toujours renouvelée. Selon la profonde expression de Heidegger, le questionnement est la piété de la pensée76, et cette piété est commune aux deux modèles.

Comme on l’aura remarqué, aucune de nos deux figures ne correspond au parler ordinaire, celui de la vie de tous les jours. Pour saisir le fonctionnement du langage dans sa relation avec nos sens, il a fallu approcher celui-ci par ses limites, là où il est poussé dans ses retranchements et s’effondre sur lui-même, et examiner de quelle manière et avec quels moyens il traite cet effondrement, qui seul lui permet de devenir créatif.

La définition de Chomsky selon laquelle les langues humaines sont des systèmes symboliques créatifs vaut en effet pour nos deux figures. Chacune a développé ses règles, ses repères, sa symbolique, chacune a sa propre histoire. Les deux ne se contentent pas de ce qu’ils ont et sont. Dans un mouvement incessant qui est celui de la vie même, elles cherchent à aller au-delà.

Toute pensée émet un coup de dés…  lisons-nous à la fin du célèbre poème de Mallarmé77. Ce coup de dés la propulse dans l’inconnu et l’oblige à inventer du nouveau. Le langage devient alors capable d’exprimer le possible, la mémoire du passé et l’avenir, et non seulement le réel présent. Nous nous souvenons de ce qui vient, dit Grégoire de Nysse… Du monde réel, le langage s’élance vers des mondes possibles, qui sont en fin de compte ce qu’il a toujours visé.

Langage et mondes possibles

Le concept des mondes possibles en philosophie, et ses liens avec le paradigme visuel

La notion de mondes possibles a son origine dans la philosophie de Leibniz, bien que l’idée soit plus ancienne. Elle traverse la philosophie, la théologie et la littérature sous des formes diverses. Une de ses premières formulations se trouve dans le grand poème de Lucrèce De la nature. Je la cite en entier, pour sa beauté et parce qu’elle touche aux différentes disciplines où les mondes possibles jouent un rôle: 

Quand de toutes parts s’ouvre un espace infini,
quand les atomes en nombre innombrable et sans borne
voltigent en tous sens d’un mouvement éternel,
il n’est nullement vraisemblable de penser
que seuls notre terre et notre ciel furent créés
et qu’au dehors tant de corps premiers ne font rien.
D’autant plus que ce monde est l’œuvre de la nature
et que les atomes d’eux-mêmes et spontanément
au gré des rencontres, après toutes sortes d’unions
vagues, stériles et vaines, se groupèrent enfin
en ces combinaisons qui toujours forment aussitôt
les origines des grandes choses, la terre et la mer,
le ciel et tout le genre des êtres animés.
Ainsi, je le répète, tu es forcé d’admettre
qu’il existe ailleurs d’autres assemblages de matière,
semblables à celui qu’étreint jalousement notre ciel.
Et quand la matière se présente en abondance,
quand s’offre l’espace, quand rien, nulle raison
ne s’oppose, un monde doit se faire et se parfaire78.

Chez Lucrèce, les mondes possibles sont matériels et composés selon un modèle atomiste. Ailleurs, ils sont spirituels et existent soit parallèlement, soit le plus souvent avant ou après le nôtre dans l’ordre temporel. En effet, sous l’influence d’Aristote, l’idée du possible s’est pendant longtemps confondue avec celle d’une potentialité appelée à se réaliser. Le premier philosophe chrétien à concevoir un possible pur, non diachronique, mais synchronique, est Duns Scot (1265 – 1308) qui, comme Leibniz plus tard, place les mondes possibles dans l’entendement divin79. Ces mondes existent donc en même temps que celui auquel nous appartenons, mais sous un autre mode.

À la même époque que Duns Scot, le Franciscain catalan Raymond Lulle développe, dans le but de convertir les musulmans, son Ars Magna, ou Ars compendiosa, une langue artificielle basée sur un système combinatoire de lettres censée pouvoir exprimer la totalité des idées communes à l’humanité. Pour Lulle, chaque combinaison correspond à un monde possible80. Il y en a donc un très grand nombre. Ces mondes, à l’existence réelle desquels il croit fermement, se laissent percevoir grâce aux lois de la logique qui règnent dans tous les mondes que nous pouvons concevoir – idée qui sera reprise et élaborée par les métaphysiciens anglo-saxons du XXe siècle.

À la fin du Moyen Age, Nicolas de Cues décrit l’univers comme une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part81, Dieu étant à la fois son centre et sa périphérie. Comme ni le centre ni la circonférence n’existent de façon absolue, il n’y a pas pour l’homme de système de référence stable, et tout mouvement est relatif. À partir de cette idée, le Cusain conçoit, en rupture avec le géocentrisme aristotélicien, une multiplicité de mondes dont la réalité est explorable mathématiquement.

Afin de cerner les concepts de transcendance, d’infini et d’indéterminé, le philosophe cherche à atteindre l’infini mathématique en partant des nombres finis. Ses tentatives constituent une étape importante dans l’élaboration du calcul infinitésimal. Cependant, ceci n’était pas son but : tous ses efforts visaient à prouver logiquement l’idée que dans l’absolu, l’unité et la multiplicité coïncident (c’est la fameuse coïncidence des contraires, coincidentia contratium). Pour Nicolas de Cues, l’intellect humain (intellectus), qui dépasse de très loin sa raison (ratio) prisonnière du principe de contradiction, est capable de saisir cette coïncidence, parce que chaque être est comme une pierre spéculaire qui reflète la réalité toute entière.

Nicolas illustre l’idée de l’unité dans la multiplicité avec l’exemple d’une droite infinie qui serait en même temps un triangle (dont la base aurait une étendue maximale et les côtés une hauteur minimale), et un cercle (dont le diamètre serait infini). La multiplicité des mondes coïncide ainsi avec son unité, ceux-ci n’étant que la somme de ses aspects ou visages possibles.

Notons que le philosophe se sert de symboles mathématiques pour étayer ses thèses métaphysiques. Ceci semble être une constante pour les pensées dominées par le paradigme visuel.

Après ces premières approches antiques et médiévales, le concept des mondes possibles est définitivement entré dans la discussion philosophique avec l’ouvrage de Leibniz Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. Le mot « théodicée » a été formé par le philosophe à partir de ses composantes théos, « Dieu », et diké, « justice » pour désigner un des grands problèmes auxquels la philosophie occidentale s’est vue confrontée, à savoir l’existence du mal dans un monde créé par un Dieu bon et omnipotent. Leibniz a cherché à le résoudre par le raisonnement suivant : il y a, dans la pensée de Dieu, une infinité de mondes possibles. De par sa bonté, Dieu a forcément choisi le meilleur de ces mondes, ce qui ne veut pas dire que ce soit un monde parfait. Dans la mesure où il est fini et la finitude en soi une imperfection, le mal – l’imperfection par excellence – y est inévitable, mais limité au strict nécessaire.

Si l’argument de théodicée de Leibniz n’a pas convaincu les générations à venir, l’idée des mondes possibles s’est avérée féconde. Elle a été appliquée dans nos deux figures du langage, où elle apporte des solutions spécifiques à l’épineux problème des rapports entre la réalité et sa transposition linguistique.

En philosophie, l’idée des mondes possibles apparaît dans la métaphysique, paradigme de la figure du langage dominée par la typologie de la vision. Les méthodes appliquées pour atteindre ces mondes sont celles de la logique, plus précisément de la logique modale, qui s’intéresse à la nécessité, la possibilité et la contingence des énoncés. Il est significatif que pendant toute sa vie, Leibniz ait tenté d’élaborer une logique modale si parfaite que la théodicée pourrait se résumer à un calcul : le parallèle avec Raymond Lulle et Nicolas de Cues sur ce point est frappant.

Les premiers penseurs modernes à s’intéresser au concept des mondes possibles sont également des logiciens, représentants de la métaphysique contemporaine. Dans les années 1950, Saul Kripke et David Lewis ont inauguré un nouveau débat sur le sujet, et à partir des années 1960, la théorie des mondes possibles occupe une place centrale dans différentes écoles philosophiques du monde anglo-saxon, ainsi qu’en théologie et dans la théorie de la littérature.

Ces disciplines, tout en s’intéressant à des aspects différents du problème, partent toutes de l’intuition que tout ce que nous voyons pourrait être autrement. Tout ce que nous pouvons décrire, pourrait aussi être autrement…82

Or, pour ces philosophes, tout ce qui pourrait être autrement dans l’univers, constitue un monde possible, lequel est lié au nôtre par une relation dite d’accessibilité. Notre réalité actuelle n’est qu’un de ces mondes. Leur nombre est infini, mais leur statut ontologique reste controversé.

La plupart des philosophes défendent la thèse mentaliste, selon laquelle notre monde est le seul à exister réellement, les autres étant de pures fictions intellectuelles. En revanche, le courant du réalisme modal élaboré par David Lewis estime que tous les mondes possèdent un même degré de réalité, bien qu’ils ne se tiennent pas dans un rapport spatial, temporel ou causal avec le nôtre83.

Pour définir la place du monde actuel parmi tous ces mondes également réels, Lewis a formulé une théorie indexale de l’actualité. Celle-ci devient un embrayeur sémantique comme les termes je, tu, ici, maintenant qui changent de signification selon le sujet qui l’emploie.

Dans la théorie littéraire, la notion des mondes possibles a été utilisée84 pour définir le statut de la fiction, son rapport avec la réalité et le concept de vérité littéraire. C’est une notion formelle.

D’une façon générale, c’est bien de forme qu’il s’agit dans ces démarches. En examinant les modèles de mondes possibles dans la philosophie contemporaine, on est frappé par le fait que leur trait essentiel semble être leur inconsistance, leur manque de contenu. La pensée qui obéit au paradigme visuel s’intéresse à la forme logique de ces mondes, aux lois qui y règnent85, non à leur mystère. Il n’y a rien, dans ces mondes infinis, qui nous concerne vitalement. Ce sont de pures abstractions qui se décrivent aussi bien au moyen de chiffres que de mots. La connaissance que nous pouvons en avoir est une mathésis86 : cela prouve à nouveau que l’abstraction est une des facultés les plus caractéristiques de la vue.

De ces mondes, il n’est pas besoin d’en dire ici davantage, car ils n’ont rien à voir avec le langage en tant que son humain. Quand l’abstraction devient complète, le sens de l’ouïe n’entre plus en interaction avec la vue.

Les incursions dans les mondes possibles du paradigme auditif, vers lesquels nous nous tournons maintenant, confirment la différence d’approche des deux sens.

Le concept des mondes possibles en religion et en littérature, et ses liens avec le paradigme auditif.

Commençons par un petit texte de Kafka, qui concentre in nuce toute la problématique des mondes possibles en religion et en littérature. Ceux-ci correspondent à l’immense domaine du spirituel et de l’imaginaire, lequel pose des problèmes spécifiques au langage. Comment parler de réalités non-matérielles ? Peut-on, par le langage, intégrer celles-ci à la vie de tous les jours ? De quelle manière doit-on concevoir la fonction du langage dans (ou entre) les deux ordres du matériel et du spirituel ?

Lisons :

Des paraboles

« Bien des gens se plaignent du fait que les paroles des sages ne sont jamais que des paraboles, inapplicables dans notre vie quotidienne – alors que c’est la seule que nous ayons. Quand un sage dit : « Passe de l’autre côté ! », il ne veut pas dire que nous devons nous rendre de l’autre côté, chose qu’après tout nous serions capables de faire si le résultat du trajet en valait la peine, mais il veut parler de quelque au-delà mythique que nous ne connaissons pas, que lui-même serait d’ailleurs bien en peine de définir, et qui ne nous aiderait en rien à notre vie d’ici-bas. En fait, toutes ces paraboles signifient seulement que l’insaisissable est insaisissable, et cela, nous le savions déjà. Mais les problèmes avec lesquels nous nous débattons dans notre vie de tous les jours sont des choses tout à fait différentes. »

Sur quoi quelqu’un dit : « Pourquoi vous défendre ? Si vous suiviez les paraboles, vous deviendriez vous-mêmes des paraboles et seriez alors libérés du labeur quotidien. »
Un autre dit : « Je parie que ceci aussi est une parabole. »
Le premier répondit : « Tu as gagné. »
L’autre dit : « Mais hélas seulement dans la parabole. »
Le premier répondit : « Non, en réalité. Dans la parabole, tu as perdu. »
Franz Kafka87

Dans ce récit, Kafka nous comble et nous frustre à la fois. Aussitôt donné, il nous retire l’enseignement que nous croyons pouvoir en tirer, pour le remplacer par quelque chose qui n’est pas un enseignement. En écrivant une parabole sur les paraboles, il infirme, tout en la confirmant, la fonction de celles-ci comme paradigme de toute écriture et comme quintessence du langage.

Le texte se structure en deux parties. Dans la première, il oppose les sages, qui parlent en paraboles et vivent à leur niveau, aux gens ordinaires qui se débattent dans la vie quotidienne. Entre les deux, la communication paraît impossible. Avec une simplicité apparente, le récit insiste sur le fossé qui existe entre les mondes imaginaire et réel, entre théorie et pratique, pensée et action.

Cette simplicité est démentie par la deuxième partie du récit, un dialogue à rebondissements tels qu’on sort de sa lecture non pas avec une ou plusieurs idées susceptibles d’être traduites en énoncé didactique et maniable, comme il sied à une parabole, mais avec le sentiment désagréable d’avoir été berné. Le sens n’est pas celui auquel on s’attendait, ni même son contraire. Il est les deux à la fois. Essayons de comprendre :

Un premier interlocuteur conseille à un deuxième, porte-parole des gens ordinaires, de faire le saut dans la dimension symbolique afin d’échapper aux soucis quotidiens et, vivant ainsi dans l’imaginaire, de devenir soi-même une parabole.

Ceci est à nouveau une parabole !  rétorque le second. Le premier confirme Tu as gagné, en faisant cette précision déroutante : tu as gagné en réalité ; mais dans la parabole, tu as perdu

La première partie de l’énoncé ne pose pas de grands problèmes d’interprétation. On comprend que le fait de vivre à un niveau imaginaire, où les soucis quotidiens s’effacent, constitue un gain dans la réalité. Mais pourquoi, par là même, perd-t-on dans la parabole ? Parce qu’il est faux de dire que c’est une parabole si, en suivant les paraboles, on devient soi-même une parabole. C’est faux, parce qu’on le devient réellement, on ne se trouve donc plus sur le plan de la fiction.

Cependant – et là Kafka opère un nouveau renversement logique pour atteindre un troisième, puis quatrième niveau d’argumentation – ces efforts sont vains, car le fait de passer de l’autre côté, dans cet au-delà mythique, reste une parabole. Il est donc d’ordre symbolique, et non réel. Mais il l’est en tant que parabole, qui engendre de la part de ceux qui la suivent une attitude dans la réalité.

Cette oscillation entre les ordres du réel et de l’imaginaire n’a pas de fin et ne permet aucun système de référence fixe. On ne saura jamais si le résultat du trajet en vaut la peine… Dans ce conte, non seulement l’insaisissable reste insaisissable, ce que nous savions déjà, mais le saisissable le devient aussi. Qui sont les sages ici ? Disent-ils la vérité, et est-ce une vérité supérieure à celle des gens ordinaires, ou une illusion ? Nous ne pouvons rien affirmer avec certitude.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ceci n’est pas un constat d’échec. Plutôt de l’ironie, qui permet de dépasser le dilemme. Dans sa parabole, Kafka montre la nécessité d’une compréhension double, qui est le propre du genre.

Toute parabole a en effet un but didactique, dont on peut déduire un message pour la vie quotidienne. Cependant, il y a toujours en elle un reste insoluble, qui est de l’ordre de la poésie. Il réfère à un monde possible, et non pas au nôtre. Il faut donc soutenir en même temps les deux thèses de la réalité et la pertinence et de l’inconsistance de l’imaginaire, lequel restera à jamais insaisissable.

Dans le texte de Kafka, la parabole est prise comme paradigme de tout discours poétique, et le problème esquissé est celui de la fonction médiatrice du langage entre le réel et l’imaginaire. Un gouffre existe entre le monde réel, qui tient prisonniers tous ceux qui ne s’élancent pas de l’autre côté, et celui des sages, qui vivent à un niveau symbolique sans liens avec cette réalité-là. Entre les deux mondes, le langage bâtit des ponts, car malgré leurs différences, ils dépendent l’un de l’autre, et ne seront complets que pris ensemble.

Rilke, dans La mélodie des choses, avait pressenti les difficultés d’une telle entreprise et avait situé les ponts non pas en nous, mais sur le fond resplendissant des innombrables voix à travers lesquelles l’univers résonne. Son but était pourtant le même que celui de Kafka : lier les différents plans de l’existence pour en faire un monde complet.

C’est l’ambition de toute écriture, mais les chemins qui y mènent sont divers, car le langage ne peut pas directement exprimer les mondes spirituels qu’il vise. Les cachettes sont innombrables, note encore Kafka, il n'y a qu'un salut, mais les possibilités de salut sont aussi nombreuses que les cachettes. Il y a un but, mais pas de chemin; ce que nous appelons chemin, c'est l'hésitation88.

Trial and error 89: c’est en hésitant que le langage, quand il suit le paradigme auditif, passe entre les différents mondes. Ces hésitations le rendent fugitif et évanescent, mais résonnant aussi, et créatif, à l’instar du son qui se transforme tout en se perdant. Les mondes possibles qu’il vise sont pleins de surprises. On n’en connaît pas la forme, mais leur contenu se montre à nous. Comme le mystique de Wittgenstein, il nous perturbe et nous enrichit. Examinons trois de ces mondes, particulièrement significatifs, parce qu’ils sont à la fois indépendants et liés : la prière, la poésie et le mensonge.

La prière90

Dieu est la lumière des cieux et de la Terre !

Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe.
La lampe est dans un verre.
Le verre est comme une étoile brillante.
Cette lampe est allumée à un arbre béni :
un olivier, qui ne provient ni d’orient ni d’occident,
et dont l’huile éclaire
sans que le feu la touche.
Lumière sur lumière !
Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut.
Dieu propose aux hommes des paraboles.
Dieu connaît toute chose.
Coran, XXIV, 35

Il dit : Existe-t-il un chemin plus court que la prière pour approcher Dieu ? Il répondit : Encore la prière91.
Djalâl-od-Dîn Rûmî

Premiers chants à monter, premiers textes à être transmis : dans toutes les civilisations, la prière inaugure la poésie. Le phénomène est si général qu’il mérite qu’on s’y arrête. La prière n’est-elle pas en soi un paradoxe ? Bien qu’elle soit une invocation qui suppose un interlocuteur, il n’y a pas de parole qui lui corresponde. La prière s’adresse à un absent qui ne lui répondra pas.

Cependant, cet absent, s’il reste muet, n’est pas indifférent. Il écoute. Toutes les religions considèrent que la prière est sollicitée et attendue de Dieu (ou les dieux). D’où les nombreuses représentations d’oreilles démesurées chez les êtres surnaturels auxquels la prière s’adresse, par exemple dans les églises romanes et gothiques ou les ex-voto, mais aussi dans le bouddhisme et la statuaire hindoue. Le divin est tout ouïe.

Le pauvre a crié, le Seigneur l’écoute, et de toutes ses angoisses Il le sauve, dit le psalmiste92. La participation divine à l’acte de prier ne s’arrête pas à la réceptivité, elle sauve par une écoute active et consolatrice. Son silence est plein et efficient, il fait partie intégrante de la prière.

Le hassidisme stipule même que l’entité réelle qui prie n’est pas l’homme, mais la Présence divine elle-même. Celle-ci s’installe dans l’homme dès qu’il lance la prière, et provoque un mouvement de retour de la parole vers le Dieu transcendant. La voix humaine sert alors de substrat à la voix divine, elle est son mode d’autoréalisation93. Saint Augustin a formulé la même idée dans son commentaire des psaumes : Comment crions-nous, si c’est Lui-même qui crie en nous, sinon parce qu’Il nous a fait crier lorsqu’il a commencé d’habiter en nous 94?

Un mouvement semblable fonde la bénédiction : tout comme Dieu bénit l’homme, l’homme bénit Dieu, dans un va-et-vient permanent qui unit les mondes disparates. La voix traverse le gouffre qui les sépare.

Car avec l’homme, l’univers entier est en prière. Les anges, les esprits, les puissances supérieures, tout le cosmos prie le Créateur – ou, dans les religions orientales, l’Absolu impersonnel sous la forme que les mots peuvent atteindre.

La prière n’a donc rien d’un soliloque. Elle implique l’existence d’une altérité, et pourrait se définir comme un dialogue avec le silence divin. Car c’est bien d’une relation qu’il s’agit ; simplement, elle est asymétrique, l’inégalité foncière entre les deux partenaires ne sera jamais abolie. Mais il y a interaction entre le silence divin et la parole humaine qui le reçoit. Quand celle-ci lui fait accueil, il la rend féconde.

La raison en est que la ténèbre plus que lumineuse du silence 95dont le priant se fait l’interprète, est le garant de mondes possibles. Si le dialogue avait lieu dans notre monde actuel, il serait symétrique et la réponse serait verbale. Mais le silence ouvre une brèche dans le vide au-delà de l’espace-temps. Ce vide est le sacré, que le poète, en composant sa prière, rend accessible.

Le passage des trompettes
Au fond de l’incandescent
Texte vide,
À hauteur de flambeau,
Dans le trou du temps :
Apprends à entendre
Avec la bouche.
Paul Celan96

En se faisant le porte-parole d’un message qui lui arrive d’ailleurs, en entendant avec la bouche, le poète devient créateur. En cela, il est pareil au prophète, mais son ambition est autre. Il n’est pas le porte-voix du divin, mais il cherche à recréer, par ses propres moyens, une expérience qui le dépasse. C’est sa grandeur, mais aussi sa fragilité : son texte, creusé dans le trou du temps, est vide, parce qu’incomplet. Il n’exprimera jamais qu’une infime parcelle de ce que le poète a entendu.

C’est aussi l’opinion défendue par les Veda, les écrits fondateurs de la tradition hindoue composés entre 1800 et 800 ans avant notre ère, qui constituent la première partie de la shruti. Ce mot, souvent traduit par révélation, signifie littéralement ce qui a été entendu. Car les poètes, appelés les maîtres de la parole, sont ceux qui ont entendu la vibration originelle encore indifférenciée et lui ont imposé des limites, en lui assignant des domaines avec les mots. À l’intérieur de ces limites, elle devient disponible pour l’homme. C’est là seulement qu’il peut s’en servir tout en restant relié à ses origines.

Plusieurs hymnes célèbrent la Parole parlante, harmonieuse, institutrice des dieux97 qui protège le bon poète et détruit le mauvais. Dans toutes les traditions religieuses, la composition poétique et l’action rituelle sont étroitement liées. Chaque sacrifice nécessite une parole. C’est grâce à elle qu’il acquiert sa direction et son sens. Elle accompagne l’action et en explicite l’intention. C’est pourquoi la prière est généralement considérée comme l’offrande préférée des dieux (ou de Dieu), avant le sacrifice, l’aumône et les bonnes actions98.

Car les maîtres de la parole, en déterminant la place de chaque être, homme ou divinité, découvrent les structures de l’ordre universel et les rendent apparentes. J’ai parcouru tous les mondes afin de voir quel est le fil de l’Ordre cosmique étendu ! se vante l’un d’eux99.

La place du poète-liturgiste est donc prééminente. Cependant, il sait lui-même que sa réussite n’est pas garantie, parce que ses mots restent limités, prisonniers de sa condition : la Parole recèle une surabondance cachée, qui ne s’incarnera jamais dans le langage des humains.

La Parole est mesurée en quatre quarts que connaissent les Brahmanes doués d’intelligence.
Trois demeurent cachés et immobiles ; les hommes parlent le quatrième quart de la Parole100, disent encore les Vedas.

Ainsi, entre les deux parlers divin et humain, il n’y a pas d’adéquation. La parole divine reste majoritairement celée dans le silence ; et la parole humaine, tout en la visant, ne peut l’atteindre, bien qu’elle en dépende. Une idée semblable se rencontre dans la Kabbale, où il est dit que depuis la faute du premier homme, la Voix est séparée de la Parole, qui doit être actualisée pour devenir audible. Mais dans l’histoire humaine, cette actualisation reste intermittente et incomplète, le gros du discours qui, dans cette pensée, correspond à la totalité de l’univers, demeure à jamais imperceptible.

Le travail de l’auteur des prières est donc aussi délicat qu’important. Il peut échouer, et cela de plusieurs manières. Parfois ce sont les moyens qui lui font défaut : le langage ne réussit pas à exprimer l’immensité de l’expérience vécue. Parfois, au contraire, c’est l’élan du priant qui n’est pas à la hauteur de l’objet visé. Il en résulte une impression de surenchère, un sentiment de honte, qu’on rencontre dans de nombreuses prières. Au XIIIe siècle le grand Rûmî, fondateur de l’ordre des derviches tourneurs, à qui on doit les prières parmi les plus belles qui existent, se décourage en plein milieu d’une composition :

Je prie. Gestes vains. Paroles inutiles,
prière d’hypocrite, inerte et monotone.
J’ai honte de ma prière, Seigneur, j’ai honte !
Je n’ose plus lever mes yeux vers Toi.
Pour oser la prière, il faudrait être un ange,
mais je suis en exil, déchu et perverti.
Silence donc ! Silence à ma prière !
Seigneur, elle ne peut T’atteindre. …101

Yunus Emre qui, quelques décennies plus tard, avait choisi de s’exprimer en langue vernaculaire102 pour garantir l’authenticité de sa prière, reste pareillement désemparé devant le décalage entre la grandeur de la tâche et sa propre insuffisance :

Mon apparence est sans reproche
mais mon cœur incapable de prière
il n’est pas dans Bagdad
plus grand menteur que moi. (…)
Célèbre est le nom de Yunus
Mais ses prières, rien que mensonge.
Hélas, que la grâce du Seigneur
Me pardonne mes fautes103!

Les exemples sont multipliables à volonté. Toutes les religions soulignent la difficulté de la prière. Chez les chrétiens, les pères du désert en étaient déjà conscients :

 Abba Agathon. Les frères lui demandèrent encore : Père, quelle est, parmi les bonnes œuvres, la vertu qui demande le plus d’effort ?  Il leur répondit : Pardonnez-moi, mais je crois qu’il n’y a pas d’effort plus grand que de prier Dieu. (…) Quelle que soit la bonne œuvre qu’entreprenne un homme, s’il y est persévérant, il y obtiendra du repos. Mais pour la prière, il lui faudra combattre jusqu’à son dernier soupir104.

La difficulté tient d’abord à l’irréductible inégalité du destinateur et du destinataire. Sache devant qui tu te tiens105! Cette injonction écrite dans toutes les synagogues sert d’avertissement. Seul un langage pur, sans scories, convient à qui veut s’adresser à Dieu. Or, comme toute parole créatrice et poétique, la prière est ambiguë - Rûmi et Yunus Emre, comme tant d’autres, en ont fait la douloureuse expérience.

Il n’est donc pas étonnant qu’une des premières demandes adressées à la divinité soit partout celle de la parole juste. Comment faut-il prier ? Pour qu’une prière soit efficace, il faut s’y préparer, car elle demande toute la force, toute la concentration de l’homme. Sur ce point, les grandes religions sont d’accord. Le Talmud dit par exemple que quelqu’un qui revient d’un voyage et dont les pensées sont encore ailleurs, ne doit pas prier pendant trois jours106.

Une autre question fréquemment posée est celle du contenu de la prière. Que peut-on, et que n’a-t-on pas le droit de demander ? Même si l’entité supérieure à laquelle elle s’adresse écoute toujours, toute prière ne sera pas exaucée. Certaines sont inconvenantes, voire absurdes. Comme exemple d’une prière vaine, le Talmud cite la demande de changer le passé107.

Saint Augustin est particulièrement radical dans sa critique de la prière en tant que requête. Il condamne toute demande purement personnelle et considère la prière comme un apprentissage du désir108. Nous ne devons pas chercher à plier la volonté divine comme dans la magie, mais faire naître en nous une écoute capable d’accueillir cette volonté comme si c’était la nôtre. Pour saint Augustin, c’est cette écoute qui confère à l’homme sa stature. Penser, dit-il, c’est écouter. N’écouter que soi-même équivaut à la surdité, alors que la bonne écoute nous ouvre sur le monde et a comme conséquence un élargissement de la conscience, une participation à la vie de tout ce qui nous entoure.

C’est pour cette raison que le Chema Israël, l’Écoute Israël109, est pour les Juifs le centre de toutes les prières. Il rythme leurs levers et couchers. C’est la première prière qu’on enseigne aux enfants, et c’est celle que disent les mourants. Ses paroles, consignées dans la Bible110 et transmises à travers les millénaires, ont acquis un poids pareil à nul autre, elles sont devenues le symbole de la foi et représentent un condensé du destin juif.

Les rabbins recommandent de ne pas dévier d’une lettre de la forme scripturaire de la prière que la tradition a approuvée et grandie à son usage111. C’est un trait commun des religions que de considérer la prière collective comme plus importante et plus efficace que la prière individuelle, parce qu’elle exprime les espoirs et les craintes de toute la communauté. Les grands événements de la vie humaine, de la naissance à la mort, sont consignés dans les différentes liturgies. Même si quelqu’un dit ces prières seul, tout un chœur se fait entendre à travers les formules consacrées, selon le principe de résonance qui opère partout dans le paradigme auditif. Les voix qui l’ont prononcée aux différentes époques à travers le monde élargissent la prière, lui confèrent un poids supplémentaire.

Et c’est là, le miracle de la liturgie, le pouvoir de son verbe, le prodige toujours renaissant des paroles créées par des temps révolus, des oraisons apprêtées par des siècles morts112!

Néanmoins, et ceci est à nouveau dû au caractère ambigüe de la parole humaine, cette force est constamment menacée de se transformer en faiblesse. Un des grands dangers de la prière est la routine, qui vide la parole de son contenu. L’élan, la concentration diminuent, et il reste une liturgie, c’est-à-dire (…) une opération mystique ou symbolique, décomposée en actes ou en phases, organisée en spectacle113. Déchéance : l’orator, l’homme de prière, devient orateur…

Élévation ou mensonge de la prière ? Le secret réside dans la vérité de l’intention. C’est elle qui fait que la parole humaine se renouvelle sans cesse, et cela au sein même de la répétition. Le désir de répondre à l’appel divin met en branle un mouvement circulatoire du bas vers le haut et du haut vers le bas. C’est la sincérité avec laquelle l’homme s’investit dans sa tâche qui garantit une création continue.

*

Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche dira ta louange 114. Selon le psalmiste, la parole juste ne peut être que louange. Et effectivement, c’est elle qui définit en premier les prières. L’étymologie du mot dans les différentes langues le prouve. En hébreu, les Psaumes sont des tehillim (תהילים), des louanges, de la même racine qu’alléluia, « louez Dieu » ; en sanskrit, ric, le vers d’un texte sacré, vient d’arc, louer ; en grec, hymnos (ύμνος), hymne désigne directement la louange ou le psaume, comme le laus latin, pour ne citer que quelques exemples.

La louange est le chant de l’âme, l’expression d’une plénitude qui dit l’émerveillement devant la beauté, devant le mystère du monde. Il y a un lien direct entre la prière, la louange et la musique. Partout, les prières étaient chantées et/ou accompagnées par des instruments. Le grec psalmos (ψαλμός) signifie jeu de cordes, parce que la plupart des psaumes sont précédés d’indications musicales. Il en va de même pour les autres religions : la musique se charge de cette part de la prière que la parole ne peut exprimer. La jubilation est vocale, mais non forcément verbale.

La première caractéristique de la louange est qu’elle ne demande rien. Elle est effusion dans son essence, son trait principal est la gratuité. Or, par un retournement inattendu, c’est elle qui révèle l’homme à lui-même et le monde à l’homme.

Montent vers celui
qui les écoute
des milliards de chants qui finissent
par trouver en lui
un point de convergence115.

La louange est une anthropophanie en même temps qu’une révélation du monde comme cosmos, comme ordre et beauté. Toutes les spiritualités soulignent cette caractéristique de la prière :

Sauve les hommes de leur ignorance funeste
Dissipe celle-ci, ô père, loin de leur âme ; et accorde-leur d’atteindre
La pensée qui te guide pour tout gouverner avec justice,
Afin qu’honorés de toi, nous te rendions honneur,
Chantant tes œuvres sans cesse, comme il sied
À un mortel, puisque ni pour les hommes il n’est plus grand privilège
Ni pour les dieux, que de chanter à jamais, dans la justice, la loi universelle116.

Ordre et beauté : l’homme, en tant que microcosme, prête sa voix à toutes les créatures muettes qui louent Dieu à travers elle. Il en résulte un chant polyphone qui témoigne de la gloire divine.

Cependant, la louange humaine est toujours traversée par la douleur de sa finitude, et prête à se muer en plainte. Pour saint Augustin, l’expérience d’un manque existentiel fait de la temporalité entière un lieu de gémissement. Gémir est le terme utilisé pour le chant des tourterelles, chant fait d’amour et de douleur. Il est mû par le désir, parce qu’il aspire à autre chose que le quotidien – sa visée sont des mondes possibles. Saint Augustin pense que c’est justement là que réside notre chance de saisir quelque chose de notre condition:

Et ce n’est pas peu de choses que l’Esprit nous apprenne à gémir : il nous faut comprendre, en effet, que nous sommes en exil, il nous enseigne à soupirer vers la patrie, et nous gémissons de ce désir117.

L’essence de la prière de l’homme est ainsi la dialectique entre la plainte et la louange. Là encore, les étymologies sont utiles à la compréhension, car dans toutes les religions, il existe plusieurs mots pour désigner la prière. La supplication, la demande s’ajoutent à la glorification du divin, la contrebalancent et la complètent : depuis toujours, l’homme est un être de louange et de plainte à la fois.

À présent nous louons Dieu : mais nous demandons aussi à Dieu. Notre louange comporte de la joie, notre prière a le gémissement en partage. Il nous a en effet été promis quelque chose que nous n’avons pas encore, et parce que celui qui l’a promis est véridique, nous nous réjouissons en espérance. Mais parce que nous ne l’avons pas encore, nous gémissons de désir118.

Ce gémissement vient de profundis, mema’a-makim (ממעמקים119), et monte vers le divin : la prière suit un mouvement ascendant. Parfois cependant, il descend : le mot utilisé en hébreu pour décrire l’ascension du Char d’Ézéchiel n’est pas la montée, mais la descente, ירידת מרכבה (yeridat mercaba). Cette descente n’est pas une chute, mais une plongée dans l’intérieur, au plus profond de l’âme, là où il n’y a plus de dualité et où elle se confond avec le divin.

Dans les deux formes de mouvement, ascendant ou descendant, la prière procède à une inversion du lieu vital, un dé- et recentrement, une circulation d’énergie. Pour certains, celle-ci s’effectue à travers l’activation du souffle intérieur, qui met l’orant au diapason du cosmos. C’est le cas des religions orientales, du bouddhisme, de l’hindouisme, et du taoïsme notamment, mais aussi de l’hésychasme dans l’orthodoxie chrétienne. Dans les religions monothéistes, c’est l’idée d’unification qui prévaut.

Unification de nous-mêmes ; de l’acte et de la parole ; des mondes d’en haut et des mondes d’en bas : toujours, il s’agit de créer un lien. Le Baal Shem Tov, fondateur du hassidisme, dit à ce propos 120:

Pendant la prière et ton étude tu unifieras chaque son et chaque énonciation de tes lèvres, parce que dans chaque lettre il y a des mondes et des âmes, et quelque chose de divin ; et ils montent et se combinent et s’unifient avec la Divinité ainsi que les uns aux autres, et l’âme sera intégrée dans la Divinité avec eux.

Par ces opérations de circulation d’énergie ou d’unification, la prière se rend maîtresse du temps. Elle oppose à la flèche, qui va inexorablement du berceau à la tombe, un temps cyclique consolateur, qui rythme la journée, la semaine et l’année, en marquant les événements de la vie humaine du sceau du sacré. Il intègre aussi les morts, car c’est le même Dieu (ou les mêmes dieux), avec lequel (lesquels) ils entretiennent une relation à la fois semblable et différente de la nôtre.

Prenons comme exemple le Talmud, qui débute par le traité ברכות(Berakhot), Bénédictions. Ce traité est une longue réflexion sur le temps qui se construit grâce à la prière. Tous les aspects de la vie juive sont compris dans son cycle. La journée commence par l’action de grâces, et continue par la bénédiction de divers aspects de la vie corporelle, de l’étude et du travail, la récitation du Chema, de l’Écoute Israël, de différents psaumes et le rappel d’évènements fondateurs de l’histoire juive. Le temps ainsi ordonnancé est mis au service de l’homme et n’œuvre plus contre lui.

Nous touchons là au sens même de la prière, dont le but est la liberté. Il y a, en effet, un pouvoir transformateur de la prière qui va dans le sens d’un affranchissement. La prière métamorphose le priant s’il se concentre de toutes ses forces sur ses mots, ses sons et son rythme ; ou sur un mot seulement, qui vide la conscience et fait de lui une pierre spéculaire. Le voilà enrichi. Emerson écrit à ce propos :

Is not prayer also a study of truth, a sally of the soul into the unfound infinite? No man ever prayed heartily without learning something121.

De même Saint Augustin :

Dieu ne donne pas toujours ce qu’on demande, mais il se donne toujours lui-même à qui le demande en vérité122.

Pour le christianisme orthodoxe, toute prière a la capacité de transfigurer l’orant. C’est la raison pour laquelle la première icône que peint un iconographe représente la transfiguration du Christ sur le Mont Tabor, qui symbolise la métamorphose de l’être qui entre en contact avec le divin. Cette métamorphose tient au fait que la prière est un échange, un mouvement continu du donner et du recevoir. La liturgie orthodoxe a condensé cela dans une seule phrase :

 Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons pour tous et en tout123.

Ainsi, dans la prière, il ne s’agit jamais d’un cycle fermé, donc vicieux, mais bien d’une ouverture vers l’indéterminé. Cette ouverture s’opère grâce à la parole :

Et Dieu, en se donnant, se transforme en parole (et devient le Logos) pour que cette parole lui revienne en retour comme prière, en laquelle la parole abandonne son sens habituel, indicatif et nommable, pour un sens détaché du visible. La prière exprime par là, en employant les paroles, le sacrifice de la parole elle-même : surmonter l’ordinaire de la parole en érigeant dans l’inconnu une diction de nature inconnue124.

Non-lieu essentiel de la prière, cette u-topia est l’espace libre et ouvert dont parle Celan125. Elle y arrive grâce à la voix, ce son proprement humain qui s’élève, capable d’ouvrir des univers parallèles et de jeter des ponts entre eux :

Errant, si tu te tiens au seuil de la maison
Debout, non plus devant, mais dans la vision,
Recevant et reçu, par-delà toute errance,
Ta nuit sera changée en ce feu qu’elle voit,
Le feu t’enseignera ta véritable voix :
L’espoir en la parole est promesse du monde126.

La poésie

 À quoi le poète est-il fidèle ? demande Giorgio Agamben dans son Idée de la prose127, sachant que ce dont il s’agit ne pourra être facilement défini. Quelle forme donner à un vœu jamais formulé, et peut-être pas formulable ? Agamben laisse à Hölderlin le soin de répondre. Celui-ci note pour sa traduction de l’Œdipe de Sophocle, que le dieu et l’homme, afin que la mémoire des célestes ne disparaisse pas, communiquent sous la forme, oublieuse de tout, de l’infidélité128. Et au philosophe italien de conclure : La fidélité à ce qui ne peut être thématisé, mais pas non plus passé sous silence, est une trahison d’ordre sacré, dans laquelle la mémoire, en tournant aussi vite que le sens du vent, se retrouve face au front neigeux de l’oubli. Ce geste retourné, cette accolade de la mémoire et de l’oubli, qui préserve en elle l’identité de l’inoubliable et de l’immémorial, c’est cela la vocation129.

Le poète vit sous le signe d’une vocation, il suit une inspiration. Ce mot vient de spiritus, esprit, dont l’origine est transcendantale ou du moins, suprahumaine130. Or, au moment même où le poète se comprend comme tel, et non plus comme le réceptacle d’une voix divine qu’il ne fait que transcrire, il quitte l’ordre religieux d’où il vient. Cela a des conséquences directes sur sa vocation qui, du fait de cet éloignement, ne peut s’exprimer autrement qu’à travers une trahison : mais celle-ci est d’ordre sacré.

Ainsi, quand la poésie devient consciente d’elle-même, un chemin s’ouvre devant elle, qui est à la fois le prolongement de l’ancien et une direction nouvelle, ou plutôt, plusieurs directions. Dans la tension entre la mémoire et l’oubli, entre la fidélité et l’infidélité, prend place la gratuité du jeu. Des forces contradictoires s’expriment dans la poésie, à l’instar de cet attelage dont les chevaux tirent dans des directions inverses. Lequel suivre, lequel abandonner ? Le poète arrivera-t-il à maîtriser ses chevaux, à leur imposer une cadence et une direction commune ?

Car c’est à lui, et à lui seul, qu’incombe la tâche d’unir les ordres disparates, et c’est pourquoi son importance, dans les sociétés anciennes, ne peut guère être surestimée. Que ce soit en Inde sous le patronage du grand Dieu Krishna ; en Chine, où la poésie était la discipline suprême, qui servait de critère aux examens ; où des copies de poèmes célèbres comptaient comme monnaie d’échange sur les marchés ; ou bien en Occident, qui a confié sa mémoire à Homère l’aveugle, aux aèdes, aux bardes et aux scaldes : partout le poète a été un personnage éminent, et son art était considéré comme essentiel pour la vie de tous.

Avec le passage du temps, sa fonction a cependant perdu de sa gloire initiale. Tout en conservant une place à part dans la société, qu’il restera à circonscrire, le poète n’est plus considéré comme son porte-parole, il parle désormais en son nom propre.

Chaque civilisation a élaboré un, voire plusieurs prototypes de la figure du poète. Nous verrons que malgré la distance culturelle et temporelle qui existe entre nos différents exemples, l’extrême complexité, l’ambiguïté profonde de chacun de ces personnages, qu’ils soient divins ou humains, leur confère un indéniable air de famille. L’Occident s’avère particulièrement riche en la matière, puisant, comme si souvent, à la fois dans ses héritages grec et juif.

Voyons d’abord la figure du patron grec de la poésie, le grand dieu olympien Apollon. Il est suivi des muses, filles de Zeus, le principe créateur suprême, et de Mnémosyne, la mémoire : toute fécondité artistique trouve sa clé dans cette ascendance. L’île de Délos s’était couverte d’or, de lumière solidifiée, à la naissance du dieu131. C’est pourquoi on l’appelle Phoibos ou Phébus, le brillant. Tout de suite après la délivrance, il se dresse du lit, réclame ses attributs, l’arc et la cithare, et affirme ses pouvoirs :

Et Phoibos Apollon dit aussitôt aux Immortelles : « Qu’on me donne la cithare amie et l’arc recourbé, et je révélerai aux hommes les véritables desseins de Zeus. » Ayant ainsi parlé, l’Archer Phoibos aux longs cheveux descendit sur la terre aux larges chemins, et toutes les Immortelles étaient stupéfaites132.

Apollon se désigne lui-même comme le dieu du chant, de la musique et de la poésie comprise comme oracle, qu’il unit sous la forme d’une danse sacrée. L’idée de cycles qui déterminent selon la conception des anciens Grecs la nature, la vie humaine et l’Histoire, est symbolisée par cette danse à l’attrait de laquelle même les dieux ne résistent pas :

Et le fils de l’illustre Léto, faisant résonner sa cithare creuse, et couvert de vêtements ambroisiens et parfumés, s’avance vers la rocheuse Python ; et à l’aide du plectre, sa cithare d’or rend un son harmonieux. De là, comme la pensée, s’élançant de la terre vers le grand Olympos, il entre dans la demeure de Zeus, au milieu de l’assemblée des autres Dieux, et aussitôt, les Immortels ne songent plus qu’à la cithare et au chant133 .

Si l’image que nous conservons d’Apollon est surtout celle du musagète, ses fonctions dépassent largement le domaine que nous assignons aux arts. Callimaque, tout comme Platon, attribuent à ce dieu un rôle de bâtisseur, de fondateur et de législateur, éclairant ainsi l’antique alliance entre le pouvoir et le poète, lequel détenait la fonction de scribe et de voyant, d’historiographe et de guérisseur. Il établissait les annales et gardait la mémoire des mythes, des invocations, des prières ; il transmettait, en les élaborant, les proverbes, les chants de travail et les formules magiques.

Distinguer l’intérêt général des intérêts privés, le sacré du profane, interdire les unions vagabondes, régler la condition des époux, fonder des villes, graver les lois sur des tables de bois, tels furent les premiers effets de la sagesse, telle fut l’origine des honneurs et du caractère divin attribués au poète134.

Horace brosse ici un portrait des tâches du poète qui est en accord avec le prototype auquel il se réfère. Car Apollon est aussi le dieu des purifications et de la guérison, les prêtres et les médecins dépendent de lui. En même temps, il est un guerrier hors pair, vindicatif de caractère et prompt à punir. Il écorche vivant le satyre Marsyas, célèbre joueur de flûte, qui lui a lancé un défi musical, et dote d’oreilles d’âne le roi Midas pour avoir préféré le son de la flûte à celui de la lyre. L’arc d’Apollon est redoutable, ses flèches apportent la peste, que seul le dieu lui-même a le pouvoir d’arrêter. Esprit solaire et diurne, il avait, chez la Pythie de Delphes, un oracle en commun avec les démons de la nuit : Apollon est la principale divinité oraculaire des Grecs.

Au moment de conclure un pacte avec son frère Hermès, qui lui aussi versera dans la science divinatoire, il lui dit ceci : Je te donnerai une illustre baguette de félicité et de richesse, d’or pur, à trois feuilles. Elle te protègera, puissante sur tous les Dieux, par la vertu des paroles et des actions utiles que je déclare m’avoir été révélées par la volonté de Zeus. Mais il ne t’est point donné, fils de Zeus, ni à aucun autre des Immortels, de comprendre la science divinatoire que tu interrogeras. Seule, la pensée de Zeus la comprend ; et moi, à qui elle a été révélée, j’ai promis, et j’ai juré par le grand Serment, qu’aucun autre des Immortels, excepté moi, ne connaîtra la sage pensée de Zeus. Et toi, frère à la baguette d’or, ne me demande pas de te révéler les destinées qu’a résolues Zeus qui tonne dans les hauteurs. Je nuirai aux uns parmi les hommes, et je viendrai en aide aux autres…135

Hautain et noble, c’est sa grandeur, la distance qu’il garde envers les hommes et même les dieux qui, chez ce dieu aux desseins impénétrables, lient entre eux les traits contradictoires qui confèrent à sa personnalité un caractère secret et unique.

À ses côtés se tient son demi-frère cadet Hermès, éternellement attaché à lui par une affection profonde et mutuelle, qui est son contraire sur presque tous les points. Hermès est le fils de Zeus et de Maia, l’ainée et la plus belle des Pléiades, qui le mit au monde dans une grotte, à l’abri des regards jaloux. L’hymne homérique qui lui est consacré le décrit comme un enfant subtil et éloquent, voleur, ravisseur de bœufs, conducteur de songes, éclaireur de nuit, gardiens de portes136.

Hermès, le très utile messager des Immortels, apporte les rêves aux hommes et accompagne les âmes des morts. Les Anciens ont rapproché son nom du mot voisin de herma, qui signifie borne ou point de passage. Car Hermès préside à toutes les transitions : les échanges de biens, d’état et de fortune ; les transferts, les traversées et les passages ; et aussi les transgressions, quel que soit leur ordre. Étant la personnification de la métis (μῆτις), de l’intelligence fourbe, son règne est la nuit. Il est le dieu des carrefours, des marchands, des voyageurs et des voleurs, des bergers, des orateurs et des prostituées, et il aime la ruse et le mensonge – sa biographie le prouve amplement.

Quelques heures à peine après sa naissance, Hermès sortit de son berceau et vola les bœufs sacrés de son frère Apollon, dissimulant ses traces, niant ensuite ses méfaits, ne reculant même pas devant le faux serment.

Or, en plein milieu de ces occupations frauduleuses, le jeune dieu avait inventé la lyre en prenant la coque d’une tortue autour de laquelle il avait tendu une peau de bœuf. Il avait fabriqué un chevalet avec du roseau, et mis des cordes en boyaux de brebis. Et le voilà qui s’arrête sur sa route, … et la tortue, sous sa main, résonna, sonore ; et le Dieu, excité par son œuvre, chanta admirablement. (…) Et il chantait Zeus Kronide et Maia aux belles sandales, quand ils se charmaient de leur amour, et sa propre naissance…137

Trainé un peu plus tard par Apollon devant Zeus et les autres dieux de l’Olympe pour s’expliquer sur son vol, Hermès mentit tout ce qu’il pouvait, … et Zeus rit beaucoup en voyant cet enfant plein de ruse niant adroitement et habilement, au sujet des vaches ; mais il leur ordonna de chercher d’un commun accord, et à Hermès de conduire, et de montrer, en toute innocence d’esprit, le lieu où il avait caché les fortes têtes des vaches. Et le Kroniôn fit un signe de tête, et l’illustre Hermès obéit, car la volonté de Zeus tempétueux persuade aisément138.

L’histoire finit bien, dans le sourire. Les vaches reviennent sur leur pré céleste, Hermès cède sa lyre à Apollon, et l’accord, qui liera à jamais les deux frères dissemblables, se fait par la musique :

Saisissant la tortue de la main gauche, il [Hermès] en essaya le son avec le plectre, et la tortue résonna admirablement sous sa main. Et Phoibos Apollon rit, joyeux, et le son charmant pénétra son esprit, tandis qu’il écoutait de l’âme. Et le fils de Maia, rassuré, et jouant de la douce lyre, se tenait à la gauche de Phoibos Apollon qui, faisant vibrer fortement la cithare, chanta à son tour, et sa voix aimable s’éleva. Et il chanta les Dieux immortels et la terre ténébreuse, et comment chacun fut partagé par le sort. Et il chanta Mnémosyne par-dessus toutes les Déesses ….139

Ce texte admirable prouve que, pour la tradition grecque, la poésie est inventée en même temps par les deux dieux antithétiques et complémentaires. Les deux modalités que la poésie revêtira tout au long de son parcours européen y sont présentes dès leur première performance commune sur l’Olympe : Apollon incarne le chant sacré, contemplatif, qui parle des origines et du sens de la vie, et qui ouvre sur la transcendance. Son genre est la tragédie, sa forme est pure et son style noble, il cherche l’harmonie et la vérité. Chez lui, la joie et la douleur, la lumière et les ténèbres se montrent sans mélange.

Hermès, en revanche, s’exprime dans les demi-tons et les couleurs changeantes, son chant est ambigu et son genre est la comédie. La poésie d’Hermès est basée sur la séduction, il s’y mêlent des passions secrètes, la puissance d’Éros, l’enchantement et la magie. Autant son frère est distant et sévère envers les hommes, autant Hermès est proche d’eux, et amical. Il leur donne, à côté de la lyre et du syrinx, les poids et les mesures, et l’écriture – des moyens de s’orienter, d’évaluer la valeur d’une chose et de la communiquer à ses semblables. Son nom fait de lui le premier herméneute : en tant que messager, Hermès ne transmet pas seulement, il interprète les pensées de Zeus, dont les raisons profondes – Apollon l’a bien précisé – ne lui ont pas été dévoilées.

Chacun des deux dieux a sa filiation, mais les lignées des poètes se chevauchent et se mêlent : au niveau humain, les héritages sont croisés, les alliances multiples.

En Grèce, les aèdes, les chanteurs pré-homériques qui, fidèles à Mnémosyne, gardent la mémoire des temps anciens, descendent d’Apollon. L’étymologie des aioidoi est le chant, car à cette époque, toute poésie était chantée. Les poètes étaient considérés comme les chanteurs inspirés des Muses et bénis des dieux. En particulier les aveugles, car la voyance qu’incarne le chant s’obtenait, selon une croyance répandue, en contrepartie de la vision ordinaire : quand le regard se tourne vers l’intérieur, les yeux, devenus inutiles, s’éteignent.

La mémoire, qui est à la base de cette poésie, est créatrice et se suffit à elle-même. Dans les traditions orales, il n’y a pas de transmission précise de textes. La trame des histoires qui constituent le fond des grands poèmes épiques était passée de père en fils, ainsi que des formules prégnantes qui servaient à retenir de longs passages par cœur. Le reste était improvisé, œuvre d’imagination et création spontanée.

Le plus célèbre des aèdes était Orphée, qui jusqu’à ce jour passe pour l’exemple du poète inspiré. Apollon, pris d’affection, le combla de ses dons. Il lui offrit une lyre dorée à sept cordes, à laquelle le jeune poète ajouta deux autres en hommage aux neuf Muses. On sait que son chant charma les bêtes sauvages, les arbres et les pierres ; qu’il faisait dévier les rivières et réussit même à apitoyer les forces de l’ombre et de la mort – le terrible Cerbère, Hadès et Perséphone.

Moins connus sont les faits relatés dans les Argonautica d’Apollonius Rhodius140. Dans le premier livre, le sage centaure Chiron explique à Jason que sans Orphée, les Argonautes ne réussiraient jamais à passer devant les sirènes, ces dangereuses mi-femmes, mi-oiseaux141, dont le chant ensorcelant égare les marins qui, pour mieux l’entendre, dirigent leur bateau trop près du rivage et s’écrasent immanquablement sur les rochers. Le poète embarque donc avec les Argonautes, et quand le bateau approche de l’île rocheuse, il sort sa lyre. Son chant s’avère le plus fort et le plus beau des deux. Les héros voyageurs sont sauvés, le charme des sirènes n’a pas opéré sur eux.

Ici la question se pose, pourquoi ? Comment Orphée a-t-il réussi à vaincre leur attrait, en quel sens son chant était-il supérieur au leur? La réponse importe pour nos réflexions, car on tenait que les sirènes descendent d’Hermès, Orphée d’Apollon. Elle pourrait se résumer par une boutade : les sirènes enchantent, alors qu’Orphée chante. Si l’art des sirènes consiste dans la séduction et mène à la perte des hommes, celui d’Orphée vise la vérité et exprime la beauté.

Avec cette opposition, la tradition grecque a établi une hiérarchie qui est restée déterminante pour la culture européenne jusqu’à la modernité. Partout, l’art « sérieux » passait pour être plus grand que celui qui ne cherche qu’à plaire, et cette opinion se reflète dans l’évaluation des genres. Jusqu’à récemment encore, la tragédie était considérée comme supérieure à la comédie, non seulement comme plus noble, mais aussi comme plus riche en enseignements142. Ainsi, Apollon a gardé sa position d’aîné à travers les siècles.

Cependant, comme pour les anciens Grecs, l’harmonie est ce qui comptait le plus, l’histoire de la mort d’Orphée rétablit l’équilibre entre les héritages des frères divins. Après sa descente dans l’Hadès et sa remontée, lors de laquelle un regard inquiet en arrière lui avait ravi une deuxième fois son Eurydice, Orphée était resté inconsolable. Aucune femme n’a plus jamais su attirer son regard, et aucun dieu sauf Apollon n’a eu droit à son adoration. Pendant des années, Orphée erra dans les bois pour chanter son désespoir. Un jour les Ménades, dépitées par son refus permanent de céder aux charmes de la gente féminine et des autres plaisirs de la vie comme le vin, symbole de Dionysos dont elles étaient les servantes, se jetèrent sur lui et le déchiquetèrent. En Grèce, on ne choisit pas impunément les extrêmes. Là où les dieux eux-mêmes mentent, trompent, tergiversent et s’emportent, le sérieux complet, le refus du jeu, de la séduction, des ambiguïtés n’est pas considéré comme convenable pour les hommes. Il leur faut une part de l’héritage d’Hermès pour subsister.

La tête et la lyre d’Orphée, toujours chantant et jouant, descendirent le fleuve Hébros jusqu’à la Méditerranée, et échouèrent sur l’île de Lesbos, terre de poésie et célèbre surtout à cause de Sappho qui, par la force de son amour et le refus de tout compromis, est une sorte de pendant féminin d’Orphée. Les habitants de l’île enterrèrent la tête d’Orphée et construisirent un sanctuaire, dont l’oracle prophétisait jusqu’à ce qu’Apollon le fît taire. Sa lyre fut transférée au ciel et devint une constellation.

Cet instrument – ou plutôt cette famille d’instruments, qui comprend les lyres, les cithares et les harpes – a en Occident une aura particulière, inaugurale. Il est habituellement associé à la poésie, à laquelle il confère, selon le genre choisi, un caractère de louange ou de deuil. Il souligne le suspense et les changements d’atmosphère dans les grands récits épiques ; et il donne une voix aux silences qui se trouvent au cœur de toute poésie. Qu’il ait sept cordes, neuf ou, comme le kinor (כינור) de David, dix, qu’il soit joué avec un plectre ou les doigts, les cordes sont toujours faites de boyaux et le corps de résonance est en bois, en carapace de tortue comme la lyre d’Hermès, en cuir ou en corne.

Ces matériaux sont vivants, ce qui explique que dans les mythes et légendes, l’instrument se rend parfois autonome, mène sa propre vie. Loin du musicien (Orphée) il se métamorphose en étoiles, participant ainsi à la musique des sphères ; proche de lui (David) il invente sa propre mélodie : Une harpe était accrochée au-dessus de son lit. À minuit, un vent du Nord arrivait et soufflait dessus, et elle se mit à jouer toute seule143.

Dans la tradition juive, c’est le roi David qui incarne la figure du poète, concentrant sur lui tous les attributs répartis chez les Grecs entre Apollon et Hermès. C’est lui qui  a rendu suaves les chants d’Israël144. Son histoire est racontée dans les deux Livres de Samuel, le Premier Livre des Rois et le Premier Livres des Chroniques. Son nom veut dire « bien-aimé ». Il est employé en ce sens dans le Cantique des Cantiques, et en effet, David est le bien-aimé d’Israël. La Bible raconte plus sur lui que sur aucun autre roi, et le Talmud et le Midrash nous ont légué quantité de légendes. La familiarité avec son personnage va jusqu’à énumérer les détails physiques : il était grand et fort, rouquin, et il avait de beaux yeux.

David descendait de Booz et de Ruth, la Moabite : hérédité obscure, car Moab était le fils né de l’inceste entre Lot et sa fille ainée145. Or, malgré, ou, comme dit la Cabale, à cause de cette ascendance, c’est de David que descendra le Messie : pour pouvoir sauver tout le monde, il faut qu’une part de lui soit mêlée aux forces du mal. Le christianisme a repris l’idée de la descendance davidienne du messie. D’où les nombreux arbres de Jessé146, qui montrent les dix générations de la généalogie messianique, du Roi David jusqu’à Jésus.

Le portrait que la Bible fait de David, et que la légende et le folklore ont considérablement enrichi, est complexe et psychologiquement différencié. Comme simple berger, il se distingua par sa force et son courage extraordinaires en tuant le philistin géant Goliath. Oint comme futur roi par le prophète Samuel encore enfant, il arriva par recommandation à la cour de Saül, qui était alors sous l’emprise d’un mauvais esprit, venu de Yahvé147. Voyant le tourment de son souverain, un serviteur lui avait dit: Je connais un fils de Jessé, le Bethléemite. C’est un bon musicien et un excellent guerrier. Il parle avec discernement. C’est un vaillant homme et Dieu est avec lui. Saül le fit venir à sa cour, et ainsi, chaque fois que l’esprit de Dieu assaillait Saül, David prenait la cithare et en jouait. Ce fut un apaisement pour Saül. Il se sentait mieux et le mauvais esprit s’écartait de lui148.

La scène est aimée des peintres, elle a été représentée des dizaines de fois. Que de chefs-d’œuvre, des enluminures médiévales à Rembrandt et jusqu’à Chagall : révérence d’un art de la vue à la poésie comprise comme chant, qui chasse la mélancolie parce qu’il rétablit l’harmonie du monde en lui conférant un sens.

David était né poète, et l’est resté toute sa vie : Alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère, il récitait un poème. … Il contempla le jour de sa mort et récitait un poème149. Les sources juives affirment que bien que dix personnes aient composé le livre des Psaumes, il est nommé d’après David seul150, en ajoutant cette précision importante : Toutes les louanges consignées dans le livre des Psaumes ont été dites par David151.

Nous avons discerné dans la louange, qui est la capacité d’embellir le monde par le langage en extrayant de la réalité protéiforme et contradictoire ce qui est beau et valable, un des deux éléments constitutifs de la prière. Ici, elle est considérée comme l’essence même de la poésie.

La vie de David fut riche et mouvementée. Il était aussi bon guerrier que poète et musicien, et fin politicien, expert dans l’art des alliances. C’est lui qui a unifié les royaumes d’Israël et de Juda, mais le Premier Temple ne fut pas érigé sous son règne, trop éclaboussé du sang des batailles. Il aima les femmes et en épousa huit, dont il eut de nombreux enfants. On lui attribue les qualités de justice et d’équité, mais la Bible relate en détail l’épisode où il envoya à la mort son fidèle officier Uri, le Hittite, avec le seul dessein de lui ravir sa femme Bethsabée. Le prophète Nathan le lui reprocha et David se repentit – fait rarissime pour un roi de cette époque. Son image est ainsi contrastée, on voit ses qualités exceptionnelles, sa pitié, sa vaillance, la force de son amour et sa sensibilité, mais aussi ses défauts, ses faiblesses et sa culpabilité.

Pour terminer notre enquête sur la figure emblématique du poète, évoquons brièvement le dieu hindou Krishna, appelé le sombre, car sa peau est de couleur bleue foncée. Il était guerrier et bouvier, et excellent musicien, séducteur à la flûte langoureuse ; mais aussi le dieu suprême, et le guide spirituel du jeune héro Arjuna, dont l’enseignement a été consigné dans la Bhagavatgîta.

Si je mentionne Krishna ici, c’est pour montrer que, même dans des aires culturelles très éloignées, on trouve, chez les prototypes du poète, nombre de traits communs. Nous avons vu que partout, le poète était d’abord musicien, et que sa première fonction était la louange. S’il n’était pas lui-même un dieu, il était attaché au culte, à la fois voyant et guérisseur : médecin de l’âme et du corps. Mais toujours aussi guerrier, non exempt de violence. Visiblement, cette dimension lui appartient, constitue un de ses traits de caractère.

Associé aux hautes sphères du pouvoir dans ses dimensions sacrée et profane, il y a en même temps chez le poète une liberté indomptable qui rappelle la vie nomade, à laquelle renvoient maintes épisodes de la biographie des différents prototypes : on trouve dans la jeunesse d’Hermès, de David et de Krishna de longues périodes où ils étaient bergers ou vachers ; donc solitaires, sauvages, confrontés à la nature, familiers du règne animal, des faits et émotions liés à la naissance et à la mort. Apollon, quant à lui, s’occupait des vaches célestes. Mais à ma connaissance, aucune figure inaugurale du poète n’est liée à l’agriculture et à ses cycles rassurants. Le faire, le ποιεϊν (poiein) du poète n’est pas de cet ordre-là.

Il y a donc une dimension sociale et une autre quasi-érémitique chez le poète. Une dimension de violence et une de douceur. Il peut détruire et ne s’en prive pas, que ce soit par les armes ou par la parole ; et il apporte la délivrance, soit à la fin des temps, comme Messie, soit au présent, en transfigurant la douleur en paix chez celui à qui il s’adresse. Il est éminemment sérieux et pourtant, il aime s’adonner à des farces, mener les siens par le bout du nez : comme Hermès vole les vaches de son frère, le jeune Krishna dérobe le beurre fabriqué par sa mère adoptive. Son amour est pur et pieux, mais il est aussi sensuel et possessif. Et l’imposture le guette, lui qui cherche à être véridique dans chaque mot qu’il prononce.

Où est le poète ? Désignez-le
O Muses, que je puisse le reconnaître !
C’est l’homme qui est l’égal
De chaque homme, fût-il Roi,
C’est le plus pauvre de tous les pauvres
Et de tous les êtres abandonnés
C’est un homme mi-singe, mi-Platon…152

Portrait complexe, sans doute, mais il ne faudrait pas hâtivement conclure que le poète est tout et son contraire. Il y a bien des qualités qui lui feront défaut à jamais, mais celles qu’il a, il les possède en quelque sorte en double, il en tient l’endroit et l’envers, à l’image de cet attelage de chevaux qui tirent dans des directions opposées.

Cela est dû à l’art qu’il exerce. La poésie, chant éternel de l’humanité, est le miroir de sa condition et de ses contradictions. Ce qui implique qu’elle oscille entre les contraires, sans jamais se décider pour une appartenance univoque ; qu’elle intègre tous les possibles.

La poésie gravite entre deux mondes : celui-ci et un autre. Elle reconnaît comme sien ni l’un ni l’autre, étant par cela même, sinon par cela seul, poésie. La poésie, qui dit le monde, n’est pas du monde, mais elle n’est pas non plus d’ailleurs. Entre le monde et son suspens, sans avouer ni l’un ni l’autre. Dans l’intervalle – mais comme rencontre ambiguë – par tout autre qu’elle sans doute inapprochable153.

Une des premières caractéristiques de la poésie est que la réflexion sur elle-même – la poétique – naît quasiment en même temps qu’elle et l’accompagne tout au long de son périple : nous avons vu qu’Hermès était le premier herméneute. Visiblement, la réflexivité fait partie de son être, alors que dans les autres arts elle apparaît plus tard et reste secondaire.

La réflexivité est déjà inscrite dans la forme qu’adopte la poésie : l’étymologie du mot versus, le vers, qui est prédominant dans toutes ses occurrences et signifie retour en arrière, renvoie à ce retour sur soi-même si caractéristique où la progression se fait dans la reprise – en opposition à la prose, de prorsus, tourné en avant, en ligne droite, qui suit un mouvement linéaire.

C’est également la réflexivité qui distingue la poésie de la prière dont elle vient. Celle-ci, en effet, ne se soucie que de son contenu. Henri Michaux voit dans ce fait même le secret de son incontestable réussite poétique :

Chez ceux qui ont été arrachés à eux-mêmes par une grâce extérieure, ou par les pratiques de l’ascétisme, ou d’une vertu comme l’humilité ou la charité, mais poussée à l’extrême, il y a, sans rythme ni recherche de mots ou d’images, une résonance sans égale. Lisez la Bible, les Upanishads, Mahomet, Kabîr, le mystique tibétain Milarepa, Lao-Tseu ; ils ont cette résonance, même quand ils parlent des choses de la terre154.

La recherche de la résonance de tout ce qui nous entoure est certainement la définition la plus ample et la plus juste des visées de la poésie. Comme la résonance est la qualité propre de l’ouïe, la poésie serait, en tant que concentré du langage, le son humain par excellence. Et effectivement, il n’y a pas de communauté humaine sans poésie.

Néanmoins, tous les poètes ne peuvent pas prétendre à cette vertu dont parle Michaux et qui leur donne, par grâce, un accès direct à la résonance, à cette mélodie des choses évoquée par Rilke. Ils doivent travailler pour la trouver et pour la transmettre, en se servant des moyens que le langage met à leur disposition.

Au moment où la poésie se sépare de la religion, le poète qui, dans la prière, s’épanchait librement en louange et en plainte, parce qu’il ne doutait pas un instant de l’écoute divine, se transforme en faiseur (c’est l’étymologie exacte du mot ποιεϊν, poiein) par le seul fait qu’il vise l’écoute humaine. Avec la poésie comprise comme art ou artefact, le langage devient autonome et réclame ses droits. Et comme la parole humaine est d’abord communication, le premier élément dont elle doit tenir compte est l’écoute de celui à qui elle s’adresse. Or, l’écoute humaine n’est pas forcément attentive, ni bienveillante. Il faut la capter, provoquer son intérêt non seulement par ce que l’on dit, mais aussi par la manière dont on le dit. C’est pourquoi la forme est, pour la poésie, aussi importante que le contenu.

Borges va jusqu’à dire : J’ai souvent soupçonné que le sens est quelque chose qui vient s’ajouter au poème. Je sais de manière indiscutable que nous sentons la beauté d’un poème avant de penser à sa signification155.

Il y a, dans ces phrases, une confiance dans la capacité d’activation des énergies inhérentes à la parole qui ne relèvent pas de la seule signification de l’énoncé, mais de la dynamique spirituelle qui traverse les mots à un niveau qui n’est pas analysable logiquement. Le sens qui en résulte déborde le domaine du langage.

Tandis que la mécréante pensée
analysante
refuse tous dieux
se force au profane
et s’y traîne,
Appel156 !

Appel à quoi ? À la quadrature du cercle. La communication poétique cherche à transmettre l’intransmissible du langage par le langage et à s’instaurer comme gardienne du sacré tout en renonçant aux dieux. Il y a chez elle une tension permanente entre la fabrication et l’inspiration que le poète revendique, bien qu’il ignore son origine. Valéry, qui ne cesse d’insister sur l’aspect de travail, de fabrication poétique, sur le poiein (ποιεϊν) justement, écrit dans le vers central de Palme : Viendra l’heureuse surprise…

Or, qu’est l’heureuse surprise sinon la trouvaille ? Celle-ci est essentielle à toute composition poétique, ce que rappelle d’ailleurs l’étymologie des mots trouvère et troubadour. Et c’est bien de cette manière qu’on définissait l’art poétique jusqu’au classicisme, comme une exploration patiente à mener avec des mots, dont l’effort est récompensé par une trouvaille.

Ce n’est que depuis le romantisme qu’on voit la poésie en termes de création. Car dans la pensée judéo-chrétienne, celle-ci était réservée à Dieu, et de la pensée grecque, et ensuite romaine, elle était absente. L’homme n’y crée pas, il fait ; il est, justement, un faiseur, poiètes (ποιητής), homo faber.

Aristote, dans sa Poétique – le traité le plus influent sur la poésie de tout l’Occident – décrit celle-ci comme relevant de la τέχνη (techné), qui est la capacité de produire, après un jugement juste, une œuvre extérieure à elle-même. Suivant cette conception, l’art dans son ensemble se trouve au troisième rang de l’activité humaine, après la connaissance pure (θεωρία – théoria) et l’ordre de l’agir (πράξις – praxis). Trois forces se conjuguent dans la production d’une œuvre : le faire, le ποιεϊν (poïein) à proprement parler ; la δΰναμις (dunamis), l’énergie active ou passive ; et la μίμησις (mimesis), l’imitation, la représentation.

Selon Aristote, la poésie est donc un faire dirigé par un jugement qui, en évitant le hasard et le caprice, vise une représentation. Elle procède d’une faculté ordonnée chez le poète-artisan, sa réalisation se fait sous le contrôle de la raison (selon la compréhension la plus étendue du terme).

Cependant, aussi important que puisse paraître l’aspect « technique » de la fabrication, il n’est jamais seul quand il s’agit de poésie. Il y a un élément de chance qui intervient dans la réalisation de chaque invention humaine, et cela vaut aussi pour le poème. En faisant, il arrive de trouver ce qu’on ne cherchait pas. Dans l’examen de toutes les solutions possibles, qu’on rejette une à une pour retenir la meilleure, pour tomber sur l’heureuse surprise, sur ce que personne n’avait encore découvert, le jeu s’associe au sérieux de la recherche. Il est le seul moyen qui, en liant le hasard au jugement, permette la trouvaille. Dans le langage, il apparaît sous les formes qui rendent celui-ci prégnant tout en ouvrant sur une multitude de sens, celles qui frappent l’oreille par leur musicalité et facilitent la mémorisation :  

 Pourquoi l’homme adapte-t-il le mot à la mesure, à la cadence et au rythme ? Expliquer ce phénomène par un désir de beauté ou de mouvement, c’est déplacer le problème dans une sphère encore plus inaccessible. En revanche, voir dans la poésie la réalisation humaine d’une exigence ludique au sein de la communauté, c’est toucher au point essentiel. Le mètre ne se forme que dans le jeu de la communauté ; c’est là qu’il a sa fonction et sa valeur, qu’il perd dans la mesure où le jeu de la communauté se dépouille de son caractère religieux, rituel ou solennel. Rimes, phrases parallèles, distiques, ne puisent tout leur sens que dans les figures ludiques séculaires de coup et riposte, d’ascension et de chute, de question et de réponse, d’énigme et de résolution. Ils sont, à leur origine, indissolublement liés aux principes de chant, de musique et de danse, compris tous ensemble dans la fonction humaine primordiale du jeu157.

Dans l’œuvre fondamentale qu’il a consacré à la notion de jeu, Johan Huizinga explique que c’est en jouant que l’homme se découvre comme personne. Les possibilités qu’il y teste lui apprennent ce qu’il est : un être capable d’innover et de briser les structures figées. C’est pourquoi le jeu est une condition nécessaire (mais non suffisante) à l’éclosion de la culture.

Huizinga en décrit cinq caractéristiques principales :
Le jeu est libre ; il est même liberté par excellence.
Le jeu n’est pas la réalité.
Le jeu se distingue de la vie ordinaire par sa durée et par sa localisation.
Le jeu présuppose un ordre. Il crée cet ordre, et exige son respect absolu.
Le jeu est détaché de tout intérêt matériel.

Dans cette analyse, la poiesis figure comme l’une des principales fonctions du jeu qui engendre la culture. Les comptines, les vers de repérage, de comptage et d’élimination, les devinettes et les formules magiques, les chants de travail, les chansons à boire et les berceuses existent dans toutes les civilisations. Elles constituent l’autre source de la poésie, le versant profane qui se développe indépendamment de la religion et du culte. C’est l’héritage d’Hermès qui contrebalance celui d’Apollon.

Tous les genres cités ci-dessus reposent sur la musicalité de la langue, sur le rythme, les rimes, les échos et assonances. Leur contenu ne fait pas toujours sens. Parfois c’est exprès, le poème flirte en quelque sorte avec le non-sens comme option possible. L’humour, la dérision sont des armes contre les difficultés de la vie, et elles gagnent en efficacité quand le jeu s’étend au langage, notre bien le plus précieux. Jeux de mots, calembours, allusions qui visent l’insolite ou le burlesque sont alors les moyens par lesquels le langage, en se mettant lui-même en cause, se dépasse.

En d’autres occasions, le poète ne joue pas avec le non-sens. Tout au contraire, il est à la recherche d’un sens supérieur où les choses se présentent avec plus d’ampleur que dans la vie ordinaire et, étant passagèrement libérées des contraintes de la logique et de la causalité, visent une compréhension autre.

Cette compréhension suppose, de la part de celui qui écoute ou lit, une disponibilité pour l’inexprimable, et la capacité de saisir le sens par allusion. Dans la poésie, les blancs autour et entre les vers font figure d’avertissement. Ils sont comme des points de suspension non écrits et correspondent à des silences. Les blancs nous préviennent que tout n’est pas dit – que, peut-être, l’essentiel n’est pas dit. Voilà le secret de toute écriture, celui du langage que nous cherchons, dit Roberto Juarroz. Le profane écrit avec des mots, tandis que le poète écrit avec le silence158.

Silence au début et à la fin du poème, à la fin d’une ligne, d’une strophe ou d’un couplet. Entre les silences, les paroles sont condensées : comme dans le mot allemand Dichtung, qui désigne la poésie et qui englobe les termes de littérature, de poésie et de fiction, rétablissant ainsi l’ancienne unité des différents genres.

Le mot Dichtung est dérivé de dichten, qui signifie inventer, imaginer, créer. Ce terme peut revêtir un sens négatif, et renvoie alors à l’affabulation, à l’invention fallacieuse et au mensonge. Mais plus souvent il est vu positivement comme création d’un espace imaginaire qui n’est pas moins vrai que le nôtre.

Goethe, en commentant le titre de son autobiographie Dichtung und Wahrheit, habituellement traduit par Poésie et vérité, a insisté sur le fait que le mot Dichtung ne se trouve pas dans un rapport d’opposition, mais de complémentarité avec le mot Wahrheit, vérité. Pour lui, l’œuvre poétique résulte d’un travail d’imagination et de concentration, ce qui correspond à la double signification du mot dichten, qui signifie non seulement imaginer, mais aussi condenser. Cette condensation est le propre de toute activité poétique, telle que la reflètent les paroles de Shakespeare : Turning th’accomplishment of many years into an hourglass159

Dans ses conversations avec Eckermann, Goethe explique le but qu’il s’était assigné en écrivant Dichtung und Wahrheit : C’est là tout ce qui résulte de ma vie, et chacun des faits ne sert qu’à appuyer une observation générale, une vérité plus haute160.

En examinant les différents mots qui désignent l’activité poétique dans la civilisation européenne, on voit que l’étymologie de chacun d’eux apporte quelque chose à sa compréhension. Aux origines, l’hébreu et le grec se font face, comme si souvent. L’hébreu , שירה chira, de lachir, chanter), insiste sur la louange et la parenté de la poésie avec la musique. Le grec  ποιεϊν  (poiein, fabriquer) met en valeur le travail quasi artisanal du poète. C’est le mot qui a été adopté par les langues romanes et par l’anglais. Avec trobar la notion de trouvaille s’ajoute à la définition, et avec dichten celle de condensation, de transfiguration dans la réduction.

Le poète chante donc, mais c’est lui qui fabrique le chant ; ce faisant, il se transporte audacieusement dans les marges blanches qui cernent le langage, et trouve ce qu’il n’a pas cherché ; et avec sa trouvaille, il invente quelque chose de nouveau. Et voilà que naît une image, ou une suite d’images. Car le propre de l’expression poétique est la métaphore, ce transport, justement, selon la signification littérale du terme, qui substitue un mot à un autre, afin d’enrichir la pensée avec les associations ainsi créées : la métaphore, c’est le langage en état de rêve, traversé par des résonances lointaines qui créent des paysages nouveaux.

Le procédé est très ancien, Aristote en parle déjà dans sa Poétique161. Et Shelley, à plus de deux millénaires de distance, lui fait écho en considérant que l’expression poétique est …vitally metaphorical ; that is, it marks the before unapprehended relations of things and perpetuates their apprehension162.

À travers ses métaphores, le poète rend visibles les liens secrets qui existent entre des choses. Il opère ainsi un élargissement de l’horizon pour celui qui l’écoute et lui donne un gage de sens. Dans Le Gant de crin, Pierre Reverdy note : Plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains et justes, plus l'image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.

Réalité poétique : ce terme, composé de deux parties a priori contradictoires, renvoie à la problématique du statut de l’imaginaire, c’est-à-dire aux rapports toujours complexes entre la poésie et la réalité, et la poésie et la vérité. Ainsi en va-t-il de l’espace de la poésie et de l’espace de la réalité, que je vais tenter de mettre en relation : ils ne tiennent pas l’un dans l’autre. (…) Pourtant, la poésie est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de (…) l’indicible, écrit encore Juarroz163.

Le mot réalité est dérivé du latin res, la chose, et désigne ce qui existe effectivement, par opposition à ce qui est imaginé, rêvé ou fictif. Le terme a été introduit dans la philosophie à la fin du XIIIe siècle par Duns Scot et était d’abord liée à l’ontologie, qui traite de la nature de l’être. Au fil du temps, il a pris des acceptions très diverses selon la discipline qui l’utilise. La philosophie, les religions, la physique quantique, les sciences sociales, la phénoménologie et l’histoire en dévoilent chacune des facettes qui ne se recouvrent pas et dont aucune ne peut prétendre à l’exhaustivité ou à l’objectivité absolue ; dont aucune ne correspond donc à la vérité.

Or, c’est la vérité qui constitue la folle visée de la poésie. Dans son important essai de 1821, A Defence of Poetry, dont le titre montre à quel point la poésie, dans la société moderne, a perdu de son prestige initial, Shelley explique : A poem is the very image of life expressed in its eternal truth. (…) A story of particular facts is as a mirror which obscures and distorts that which should be beautiful ; poetry is a mirror which makes beautiful that which is distorted164.

Le poète romantique, on le voit, ne rend pas les armes. Dans son postulat, la réalité poétique existe. Elle est vaste et comprend bien des choses que la perception ordinaire du réel ignore. En intégrant le passé et l’avenir, elle fait des poètes the unacklowledged legislators of the world165, les législateurs non reconnus du monde : c’est ainsi que se termine l’essai de Shelley.

Autrefois, ils en furent les législateurs reconnus. Mais dans un monde de plus en plus complexe, où la séparation des pouvoirs est devenue le seul garde-fou contre leurs abus, le poète devait s’en éloigner pour que son art continue à conduire à la vérité. À notre vérité qui comprend la joie et la douleur, et toutes les tonalités intermédiaires ; qui rétablit l’unité perdue en unissant les contraires. C’est en rectifiant l’apparent, qu’on a tendance à confondre avec le réel, que la poésie fonctionne comme vecteur de liberté. La fameuse mimesis n’est pas une copie de la nature, mais l’imitation de son fonctionnement : comme celle-ci, elle crée en variant à l’infini ses propositions. A paradise was created out of the wrecks of Eden. And this creation itself is poetry166.

À l’Est d’Éden, chaque poème crée un monde, un nouvel univers. Et comment se fait-il que ce monde soit à nouveau un paradis ? Parce que, comme le dit encore Shelley, la poésie est indissociable du plaisir, elle est wisdom mingled with its delight (sagesse mélangée à son plaisir)167. Dans l’harmonie de la forme et du contenu, elle devient un instrument du bien.

En 1817, quelques années avant la Défense de la poésie de Shelley, Coleridge avait, dans sa Biographia literaria, évoqué l’imagination comme la principale force à l’œuvre dans la poésie, comprise dans toute l’étendue du mot Dichtung comme invention et concentration : That synthetic and magical power…of Imagination, first put in action by the will and understanding, … reveals itself in the balance or reconcilement of opposite or discordant qualities: of sameness, with difference; of the general with the concrete; the idea with the image; the individual with the representative; the sense of novelty and freshness with old and familiar objects; a more than usual state of emotion with more than usual order; judgment ever awake and steady self-possession with enthusiasm and feeling profound or vehement. (…) 168

C’est pourquoi, comme dit Novalis dans ses aphorismes, la poésie est ce qu’il y a de plus réel, car elle comprend plus de choses que tout autre genre. Sa fonction consiste dans la création de nouveaux matériaux de connaissance, d’énergie et de plaisir. En les agençant selon un certain rythme, elle nous remet au diapason de l’univers. Sa parole toujours renouvelée renvoie à tous les invisibles univers parallèles qui compénètrent le nôtre sans s’y confondre.

Dans un monde sécularisé, cela est beaucoup et demande, de la part du lecteur autant que de celle du poète, une certaine foi : cette willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith169, selon la formulation géniale de Coleridge.

Revenons, au terme de ce long parcours, à la parabole de Kafka. Dans la perspective des différents credo que nous venons de citer, la fiction, dont la poésie est l’incarnation première et la plus pure, n’apparaît plus comme une fabulation, comme une invention peut-être frauduleuse dont la justification reste à faire, mais comme une immense analogie dont les renvois complètent heureusement notre réalité lacunaire. Le trajet vers l’autre côté qu’exigent les sages de la parabole kafkaïenne aura définitivement valu la peine.

 Le mensonge

En vérité mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole.  (Montaigne, Essais,  Livre I, ch. IX)

Le principe moral, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu’à tirées de ce premier principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre, qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami, qu’ils poursuivent, n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. (B. Constant,  La France en l’an 1797, 6e cahier, n° 1, p. 123)

Arrivés à ce point de nos réflexions sur le langage en tant que son humain, une conclusion semble s’imposer : quelle que soit la civilisation, le retour aux origines, aux premières manifestations significatives du langage, prouve que c’est bien la capacité de créer des mondes possibles, plus que ses facultés descriptives, qui lui confère son caractère propre, qui le singularise par rapport à d’autres systèmes de communication.

Notre incursion dans le domaine de la prière et de la poésie nous a permis d’explorer quelque peu les mondes possibles qui obéissent au paradigme auditif de la spiritualité et de l’imagination. Comparons-les encore une fois, sous un autre angle, à ceux qui fonctionnent selon le paradigme visuel, pour affiner notre compréhension des apports de chacun des deux sens dits supérieurs, l’ouïe et la vue, à notre connaissance et à notre sensibilité.

Nous vivons à l’époque de la virtualité, qui a révolutionné notre façon de nous situer dans le monde en redistribuant les données entre nos sens. De façon nette, elle privilégie le registre visuel. Comme le virtuel et le possible sont des synonymes, on pourrait conclure à une parenté entre les mondes virtuels contemporains et les mondes possibles du paradigme auditif. Et effectivement, en les examinant, on constate que les deux nous montrent ce qui pourrait être mais ne l’est pas ainsi dans notre monde, selon la définition la plus large qu’a trouvée la philosophie pour désigner ce phénomène. Et les deux, mondes possibles auditifs et mondes virtuels visuels, se trouvent dans un rapport de référence avec le nôtre.

La ressemblance, cependant, s’arrête là. Nous savons déjà que le sens de la vue se caractérise par l’abstraction. Il impose la distance, objective, et met le monde devant nous sans exigence d’implication vitale. C’est précisément ce qui frappe dans les univers de la virtualité, notamment les jeux vidéo : ils paraissent semblables au nôtre, mais neutres, indifférents, affranchis de nos pesanteurs et nos engagements, comme si la douleur, le doute, la joie et la peine n’y avaient pas cours. La seule loi qui y règne en maître est la performance. Les personnes qui les peuplent ne s’écoutent pas, elles sont isolées les unes des autres ; les choses n’y ont pas de mélodie, et aucune voix ne murmure un chant du passé. Ces mondes ne nous indiquent pas de visée nouvelle, ils n’augmentent pas nos expériences, ne nous font pas vivre mieux. Ils ne sont pas un reflet du nôtre, mais son simulacre170.

En ce sens-là, ils sont le contraire des mondes possibles de la prière et de la poésie, qui obéissent au principe de résonance caractéristique de l’ouïe. Tout en existant ailleurs et en suivant leurs propres lois, ces univers compénètrent le nôtre et y ajoutent quelque chose. Quelque chose qui y est contenu, mais non révélé, que leurs harmoniques font soudain entendre. Ils ont la visée la plus haute qui soit : la vérité, qui est autre chose, et plus que notre réalité tangible.

Dans la Bible, la vérité est un attribut de Dieu, et le mensonge une qualité d’homme, son trait le plus marquant en quelque sorte. Voyons dans quels mondes possibles le mensonge nous transporte, et ce qu’il nous apprend sur l’ambiguïté fondamentale du langage humain.

Ce dernier monde possible de notre enquête est à la fois le prolongement des deux précédents et leur contraire. Comme la prière et la poésie, le mensonge est un fait de langage. À chaque énoncé mensonger correspond un autre qui est vrai, qu’il soit prononcé ou non. Par ailleurs, il est comme le revers négatif des deux autres : il n’ouvre pas sur un ailleurs, ne constitue pas de lien, mais sépare et détruit. C’est un monde de fausses résonances et d’écoute pervertie.

Or, l’omniprésence du mensonge dans notre vie et son caractère multiple et changeant semblent indiquer que malgré sa fausseté, son caractère de simulacre, qui l’apparente par certains côtés aux univers virtuels, il a quelque chose à nous enseigner sur notre réalité. En effet, le mensonge n’est pas seulement le contraire de la vérité, mais aussi son image – relative et partielle, sans doute, et vue à travers un miroir déformant, mais image quand-même. J’examinerai les concepts de vérité et de mensonge successivement, en commençant par la vérité qui, par nature, précède le mensonge.

Le Dictionnaire de Trévoux la définit ainsi : « Vérité » : certitude d’une chose qui est toujours la même ; être permanent et qui ne change point. On appelle Dieu l’éternelle vérité. Les théologiens donnent à Dieu ce nom par excellence : Deus aeternae veritatis.

Au début du XVIIIe siècle171, l’idée d’une vérité absolue transcendante, qui sert aussi de référence pour les affaires humaines, paraît encore pertinente. Elle a une longue tradition, dont les racines plongent dans la pensée juive, et dont la conception se développe à partir d’un fait lexical de la langue hébraïque. En effet, « vérité » se dit אמת (emet) en hébreu, mot qui est composé de la première, la dernière et la lettre médiane de l’alphabet. Pour le judaïsme, la vérité englobe la totalité des ressources du langage, alors que le mot mensonge, שקר (cheker), est constitué de trois lettres contiguës – fait maintes fois commenté par les rabbins172, qui en concluent que la vérité ne peut être que totale, alors que le mensonge est forcément partiel et incomplet, et se présente souvent sous la forme troublante d’une demi-vérité, qui ne devient fausse que parce qu’elle reste partielle.

D’autres conceptions de la vérité nous proviennent de la Grèce. Le mot grec ἀλήθεια (alétheia) est un composé du privatif ἀλ (al) et de λῆθος (letos), participe passé de λανθάνω (lantano), « cacher ». Dans la mythologie, Alétheia est la fille de Zeus173, elle est donc d’ascendance noble. Mais selon une fable d’Ésope174, c’est Prométhée qui l’a formée de glaise. Or, avant qu’il n’ait pu l’éveiller à la vie, Dolos, la tromperie, avait fabriqué une statue identique – sauf pour les pieds, qu’il n’avait pas eu le temps de terminer. Quand Prométhée vit les deux statues, il fut ébloui par leur ressemblance et les anima toutes les deux. Sur quoi la « vraie » Vérité s’en alla d’un pas mesuré, alors que la statue de Dolos se leva sans réussir à avancer.

Selon cette perspective, la vérité est en marche, elle évolue de connivence avec la réalité qui change, alors que le mensonge, tout en lui ressemblant à s’y tromper, reste figé dans sa fausseté étriquée. C’est ce que dit Socrate dans le Cratyle : « ἀλήθεια » (alétheia – vérité) : en effet on a l’impression qu’on a désigné le divin mouvement de l’être par cette locution prédicative « ἀληθείᾳ », comme si l’on disait que c’est une « course divine » (ὡς θεία οὖσα ἄλη). « Pseudos » (ψεῦδος, mensonge), c’est le contraire du mouvement175.

Une autre métaphore de cette même idée se trouve dans la mythologie romaine, où Veritas est la fille de Saturne, Chronos en grec. Elle est donc liée au Temps, soumise au changement et à la métamorphose. On racontait qu’à cause de sa grande timidité, cette vierge habillée en blanc se cachait au fond d’un puits sacré176.

Éternelle ou changeante : dans la civilisation occidentale, les représentations de la vérité sont divergentes, voire contradictoires. Elles dépendent de la situation et de l’objet auxquels elles s’appliquent, et aussi de la source à laquelle elles se réfèrent. Cela se voit dans la suite de l’article Vérité du Dictionnaire de Trévoux : « Vérité », dans un sens plus ordinaire, est opposée à l’erreur, fausse opinion, et signifie une proposition vraie et certaine ; un dogme constant et incontestable ; une maxime claire et évidente ; la connaissance de la nature des choses.

« Vérité » se dit encore de la sincérité, de la bonne foi dans le rapport de quelques faits particuliers, ou personnels, des événements, des circonstances : en ce cas elle est seulement opposé au mensonge, au déguisement et à la fourberie.

Dans le même sens, « vérités » au pluriel, et en parlant des personnes, s’entend d’ordinaire des choses dures, offensantes et désobligeantes, des défauts et des vices secrets qu’on leur reproche. Il y a de la grossièreté à dire trop franchement les vérités aux gens ; et il y a un mérite à taire les vérités fâcheuses.

Au XVIIIe siècle, le Dictionnaire de Trévoux constitue une synthèse des travaux lexicographiques des deux siècles précédents. Ses définitions sont importantes, car elles se situent à un moment charnière, où les références anciennes sont encore comprises, alors qu’avec les Lumières, les mentalités ont déjà changé. À cette époque, la vérité, tout en gardant la référence à l’absolu, se présente sous ses formes humaines, relatives, voire  « fâcheuses ». Il faut dire que la philosophie avait, depuis longtemps déjà, préparé le terrain pour une acception multiple et flexible du terme.

La définition la plus répandue de la vérité philosophique est celle de Thomas d’Aquin qui, tout en s’appuyant sur des sources antérieures, notamment La Métaphysique d’Aris-tote177, trouva la formule à laquelle toutes les définitions suivantes devaient se référer, à savoir que la vérité est adaequatio rei et intellectus, qu’elle consiste dans une adéquation entre l’intellect et « la chose », entre l’esprit et son objet, donc entre la pensée et le monde, le langage et la réalité178.

Cette conception, qui a été très généralement acceptée jusqu’au XIXe siècle, est le reflet d’une confiance intacte en nos capacités de connaître et d’exprimer cette connaissance, puisqu’elle suppose une correspondance juste entre le sujet connaissant et le monde sensible.

Or, avec le temps, cette confiance s’est estompée, et au XIXe siècle, on commence à douter de la possibilité même d’une relation entre des entités aussi différentes que la conscience et son objet. Déjà Kant avait formulée une conception nuancée de la vérité, qui revêt chez lui différentes formes selon les sources de la connaissance auxquelles elle se réfère. Un scepticisme général conduit finalement à l’opinion que toute vérité est déterminée par la culture où elle a cours. Friedrich Schlegel résume : Il n’y a pas d’énoncé vrai, car la position de l’homme est l’incertitude de l’être en suspens. La vérité ne peut être trouvée, on la produit. Elle est relative179.

Avec l’avance de la sécularisation, la vérité perd progressivement son caractère absolu et s’éloigne en même temps des affaires humaines, jusqu’à ne plus avoir d’ancrage du tout dans le réel. Dans les différents courants, notamment anglo-saxons, de la philosophie du langage, elle devient un problème de logique.

De ce survol rapide, on pourrait conclure à l’abandon pur et simple de l’idée de vérité dans la modernité au profit de notions plus modestes comme la justesse, l’équilibre des rapports, l’adéquation entre deux termes etc. Cependant, et c’est bien ce qui distingue ce concept de tous les autres, le fondement de ses substituts reste la vérité, qui sans elle n’auraient pas de raison d’être. Même dans un monde sécularisé, l’exigence d’une attitude qui vise le vrai à tous les niveaux de la communication et du savoir, constitue l’idée directrice sous-jacente qui règle la vie en société.

Et le mensonge ? On dit fréquemment (c’est déjà le cas de Montaigne180) que les rapports entre la vérité et le mensonge ne sont pas symétriques, que le mensonge est beaucoup plus que la négation du vrai. Or, nous venons de voir que la vérité est loin d’être simple, qu’elle est, elle aussi, protéiforme. Avec le mensonge, le problème se complique encore.

Le sujet est obscur, plein, pour ainsi dire, d’anfractuosités et d’antres ténébreux — où souvent la pensée de celui qui le traite s’emprisonne ; au point que l’objet saisi échappe des mains, puis reparaît, pour disparaître encore181 écrit saint Augustin dans De mendacio (Du mensonge), le premier traité important en Occident qui cherche à définir le concept de mensonge.

Pendant longtemps en effet, celui-ci avait gardé quelque chose d’indéterminé. Le grec ψευδοξ ˗ ψευδευδαι (pseudox – pseudeudai ) désigne chez Hésiode le travail du poète. À son époque, on ne distinguait pas encore le mensonge de la fiction ou de l’erreur. C’est seulement avec la traduction du terme en latin, mendacium, qu’il acquit la signification de alterum fallere conatur, de sciemment tromper autrui.

Or il s’agit peut-être, dans ce passage d’une langue à l’autre, de quelque chose de plus que de la lente élaboration d’un concept dans le temps. En se référant à la culture gréco-romaine, on a tendance à sous-estimer les différences qui existent, sur le plan de la pensée et de la sensibilité, entre ses deux branches constitutives. Ceci est particulièrement vrai pour notre sujet, car si la civilisation romaine se distancie nettement du mensonge, la pensée grecque hésite à le condamner purement et simplement – au point que dans son article « menteur », le Trévoux note : Il s’est mêlé tant de fables dans l’Histoire des Grecs, que « la Grèce menteuse » est passée en proverbe.

Dans l’Hippias mineur, Platon compare le vaillant Achille au rusé Ulysse. Si le premier vise toujours le vrai, il lui arrive pourtant de dire le faux par erreur. Ulysse, en revanche, manie la parole en expert : Reprenant la parole, le héros d’endurance lui dit ces mots ailés, mais c’était menteries ; pour jouer sur les mots, jamais en son esprit les ruses ne manquaient 182. Or, si les mots ailés d’Ulysse sont mensongers, ce n’est pas par erreur, mais par science. Connaissant la différence entre le vrai et le faux, et sachant choisir parmi tous les possibles ce qui apparaît le plus adapté au moment, il est donc supérieur à Achille, qui a une vision monolithique des choses.

Socrate, dans ce dialogue, brouille les pistes pour confondre son interlocuteur Hippias, et la conclusion à laquelle il arrive est troublante pour nous aussi : le meilleur est celui qui trompe, parce qu’il est le plus capable. Car le mensonge implique un savoir dans le domaine où il s’exerce, et le savoir rend toujours supérieur.

Beaucoup d’exégètes ont considéré cette conclusion comme aporétique, et elle l’est certainement dans le sens où l’essentiel n’y est pas dit, à savoir que selon l’éthique platonicienne, le meilleur véritable est celui qui sait distinguer entre le bien et le mal. Il est infiniment plus fort que celui qui ne distingue qu’entre le vrai et le faux et qui, pour des raisons égoïstes, préfère le mensonge183.

Mais est-ce que la conclusion provocante de ce dialogue est seulement une aporie ? L’ironie bien connue de Socrate n’exprime-t-elle pas autre chose, qui ressemblerait à une révérence amicale en direction de la métis, de l’intelligence rusée184? Car c’est Ulysse aux mille visages, l’homme de tous les tours et détours, le multiple, polytropos (πολύτροπος), le rusé, polymetis (πολυμέτις), et non Achille, qui est aimé des Grecs.

Nous avons déjà mentionné la métis comme attribut d’Hermès. Le fait qu’elle réapparaisse ici en relation avec la figure d’Ulysse montre la cohérence de la conception grecque du langage, qui se reflète dans les personnages qui l’incarnent et dans les métaphores qu’il engendre. Métis est à la fois une qualité et, dans la mythologie hésiodienne, une divinité, dont l’importance est capitale pour le devenir et l’ordonnancement du monde185. Première épouse de Zeus et mère d’Athéna, elle est la personnification de la sagesse rusée. Hésiode la décrit comme celle qui sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel186. Dans les fragments de Chrysippe, elle est appelée la source de toute chose juste187, bien qu’elle soit faite de stratagèmes, de dissimulation et de mensonges. C’est une intelligence bigarrée (παντοίη, pantoié) et ondoyante (ποικίλη, poikilé), qui lie le passé au futur et les choses entre elles, et ne se laisse dompter par rien.

Sur le plan humain, c’est Ulysse qui représente au mieux cette vertu – car pour les Grecs, c’est bien d’une vertu qu’il s’agit. C’est grâce à elle que le cheval de Troie a pu être construit, sans lequel ils n’auraient pas gagné la guerre. Grâce à elle aussi Ulysse a pu sauver sa vie et celle de ses compagnons des mains du Cyclope Polyphème, en s’appelant Personne – Outis / Métis : le jeu de mot grec, qui désigne à la fois la ruse (métis) et le refus d’identité (outis, personne – C’est Personne qui m’a blessé, s’exclame Polyphème…) est intraduisible, mais significatif. Ulysse est le héros des métamorphoses, il aime masquer son identité et se transforme comme les dieux et grâce aux dieux.

Au moment de se révéler à lui dans sa divinité, Athéna, la déesse de la Sagesse et de la Guerre, fille de Zeus et de Métis justement, dit à son protégé : Quel fourbe, quel larron, quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruse de tout genre ! ... Pauvre éternel brodeur ! N’avoir faim que de ruses ! ... Tu rentres au pays et ne penses encore qu’aux contes de brigands, aux mensonges chers à ton cœur depuis l’enfance… Trêve de ces histoires ! Nous sommes deux au jeu : si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et discours, c’est l’esprit et les tours de Pallas Athéna que vantent tous les dieux188. Loin de critiquer l’attitude mensongère de son protégé, la déesse lui demande simplement de s’incliner devant sa propre métis, qui est divine, et donc supérieure à celle d’Ulysse.

Si la sagesse et la guerre sont personnifiées par Athéna, c’est qu’on croyait à une parenté entre les deux concepts : Pour les Grecs, l’intelligence est mise à l’épreuve, explique Jean-Pierre Vernant, elle livre un combat contre le réel. … Les Grecs pensent que seul le même peut agir sur le même. Il faut que l’intelligence se rende semblable à l’objet auquel elle s’applique, et si cet objet est un objet mouvant, est un objet inquiétant, est un objet qui prend toutes les formes, l’intelligence doit se faire elle-même plus polymorphe, plus souple et plus dangereuse et ambiguë que ce qu’elle essaie de connaître 189

Pour ce genre d’intelligence, c’est l’efficacité qui compte. Si le mensonge permet d’obtenir l’avantage sur l’adversaire, il est opportun, voire louable. Les dieux s’en servent autant que les humains, ils se vantent même, comme Athéna, de l’adresse en son maniement.

Est-ce que cela signifie que la culture grecque justifie le mensonge et défend le droit de s’en servir ? Il y a, en réalité, deux courants de pensée, qui correspondent à deux approches du problème, à deux idéaux, dont nous avons rencontré les représentants olympiens en Apollon et Hermès, à deux époques aussi, où le problème est traité de façon différente. Ces époques renvoient chacune à l’un des paradigmes de nos deux sens supérieurs.

Selon Détienne et Vernant, c’est vers la fin du Ve siècle avant notre ère qu’un tournant se produit dans la culture grecque. L’intelligence mouvante et rusée de la métis, qui correspond à la culture orale, à une culture de l’ouïe, où la connaissance en perpétuelle métamorphose se transmet par la poésie, le rythme, la musique et la danse, est alors doublée par une culture de l’écrit. Celle-ci invente, à côté du monde mouvant des apparences, le monde immobile des Idées, dont la vision demande une autre sorte de discernement.

Désormais, deux formes d’intelligence coexisteront dans la pensée grecque. La métis, avec son cortège de ruses et de mensonges, reste attachée au monde sensible, où sa maîtrise est considérée comme la marque d’un esprit supérieur. La dialectique, la logique et la mathématique règnent dans monde des Idées. La vérité y est éternelle et immuable. Si le mensonge n’y a pas sa place, c’est d’abord pour des raisons spéculatives. Les raisons d’ordre moral existent, mais elles sont secondaires.

Cette dichotomie est très loin de l’approche biblique du problème. Dans la Bible, Dieu n’est pas seulement la vérité unique, totale, il est aussi Dieu de vérité190, c’est-à-dire qu’Il est vérace, véridique envers l’homme : Dieu n’est pas homme, pour qu’il mente, ni fils d’Adam, pour qu’il se rétracte. Est-ce lui qui dit et ne fait pas, qui parle et n’accomplit pas191 ? Quand il est question de vérité dans le judaïsme, il s’agit d’une attitude éthique autant que d’une qualité d’être.

Car pour la pensée juive, qui ne met jamais en doute la sacralité du langage, qui insiste sur ses potentialités créatrices et ses possibilités destructrices, le mensonge est le mal même : en détournant le langage de son but, qui est la communication fiable, il constitue une perversion du plan divin. Le midrash suivant est significatif d’une telle conception des choses192 :

Le Mensonge vint voir Noé et le pria de lui réserver une place dans l’Arche. Noé dit : Je n’accepte que les couples. Le Mensonge chercha alors une compagne pour faire le voyage avec lui. Et voici, il trouva la Destruction. Après quelques milliers d’années de vie commune, le Mensonge lui proposa d’évaluer la plus-value de ce qu’ils avaient produit ensemble. Quelle plus-value ? demanda la Destruction. Tout ce que j’ai touché n’existe plus. Ensemble, nous n’avons rien produit193.

Même si le Talmud ne se fait pas d’illusions sur la fréquence du mensonge, puisqu’il constate que la plupart des gens sont coupables de vol, une minorité d’impudicité et tous de mensonge194, la pensée juive reste convaincue que l’homme, puisqu’il a été créé à l’image de Dieu, peut, s’il le veut, choisir la vérité. Le philosophe Saadia Gaon (Xe siècle) écrit : La sagesse divine a posé comme principe que les hommes disent la vérité et s’éloignent du mensonge. Le mensonge paraît grotesque à l’âme195.

Le mensonge, une aberration ? Et pourtant, il existe bel et bien dans la Bible. Abraham ment au pharaon en disant que Sara est sa sœur, Jacob ment à son père aveugle pour se procurer le droit d’ainesse. L’exégèse rabbinique ne cherche pas à embellir ces faits, mais à trouver leurs motivations sous-jacentes, qui sont discutées dans le détail. En examinant les textes on voit que pour la pensée juive tout au long des siècles, la vérité doit être la norme qui dirige l’action humaine. Elle admet cependant que dans certaines rares circonstances, il est licite de mentir si cela aide à préserver la paix ou à épargner à autrui un tort ou une peine196.

Car conformément à sa vision d’un Dieu véridique, ce n’est pas l’idéal d’une vérité abstraite qui doit régenter la vie de l’homme, mais la véracité comme garante de paix, donc de plénitude : c’est la signification exacte du mot chalom (שלום). Deux choses comptent alors pour l’évaluation d’un énoncé : l’intention du locuteur, et les conséquences qui en résultent.

Ainsi, tout mensonge égoïste, qui ne vise qu’à améliorer la position de celui qui le profère, est jugé inadmissible. Selon le Talmud, en matière de justice et dans les affaires, aucun mensonge ne saurait être toléré, sous peine de saper les fondements de la société197. Il est également interdit de mentir si les conséquences du mensonge impliquent un dommage quelconque à autrui198.

Cette façon de penser a été transmise aux Évangiles et au christianisme primitif. Quand la pensée grecque et la pensée juive se rencontrent dans le christianisme, l’idée de mensonge est réexaminée. Avec saint Augustin, elle reçoit sa première conceptualisation à la fois spéculative et morale. Chez ce philosophe, le mensonge constitue, conformément aux vues juives, le mal par excellence, car au lieu d’accepter l’ordre divin, le menteur construit un ordre subjectif, qui n’est pas une création ex nihilo, à partir du néant, mais une création de néant. Le monde possible qu’il bâtit a des répercussions néfastes sur notre monde réel, parce qu’il le rend incrédible, en mine le sens.

Cependant, et ceci est nouveau, Augustin ne définit pas le mensonge par le contenu vrai ou faux de l’énoncé, mais par la position du menteur, qui parle toujours cum intentione fallendi, dans l’intention de tromper. C’est ainsi qu’on peut mentir en disant la vérité, car c’est d’après la disposition de l’âme, et non d’après la vérité ou la fausseté des choses mêmes que l’homme ment ou ne ment pas. (…) Le péché du menteur est le désir de tromper. (…) C’est une erreur grossière de croire qu’on peut tromper les autres en restant honnête199.

Nous sommes, décidément, loin de la métis, vis-à-vis de laquelle l’Occident prendra de plus en plus de distances dans ses jugements. C’est ainsi que chez Dante, Ulysse le rusé, le divin trompeur, se retrouve avec les traitres tout en bas de l’enfer, dans la huitième fosse du huitième cercle. Du milieu des flammes qui le torturent, Ulysse fait à Virgile, qui l’interroge, l’aveu suivant :

Ni la douceur d’un fils, ni la pitié
De mon vieux père, ou cet amour juré
Qui devait réjouir le cœur de Pénélope,
Ne purent vaincre au fond de moi l’ardeur
Que j’avais à me rendre un connaisseur du monde
Et des vertus et des vices humains200.

Paroles déconcertantes : Ulysse est puni en tant que trompeur, il endure des peines effroyables, sa situation dans l’enfer prouve la gravité de ses péchés. Mais d’une certaine manière, Dante ne peut cacher sa sympathie pour celui à qui il attribue des motivations semblables aux siennes. Cela montre la complexité du problème du mensonge dans notre civilisation, et la difficulté, déjà constatée lors de notre analyse du concept de vérité, à concilier ses deux sources majeures d’inspiration, la grecque et la juive. Comme les deux approches ne sont pas compatibles, deux filières divergentes se dessinent dans la philosophie occidentale, parfois en s’ignorant, parfois en se stimulant par leur différence.

Il y a une première lignée de penseurs pour qui mentir est une perversion du langage, un détournement de sa raison d’être. Après Augustin, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, plus tard Kant, et aujourd’hui Habermas et Karl-Otto Appel défendent ce point de vue.

Le mensonge est la mise au rebut, en quelque sorte la destruction de la dignité humaine. Un homme qui ne croit pas lui-même à ce qu’il dit (…) à autrui a encore moins de valeur que s’il était une chose201.

Ce jugement repose sur la conception du langage comme reflet de l’ordre du monde. À son opposé se trouve celle du langage comme outil neutre de communication, également soutenue par de nombreux philosophes, dont le Sprachspiel202 de Wittgenstein est l’aboutissement. Selon ce philosophe, le mensonge n’est qu’un jeu de langage parmi d’autres, dont il faut connaître les règles. Aucun jugement a priori ne s’y attache203.

Les deux positions sont cohérentes, autant dans leur argumentation que dans leurs conclusions. Mais est-il vraiment possible d’examiner les concepts de vérité et de mensonge au sens extra-moral, comme Nietzsche le premier a cherché à le faire204? Car quelle que soit l’opinion qu’on adopte sur l’essence du langage, il reste toujours, dans le mensonge, le problème de la tromperie. En se jouant de la bonne foi de son interlocuteur, le menteur fait ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse : tendre un piège à autrui pour garder le contrôle de sa propre duplicité. C’est en cela que réside le caractère foncièrement immoral du mensonge, qui est perçu par tout le monde.

Cela se voit déjà au fait que le menteur a toujours comme projet de ne pas mentir. Je voudrais dire la vérité. J’aime la vérité. Mais elle ne m’aime pas. Voilà la vérité vraie : la vérité ne m’aime pas, dit, dans l’admirable monologue que Jean Cocteau a dédié à son ami Jean Marais, le menteur qui n’est pas un menteur, mais un mensonge qui dit toujours la vérité205. Il y montre – et c’est cela sa vérité – que tout le monde ment de façon régulière et récurrente tout en condamnant le mensonge. Et comme personne n’est capable de sortir de ce cercle vicieux, chacun se ment à lui-même sur les bonnes raisons qu’il a de mentir.

Ces raisons se trouvent toujours, et d’autant plus facilement lorsqu’on se rend dans les terrains limitrophes du mensonge, comme la dissimulation ou l’omission – ces terrains d’ombre et d’ambivalence où des situations justifiant de taire la vérité sont légion. Elles soutiennent que toute vérité n’est pas bonne à dire, et que tout mensonge n’est pas nocif, loin de là, qu’il peut même être charitable.

Le genre de mensonges ou demi-mensonges, qui se situent dans le sillage du pseudos grec, a été répertorié et catalogué dès l’Antiquité. En font partie, entre autres, le mensonge pieux, qui épargne une peine ou un ennui à quelqu’un ; le mensonge qu’on profère par amour, même s’il trompe la personne en face ; le mensonge politiquement utile, curatif ou préventif, émis pour le bien de la société, que Platon avait défendu dans La République ; et toutes les omissions, dissimulations, exagérations et les petits mensonges de politesse qui font le liant de la vie en société.

En examinant cette liste, force est de constater que notre quotidien, quelle que soit l’époque ou le lieu, consiste en un tissus de mensonges. Serait-ce à dire que nous ne pouvons pas ne pas mentir, que le mensonge est constitutif du langage ? Les réflexions précédentes semblent confirmer cette thèse. Elles prouvent que l’équivoque est le propre de la parole humaine, qu’elle est l’expression de sa richesse et en même temps le piège qu’elle nous tend en permanence. Rûmi et Yunus Emre nous ont montré que le danger du mensonge guette même les grands orants là où on s’y attendrait le moins, au moment de la prière.

Constat d’échec ? Pas tout à fait. L’apparition du mensonge dès la première série de dialogues répertoriée de la Bible – entre Ève et le serpent, entre Adam et Ève et entre Dieu et Adam206 – nous indique que celui-ci ne se résume pas à une entreprise purement individuelle, utilitaire et égoïste, mais qu’il a un rôle à jouer dans l’économie de la vie humaine. Car d’un point de vue ontologique, la possibilité du mensonge est la condition de notre liberté, qui dépend du fait qu’il puisse y avoir un choix entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Les capacités, y compris destructrices, du mensonge constituent ainsi le terreau de notre créativité.

En effet, c’est l’existence terrestre, le Dasein comme disait Heidegger, qui porte en elle-même la possibilité du mensonge207. Pour Hannah Arendt, ce fait se vérifie aussi bien au niveau de la pensée que de l’action humaines :

A characteristic of human action is that it always begins something new, and this does not mean that it is ever permitted to start ab ovo, to create ex nihilo. In order to make room for one’s own action, something that was there before must be removed or destroyed, and things as they were before are changed. Such change would be impossible if we could not mentally remove ourselves from where we physically are located and imagine that things might as well be different from what they actually are. In other words, the deliberate denial of factual truth – the ability to lie – and the capacity to change facts – the ability to act – are interconnected; they owe their existence to the same source: imagination208.

La source de toute action libre, indépendante, et celle du mensonge  serait donc la même : l’imagination, cette faculté merveilleuse que possède l’homme de dépasser ses limites en larguant les amarres par rapport au réel, en franchissant les catégories spatio-temporelles pour s’élancer vers une vie nouvelle, vers un de ces mondes possibles dont nous avons suivi la trace tout au long de ce chapitre.

Or, ces mondes, nous l’avons vu, sont édifiés par rapport au réel. Ils ne sont pas aléatoires, pas mensongers d’emblée. Tout en créant un ailleurs, l’imagination reste intimement liée à la vie concrète du sujet imaginant, dont elle représente le versant le plus intime, ses qualités et désirs cachés. Elle se construit à partir de sa mémoire, en tirant son inspiration du trésor de ses innombrables perceptions sensorielles, qu’elle évoque pour les transformer. Les images traitées ne sont pas d’origine purement visuelle, mais proviennent de tous les sens209, où elles retournent dans un mouvement perpétuel. Métamorphosées, elles y sont accueillies à nouveau et exercent leur influence. Il y a une interaction entre le réel et l’imaginaire à tous les niveaux – mental et corporel – de l’être humain, qui s’exprime par le passage constant de l’attitude imageante à l’attitude réalisante210 et l’inverse.

L’imaginaire représente à chaque instant le sens implicite du réel, écrit Sartre. Tout imaginaire paraît « sur fond du monde », mais réciproquement toute appréhension du réel comme monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire211.

Dans ce dépassement, le vrai et le faux, le juste et l’injuste se mêlent, car l’imagination est à la fois pensée sur le réel, création intelligente et chimère. Elle étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal et (…) par conséquent, excite et nourrit les désirs par l’espoir de les satisfaire212.

Cette précision de Rousseau est importante, car elle met en évidence le désir comme principe fondamental de la production imaginaire. Un manque à combler, une absence à compenser, une origine à rechercher donnent l’impulsion première à son envol, en s’opposant à ce qui est pesanteur dans la réalité et fait obstacle. Or, c’est exactement ce mouvement-là qui fait naître le mensonge.

Nous ne sommes donc plus surpris d’apprendre que l’étymologie (peut-être mensongère…) qu’on attribuait, dès le XIIe siècle dans la littérature, au mot français « mensonge », en fait un dérivé des deux termes mens, « esprit » en latin, et songe, l’enfant bien-aimé de l’imagination. Avec l’association de ces deux composantes, le mot mensonge a par ailleurs changé de genre : féminin jusqu’au début du XVIIe siècle, il est devenu masculin sous l’influence du songe...

Le songe – et c’est peut-être la leçon la plus importante à retenir – traverse ainsi toutes les régions du langage, des plus hautes aux plus insignifiantes, et tous ses mondes possibles que nous avons examinés, comme il traverse toutes les dimensions de notre être, jusqu’à s’y confondre. Nous sommes de la même étoffe que les songes / Et notre vie infime est cernée de sommeil, dit Prospero dans La Tempête213. Calderon a repris cette idée en appelant une de ses plus belles pièces  La vie est un songe, et Pascal, à la même époque, en fait une de ses Pensées : Enfin, comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, la vie n’est elle-même qu’un songe sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort214.

Le songe est l’espace privilégié de notre liberté. Si le mensonge lui est apparenté par son détachement de la réalité, il n’est pourtant pas son égal. Je tiens que, par l’ordinaire, c’est notre nature sincère qui s’exprime dans les songes ; et songe n’est point mensonge, sinon en ce sens qu’il représente ce qu’on voudrait, non ce qui est, constate Alain215, reprenant ici la définition philosophique qui vaut pour tous les mondes possibles. Il y a donc une différence à établir entre les deux ordres, qui s’avère à la fois éthique et ontologique.

Grâce à Saint Augustin, nous savons qu’une pensée ou une parole est rêverie ou bien mensonge selon sa motivation sous-jacente, son intention ouverte et généreuse, ou égoïste et mesquine – selon la façon dont elle se positionne face à autrui. La dimension foncièrement morale du langage s’impose ici avec force, elle le distingue des systèmes de communication s’apparentant à de simples codes.

Mais la différence entre songe et mensonge est encore plus profonde. Elle est déjà inscrite dans la nature même des deux. En effet, un songe ne peut pas nuire, parce qu’il ne se communique pas. Il est lié à l’intimité de la personne et ne peut se déployer dans la vie sociale sans perdre sa qualité de songe. Un songe partagé devient message, il a un rôle à jouer dans la communication, alors que, de par son essence, le vrai songe est solitaire et d’un tout autre ordre. Il est ouverture à la beauté du monde – réminiscence et désir, il se nourrit des résonances qui émanent des êtres et des choses. C’est en cela qu’il est écoute et c’est en cela que l’écoute est pieuse.

Le mensonge, quant à lui, est une anti-écoute. Non point foi, mais mauvaise foi, il ne dévoile rien du monde, il ne parle que pour lui-même. Au lieu d’être promesse de relation – cette promesse dans laquelle nous avons découvert l’essence même du langage – il est une arme.

Peut-être est-ce parce que le mensonge est bien un songe de l’esprit – et l’étymologie du mot français se révèlerait alors non pas comme mensongère, mais comme vérité profonde. Car l’esprit est ambivalent comme nous et, sans ouverture vers un autre ordre, il tourne dans le vase clos de l’intellect. Quand nous le prenons pour guide de nos songes, nous pouvons facilement nous égarer.

Heureusement pour nous, l’ouïe nous révèle aussi un songe de l’âme, fait d’harmoniques et de résonances heureuses. En rapport avec le cosmos dont il capte les ondes, il nous prépare aux suggestions oniriques de la matière. Ce songe de l’âme est la musique.


PASSERELLES

LA MUSIQUE

Un chant s’élève : de l’évanescent

Du silence, un chant s’élève. Les deux sont liés à jamais, ce n’est pas dans le bruit que naît la musique. Le silence est son milieu et son origine, elle en sort aussi imperceptiblement qu’elle y retourne, elle existe avant qu’on ne l’entende, et continue d’agir longtemps après que son dernier écho ait disparu. Le mot allemand verklingen, qu’on traduit par se taire peu à peu, s’évanouir, décrit très précisément cette façon qu’a le son de s’éloigner jusqu’à ce qu’on perde sa trace dans un ailleurs qui ne l’anéantit pas, mais le transforme en une vibration inaudible, et pourtant efficace :

Heard melodies are sweet, but those unheard
Are sweeter; therefore, ye soft pipes, play on;
Not to the sensual ear, but, more endear’d,
Pipe to the spirit ditties of no tone… 216

Le chant est la première forme musicale. À l’évidence, il correspond à un besoin humain fondamental. Son existence est attestée dans toutes les civilisations et à toutes les époques, son origine se perd dans la nuit des temps. On suppose qu’il a émergé parallèlement au langage, dont il se différencie d’abord peu. Cri, gémissement, rire, chant et parole sont autant de registres de la voix où le corporel et le spirituel, l’intellectuel et l’affectif se mêlent et se superposent. Le son humain les comprend tous, ses différentes expressions ne sont jamais pures, elles se confondent et s’interpénètrent.

L’étymologie du mot musique garde le souvenir de cet état de choses. Il vient du grec ancien μουσική, moûsikê, dérivé féminin de μουσικός, mousikos, c’est-à-dire ce qui est relatif aux Muses – à toutes les muses. Son domaine couvre ainsi la danse, la musique vocale et instrumentale, le culte et même les sciences, dont elle faisait partie encore au Moyen Âge, où elle formait avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie le quadrivium217. La musique audible, dite pratique, ne constituait qu’une toute petite partie de ce que l’on appelait musica, à savoir la science des nombres qui régissent l’univers. La musique jouée était considérée comme le nombre rendu perceptible.

Or celui-ci, qui a incarné pendant longtemps la loi du fonctionnement du monde, est abstraction pure et n’existe pour les humains que dans la mesure où ils l’appréhendent à travers les sens. C’est l’ouïe qui est le mieux disposée à cette tâche à cause de sa capacité de mesurer l’espace et le temps, les dimensions dans lesquelles nous évoluons.

L’idée d’une parenté entre les différentes branches du quadrivium remonte à l'enseignement de Pythagore. Un fragment du pythagoricien Archytas (vers 360 av. J.-C.) en témoigne : Les mathématiciens, à mon avis, savent bien discerner et comprendre comme il faut (...) la nature de chaque chose (...). Aussi, touchant la vitesse des astres, de leur lever et de leur coucher, nous ont-ils donné une connaissance claire, tout autant qu'en géométrie plane, en arithmétique et en sphérique, sans oublier non plus la musique. Car ces sciences semblent sœurs, puisqu'elles s'occupent des deux premières formes de l'être, qui sont elles-mêmes sœurs218.

Ceci est la version occidentale, grecque, d’une idée universellement admise, à savoir que la musique remonte aux origines de l’existence et nous y reconduit, parce qu’elle participe de l’élan vital originel dont chaque civilisation a élaboré sa propre image. Qu’il soit Vibration initiale, Énergie ou Parole qui inaugure le monde et dont le son demeure inconnu ; qu’il résonne dans la musique des sphères ou la mélodie des choses : la musique est considérée comme le medium le plus approprié à saisir cet élan. Il y a en elle une valeur cosmique et eschatologique par laquelle l’ouïe devient le sens qui nous parle le plus intensément du mystère de la vie, parce qu’il donne accès au domaine du sacré.

Comme nous avons pu l’observer tout au long de nos réflexions, le monde de l’ouïe s’érige pour nous en contrepoint du monde de la vue, il lui est à la fois complémentaire et opposé. Les perceptions auditives se distinguent des perceptions visuelles non seulement par leur impact affectif plus grand, mais aussi par leur origine souvent cachée. Toutes les civilisations connaissent des voix sans corps : voix de Dieu ou des dieux, voix des morts ou des esprits. Même dans la vie quotidienne, la source du son n’est pas toujours évidente. Le statut de l’entendu reste d’abord indéterminé, ce qui augmente la force qu’il exerce sur nous et exige une réponse à plusieurs niveaux.

C’est pourquoi, dans beaucoup de civilisations anciennes ou primitives, il n’existe pas de mot pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui musique. Partout, on s’approchait du sacré par le chant et la danse à la fois, et par la parole des récitations liturgiques. On se souvient du Roi David qui, après avoir transporté l’Arche de l’Alliance à Jérusalem, dansait de toute sa force devant l'Éternel219. Sa femme Mikhal, qui vit le Roi David qui sautait et tournoyait devant le Seigneur, et le méprisa dans son cœur220, fut privée d’enfants pour cette méprise. Car au service divin, d’où un art musical autonome finit par émerger, l’implication de la personne doit être totale, elle doit se situer aussi bien sur le plan physique que sur le plan intellectuel.

La voix a toujours été son moyen d’expression favori, car elle était considérée comme un don divin, contrairement aux instruments, qui sont de fabrication humaine. Partant de la parole ordinaire, la voix s’imprégnait de rythme en suivant les pas de danse, et variait en hauteur et en dynamique pour donner plus de poids à son message : un chant éclora, qui fut bientôt secondé par les deux plus anciens instruments attestés et répandus sur toute la terre, la flûte et le tambour, qui constituent, la première, le prolongement du souffle par le haut, le second, celui des vibrations par le bas.

Dans le chant, la voix s’élève. Le mouvement ascensionnel paraît aller de soi, c’est comme si elle était attirée vers les hauteurs. Voilà ce qui distingue le chant de la parole, qui est horizontale, dirigée vers la communication avec autrui. La parole s’adresse nécessairement à un interlocuteur, mais le chant n’a pas besoin d’auditeur pour exister. Il possède d’emblée une dimension verticale, qui souligne sa gratuité. S’il est joyeux, il évolue en vocalises, en imitant les oiseaux au printemps.

On imitait avec la bouche les voix limpides des oiseaux
bien avant de savoir répéter en chantant
les poèmes mélodieux qui charmèrent l’oreille…
explique Lucrèce221, qui fait dériver l’existence de la musique humaine de l’écoute du chant des oiseaux.

Or, de quoi le chant des oiseaux nous parle-t-il, sinon d’harmonie, de la consonance du cœur et de la création, de l’accord dans et avec la nature ? Dans son commentaire du Psaume XXIII, saint Augustin écrit: La jubilation est le signe que le cœur est plein d’une joie qui ne s’exprime plus avec des mots, mais par le chant. Et à qui s’adresse ce chant ? À personne d’autre qu’au Dieu inexprimable. Et comme Dieu est inexprimable, et que l’homme ne peut le taire pour autant, que lui reste-t-il d’autre qu’à jubiler, pour que le cœur se réjouisse sans paroles et l’infini flot de joie se déverse au-delà des marques des lettres222 ?

Dans ce passage, le chant sans paroles est jugé supérieur à celui qui est guidé par les mots. Ce qui le distingue est le caractère de joie gratuite que prend la musique quand elle se calque sur le chant des oiseaux. Car dans ce cas, au lieu de parler de joie, elle la crée.

Perceval, dans le Conte du Graal, fait l’expérience de cette joie qui nous saisit en écoutant les oiseaux chanter, la première fois qu’il quitte la maison maternelle, une expérience qui est décrite comme inaugurale :

Ce fut tans qu’arbre florissent
Fueillent baschage, pré verdissent,
Et cil oisel an lor latin
Dolcement chantent au matin
Et tote riens de joie anflame…223

Toute une gamme d’associations est liée à l’oiseau, qui a marqué notre perception de la voix qui chante. L’oiseau est d’abord pour nous un messager, figure de l’âme et intermédiaire entre le ciel et la terre. La joie qui enflamme l’homme en l’écoutant est celle d’être en harmonie avec lui-même et avec l’univers, dans le sentiment de l’unité première retrouvée. Ainsi son propre chant, quand il l’oriente à celui de l’oiseau, devient-il expression de joie – célébration, jubilus justement : jusqu’à la fin du XVe siècle, la musique avait pour seule fonction officielle la louange de Dieu. Cette jubilation au-delà des mots était, pour évoquer encore une fois saint Augustin, le chant de l’indicible224, qui n’appartient que partiellement au monde temporel.

L’abîme, c’est le Temps, avec ses tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c’est le contraire du Temps ; c’est notre désir de lumière, d’étoiles, d’arc-en-ciel, et de jubilantes vocalises225, dit Olivier Messiaen, le compositeur qui s’est le plus inspiré des oiseaux. Pendant toute sa vie, il a transcrit leurs chants. Il leur a consacré de nombreuses œuvres en tout genre, allant de la vocalise pour flûte seule, comme Le merle noir, jusqu’au grand opéra Saint François d’Assise, où chaque personnage est symbolisé par un chant d’oiseau.

L’oiseau, dans ses jubilantes vocalises, apparaît comme la manifestation sensible de l’Esprit Saint, dont il prend d’ailleurs la forme dans l’iconographie chrétienne. L’âme, qui lui est apparentée, s’échappe des mourants sous forme d’oiseau, parce que celui-ci représente le monde des métamorphoses. Et parce que, comme la musique toute entière, l’oiseau est lié au silence, qu’on associe également à la mort : durant l’hiver, il se tait avec une longue patience.

Ce silence est celui d’un temps de latence qui annonce la transfiguration, où la mort est suivie de renaissance. L’oiseau renvoie à la beauté éternelle. Il figure la légèreté, l’affranchissement de la pesanteur terrestre, et est symbole de liberté. Ce sont ces qualités précisément que cherche Nietzsche quand il écoute de la musique :

Et je pose la question : que veut donc de la musique mon corps tout entier ? C’est, je crois, son allègement ; comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, turbulents ; comme si l’airain et le plomb de la vie devaient oublier leur pesanteur grâce à l’or, la tendresse et l’onctuosité des mélodies. Ma mélancolie veut se reposer dans les cachettes et les abîmes de la perfection : voilà pourquoi j’ai besoin de la musique226.

 L’allègement que procure la musique est lié à l’espace dont l’oiseau s’est rendu maître par son chant, qui est plus, et autre chose, que celui de l’homme prolongé vers le haut. L’espace de la musique est sans forme et sans matière. Il est pensée pure en mouvement, et nous amène dans une autre dimension, si parfaite que le temps y est suspendu, bien que la musique soit un art du temps : ce n’est pas là son moindre paradoxe. Car la musique renverse notre rapport au temps. Sous son règne, celui-ci n’est plus la flèche qui nous asservit, mais métamorphose éternelle, instant accompli.

À cause de son caractère spirituel, l’espace auditif diffère de l’espace visuel et tactile aussi par le fait qu’il est sans heurt et sans exclusivité : si deux objets ne peuvent occuper le même lieu, si deux couleurs, pour ne pas se mélanger, doivent être exposées côte à côte sans se toucher, deux sons peuvent être joués simultanément et rester distincts. La possibilité de l’harmonie dépend de cette coexistence.

Ce sont miracles apertes
Que musique fait…
dit joliment Guillaume de Machaut, qui dans sa vie a su réunir harmonieusement poésie et composition227.

Or, comme l’étymologie le montre bien, l’éternel miracle de la musique, c’est l’enchantement, qui est le but de tout chant. Le verbe enchanter vient du latin incantare, prononcer des formules magiques. Si toute musique garde quelque chose d’une incantation magique, c’est que son élan, bien que spirituel, est d’abord celui du corps, et que la magie est justement la confusion (dans son cas victorieuse…) de ces deux règnes228.

On est enveloppé, bercé par la voix, qui évoque ce qui est fusionnel et symbiotique dans notre psychisme, dont elle atteint les régions les plus archaïques. Nous l’écoutons avec tout notre corps. Nos pupilles se dilatent et notre niveau d’endorphines augmente. Toutes nos cellules vibrent. Il y a de la musique en elles, car elles sont capables de se mettre en résonance – c’est là notre chance. Le principe de résonance, auquel l’univers auditif obéit, nous garantit notre bien-être en nous procurant le sentiment d’appartenance au monde.

Cependant, la résonance est un phénomène neutre : c’est à nous de déterminer à quel monde nous voulons appartenir. Tout dépend des voix que nous faisons résonner en nous. Est-ce celle des oiseaux qui nous ramène dans ces contrées d’unité et d’harmonie dont nous avons capté l’écho par les sons initiaux entendus lors de notre vie utérine, et que nous mettons toute notre vie à rechercher229 ? Ou bien la voix des sirènes, à laquelle nous sommes toujours prêts à succomber, puisque nous n’avons point d’Orphée pour nous guider comme les Argonautes ?

Il faut savoir qu’il y a des voix mauvaises, qui nous conduisent à notre perte. Le chant des sirènes est bien un enchantement, mais avec lui, le désir se trompe d’objet. Toute l’ambivalence humaine, toute notre liberté aussi se reflète dans le choix emblématique que nous effectuons entre les voix des oiseaux et celles des sirènes. Elles sont pareillement belles, mais les unes ouvrent à une vie supérieure, faite d’amour et de don, gratifiée par un sens, les autres conduisent à l’abîme. Dans l’Odyssée, Circé prévient Ulysse du danger :

Il vous faudra d’abord passer près des sirènes. Elles charment tous les mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis, sa femme et ses enfants ne fêtent son retour : car, de leur fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d’un rivage tout blanchi d’ossements et de débris humains dont les chairs se corrompent230.

En grec, le mot sirène est apparenté à celui de σειρά (seirá), corde. C’est une allusion à la fois aux cordes avec lesquelles Ulysse s’est fait attacher au mât pour écouter leur chant sans subir de dommage, et au fait que le chant des sirènes enchaîne celui qui l’écoute.

Maintenant, à quoi tient le pouvoir destructeur de ce chant ? Peut-être à la promesse que les sirènes font à Ulysse quand son bateau passe près de leur île :

Viens ici ! (…) Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, (…) et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière 231.

La promesse des sirènes, qui rappelle celle faite à Ève par le serpent, consiste à rendre plus riche en savoir celui qui les écoute, parce qu’elles connaissent tous les maux. Étrange préambule à un chant ! Ici, ce n’est pas de jubilation qu’il s’agit, mais de connaissance. Mais celle-ci n’est pas une ouverture, un supplément de monde, elle est de l’ordre du pouvoir, comme celui que les voix des sirènes exercent sur l’homme qui les écoute. Elle est donc l’exact contraire de la gratuité du chant des oiseaux.

Nous touchons peut-être ici à la raison pour laquelle une longue tradition théologique et philosophique en Occident s’est tant méfiée du chant, tout comme elle s’est méfiée de la femme : sur les vagues du destin, les sirènes représentent les dangers du désir et les écueils que créent les passions. Présente déjà dans l’Antiquité, la chaîne d’association chant – femme – séduction – mort traverse la littérature comme un leitmotiv. Voici un exemple du Moyen Age :

Les sirènes symbolisent les femmes qui attirent les hommes et les tuent par leurs cajoleries et par leurs paroles trompeuses au point de les réduire à la pauvreté ou à la mort. Les ailes de la sirène, c’est l’amour de la femme, qu’elle est prompte à donner et à reprendre232.

Souvent à la base du discours officiel, parfois souterraine, cette chaîne analogique reste toujours vivante dans l’imaginaire populaire et sous-jacente à bien des raisonnements qui se croient éclairés. On peut suivre sa trace jusque dans la modernité. Elle a fréquemment servi un certain moralisme ecclésiastique, comme ici dans le Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de Normandie, du premier tiers du XIIIe siècle :

La sirène, qui chante d’une voix si belle qu’elle ensorcelle les hommes par son chant, enseigne à ceux qui doivent naviguer à travers le monde qu’il leur est nécessaire de s’amender. Nous autres, qui traversons ce monde, sommes trompés par une musique comparable, par la gloire, par les plaisirs du monde, qui nous conduisent à la mort233.

Musique, vaine gloire, plaisirs du monde, dont le plus grand et le plus dangereux est la femme et, si on y cède, la mort comme conséquence : toutes les réticences de l’Église vis-à-vis de la musique se reflètent dans ces quelques phrases. L’interdiction des voix féminines à l’office divin, qui n’a été levée qu’au XVIIIe siècle, ou celle des instruments autres que l’orgue, en découle directement.

Si l’Église n’a eu de cesse de mettre ses ouailles en garde contre une musique qui ne serait pas au service de la Parole divine, les poètes, qui ont l’oreille fine parce qu’ils explorent les qualités musicales du langage, voyaient les choses de façon plus vaste, plus nuancée, et donc plus juste. Ils savaient par la nostalgie qu’ils gardaient de leur origine commune, que la musique ajoute quelque chose au pouvoir de la parole, qu’elle la déborde dans toutes les directions. En effet, s’il est improbable qu’un groupe récite ensemble un poème, il est tout à fait naturel qu’il le chante.

Le trouvère Richard de Fournival, médecin des rois Philippe Auguste et Louis VIII le Lion, alchimiste et érudit, d’une ouverture d’esprit qui annonce déjà l’humanisme renaissant, explore dans le texte suivant le terrain que le chant occupe dans la vie de l’homme :

C’est un pouvoir que l’on ne rencontre nulle part ailleurs que dans la voix. (…) Et ceux qui ont lu et compris les hautes doctrines philosophiques savent quel est le pouvoir de la musique ; et à ceux-là, on ne peut dissimuler que parmi toutes les choses qui existent, il n’en est aucune d’une aussi parfaite ordonnance que le chant, ni aussi exquise.

Car l’ordonnance du chant est si parfaite et si puissante qu’elle a le pouvoir de transformer les sentiments et changer les volontés. C’est pourquoi les Anciens avaient des chants faits tout exprès pour être chantés lors des noces, afin que personne ne pût les entendre sans être pris du désir de se réjouir ; et d’autres à chanter aux offices des morts, qui incitaient à tel point à la pitié que personne, si dur que fût son cœur, ne pouvait en les entendant se retenir de pleurer ; et d’autres qui étaient si modérés et qui se gardaient à tel point des sentiments extrêmes qu’ils ne rendaient les cœurs ni trop légers, ni trop chagrins234.

Les voix qui nous accompagnent

Dans toutes les civilisations, des chants accompagnaient la vie de l’homme. Jusqu’à l’époque moderne, ils la régulaient du berceau à la tombe, pour chacune de ses étapes importantes il y en avait de spécifiques.

Cela commençait avec les berceuses aux noms évocateurs: nana, lullaby, Wiegenlied, ninna nanna. Partout ce sont elles que le bébé a entendues en premier, chantées par la maman dans l’intention de le calmer, le faire dormir. D’où le rythme lent de ces chants qui imite, ou reprend, les battements de cœur de la mère tels que le bébé les avait entendus lors de sa vie intra-utérine. En Europe, ils sont la plupart du temps composés dans une mesure ternaire, qui correspond aux rythmes naturels du corps et produisent un effet de balancement tranquille.

Car en même temps que la maman chante, elle berce son bébé avec des mouvements réguliers. Elle le fait d’elle-même, personne n’a eu besoin de le lui apprendre, car on l’a fait pour elle : Une chanson douce / que me chantait ma maman… Notre corps garde ces souvenirs ataviques en mémoire, que chaque génération transmet à la suivante.

Les bercements balancent le bébé comme il l’a été dans le ventre de sa mère quand celle-ci bougeait. Au bord de l’endormissement, il redevient un avec elle grâce au mouvement et au son de sa voix. La différence entre l’extérieur et l’intérieur s’efface, il peut s’abandonner sans crainte au sommeil.

Si la mère est loin, si elle est au travail, absente ou morte, comme il ressort de beaucoup de berceuses, d’autres voix se substituent à la sienne : celle de la grande sœur, de la grand-mère ou d’une tante ; parfois aussi celle d’une voisine ou d’une étrangère, qui est touchée par ce bébé seul et fragile et comprend instinctivement de quoi il a besoin.

Dors, mon bébé, jusqu’à ce que le repas soit cuit
Et s’il n’est pas cuit, celui des voisins le sera
Dors, mon bébé, jusqu’à ce que ta mère arrive
Le pain est sur la table…
(berceuse marocaine)
Ou, avec des accents moins chaleureux et réconfortants, sans promesse de suppléer au manque :
Eh bien, mon enfant,
Qui va te nourrir maintenant ?
Ton père est à la montagne,
ta mère ramasse du bois235.
(berceuse espagnole)
Jusqu’à leur retour, personne ne s’occupera du petit, il ne lui reste qu’à dormir.

Quelles que soient les circonstances, ce sont toujours des voix de femmes qui chantent l’enfant dans son sommeil. Elles seules possèdent ce pouvoir hypnotisant qui permet le passage d’un état à l’autre, à cause des réminiscences de la vie prénatale qu’elles éveillent.

Les berceuses, tout en étant des chants adressés au bébé pour le calmer, sont aussi des confidences, murmurées à une oreille qui les accueille sans jugement. Elles reflètent la vie et les états d’âme de la chanteuse et font naître devant nous l’univers féminin avec ses tonalités tendres et douces, mais aussi ses craintes, ses frustrations, ses déceptions et ses agressions refoulées, racontées à mi-voix à un cœur tendre, susceptible de comprendre ses malheurs.

Venues du fond des temps, les berceuses sont d’origine populaire. Elles font partie de la tradition orale. Le monde dont elles sont issues est souvent cruel. L’enfant qu’on veut endormir est généralement né dans une famille nombreuse. Il n’est pas forcément désiré, il représente d’abord une bouche de plus à nourrir, une personne à charge dont il faut s’occuper, alors que le temps manque et l’argent fait défaut.

Hie-o wie-o what will I do wi’ ye ?
Black’s the life that I lead wi’ye.
Many o’you, little for to gi’ye,
Hie-o wie-o what will I do wi’ye?
(berceuse des îles britanniques)236
La berceuse suivante montre, elle aussi, l’état de contrainte et de fatigue chronique de la mère, qui efface en grande partie son attendrissement pour le bébé :
Dors, dors, dors mon enfant
j’ai encore plein de choses à régler :
laver ton linge, coudre et repriser…237.
(berceuse espagnole)

S’il s’agit d’une fille, le poids est encore plus grand, car il va falloir la caser. Comme la tâche est lourde, la mère voudrait rester tranquille dans l’intervalle, la faire dormir pendant des années :
Endormez-moi cette enfant
Jusqu’à l’âge de quinze ans
Quinze ans se sont passés
Il faudrait la marier…
(berceuse judéo-arabe)

C’est la dureté de la vie dans leur milieu d’origine qui explique l’ambivalence de nombreuses berceuses, où l’amour pour le bébé côtoie l’énervement, voire l’exaspération. Les paroles passent rapidement des promesses de récompense s’il s’endort, à des menaces dans le cas inverse. Si l’enfant est obéissant, il aura des bonbons, des fruits, de beaux vêtements et même des bijoux :

Si tu dors tôt, si tu es sage
Je t’achèterai un bracelet et une boucle d’oreille en or...
(berceuse iranienne)

Souvent, la mère incite l’enfant à s’endormir en lui projetant un avenir radieux. La petite fille aura un beau mari, riche et intelligent, le petit garçon fera de grands voyages et sera un guerrier héroïque. S’il est d’origine paysanne, il deviendra prospère et influent :
Tu auras un grand champ
Tu seras chef de village
Tu auras un troupeau de moutons et de vaches.
(berceuse iranienne)

En revanche, si le bébé se montre rétif, c’est le méchant loup qui viendra le chercher ; ou le mouton noir le mordra :
Dors, mon enfant, dors ;
deux moutons paissent dehors,
l’un est noir, l’autre blanc
et si l’enfant ne veut pas dormir
le noir viendra le mordre.
Dors, mon enfant, dors238.
(berceuse allemande)

Parfois aussi ce sont les chiens qui font peur, quand ils rôdent dehors dans la nuit sombre. La nuit a son propre rôle à jouer dans les berceuses, ambivalent comme elles-mêmes : tantôt elle est rassurante et paisible, tantôt hostile, d’une obscurité opaque où souffle un vent impitoyable. Ce même vent qui raconte tant de choses à l’enfant gentil dans son lit :
Tu peux dormir le vent nous veille
Le vent qui va qui vient dehors
Son nid bercé l’aiglon sommeille
Ton cheval dort ton canard dort
Dors dors dors…
(berceuse française)

Toute la nature est convoquée pour donner l’exemple à l’enfant et le guider vers le sommeil. La nuit, elle se peuple d’êtres fantastiques – de fées, de géants, de lutins qui, eux, sont réveillés et déploient, comme les animaux nocturnes, leur savoir prophétique. Car fréquemment, le sommeil évoque un voyage que l’enfant fait seul. Ce sont alors ces créatures mystérieuses, mais bienveillantes, qui viennent le seconder pour qu’il arrive à bon port, quand les vagues prennent la fonction du vent :
Tu t'endors déjà
Près de la rive, ta barque est de bois.
Blanche princesse de nulle part,
Dors dans l'obscurité de la nuit
Corps et terre de neige.
Dors jusqu'à l'aube, dors !
Ton sommeil t'éloigne déjà.
Près de la rive, ta barque est de brume et de rêve239.

Certaines berceuses annoncent le réveil, décrivent le jour qui viendra avec ses joies et ses défis ; ou laissent simplement entrer le soleil :
Soleil dehors, soleil dedans,
nous avons eu un enfant.
Entre, soleil !
(…)

Le soleil s’est couché,
la lune en est née.
Entre, soleil !
(berceuse géorgienne)

La variété des thèmes est infinie, les berceuses traitent de la totalité de la vie humaine. Elles reflètent la réalité sociale à une période donnée et donnent ainsi une image fidèle de la tradition culturelle d’où elles viennent. Mythes et rites s’y glissent, coutumes et modes de vie. Car la fonction des berceuses est double : à celle de l’enchantement s’ajoute celle de la socialisation. Dès le berceau, elles imprègnent l’enfant des valeurs de sa communauté et l’aident à se situer dans la société globale. Comme le prouvent les berceuses yiddish, les Dainas lettons, ou les chants des esclaves noirs, elles constituent souvent le seul moyen d’expression des opprimés.
Dors, dors enfant noir,
Travaillant, travaillant durement (travaillant oh oui !)
Travaillant habillée de deuil (travaillant oh oui !)
Travaillant en toussant (travaillant oh oui !)
Travaillant sans être payée (travaillant oh oui !)
Pour l’enfant noir tout petit (travaillant oh oui !)
Habillée de deuil oh oui !
En toussant oh oui !
Sans être payée oh oui !
Durement oh oui !
Dors, dors enfant noir.

(berceuse argentine)

Tout comme sur le sort d’un peuple, les berceuses nous renseignent sur le climat familial, où derrière la voix douce de la mère se profile souvent l’ombre d’un père violent, buveur et fréquemment absent. Son absence constitue une menace pour la famille, elle la plonge dans la précarité financière :

Ton père est absent
On ne sait pas ce qui nous arrivera
On ne sait pas s'il peut pêcher un poisson
Et l'apporter à la maison…
(berceuse iranienne)

Si ce ne n’est pas la précarité des circonstances, c’est le comportement brutal des maris qui est évoqué :
Tout le travail est fait
Par nous, femmes misérables.
Nous attendons dans la nuit noire
que nos maris reviennent.
Il y en a qui arrivent
en faisant du bruit
d’autres saouls, et d’autres crient :
« Allez, les gars, on tue toutes les femmes ! »240
(berceuse espagnole)

Quand c’est la grande sœur qui chante, les paroles sont enjouées, farfelues parfois, elles indiquent son désir de sortir, son ennui d’être la grande qui doit rester à la maison auprès du bébé. Dans le fameux Fais dodo, Colas, mon p’tit frère…, après avoir fait miroiter bonbons et nougat, elle revient aux réalités familiales que visiblement, elle connaît :

Si tu fais dodo,
Maman vient bientôt
Si tu ne dors pas,
Papa s'en ira.

Il s’en ira, on ne sait pas s’il reviendra : la vie décrite dans les berceuses est fragile. Souvent, elles parlent de ce qu’on a perdu ou ce qu’on n’aura jamais. Quand elles sont paisibles, c’est que leur contenu est religieux. En Europe, elles s’adressent à l’enfant Jésus dans sa crèche, auquel le bébé dans son berceau est mystérieusement identifié. En la chantant, ou en l’écoutant, on passe dans une autre dimension.

Hor ch’è tempo di dormire
dormi figlio e non vagire
perché tempo ancora verrà
che vagir bisognerà241.
(berceuse italienne)

Ce saut dans un ailleurs atemporel, cette confusion d’identités étaient chose facile pour la religiosité populaire, et parlait à la mentalité infantile.

Ce que les mamans chantaient à leur bébé dans les campagnes, elles l’apportaient dans les villes quand elles allaitaient les enfants des couches aisées. Le rôle que ces nourrices ont joué pour la musique, et celui des domestiques dans ces mêmes maisons, est immense. C’est grâce à elles et à eux que les chants populaires ont pénétré dans les milieux cultivés de la bourgeoisie et de l’aristocratie, qui les ont entendus, adoptés et élaborés.

Partout la musique savante, s’il y en avait une, est issue de la musique populaire. Elle s’y est ressourcée en permanence et s’est renouvelée à son contact. En Europe, l’influence a été mutuelle, car beaucoup plus que dans d’autres civilisations, la musique populaire a, elle aussi, changé avec le temps, en adoptant les formes mélodiques et rythmiques de la musique savante, qui est la plus évolutive du monde.

Au Moyen Âge, elle s’orientait au chant grégorien ; elle était modale, la mélodie évoluait en mélismes avec les rythmes libres, asymétriques, du langage parlé. Plus tard, elle a suivi le passage de la musique modale à la musique tonale, tout en gardant certaines mélodies de la première. D’une façon générale, la musique populaire charrie avec elle des éléments anciens, qu’elle conserve à côté des formes nouvelles. À l’époque baroque, elle a adopté les rythmes mesurés ; au XVIIIe siècle, la forme périodique des huit mesures, qu’elle a gardée au XIXe en y ajoutant des intervalles plus grands.

Le chant folklorique se subdivise en différents genres selon les sujets qu’il aborde et les personnes auxquelles il s’adresse. Une première grande catégorie est formée par les chants d’amour. La plupart du temps, ces chants parlent non pas de ses joies, mais de ses douleurs : de l’impossibilité de s’unir à celui ou à celle qu’on aime ; de l’obligation de partir sans savoir si et quand on revient ; de l’infidélité ; et fréquemment, de la mort de l’aimé(e).

Dans un registre plus institutionnalisé et plus gai, il y a les chants de mariage, où pour un instant, le doute est suspendu ; arrêt sur image, l’avenir est volontairement conçu de façon radieuse, pour que les convives puissent profiter de l’instant. Suivent, dans la logique de la vie qui s’écoule, les berceuses et les chants pour enfants.

Il existe, également partout au monde, des chants pour les différentes heures du jour et de la nuit. En Occident, ceux du soir sont plus fréquents, parce que le soir, après le repas, était le moment de prédilection où l’on chantait en famille ou avec des amis. Il y avait par ailleurs des chants pour les saisons, qui rythmaient l’année et étaient souvent associées aux différents âges de la vie humaine. Les chants de travail étaient réservés au jour, ils cadençaient l’action lors des labeurs difficiles et répétitifs et donnaient du courage à la tâche.

Beaucoup de groupes sociaux spécifiques, comme les marins, les soldats, les étudiants etc., avaient leurs propres chants, qui constituaient un moyen d’identification puissant. Pour les moments de loisir, ils s’enrichissaient de chansons à boire, de chansons satiriques et de ballades, qui racontaient les exploits édifiants des héros, et toutes sortes d’autres histoires à un auditoire avide d’événements insolites.

La ballade était d’abord une chanson à danser, comme le prouve son étymologie. Le mot vient du latin ballare (danser) et de l’occitan ballar. Le genre est originaire de la littérature des troubadours et s’est répandu à la fin du Moyen Âge dans toute l’Europe avec les jongleurs et les ménestrels itinérants. Les ballades étaient composées de couplets suivis d’un refrain chanté par tous les danseurs, alors que l’histoire était racontée par le récitant. Elles traitaient de sujets variés sous un mode tragique ou comique, de l’amour à la religion, la politique à l’actualité sociale. Les ballades constituaient ainsi une forme précoce de journalisme et relataient sans distinction faits divers et exploits guerriers, mythes et légendes, miracles et catastrophes.

La musique est une science, qui veut qu’on rit et chante et danse, résume Guillaume de Machaut242. En effet, dans toutes les branches de la musique populaire, la parole, le mouvement corporel et la musique collaboraient, et continuent de collaborer, dans un équilibre quasi parfait. Ceci la distingue de la musique savante qui, avec le temps, a pris son autonomie par rapport aux autres expressions artistiques.

Bien que tous les genres de musique populaire aient leur spécificité, ils ont certaines caractéristiques en commun. Les chants sont anonymes et répandus sur un vaste territoire. Ils sont facilement chantables. La mélodie, basée sur une gamme réduite, souvent pentatonique, se déploie pas à pas, sans grands intervalles. Il existe des variantes pour la plupart des chants connus, car dans la tradition orale, chacun a la liberté de retrancher ou d’ajouter quelque chose de son cru.

Ces caractéristiques ont peu changé, la plupart se sont maintenues jusqu’à ce jour, même si, dans la réalité, les choses évoluent toujours de façon plus complexe que ne le voudrait la raison systématisante. Pour une évaluation juste de la musique folklorique, il faut savoir que nous sommes encore fortement influencés par ses premières définitions, qui datent du romantisme et reflètent les idéaux du nationalisme naissant.

L’intérêt pour le folklore s’est développé en Europe vers la fin du XVIIIe siècle. Le pionnier en la matière, qui en a aussi forgé la terminologie, était Johann Gottfried von Herder avec son recueil Stimmen der Völker in Liedern (Les voix des peuples à travers leurs chants), publié en 1778/9. Pour Herder, comme pour le mouvement romantique qui a continué ses recherches dans tous les pays européens, le peuple était une entité mythique, liée à une terre donnée et dépositaire d’une sagesse millénaire. L’anonymat des chants folkloriques, leur ancienneté et leur transmission orale étaient les trois présupposés essentiels résultant d’une telle conception.

Or, à y regarder de près, on constate qu’aucune de ces caractéristiques ne tient complètement. On connaît les compositeurs de nombreux chants classés comme folkloriques, ce qui leur enlève les qualificatifs d’anonymat et d’ancienneté insondable. Les gens qui les chantaient ne les considéraient d’ailleurs pas comme « vieux ». Au contraire, ils cherchaient à être actuels et voulaient agrémenter leurs réunions avec une musique au goût du jour. En outre, la plupart des chants n’étaient pas connus du peuple entier pris comme une entité supérieure, mais spécifiques de leur groupe d’origine. Les paysans, les marins, les étudiants chantaient leurs propres chants. Et pour ce qui est de l’oralité, on sait que les chants étaient notés et rassemblés dans des livres manuscrits depuis les temps les plus anciens, et imprimés dès la fin du XVe siècle. Des feuilles volantes avec des ballades circulaient par milliers, selon certains chercheurs, par millions243. La transmission orale était ainsi de tout temps secondée et amendée par l’écrit.

Avec l’écrit, les mélodies se sont modernisées à chaque époque. Les chants monodiques ont été arrangés pour plusieurs voix, les mélodies modales transformées en tonales, un mètre fixe et carré a remplacé les rythmes fluides hérités du chant grégorien. Pour beaucoup de textes particulièrement populaires, il existe aujourd’hui plusieurs mélodies, dont aucune n’est aussi ancienne que ses paroles.

Car la musique a toujours voyagé et s’est implantée dans d’autres régions que celle dont elle était issue. Des influences mutuelles entre traditions diverses ont existé dès l’Antiquité, et cela sur tous les plans. La plupart des instruments que nous jouons en Occident ont une origine orientale. Les mélodies circulaient entre les pays et furent dotées d’accompagnements nouveaux, ce qui changeait leur forme et leur sens. Les danses venaient de partout, y compris d’autres continents : la sarabande par exemple, dont nous connaissons la forme lente par les suites baroques, vient d’Amérique du Sud. Cervantès en nomme déjà deux types, l’une lente et de caractère grave, telle qu’elle apparaît dans la musique savante, l’autre rapide et chantée, sur des textes érotiques souvent lascifs, qui lui ont attiré les foudres de l’Église et ont provoqué l’interdiction temporaire de cette danse par Philippe II.

L’internationalisation a ainsi commencé très tôt en musique, mais elle s’est accélérée au XIXe siècle et a pris les tours spectaculaires de la mondialisation au XXe et au XXIe siècles. Avec celle-ci, des choses essentielles ont changé.

Dans une évolution extrêmement rapide, la musique populaire s’est diversifiée en plusieurs branches très différentes ayant peu de rapport les unes avec les autres. Ce qui était autrefois le chant folklorique est classé maintenant avec la musique des autres peuples du monde dans la catégorie des musiques traditionnelles. L’intérêt des musicologues pour celles-ci a grandi proportionnellement à sa perte de résonance dans le monde d’où elles viennent, où la musique dite légère à harmonisation et instrumentation occidentalisées, diffusée par les média, leur fait concurrence et finit souvent par la remplacer. En sens inverse, les musiques traditionnelles sont souvent exécutées aujourd’hui sur instruments historiques, jouées par les spécialistes de la musique ancienne dans des arrangements splendides et élevées au rang de l’œuvre d’art. Elles ont leur propre public, fidèle et enthousiaste, mais rarement issu des couches populaires.

Il y a, en effet, rupture de continuité. Pour apprécier ces vieux chants, qui sont devenus vieux aussi par leur contenu, il faut un minimum de conscience historique et une oreille éduquée pour des sonorités délicates et lointaines. Les réalités décrites dans les textes sont devenues étrangères à la sensibilité de la jeunesse d’aujourd’hui, elle ne s’y reconnaît plus. Ces chants se perdent donc lentement, et avec eux la continuité de transmission qui donnait un sentiment de sécurité, d’appartenance et d’historicité à ceux qu’ils accompagnaient pendant toute leur vie.

Cette perte est bien-sûr relative – des survivances existent sous des formes variées, y compris dans les media – et elle est inégale selon les régions et les pays. Là où le sentiment national ou communautaire reste vif, les chants constituent toujours un facteur d’identification sociale et demeurent vivants. Mais le mouvement général est celui d’une transformation radicale de la scène musicale.

L’abandon des formes anciennes du chant folklorique ne signifie nullement qu’il n’y a plus de musique populaire – populaire dans le sens où la plus grande partie de la population s’y reconnaît. Au contraire, depuis un siècle, celle-ci a pris un immense essor, mais cet essor ne se trouve plus dans les campagnes, ni même majoritairement en Europe. Il a commencé en Amérique du Nord avec le gospel, dont sont nés le blues puis le jazz, le swing et le be-bop, dans des musiques qui naviguent toutes autour de la note bleue, privilégient les rythmes syncopés et remettent l’improvisation à l’honneur, et a été suivi par le Rock, le Beat, le Hip Hop etc.

Tous ces genres ne sont plus enracinés dans le monde agricole. Ils ont perdu la référence à la nature, aux saisons et aux heures du jour et de la nuit. Ils ne parlent pas de « choses éternelles », mais se réfèrent à une réalité précise, qui est celle des grandes villes, ces melting-pots où l’on se passe d’enracinement. Les influences musicales y convergent de partout, d’Afrique et d’Amérique du Sud, de l’Orient aussi, elles se mélangent et perdent ainsi leur signification de référence. Chacun y prend ce qui sert son propos, renforce l’expression recherchée. Depuis les années ’40 du XXe siècle, tous les genres musicaux et tous les styles interagissent et s’influencent mutuellement.

Quand il s’agit de chants, les textes sont également mondialisés, beaucoup sont écrits directement en anglais, la nouvelle lingua franca. Leurs thèmes reflètent la vie, les aspirations et les découragements d’une génération qui vit entre le verre et le béton, entre la menace du chômage et celle du burn out au travail.

On les entend partout : jamais, la musique n’a joué un rôle aussi considérable dans la vie quotidienne que de nos jours. Elle est écoutée tout le temps et en tout lieu, au lever, au supermarché, par les adolescents lors de leurs devoirs et par les adultes aux courses, dans les transports en commun et en voyage.

Avec l’apparition des media modernes, notamment électroniques, la musique est devenue un objet de consommation. C’est le changement le plus important dans notre rapport à elle depuis des siècles, peut-être depuis toujours. La nouvelle technologie a virtualisé et déstructuralisé la musique : dans les playlists, on n’écoute pas les œuvres complètes, mais les parties qui conviennent à l’humeur du moment. La musique compte pour l’émotion qu’elle suscite. On s’en sert la plupart du temps avec une attention diffuse et toute subjective, pour s’en entourer comme d’un cocon.

Devant une telle évolution, la question s’impose : ces voix qui nous accompagnent, existent-elles toujours ? D’une certaine manière sans doute, puisque le chant existe toujours et a son public, même s’il n’est plus pratiqué par tout le monde et que certaines de ses formes spécifiques ont disparu. Ainsi, on ne chante plus pour les morts, ni pour les mourants, et ceux qui sentent leur fin proche ne chantent pas non plus. Cela paraîtrait même hautement étrange, un chant qui s’élève d’un lit de mort, aujourd’hui où l’on rend généralement son dernier souffle à l’hôpital. Et pourtant, il s’agit là d’une tradition vénérable, répandue dans toute l’Europe depuis des temps immémoriaux244.

Et pas seulement en Europe. Dans le monde entier, on chantait pour les personnes en agonie et pendant les jours –généralement trois – qui suivaient le décès. Cette coutume était basée sur la conviction que le chant aide l’âme à quitter le corps. Tout comme on croyait qu’il l’aide à l’intégrer, que le chant est essentiel pour les passages importants de la vie humaine. Ainsi, dans l’Antiquité grecque, on pratiquait le chant avant la naissance. Dans les sociétés primitives, les mères chantaient pendant l’accouchement en même temps que les femmes qui l’entouraient et la soutenaient. Et les mourants aussi chantaient. Iégor Reznikoff cite le cas de la bienheureuse Marie d’Oignies (XIIe – XIIIe siècle) qui, sentant sa fin venir, chanta pendant trois jours dans l’Église. D’autres exemples sont connus, comme Sainte Martine au IIIe siècle, ou Bède le Vénérable au VIIIe.

Tous ces chants étaient une réponse à une écoute. Car aux moments cruciaux où ils s’élevaient du silence qui régnait, toutes les oreilles étaient tendues dans l’attente d’un autre chant. En Europe, il s’agissait de celui des anges, dont on croyait que seuls le perçoivent ceux qui ont déjà largué les amarres terrestres et se trouvent entre deux règnes.

Grégoire le Grand explique : Il faut savoir que, souvent, quand les âmes des élus quittent leurs corps, des chants de louange céleste se font entendre ; les mourants écoutent cette douceur avec joie et ainsi ne perçoivent point la rupture entre l’âme et le corps245. Avec leurs propres chants, les convives faisaient écho à ceux qu’ils percevaient dans le silence de la mort. Ils cherchaient de cette façon à rendre audible l’autre musique, qui sert toujours de modèle à la nôtre.

Saint Augustin affirme dans De musica que la vérité de la musique se trouve dans la musique céleste que l’homme entendra après la résurrection, et dont la nôtre est déjà le reflet dans la mesure où son écoute permet à l’homme de s’arracher à la servitude du temps pour vivre un moment d’éternité sur terre. Cette opinion traverse la réflexion sur la musique en Occident sous des formes diverses jusqu’à la modernité.

Ainsi, les chants d’adieu et les chants de bienvenue, les chants d’amour, les chants de mariage et les berceuses, toutes ces voix qui accompagnaient la vie de l’homme, avaient-elles en commun d’être guidées par l’écoute. Écoute de l’au-delà à travers la musique céleste ou écoute de la tradition, les chants des hommes répondaient à quelque chose qui les dépassait.

Dans son commentaire sur le chant que les enfants d’Israël ont entonné après la traversée miraculeuse de la mer rouge, un rabbin hassidique, Rabbi Avrohom Yaakov de Sadigura246 (1820 – 1883), a fait cette remarque :

Les enfants d’Israël n’ont pas chanté immédiatement après avoir traversé la mer. Auparavant, ils se sont transformés. Ils ont accédé à la confiance entière. C’est ce que dit le verset : « Ils ont eu confiance en Dieu, et en Moïse son serviteur »247.

Seulement ensuite, ils ont chanté : « Alors, Moïse et les enfants d’Israël ont chanté »248.

Celui qui est capable d’écouter, il peut aussi chanter un chant. Si tu accèdes à la réalité de ta personne, connaissant Dieu et l’écoutant, tu peux, effectivement, chanter249.

Idée inactuelle, qui serait surement peu comprise aujourd’hui, mais qui nous offre une double piste. Elle confirme par des voies autres que celles que nous avons déjà explorées, la thèse que l’ouïe est notre sens le plus spirituel. Et elle indique que ce qui est déploré fréquemment comme une perte de la faculté de chanter, de faire de la musique de façon spontanée, est peut-être davantage une perte de la faculté d’écouter.

C’est elle qui se trouve au centre de nos réflexions sur l’ouïe. Essayons donc de cerner davantage la spécificité de l’écoute musicale.

L’écoute et l’acte musical

Une mélodie dort en toutes choses
leur rêve est sans fin.
Et que du monde un chant éclose
si le mot magique tu atteins250.
(Joseph von Eichendorff)

La musique naîtrait-elle de l’écoute ? Ce serait la conclusion à tirer des observations qui précèdent. Et en effet, le compositeur n’écrit que ce qu’il a mentalement entendu, et l’interprète se figure au préalable la musique que son jeu va sortir du silence. Tous ceux qui pratiquent un instrument le savent : l’écoute intérieure doit précéder l’exécution. Si on n’entend pas ce qu’on va jouer, les doigts ne suivront pas. Comme le peintre ou le graphiste doivent voir ce qu’ils couchent sur le papier. Les défauts dans les œuvres ne proviennent pas d’une maladresse du corps dans la réalisation, mais de l’esprit dans la conception, ou plus généralement, dans la manière dont il guide nos sens.

Car nos sens doivent être guidés. Ils sont dans une large mesure indéterminés et se laissent forger diversement selon les priorités qu’on leur inculque. Ces priorités sont d’ordre culturel. On n’entendait et on ne voyait pas pareil en Europe tout au long des siècles, chaque époque avait son écoute et sa vision, comme les autres civilisations ont les leurs, différentes des nôtres. Il y a une histoire de l’auditif comme il y a une histoire du visuel, les deux évoluent et se transforment en permanence.

Dans la métamorphose, l’ouïe et la vue possèdent chacune sa dynamique particulière. Ceci s’observe dès l’acte de perception, où l’attention et la concentration ne semblent pas agir de la même manière sur les deux sens. Il est beaucoup plus difficile de bien écouter, notamment de la musique, que de bien regarder, y compris une œuvre d’art, même si les deux actes constituent une aptitude qui s’apprend, et s’affine avec l’exercice.

L’écoute musicale, que je prends pour la quintessence de l’écoute en général, est multiforme – spontanée ou experte, concentrée ou diffuse. Elle est rarement une. Qui peut se vanter d’avoir écouté un concert, et même seulement un morceau de musique d’un bout à l’autre sans qu’à aucun moment, ses pensées aient divagué vers des associations qui n’ont rien à voir avec la musique jouée? Ceci ne vaut pas pour l’œuvre d’art plastique : il y a des choses que peut-être, on ne voit pas de prime abord, mais ce qu’on voit est bien ce qui est représenté. La vision artistique s’impose à notre jugement, elle ne sert pas automatiquement de tremplin à notre imagination, ne nous amène pas sur des chemins de traverse. Ainsi, elle agit autrement sur nous que l’écoute musicale.

Cela tient au fait qu’on ne peut voir sans concentrer son regard sur l’objet en question. Le regard est focalisant, alors que l’écoute est omnidirectionnelle. C’est aussi la raison pour laquelle celle de la musique a une emprise directe sur le corps : elle nous enveloppe et nous emporte, nous atteint à des niveaux profonds, loin de la parole et de la raison, avec des vibrations dont la puissance est capable de déplacer les pierres et faire s’écrouler les murs – on se souvient des murs de Jéricho, qui tombèrent au son des trompettes et du chant de guerre des Israélites251, et des remparts de Thèbes, qui s’érigèrent d’eux-mêmes grâce aux douces mélodies de la lyre d’Amphion252. Dans la Chine ancienne, l’une des pires formes de torture était celle d’une musique à proprement parler assommante, qu’on faisait écouter à la victime sans aucun répit jusqu’à ce que mort s’ensuive.

L’ampleur de l’emprise corporelle de la musique se montre dans l’une de ses premières fonctions, la mise en transe des musiciens et de l’auditoire. Si les deux sont pareillement touchés, c’est que la différence entre l’interprète et l’auditeur s’efface dans l’écoute. Le premier corps affecté par la musique est celui qui la crée, suivi, avec un décalage minime, par celui qui la reçoit, et l’effet produit sur les deux est le même. La musique prend possession de l’un comme de l’autre, le transporte hors de lui-même, dans un autre monde, qui possède ses propres lois, son temps et son espace.

Le phénomène de la transe est attesté depuis les temps les plus reculés. Il fait partie intégrante du chamanisme et existe sous des formes diverses et notamment collectives jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans les rave parties. Le terme, du latin transire, passer outre, traverser, désigne au Moyen Âge l’agonie, le trépas, et aussi une inquiétude, une appréhension extrêmement vive, avant de devenir, bien plus tard, un état d'exaltation de quelqu'un qui est transporté hors de lui-même et hors du monde réel ; et enfin, dans une acception plus restreinte, l’état modifié de conscience dans lequel entrent les médiums quand ils communiquent avec les esprits253.

La transe était utilisée dans des contextes divers, pour guérir les maladies ou pour atteindre l’inspiration religieuse ou prophétique. La Pythie de Delphes donnait ses oracles en état de transe, et dans de nombreux courants mystiques juifs et chrétiens, et aussi dans le soufisme, les adeptes accédaient aux visions en transe, laquelle prenait alors le nom d’extase, où l’on est par définition hors de soi254.

La transe peut être provoquée par l’ingestion de drogues, un jeûne prolongé, des exercices de visualisation ou autres exercices spirituels, et plus que tout, par la musique et la danse, qui accompagnent généralement les autres pratiques, mais peuvent aussi agir seules. Elle comporte souvent des symptômes organiques : aliénation des sens, refroidissement des membres, ralentissement de la respiration, anesthésie, catalepsie.

Dans tous les cas, la transe est une altération de la conscience. C’est une expérience où la différence entre le sujet et le monde semble abolie et où la conscience n’est plus personnelle. L’altération opère soit dans le sens d’un élargissement perceptif, d’un éveil spirituel et d’une nouvelle lucidité – d’où son importance religieuse – soit dans celui d’un anéantissement de la volonté propre, d’une « possession ». Cette dualité trouve son pendant dans l’écoute musicale, au fonctionnement tout aussi ambivalent.

À cause de son caractère omnidirectionnel, l’écoute saisit l’homme à tous les niveaux. L’emprise physique de la musique tient à cette immersion totale, qui favorise un échange multiple d’énergies. Car les êtres vivants sont des oscillateurs qui ont tendance à égaliser leurs rythmes, que ce soient les bancs de poissons, les nuées d’oiseaux migrateurs ou les hommes : ils se mettent en résonance avec ce qui les entoure. Rappelons qu’un oscillateur est un système susceptible d’entrer en résonance, l’oscillation étant la manifestation de l’énergie passant d’une forme à l’autre, de façon périodique255.

Ceci est un fait si général qu’il se rencontre même auprès d’objets inanimés. Dans son traité Horologium Oscillatorium, de 1673, le physicien et astronome hollandais Christian Huygens montre que deux horloges à pendules placées côte à côte vont se synchroniser et rester synchrones à un degré qui dépasse de loin les possibilités de réglage de la mécanique de l’époque. On retrouve le même phénomène sur le plan biologique, par exemple dans la synchronisation des règles entre des femmes vivant sous le même toit, ou psychique, dans les nombreuses formes de télépathie.

Nous avons déjà montré que la mise en résonance de l’homme avec le monde est un facteur essentiel de santé physique et mentale, et la condition pour pouvoir comprendre autrui. Elle nous assure une communication à des niveaux multiples et simultanés et nous confère la faculté de suivre un mouvement, qu’il soit physique ou intellectuel. L’anthropos est un vivant résonateur, envahi et modelé par le Réel, les interactions des choses et des êtres entre eux. Cette faculté de tout rejouer en « écho sonore » est la source de nos connaissances256, écrit Marcel Jousse.

La musicothérapie s’est depuis toujours servie des capacités d’adaptation et de réajustement du corps humain par l’ouïe. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les médecins ont influencé la circulation et le rythme cardiaque avec la musique ; à la Renaissance, on l’employait à soigner le mal saturnien, la mélancolie, comme le fit déjà David avec Saül. Dans les hôpitaux du Caire, il y avait dès le XIIIe siècle des salles réservées à la musique pour calmer les douleurs des patients, lutter contre l’angoisse et l’insomnie qui les guettaient. Au XVIIIe siècle, Franz Anton Mesmer, fondateur de la théorie du magnétisme animal, s’en est servi pour ses hypnoses. Mesmer soutint qu’il y a un transfert énergétique naturel et universel entre êtres animés et inanimés. Décrié par la majeure partie du monde scientifique comme l’incarnation même du charlatan, ses théories ont, depuis quelques décennies, pris un nouvel essor et sont appliquées dans les médecines alternatives. Le concept d’eurythmie d’Édouard Jaques-Dalcroze et les travaux de Marcel Jousse sur l’Anthropologie du geste émanent d’intuitions semblables.

L’utilisation de la musique à des fins de santé traverse ainsi les époques et les pays. Même si elle a été secondaire par rapport à d’autres techniques médicales, elle était toujours présente. Car si la musique n’est pas apte guérir, elle peut aider à la guérison en faisant retrouver l’équilibre perdu.

Les neurosciences actuelles confirment les principes de base de la musicothérapie. On sait que les excitations auditives agissent avec beaucoup plus de force sur le cerveau que celles de tous les autres sens. Aujourd’hui, la musicothérapie est employée pour les désordres neurologiques, en psychiatrie et en gérontologie. Dans certains hôpitaux, on l’utilise pour reconditionner le système neuro-végétatif après une opération de pontage, et en kinésithérapie et en ergothérapie pour accompagner et stimuler les mouvements.

Dans le cas des maladies mentales, la musicothérapie constitue même une approche essentielle. Quand le langage fait défaut ou des blocages sérieux font obstacle à toute expression, elle peut réactiver d’anciennes connexions et servir de relais à la mémoire. La musique fait revivre des situations, rappelle des lieux et des personnes. Ceci explique aussi pourquoi il est si difficile de n’écouter que la musique : toujours, elle nous ramène au plus profond de nous-mêmes, dévoile par bribes images et souvenirs enfouis, fait appel à quelque chose de primitif qui n’est pas encore musique, mais vibration pure.

Les travaux du docteur Alfred A. Tomatis, qui a consacré sa vie à la recherche sur les rapports entre l’écoute et la voix, ont démontré l’importance capitale de la voix maternelle pour le fœtus. C’est à partir d’elle que tout se construit – la perception de l’extérieur et de l’intérieur, de soi-même et des autres. Tomatis est persuadé qu’une fausse écoute, qui remonte souvent à la vie intra-utérine, est la source de nombreux maux. Elle se corrige par un traitement approprié, qu’il a élaboré en créant une nouvelle discipline : l’audio-psycho-phonologie. Avec des appareils aux filtres spéciaux, qui recréent les fréquences entendues lors de la vie prénatale, il agit sur le système limbique, auquel le système auditif est relié, et sur le cortex préfrontal de ses patients. Ces zones du cerveau humain interviennent dans les mécanismes de la mémoire, de l’apprentissage, et de la gestion des émotions. Tomatis a ainsi soigné les troubles d’attention, les troubles affectifs et émotionnels, notamment les dépressions, et aussi certains troubles psychomoteurs, les troubles envahissants du développement (TED), et les problèmes vocaux, dont beaucoup se révèlent être des problèmes d’écoute257. Après de nombreux essais en des directions diverses, c’est la musique de Mozart, émise par les filtres, qui s’est avérée la plus efficace dans le traitement des pathologies.

Ce survol des différents domaines de la musicothérapie prouve à quel point le champ d’action de la musique sur le corps humain est vaste. C’était d’ailleurs chose connue depuis les débuts de la réflexion sur la musique, qui coïncident partout avec les premiers écrits sur le langage. Dans les grandes civilisations scripturaires, la théorie musicale et les sciences du langage naissent en parallèle à partir des récits cosmologiques. Parallélisme significatif : les deux, musique et langage, sont des formes essentielles de l’expression humaine, aux structures semblables, mais non identiques. Pour évoluer, nous avons besoin des deux.

Dans les sociétés antiques, que ce soit la grecque, la chinoise ou l’indienne, la musique était employée comme instrument d’éducation. Pythagore, Aristote et Boèce en Occident, Confucius et l’auteur du Livre des rites en Chine et Bharata en Inde considèrent tous qu’il existe un rapport direct entre la vertu d’une société et la musique qui y est jouée. Cette conception s’est maintenue en Europe sous un mode atténué jusqu’à la modernité. Partout, l’enseignement musical faisait partie de ce qu’on considérait être une « bonne éducation » pour la jeunesse. Pour des raisons qu’il vaudrait la peine d’élucider, cette idée s’est perdue dans la France contemporaine, où la musique n’est plus enseignée à l’école que pendant les années du collège. La même chose vaut pour l’enseignement artistique. Comme s’il était devenu inutile d’apprendre à voir et à écouter.

Autrefois, on était convaincu que la musique aide à mettre de l’ordre dans la tête et dans l’âme de ceux qui s’y adonnent. Dans un paragraphe souvent commenté des Lois, Platon note : Nous avons dit, s'il vous en souvient, au commencement de cet entretien, que la jeunesse, naturellement vive et ardente, ne pouvait tenir en repos ni son corps ni sa langue ; qu'elle criait et sautait continuellement sans règle ni méthode; qu'à l'exception de l'homme, les autres animaux n'avaient aucune idée de l'ordre qui doit régner dans les mouvements du corps et ceux de la voix; que, par rapport aux mouvements du corps, cet ordre s'appelait mesure ; qu'à l'égard de la voix, on avait donné au mélange des tons graves et aigus le nom d'harmonie, et celui de chorée à l'union du chant et de la danse. Les Dieux, disions-nous, touchés de compassion pour nous, avaient envoyé les Muses et Apollon pour prendre part à nos fêtes et y présider258.

Trouver le bon rythme, la mesure, le mouvement juste du corps et de l’âme grâce à l’harmonisation des hommes avec le cosmos, à laquelle les dieux mêmes collaboraient, voilà qui passait pour le but de toute éducation. C’est pourquoi les philosophes grecs ont longuement réfléchi au rôle précis à donner à la musique pour assurer la moralité de la société. Ils ont distingué la musique qui relâche les mœurs de celle qui tend l'âme vers le bien, en attribuant à chacun de leurs modes musicaux un caractère particulier : le dorien passait pour austère, l’hypodorien pour fier et joyeux, l’ionien pour voluptueux etc. Le seul fait d’écouter de la musique dans un mode ou dans l’autre avait, pensait-on, le pouvoir de diriger les passions des auditeurs, de les aiguiser ou de les canaliser, ce qui faisait de l'éducation musicale une question d'État.

Tant qu’on vivait avec la musique de façon si immédiate qu’on la croyait capable d’intervenir à tous les niveaux de la vie humaine, elle n’avait pas de visées esthétiques. On ne se souciait pas particulièrement de sa beauté. Faite pour le moment, pour agir sur les esprits dans une situation donnée, elle était vue comme une force qu’on pouvait utiliser de toutes les façons. Elle pouvait s’employer à diriger les consciences vers l’ordre et la raison, les éveiller et responsabiliser à la tâche. En même temps, la musique pouvait être déviée à des fins perverses, son écoute entraîner l’auditeur sans même qu’il s’en aperçoive, elle pouvait l’enrôler.

Les dirigeants politiques, où que ce soit, savaient cela parfaitement. Ils ont toujours fait appel à la musique pour leurs propres buts : les armées marchaient (et continuent de marcher) au pas cadencé, au son d’une musique forte et rythmée, qui donne de l’énergie et fait avancer, fût-ce vers la mort, en transformant le corps du soldat en une parcelle du grand corps militaire. Ce genre de domination sur l’homme par la musique s’apparente à la transe du fait que l’individu s’y trouve dans des états d’envoûtement psychique où il agit sans volonté propre, tout en croyant le faire « de bon cœur ».

Dans un contexte tout à fait différent, certains rites sociaux contemporains élaborés par des groupes souvent marginaux, qui imposent des attitudes corporelles et vestimentaires et se reconnaissent dans une musique spécifique, arrivent à peu près au même résultat : dans leurs réunions, celle-ci devient un moyen de dépersonnalisation. Les participants se sentent comme membres d’un groupe devenu un corps vivant qui remplace, en le magnifiant, le leur propre. Certaines musiques de danse électroniques, dont une des branches s’appelle d’ailleurs Trance, montrent cela très bien. La Trance dérive de la Techno et des musiques New Age et New Wave liées au synthétiseur, et se caractérise par la recherche de lignes mélodiques répétitives et planantes, obtenues par l'utilisation de filtres. Elle vise des états hypnotiques et est très jouée dans les rave parties et autres fêtes avec des sound systems itinérants, où la musique est souvent associée à l’absorption de drogues hallucinogènes.

Ces deux exemples opposés à tous égards, l’armée et les raves parties, montrent que la musique a gardé son pouvoir d’envoûtement corporel jusqu’à aujourd’hui. Ils ont en commun le fait que l’homme y est dominé par la musique, qu’il s’y perd plus qu’il ne s’y trouve, tout en s’identifiant à elle.

Cependant, il convient de juger ces phénomènes sans idées préconçues, car l’identification sociale qui se fait à travers l’écoute musicale a beaucoup de modalités. Elle existe aussi dans l’écoute solitaire médiatisée, avec un tout autre résultat. Par beaucoup de jeunes, la musique qu’ils écoutent en permanence est vécue non pas comme quelque chose qui les domine ou influence, mais comme ce qui les signifie, qui leur sert de facteur de reconnaissance personnelle. Elle leur procure motivation et énergie, « ressource » leur organisme et leur psychisme. En l’écoutant avec des casques et à des volumes sonores extrêmement forts, les jeunes, même s’ils n’ont pas d’espace propre, s’isolent dans la musique pour en faire un univers personnel, autoréférentiel, où ils se sentent chez eux, désaliénés.

L’ambivalence de l’action de la musique sur le psychisme humain semble ainsi prouvée. Elle confirme nos premières observations concernant le choix – métaphorique – que nous effectuons en permanence entre le chant des oiseaux et celui des sirènes. Car à tous les niveaux, et ceci est le point le plus important à retenir, écouter signifie faire des choix. L’écoute musicale est active, elle est signifiante.

Pour Tomatis, l’écoute est une faculté de haut niveau qui se greffe électivement et en premier lieu sur l’appareil de l’audition. (…) Mais rien ne certifie qu’un désir délibéré se manifeste : celui d’appréhender les sons, de les collecter, de les amalgamer, de les mémoriser, de les intégrer259.

Or, ce sont là les étapes nécessaires pour bien conduire l’écoute. Dans la mesure où un morceau de musique se déroule dans le temps et ne dévoile sa figure qu’à la fin, l’écoute doit construire mentalement l’œuvre en fonction de certaines grilles de compréhension, qui sont acquises lors de la socialisation musicale de l’auditeur et sont également de caractère culturel. L’écoute est un acte volontaire qui suppose de savoir quoi entendre. Elle demande de l’attention et fait appel à la mémoire. L’attention implique le retrait, voire la mise à l’écart de certains éléments afin de mettre en valeur ceux qui paraissent essentiels. Elle consiste dans la sélection et le contrôle des contenus choisis. C’est en quoi l’écoute est créative : le cerveau complète les informations lacunaires et corrige dans une large mesure celles qui sont fausses. Ainsi par exemple, nous entendons une voix et un instrument à l’unisson, si tel est le sens musical, même si les fréquences divergent dans une large mesure, parce que le son de la voix varie avec ses vibrations, alors que celui du piano, qui l’accompagne, reste stable. L’oreille ajuste ce qu’elle entend. Toute l’idée du tempérament égal, auquel nous devons la possibilité de la modulation dans la musique occidentale260, repose sur cette faculté du Zurechthören, comme on dit en allemand, faculté qui consiste à forcer l’écoute dans la bonne direction, qui est celle du sens, de l’établissement d’un ordre dans le chaos initial de la perception.

*

Qui pense ordre, pense structure, hiérarchie, relations multiples. L’ordre est un concept fondamental qui lie les éléments d’un ensemble les uns aux autres pour former un tout intelligible. Sans ordre, il n’y a pas de pensée possible, et cela pour une double raison : d’abord parce que la pensée se sert d’une méthode, qui est ordonnée par définition, et parce que son but est de saisir l’ordre du contexte examiné.

L’idée d’ordre est ancrée dans la métaphysique : tout ordre qu’on perçoit ou qu’on cherche à construire soi-même présuppose un ordre supérieur, un quelconque cosmos dont elle est le reflet. L’ordre est donc un concept essentiel aussi bien sur le plan ontologique que sur le plan épistémologique.

C’est pourquoi ce que nous appelons le réel n’est pas pensable sans ordre, qui comprend, dans son sens le plus général, les déterminations temporelles, spatiales, numériques; les séries, les correspondances, les lois, les causes, les fins, les genres et les espèces ; l'organisation sociale, les normes morales, juridiques, esthétiques, etc.261.

L’ordre fonde une relation qui unifie du multiple sous un principe unique, actif : on doit disposer les parties selon un plan d’ensemble pour qu’ils forment un tout ordonné. D’une manière générale, la réalité est ordonnée dans l’exacte mesure où elle satisfait notre pensée. L’ordre est donc un certain accord entre le sujet et l’objet. C’est l’esprit se retrouvant dans les choses, explique Bergson262.

Or, pour éprouver la satisfaction dont parle ici le philosophe, l’ordre humain doit toujours rester dynamique, comporter un élément de liberté. Il doit être compris comme une part évolutive, mais toujours intelligible, du grand devenir organisé. Sinon il se transforme en carcan qui, au lieu de faire sens, l’occulte.

Toutes les définitions du concept d’ordre se laissent appliquer à la musique. Vue sous cet angle, celle-ci se montre sous un jour très différent de celui où nous l’avons examinée jusqu’alors. La musique comme force primordiale, qui a un enracinement organique si profond en l’homme qu’elle est capable de le mettre en transe, et la musique comme ordre à saisir, comme langage : ce ne sont pas deux définitions contradictoires, mais des aspects différents d’un même phénomène, qu’il faut voir ensemble pour lui rendre justice.

En écrivant que l’écoute se greffe … en premier lieu sur l’appareil d’audition, Tomatis fournit une clé importante pour comprendre le double visage de la musique. Si nous la ressentons de façon si diverse, c’est qu’elle opère à des niveaux multiples de notre organisme, s’adressant de façon spécifique à chacune de ses différentes strates. Elle agit sur le système végétatif, sur lequel l’intellect n’a aucune prise, et parle en même temps à la raison, à nos facultés d’analyse et de compréhension. Cela explique que plusieurs de nos sens doivent devenir actifs dans la réalisation de l’écoute musicale.

En effet, bien que l’audition se fasse en grande partie par l’ouïe, celle-ci n’est pas seule à saisir et à élaborer les signaux qui finissent par faire sens. Le toucher l’aide à la tâche et la devance même parfois, car c’est avec lui que le corps capte les vibrations inaudibles, ainsi que toutes les vibrations audibles, en même temps que l’ouïe. C’est du toucher que relève le phénomène de résonance.

La vue a également un rôle important à jouer dans le processus de la réception musicale, et cela de plusieurs manières. La première est l’apanage de l’écoute directe, où musiciens et auditeurs partagent un même espace. La vue, à travers ce qu’elle perçoit du lieu, de la dispositions des musiciens et de leurs instruments, de leur complicité mutuelle et avec le public, donne des informations sur la qualité de la prestation qui sont indépendantes de celles recueillies par l’ouïe. En jouant, le musicien garde toujours quelque chose d’un medium, la musique parle à travers lui, lui dicte ses expressions et ses mouvements. Le voir en train d’exécuter une œuvre ajoute quelque chose à la compréhension de la musique, et au plaisir de l’auditeur.

Dans la plupart de nos actes, il y a tout un réseau de correspondances sensorielles à l’œuvre, au point qu’un sens peut se substituer à un autre, même à celui qui est normalement le principal responsable dans le traitement d’une tâche donnée, comme l’ouïe dans l’écoute. On connaît l’exemple frappant de Beethoven devenu complètement sourd qui, à la Première de son Quinzième Quatuor à cordes, mécontent de ce qu’il voyait du jeu du violoniste Holz, lui arracha l’instrument en plein concert pour terminer la partie à sa place263. La vue et le toucher (Beethoven avait développé une perception extrêmement fine des vibrations causées par la musique) avaient, à ce moment-là, si parfaitement suppléé à son audition qu’ils lui suffirent pour saisir ce que les autres entendaient. Il fallait bien évidemment pour cela qu’il connût la partition, mais ceci étant garanti, il était capable de transposer les signaux venant des autres sens au point qu’ils firent sens pour lui dans le domaine même de sa défaillance.

La deuxième manière dont la vue intervient dans l’écoute musicale est plus difficile à saisir, mais elle est capitale pour la compréhension de son fonctionnement. Nous avons déjà expliqué que l’influence d’un sens sur les autres peut s’exercer de manière indirecte, par le simple fait qu’une action est conduite sous sa direction et selon ses règles, même quand cette action n’est pas immédiatement de son ressort. Ainsi, tout ce qui relève du discernement d’une structure, établit une hiérarchie et ordonne un ensemble, tombe sous le paradigme de la vue, notre sens de l’abstraction. Si l’on dit que la musique est un langage, cela signifie justement qu’elle est structurée comme tel, et obéit à sa logique. Pour la comprendre sous cet angle, il faut donc faire appel au modèle visuel, parce que c’est le seul qui soit apte à construire ce genre de sens264.

Dans la musique occidentale, cela est particulièrement perceptible à travers le fait qu’on ait, à un moment donné de l’histoire, commencé à fixer par écrit ce qui devait être entendu. Grâce à la notation, qui appartient au paradigme visuel, la musique occidentale a pu évoluer d’une façon unique au monde, en ordonnant le temps et l’espace musicaux selon le principe de l’œuvre.

L’écoute musicale se fait donc dans la collaboration étroite des trois sens de l’ouïe, de la vue et du toucher. Rappelons que dans les civilisations anciennes, la musique couvre un domaine qui inclut aussi la danse et la poésie. C’est comme si on avait intuitivement compris que ces trois phénomènes sont les expressions d’une même activité artistique de l’homme, celle du poiein (ποιεϊν), du faire poétique, chacune d’elles étant confiée plus particulièrement à l’un de nos cinq sens.

Dans L’Origine de la Tragédie dans la musique, Nietzsche a transposé cette idée sur le plan symbolique : ni Apollon ni Dionysos n’est le maître incontesté de la musique, ce sont les deux ensemble265. C’est ce qui explique son caractère double comme emprise sur le corps, immaîtrisable et obscure, et comme langage structuré, et par conséquent, l’ambivalence et la difficulté de l’écoute. Vraiment écouter est une gageure qui vise à unifier nos forces, à relier les différentes strates physiques et psychiques entre elles par un acte d’attention et de concentration toujours recommencé.

Selon le niveau auquel elle s’adresse, l’écoute adopte des stratégies diverses pour opérer des choix dans les éléments musicaux susceptibles de faire sens. Ce choix est grand, mais il n’est pas infini. Il faut que l’élément élu préexiste dans le matériau sonore, et qu’il soit décelable : l’écoute musicale repose sur des attentes.

Ce n’est pas la même chose de chercher des structures dans un morceau de musique, de se laisser saisir par des émotions ou de suivre des associations libres ; ni de répondre à la musique avec le corps, avec l’esprit ou avec l’imagination. Nous verrons qu’à chacun des domaines de l’écoute correspond un principe d’ordre dans la musique, qui nous permet d’en établir le sens et d’y réagir de façon adéquate.

Principes d’ordre dans la musique ou les différentes manières de faire sens

Les éléments musicaux

La musique est l’art d’ordonner sons et silences. Ce faisant, elle crée un temps et un espace qui lui sont propres et qui la définissent266. Dans cette dernière partie de nos réflexions sur l’ouïe, nous chercherons à pénétrer la nature et les qualités spécifiques de cet espace-temps, qui éclairent bien des particularités de notre quatrième sens, et nous font avancer dans la compréhension de la manière complexe et subtile dont nos cinq sens collaborent en s’enchevêtrant.

Sons et silences sont les deux éléments constitutifs de toute musique. Les silences, dont le rôle est actif, sont simples, dans le sens philosophique du mot. Ils sont univoques et renvoient au grand silence dont toute la musique procède. Cela s’entend clairement à la fin de chaque morceau, de chaque mouvement même : le silence qui suit est voulu, il fait partie de la musique.

Les compositeurs ont tôt compris et théorisé le rôle du silence en musique. Ainsi, pour indiquer l’exécution d’une valeur pointée, Leopold Mozart écrit dans son « École du violon » : On tient le point à la note jusqu’à ce qu’il se perde dans le silence. Et il explique : Même le ton le plus fortement accentué contient une petite faiblesse à peine perceptible. Sinon, ce ne serait pas un ton, mais juste un son désagréable et incompréhensible. Ce silence s’entend justement à la fin de chaque ton267.

Quand, dans le Doctor Faustus de Thomas Mann, le diable fait son entrée chez le compositeur Adrian Leverkühn, il dit la phrase mémorable : Si tu sais quelque chose, tais-toi ! Il ne doute pas que sa phrase trouvera une résonance en face, car il y a dans toute la musique occidentale, notamment depuis l’époque romantique, une grande nostalgie de ce silence intérieur d’où viennent tous les sons et vers lequel ils convergent. Ceci est particulièrement évident dans la musique de Webern, dodécaphoniste comme le compositeur du roman, où les silences sont presque plus importants que les notes jouées. Webern, poussant ses convictions à l’extrême, ne voulait même plus entendre sa musique au concert.

Plus tard dans le XXe siècle, on discerne l’importance capitale du silence dans les quatuors à cordes contemplatifs d’un Giacinto Scelsi, chez Arvo Pärts, dans Curlew River de Benjamin Britten, la minimal music et les expériences contemporaines de chant harmonique. Ce ne sont là que les exemples récents les plus frappants. Le rôle actif du silence vaut pour toute la musique, il est connu de tous ceux qui ont à faire à elle. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder : il se lit sur le visage de ceux qui écoutent.

Quant au son, qui devient, du moins jusqu’au XXe siècle, ton en musique, il est de nature composée. Il se dessine comme un corps dans l’espace, comme quelque chose qui possède une forme et une matière propres, dont la nature reste à définir. Cette forme est mouvante, changeante et évanescente, elle nous entraîne à sa suite, qui est un autre son, que nous suivons aussi, encore et encore, jusqu’au silence final.

Le son se définit par quatre qualités fondamentales : sa hauteur ; sa durée ; son intensité ; son timbre. Ces qualités sont distinctes et indépendantes les unes des autres, bien que la hauteur soit l’élément déterminant. En effet, même en variant l’intensité et le timbre, un ton reste le même, alors qu’il devient un autre s’il change de hauteur.

Un ton est ainsi un son qui acquiert une signification grâce à sa hauteur déterminée, sa durée, son intensité et son timbre. La musique commence quand il entre en relation avec d’autres tons, avec lesquels il forme un motif ou une mélodie. Tout comme le son possède quatre composants, un morceau de musique s’analyse selon quatre paramètres principaux : la mélodie, le rythme, l’harmonie et le son, ou timbre. Ceux-ci coexistent dans toutes les musiques en proportions inégales. Souvent ils se mêlent, et on ne peut alors parler de l’un sans impliquer le ou les autres. Chaque civilisation fait tout au long de son histoire des choix entre ces éléments et précise ses priorités, lesquelles vont donner naissance à des styles musicaux différents.

La mélodie ou le temps musical

Prie ! Pleure ! Du verbe naît la raison. Le chant crée la lumière. Victor Hugo, L’homme qui rit

Si la hauteur est la qualité prépondérante du ton, la mélodie, qui fixe la hauteur des notes en fonction d’un rythme choisi, a été, en Occident, l’élément musical le plus important jusqu’à la modernité (non comprise). C’est une figure temporelle significative, dont la forme et la longueur varient selon le contexte. Elle vient du chant et renvoie d’abord à la voix humaine, qui reste sa référence première, même si, avec le temps et notamment depuis l’ère baroque, les instruments s’en sont emparés avec un égal bonheur.

Toute musique populaire est mélodique, et toutes les sociétés primitives possédaient des mélodies rituelles. De même l’Église, dont les deux sources sont la liturgie juive et la moûsikê grecque. Les deux sont enracinées dans le langage, elles énoncent quelque chose et reposent sur la prosodie. La mélodie qui en naît s’apparente d’abord à une lecture emphatique, et ne fait que souligner l’articulation du texte. Elle adopte toutes les formes linguistiques de base : question et réponse ; phrase affirmative et exclamative ; répétition et imitation etc. Jusqu’à ce jour, cette origine langagière a laissé des traces dans le vocabulaire musical, qui reste fortement marqué par celui de la rhétorique. Ainsi parle-t-on de discours musical, de phrase et de phrasé, de thème, d’exposition et de développement, d’articulations, etc.

Cela ne signifie pas que la mélodie serait l’illustration d’un texte, et donc secondaire par rapport à lui. Loin de là, elle est son pendant. C’est une proposition, à la fois ouverte et complète. La mélodie se présente comme une phrase dont le sens se dévoile au fur et à mesure qu’elle est entendue. Elle est de l’ordre de la communication. Alan H. Gardiner définit la « proposition » comme un mot ou groupe de mots révélant un dessein intelligible de communication, suivi d’une pause268, définition qui pourrait être celle de la mélodie si on remplace « mot » par « ton ».

Et effectivement, c’est dans son rapport originaire avec le langage que la mélodie s’est cherchée et trouvée en Occident. Elle a adopté des stratégies diverses selon qu’elle s’est associée à un texte en prose, comme la messe, ou à des vers, comme dans la chanson populaire et le lied ; selon qu’elle était monodique ou faisait partie d’une polyphonie ; qu’elle était vocale ou instrumentale. Mais elle a toujours gardé son caractère communicatif de proposition.

Techniquement, la mélodie se caractérise par une succession d’intervalles en direction ascendante ou descendante, suivant un certain rythme. La plupart du temps, elle est de faible étendue. Si elle est ancienne, elle est facile à chanter et ne dépasse pas le registre d’une octave, qui correspond à l’ambitus naturel de la voix humaine. Les rythmes de ces mélodies sont simples, les tempi moyens et les intervalles petits. Une mélodie peut contenir un ou plusieurs motifs qui forment des périodes, avec ou sans reprise. Elle se termine par une fin clairement perceptible269. Elle comporte des notes fortes et des notes faibles, des points d’appui et de relâche. Transposée à des hauteurs différentes, elle est perçue comme identique.

Une des spécificités de la mélodie est son caractère à la fois horizontal, textuel, et figuratif, qui la distingue du langage. Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau remarque : La mélodie fait précisément dans la musique ce que fait le dessin dans la peinture ; c’est elle qui marque les traits et les figures, dont les accords et les sons ne sont que les couleurs270. C’est pourquoi le philosophe-compositeur considérait la mélodie comme le principal principe d’ordre de la musique, celui qui lui confère un sens.

Ce sens n’est pas le même que dans le langage, où il est de l’ordre de la signification intelligible. Les deux sont fondés sur le désir de communication et au début, on les voyait ensemble. Mais rapidement, la musique s’est émancipée de ce jumelage et a trouvé ses propres moyens d’expression.

En Occident, les relations entre la musique et le langage ont été complexes et se sont développées de façon dialectique. Tout au long des siècles, on observe une recherche d’équilibre entre ces deux branches primordiales de l’expression humaine, une oscillation permanente qui va de la symbiose à une quasi-séparation, suivie d’un nouveau rapprochement. Cette histoire a connu des crises et de brusque ruptures, au point qu’en plein XXe siècle, un Richard Strauss a encore a pu écrire : La lutte entre le verbe et le son a toujours été la question de ma vie271.

La dichotomie ressentie par Strauss était présente dès le début. Dans le plain-chant, qui est la première forme mélodique savante élaborée en Occident, on trouve un mélange d’écriture syllabique, suivant le rythme des paroles, et mélismatique, où la musique prime le texte. Les mélismes, qui n’étaient d’abord que des ornements, ont été fortement développés par les chantres. Ce sont eux qui ont ouvert la voie à l’autonomie musicale. L’évolution a pris des siècles, mais avec les tropes et les séquences272, développées entre les Xe et XIIe siècles, le rapport initial entre le texte et la musique, défini par les conventions de la messe, s’était déjà inversé : désormais c’étaient les paroles qui suivaient les exigences de la mélodie.

Dans les siècles suivants, les compositeurs ont pris de plus en plus de libertés par rapport au texte, au point qu’à la fin du Moyen Age, dans les motets, qui étaient polyphones, d’une grande complexité contrapuntique et de plus plurilingues – des voix en latin et d’autres en langue vernaculaire se superposaient – la compréhension des paroles était devenue illusoire. Elle n’était d’ailleurs même plus voulue.

L’Église avait accepté la musique en son sein et développé ses propres mélodies pour la liturgie, à condition qu’elles fussent au service exclusif du texte. Voyant ce principe abandonné, elle jugeait l’évolution musicale contraire à ses exigences fondamentales. En 1324, le pape Jean XXII interdit la nouvelle pratique dans une bulle, qui n’eut que très peu d’effet, car elle allait à l’encontre de l’Histoire : c’était l’époque où la polyphonie prenait son extraordinaire essor. Malgré les mises en garde ecclésiastiques, la complication des œuvres musicales augmenta vertigineusement et atteignit en deux siècles des sommets jamais dépassés. Dans la musique franco-flamande, on fit des compositions à vingt, chez Tallis même jusqu’à quarante voix.

Désormais, la mélodie était soumise aux exigences du contrepoint et pensée en fonction de lui. Dans la génération d’Ockeghem (ca. 1420 – 1496), on adopta le principe de l’imitation, que Josquin Desprez (1450 – 1521) porta à sa perfection. Ce principe menait à l’équivalence des voix, parfaitement réalisée par Palestrina (ca. 1525 – 1594), et eut une influence déterminante sur la mélodie, qui ne s’orientait plus alors aux seules paroles, mais aux autres voix : des lois proprement musicales commençaient à s’élaborer. Josquin, par exemple, fit largement usage de cellules motiviques, de brefs fragments mélodiques facilement reconnaissables qui passent d’une voix à l’autre. La composition avec des cellules motiviques a été largement utilisée par la suite et est restée un des moyens courants pour construire le discours musical.

L’équilibre atteint par Palestrina représente la fin d’une évolution et un nouveau départ. Dans l’éloignement extrême que la musique avait pris du langage, le retour du balancier était déjà contenu. C’est comme si quelque chose unissait les deux presque malgré eux, et les ramène toujours l’un vers l’autre. Dans le langage, c’est la poésie qui rappelle à toute époque leur origine et leur visée communes ; dans la musique, l’existence de la mélodie. Au niveau structural, la construction du discours musical dans ses innombrables variantes indique leur parenté jamais perdue. Mais le rapport entre les deux est instable, équivoque et change fréquemment de repères.

Ainsi, après l’émancipation de la musique vis-à-vis de la parole au Moyen Âge, celle-ci allait reprendre ses droits à l’époque de la Renaissance. Vers la fin du XVIe siècle à Florence, un revirement important eut lieu dans la musique. Il a été initié par les savants théoriciens humanistes qui, dans cette ville, cherchaient à faire revivre le théâtre grec, qu’ils imaginaient à tort entièrement chanté. La Camerata fiorentina, dont faisaient partie le comte Bardi, Vincenzo Galilei, le père de l’astronome, le poète de cour Ottavio Rinuccini, et les compositeurs Peri, Cavalieri et Caccini, s’était fixé comme but de ramener la musique aux racines de la moûsikê. La compréhension du texte était pour elle une priorité absolue. Comme la polyphonie rendait celle-ci difficile, la Camerata rédigeait de virulentes attaques à son encontre 273, tout en se lançant dans des recherches musicales.

Ces expériences aboutirent à la formation du stile recitativo basé sur le discours parlé, que Cavalieri a été le premier à utiliser. Il travaille l’intonation et les modulations que l’on donne au langage parlé en fonction des émotions exprimées. Les mélodies étaient monodiques, les voix accompagnées à la basse continue. Pour faire renaître l’ambiance du drame antique telle qu’on l’imaginait, les récitatifs étaient déclamés avec pathos, soulignés par une gestique violente, qui pouvait aller jusqu’aux convulsions et aux pleurs des chanteurs sur la scène.

Ce style parut alors adéquat pour exprimer toute la gamme des émotions humaines, les affetti, que les compositeurs de la Renaissance se donnaient comme tâche de communiquer à leur auditoire. À l’époque de la naissance de l’individu, les sentiments personnels devenaient soudain dignes d’intérêt, chargés de signification.

Le madrigal a été le premier genre choisi pour donner forme aux affetti. Ses thèmes de prédilection étaient l’amour et ses tourments, et la solitude, ce vertige de la conscience quand elle se découvre unique et sans aucun autre recours qu’elle-même. Chaque morceau ne devait traiter que d’un seul affetto, avec un rythme unique, généralement confié à la basse. L’idée d’un changement brusque des émotions à l’intérieur d’une même pièce est plus tardive, elle a été formulée pour la première fois par Carl Philipp Emanuel Bach.

L’apogée du madrigal n’a duré que trois quarts de siècle. Vers 1600, il fut remplacé par le dramma per musica. L’ironie de l’histoire veut que la Camerata, en cherchant la réhabilitation du langage dans la musique à travers le rétablissement du drame antique, ait ouvert le chemin à l’opéra, un nouveau genre, où la musique allait se libérer encore davantage de l’emprise de la parole. Car bien que l’action y soit menée par des monologues et dialogues chantés au style récitatif, des airs purement mélodiques, dans lesquels les personnages livraient le plus intime d’eux-mêmes, y firent leur apparition et prirent de plus en plus d’importance. Ce qu’ils avaient de spécifique n’était pas dans le texte, mais bien dans la musique. Ces airs constituaient un autre langage, parallèle à la parole, et c’était lui qui intéressait le public, qui fit de l’opéra la grande affaire de l’ère baroque. Après l’ouverture du premier opéra à Venise en 1637, le nouveau genre commença sa conquête triomphale à travers l’Europe, du Sud au Nord jusqu’à Saint Pétersbourg.

L’engouement du public était tel qu’il conduisit rapidement à une production de masse. On écrivait des opéras à toute vitesse, seules la mélodie et la basse étaient notées. Alessandro Scarlatti en composa cent quatorze, Vivaldi quatre-vingt-quatorze, Cavalli en produisit un par semaine. Chaque pièce était montrée tant qu’il  y avait du public dans la salle et plus jamais rejouée. Les libretti étaient ennuyeux et prévisibles, car ils devaient tenir compte des exigences des chanteurs. On fixait à l’avance qui avait droit à combien d’airs à tel moment crucial de l’action, car la virtuosité de la primadonna ou du castrat était devenue la cause principale du succès d’un opéra. Le public, inattentif, indiscipliné et bruyant dans l’ensemble, se passionnait pour les prouesses vocales. Sur la scène, l’attention se focalisait sur l’interprète. La musique même était devenue secondaire, elle avait perdu une partie de l’impact affectif qu’elle exerçait sur les auditeurs.

Cette perte était cependant momentanée, car au contact avec d’autres aires géographiques, de vrais chefs d’œuvre allaient naître dans le nouveau genre. La mélodie, dont nous cherchons à élaborer la spécificité, s’en est trouvée enrichie. Avec sa floraison d’airs, dont chacun figurait une émotion particulière, l’ébullition italienne avait doté la musique d’une vaste gamme de nuances expressives. Celles-ci allaient être reprises et élaborées, pour ouvrir une toute nouvelle dimension à la mélodie. L’impulsion venait du Nord et avait d’autres visées que la virtuosité. Elle se frayait la voie aussi bien dans la musique vocale que dans la musique instrumentale.

Jean-Sébastien Bach n’a écrit aucun opéra. Ses œuvres vocales, quelques chansons et cantates mises à part, sont toutes d’inspiration religieuse. Elles sont profondément ancrées dans la tradition luthérienne, pour laquelle la musique est une forme de prière. Doppelt betet wer singt, écrit Luther274 : le chant est une prière deux fois dite. Si les paroles relèvent du rapport de l’homme avec le Verbe, la musique est, pour les Protestants, le symbole d’unité avec le divin. Les rapports entre la musique et le langage trouvent ici une variante nouvelle, dont la mélodie restera profondément imprégnée.

Dans les pays germaniques, la religiosité s’était depuis longtemps forgé une expression musicale particulière avec le geistliche Lied, le chant spirituel, dont la tradition remonte jusqu’au haut Moyen Âge. Le plus ancien manuscrit conservé est le Freisinger Petruslied, qui date du IXe siècle, l’époque où la pratique des Leisen, des chants en langue allemande développés à partir du kyrie, envahit la pratique religieuse. Ces chants, que Luther a intégrés dans le service divin et dont est né le choral, ont des mélodies belles et simples, puisées dans la musique folklorique. Ils étaient entonnés par les fidèles lors de l’office, qui y participaient ainsi activement. Cet usage était opposé au rituel de l’Église romaine, qui avait toujours témoigné une grande méfiance vis-à-vis des traditions populaires, qu’elle soupçonnait entachées de survivances païennes et d’un répréhensible hédonisme. Elle avait par conséquent confié l’exécution de la musique liturgique à des spécialistes.

De son point de vue, ces soupçons n’étaient pas totalement infondés. La frontière entre la musique des Spielleute, des ménestrels ambulants, le Minnesang, forme allemande du chant courtois, et le geistliche Lied était perméable. Beaucoup de mélodies passaient de l’un à l’autre, en acquérant de nouvelles variantes. Cela vaut aussi pour celles des clerici vagantes et des goliardi à la moralité pas toujours irréprochable. Clercs défroqués et révoltés, jongleurs275, farceurs et histrions se mêlaient sur les routes, chantant et dansant, fréquentant tavernes et châteaux, et parodiant volontiers le culte divin. Il y avait parmi les musiciens des hommes et des femmes, des chrétiens, des musulmans et des juifs. Le langage mélodique se nourrissait de tous sans faire la différence entre musique sacrée et profane, entre ici et ailleurs. Certains airs étaient venus d’Orient, en même temps que les instruments apportés par les croisés. Les instruments des jongleurs oncques ne plaisent à Dieu, disait saint Bernard276, mais là encore, l’Église fut impuissante : c’est bien dans ce melting pot bigarré et multiculturel que la musique occidentale a pris son essor.

À partir du XIIe siècle, les instruments se sont multipliés en Europe. De nouvelles espèces apportèrent leur timbre particulier, comme le luth, frère de l’oud musulman, ou la vièle, l’instrument par excellence des troubadours, la flûte traversière, le chalumeau et la chalemie, ancêtre du hautbois. Les ménestrels s’adonnaient pour la première fois à une musique exclusivement instrumentale et préparaient ainsi le terrain pour la naissance d’un nouvel art.

Ce fut une évolution très lente aux aspects multiples, dont seules les incidences sur la mutation de la mélodie nous intéressent ici. À l’époque de Bach, tout était prêt pour faire naître cette chose nouvelle, inouïe, de la synthèse des éléments transmis. Le choral luthérien avait opéré une réintroduction de l’élément populaire dans la musique savante. La mélodie y menait sa vie propre, parallèle au texte. Comme elle revenait sur plusieurs couplets, elle se gravait dans la mémoire des auditeurs. Elle exprimait l’ambiance générale du morceau, et non les paroles d’une phrase ou d’un vers.

Bach connaissait parfaitement la musique de ses prédécesseurs et avait intégré tous les courants musicaux de son temps dans son œuvre, sauf le « style moderne », qui devait conduire à la musique classique viennoise. Toutefois, sa créativité extraordinaire et la profondeur de sa foi faisaient de sa musique quelque chose qui transcendait toutes celles qui l’avaient inspiré.

Dans les compositions vocales de Bach c’est le sens global qui est visé. Le langage ne désigne qu’une partie de ce qu’il y a à exprimer, le reste, qui va au-delà des paroles, est du ressort de la mélodie. Celle-ci ne déclame pas le texte, elle l’interprète. Et pour faire cela, elle pouvait être confiée alternativement à la voix ou à un instrument.

Voilà ce qui était nouveau. La musique instrumentale n’avait encore jamais eu en Europe le prestige que possédait la musique vocale. Mais Bach ne distinguait plus l’une de l’autre, il exigeait de la voix des qualités instrumentales et faisait dire à l’instrument la même chose qu’à la voix.

Mozart a continué dans la même direction. Dans ses opéras, l’orchestre n’accompagne pas les chanteurs, comme c’était le cas chez les autres compositeurs de son époque. Non, il commente leur discours, souligne leurs sentiments ou les met en doute, avec esprit, souvent avec ironie, toujours avec sympathie. Le public n’avait pas l’habitude de recevoir autant d’informations à la fois en regardant un opéra, de faire attention aux différences qu’il pouvait y avoir entre le texte et la musique, entre ce qui se passait sur la scène et dans l’orchestre. Il lui a fallu un temps d’adaptation pour comprendre l’incroyable richesse de ces œuvres.

Au XVIIIe siècle, la musique instrumentale était suffisamment émancipée pour continuer son évolution indépendamment du chant. De nouveaux genres virent alors le jour, qui font la spécificité à la musique occidentale : le concerto, la symphonie, le quatuor à cordes et d’autres formes de musique de chambre. Tous ces genres transposent les catégories de communication du langage à un niveau purement musical. Le concerto est le dialogue d’un instrument avec l’orchestre, le quatuor à cordes une conversation entre quatre musiciens, et dans la symphonie, ce sont les différents groupes d’instruments qui se parlent, se passent le thème et le commentent chacun à sa façon.

Avec l’œuvre de Haydn, Mozart et Beethoven, la musique instrumentale commence à surpasser la musique vocale en importance. L’idée d’une musique en soi, d’une musique absolue était né, dont le credo est que la musique est un phénomène sonore et rien d’autre, et qu’un texte relève par conséquent de catégories extra-musicales277. Pour la première fois, on considère la musique comme une expression non seulement équivalente du langage, capable de dire autant avec d’autres moyens, mais supérieure, dans la mesure où elle dépasse l’étroit carcan de la raison humaine. Comme elle est sans paroles, elle est apte à exprimer l’indicible. Il y a un élément de gratuité dans la musique instrumentale qui la prédispose à devenir, dans la réflexion esthétique du Romantisme, le parangon de l’art. Schopenhauer, qui considère la musique comme une expression de la Volonté même, écrit à ce sujet : Elle passe à côté de nous comme un paradis familier, quoique éternellement lointain, à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable, parce qu’elle nous révèle tous les mouvements les plus intimes de notre être, mais dépouillés de la réalité qui les déforme278.

Dans cette musique instrumentale aux voix plurielles et aux sonorités changeantes, la mélodie se trouve au centre, elle est comme la colonne vertébrale qui soutient l’édifice et mène d’un mouvement à l’autre. Dans la forme sonate d’abord, elle s’articule avec le thème, qui est exposé et confronté à un autre qui lui fait contraste. Ce thème mélodique, qui correspond à la proposition dans le langage, est développé et réexposé par la suite. Le mouvement se termine de façon claire par la cadence finale. La dynamique interne devient alors l’essentiel de la musique, que l’on conçoit maintenant capable d’exprimer une évolution à proprement parler dramatique.

Le parallèle avec le parcours narratif classique en littérature (situation initiale — élément déclencheur — péripéties – fin) a été fait dès le XVIIIe siècle. C’est ainsi que de façon inattendue, la musique instrumentale réaffirme son rapport étroit avec le langage par le biais de la mélodie : c’est encore un exemple de la dialectique des rapports entre les deux.

Ce rapport a trouvé son accomplissement, son équilibre parfait dans un autre genre musical, qui a pris son essor en même temps que la musique instrumentale. Le lied, que l’étymologie rapproche du lai, a été pratiqué depuis fort longtemps déjà dans la musique allemande savante. Il avait d’abord désigné la chanson monodique, accompagnée à l’instrument, des Minnesänger. Cette configuration – chant monodique et instrument – s’est maintenue à travers les siècles.

Même si la musique vocale allemande est par la suite devenue polyphone, elle a toujours gardé le lien avec le geistliche Lied, le chant spirituel. De ce fait, elle est restée proche de la chanson populaire et de son trésor mélodique, dans lequel les compositeurs ultérieurs ont puisé à leur guise. Trois beaux recueils du XVe siècle ont été conservés, dont nombre de chansons ont été reprises par la musique savante279.

L’éclosion du lied romantique en tant que chant mélodique accompagné au piano a donc été longtemps préparée, et cela à différents niveaux : dans la théorie par la conviction luthérienne de la valeur spirituelle du chant, et dans la vie réelle par son exercice constant au sein de la famille et entre amis. Plus que partout ailleurs, la pratique de la musique de chambre et celle des ensembles vocaux avait, dans les pays germaniques, pénétré tous les milieux de la société et faisaient partie du quotidien.

L’expression mélodique dans le lied est indifféremment vocale et instrumentale. Le piano y a autant à dire que la voix. Souvent même, il la domine. À eux deux, ils visent le sens du texte mis en musique plus que sa littéralité. Cela se fait dans une extraordinaire concentration sonore : pas une note de superflu dans les plus de 600 lieder de Schubert, où toute l’expression est confiée à la mélodie. Schönberg, dans une longue réflexion sur Les rapports avec le texte, avoue avoir écouté nombre de ses lieder les plus connus sans avoir jamais fait attention à leurs textes. En examinant ceux-ci de plus près, il constate : Il apparut alors que sans connaître le poème, j’en avais compris le sens, le vrai sens, et peut-être plus profondément que si j’avais collé à la surface des paroles, ou aux pensées que celles-ci exprimaient280. Bel hommage au génie de Schubert !

Ou plutôt, au lied en général. Car les grands du genre – Mozart, le premier, puis Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms et Hugo Wolf – ont fait de chaque lied une parcelle de vie transfigurée par la mélodie, qui efface le caractère conjoncturel et éphémère que peut revêtir le texte. Dans un moment de grâce, elle fait naître le sens sans signification de la musique.

Rabbi Nahman de Bratslav évoque le lien fondamental entre la mélodie et la grâce dans la parabole suivante, consacrée aux relations du cœur et de la source, et fournit ainsi la clé pour la compréhension de l’action mélodique : Le temps naît de la mélodie, et la mélodie naît de la grâce. Et les jours s’écoulent à partir du chant et arrivent au cœur, et du cœur elles vont à la source, et ainsi le monde subsiste dans son inquiétude. Et les paroles et le chant m’emplissent l’âme pour toujours. …281

*

Le sens qui naît de la mélodie consiste dans l’instauration du temps musical, à travers lequel se profile le sens. Cela ne se fait pas par simple addition des éléments : la mélodie est autre chose qu’une suite de tons, comme un dessin est autre chose qu’un assemblage de traits. Son mystère réside dans l’accomplissement.

Car le temps qui naît de la grâce n’est pas le temps mécanique de l’horloge. Ce n’est pas la flèche, cette ligne droite qui ne retient du temps que ce qui est périssable parce qu’elle projette les qualités de l’espace sur le temps. Le temps de la mélodie – et c’est en cela qu’il est don gracieux – est vivant, c’est celui de notre conscience qui unit librement le passé, le présent et l’avenir dans une figure, sans pourtant confondre les différents ordres. Au contraire, c’est par cet acte seulement qu’ils deviennent réels, puisque pareillement présents.

Cette opération de notre esprit, qui consiste en un balancement constant entre la mémoire et la perception, où l’imagination a aussi sa part, n’est jamais achevée. Elle produit figure après figure, chacune singulière et parfaite, chacune représentant un moment de vie qui coexiste avec les autres sans se heurter aux limites prescrites par la chronologie. Chronos, le grand dévoreur, n’a pas prise sur l’instant de grâce de la mélodie.

Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson explique son concept de « durée », qui oppose la conscience de la vie vécue au temps de l’horloge. Il le fait justement à l’exemple de la mélodie : La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs. (…) Il suffit qu'en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l'état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d'une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que si ces notes se succèdent, nous les percevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité282 ?

Le temps structuré de la mélodie en tant que moment de grâce, ou de durée bergsonienne, a trouvé une fin dans la modernité. L’équivalence entre la mélodie et le poème comme instants de vie transfigurés n’y est plus pertinente. Déjà Wagner s’était détourné de cette conception avec l’idée du Musikdrama, où la mélodie, confiée majoritairement à l’orchestre, s’écoule sans fin perceptible. Elle est mélodie infinie, cette unendliche Melodie dont il a parlé à différentes reprises, mais que l’on ne perçoit plus comme telle justement parce qu’elle est infinie. Les chanteurs du Musikdrama wagnérien s’expriment en prose, qui est sans contrainte formelle. C’est une des choses qui distinguent les opéras de Wagner de ceux du bel canto italien de l’époque, basé sur le vers.

Pour trouver des repères dans la mélodie sans fin, l’auditeur dispose de cellules motiviques, les fameux leitmotive, qui jouent un rôle d’indice pour l’action et d’interprétation psychologique pour les personnages. Mais la mélodie n’est pas égale à ces fragments, elle n’est rien d’autre que le grand fleuve du discours musical wagnérien même.

Par la suite, la mélodie a été démontée encore davantage, fragmentée et quasiment abandonnée par de nombreux compositeurs du XXe siècle, du moins dans la musique savante. Dans la musique populaire, elle continue de jouer un rôle déterminant. Au XXIe siècle, cette situation n’a guère changé. Le compositeur Philippe Hurel constate : Il semblerait que la mélodie, longtemps boudée par les musiciens d’avant-garde, puis neutralisée par les musiciens spectraux ou répétitifs, ne soit pas encore un paramètre « revisité » par les jeunes compositeurs283. Doit-on voir dans cette évolution l’abandon du désir de communication, dans lequel nous avons reconnu le but de la mélodie ?

Il est sans doute trop tôt pour répondre à cette question, qui implique beaucoup de paramètres extra-musicaux. En revanche, on peut déceler sans risque de se tromper une autre raison de l’abandon de la mélodie par la musique savante contemporaine. C’est le rapport au temps musical, incarné par la mélodie, qui a changé, à peu près en même temps que tout notre rapport au temps a été révolutionné par les grandes découvertes de la physique contemporaine. La relativité et la physique quantique nous ont ôté la certitude d’un temps et d’un espace homogènes et mesurables, sans pour autant la remplacer par quelque chose que l’esprit humain puisse concevoir. Depuis le début du XXe siècle, nous vivons avec plusieurs représentations parallèles du temps et de l’espace, dont aucune n’a un caractère définitif. Il n’est donc pas étonnant que le temps musical se soit disloqué à son tour, qu’il se soit multiplié et disséminé, devenant le miroir de notre désarroi.

Toutefois, il existe dans la musique d’autres approches temporelles que la mélodie, qui font également partie de ses principes d’ordre : le rythme en est le plus important. Il apparaîtra que le sens sur lequel il s’appuie, à côté de l’ouïe, n’est pas majoritairement la vue, comme pour la mélodie, mais le toucher.

Mais avant de le cerner sous ses multiples aspects, examinons en quoi consiste l’espace musical, qui évolue dans la même dialectique entre l’ouïe et la vue que la mélodie, et voyons de quelle manière il se constitue. Les deux éléments musicaux qui le composent sont l’harmonie d’un côté, et le son de l’autre.

L’harmonie ou l’espace musical

Tout comme le rythme, l’harmonie n’est pas, au départ, un concept propre à la musique, même s’il y a été appliqué dès le début de sa formulation en philosophie par les Pythagoriciens. Mais son champ d’application était bien plus vaste. De l’Antiquité à la Renaissance, il visait les relations de toutes choses dans les arts et les sciences, de la médecine à l’astronomie, de l’architecture à la musique et à la théologie. Il se trouvait au centre des réflexions théoriques et constituait le but de réalisation des différentes disciplines.

Le mot ἁρμονία, harmonie, du grec αρμόζω (armotso), « assembler, arranger, ajuster », signifie l’unité qui maintient liées entre elles les parties, souvent discordantes, d’une multiplicité. C’est donc un ordre. Le concept est issu des spéculations pythagoriciennes sur les nombres et se définit d’abord comme l’opération mathématique qui établit un rapport de « médiété », de juste milieu – μεσότης (mésotès) – entre deux nombres éloignés.

C’est la force qu’on attribuait aux nombres qui, de l’Antiquité à l’âge classique, a fait de l’harmonie un concept pertinent pour tous les domaines du savoir et des arts. Partant du monocorde284 et des intervalles qu’il produit quand on divise la corde en proportions régulières, les Pythagoriciens ont étendu le schéma qu’ils en avaient déduit au cosmos tout entier.

L’acte fondateur de Pythagore (–580 à – 495) qui aboutit à l’omnipuissante idée d’harmonie est basé sur une histoire probablement légendaire maintes fois répétée. On dit que le philosophe passa à côté d’une forge, où les marteaux de poids différents frappant l’enclume donnaient chacun des sons de hauteur spécifique qu’il ressentit comme consonants, comme harmonieux justement. Il les pesa et se rendit compte que les rapports entre les intervalles produits par les marteaux étaient équivalents à ceux de leur poids. Il y avait donc un lien entre les proportions des uns et des autres, et par chance, celles-ci se définissaient en relations simples : 1/2 ; 2/3 ; 3/4.

En rentrant chez lui, Pythagore répéta l’expérience sur son monocorde, dont il déplaça le chevalet selon les mêmes relations. Il eut la confirmation d’une correspondance parfaite entre la longueur de la corde vibrante et la hauteur du son émis. La division de la corde en son milieu, dans un rapport de 1/2 donc, donna l’octave ; celle au tiers ( rapport 2/3) produisit la quinte et celle au quart de la corde (rapport 3/4) la quarte. C’étaient les trois intervalles qu’on considérait alors comme consonants. Ces philosophes remarquèrent que tous les modes de l'harmonie musicale et les rapports qui la composent se résolvent dans des nombres proportionnels285, note Aristote.

Le récit de cette expérience a frappé les esprits comme une illumination. En révélant le secret des nombres, la musique avait fourni la clé pour comprendre le principe fondamental qui régit toute connaissance. Car les proportions trouvées étaient, croyait-on, applicables à tout ce qui existe. Pour la pensée pythagoricienne et toutes celles qui l’ont suivie à travers les siècles, jusqu’à Kepler dans son traité Harmonices mundi (1619), la musique était nombre, chaque nombre avait une signification spirituelle et le cosmos était musique.

Toutes les expressions grecques de la théorie des proportions ont une origine musicale. C’est par la suite seulement qu’elles ont été étendues à l’arithmétique et à la géométrie286. Dans la terminologie philosophique, le rapport de deux nombres, qui se disait, comme en musique, « intervalle », διάστημα, diastèma, devint rapidement l’équivalent de logos dans son acception de règle générale rationnelle.

Dans une vision du monde où la musique sert de révélateur à la connaissance, tout est interconnecté pour former un cosmos harmonieux. L’ordre qui y préside est celui d’une multiplicité réunie sous la loi des rapports. Au Moyen Age, les notions d’harmonia, de compositio, concordia, analogia, proportio et symmetria sont utilisées comme synonymes pour désigner l’ordonnance universelle.

Une des théorie pythagoriciennes les plus connues qui découle de cette conception est celle de la musique des sphères, qui parcourt la philosophie et féconde les arts de l’Antiquité jusqu’à fin de la Renaissance. Pour l’astronome et mathématicien Philolaos (vers – 400), tout ce qui existe dans l’univers est arrangé selon des proportions qui correspondent aux trois consonances de base de la musique, l’octave, la quinte et la quarte287. Nicomaque de Gerasa (vers 200) s’est appuyé sur cette idée pour assigner à chacune des notes de la gamme un corps céleste288.

La notion de musique des sphères est attestée chez Platon289 et chez Aristote290. À l’époque de l’Empire romain, elle a été reprise par Cicéron dans le Songe de Scipion, par saint Augustin dans De musica et ensuite par Boèce, dont le traité De institutione musica a fait autorité jusqu’au début de l’âge baroque. Depuis la publication et la large diffusion de cette œuvre, l’idée d’une analogie entre la musica mundana, la « musique du monde », la musica humana, la « musique humaine », qui correspond à l’harmonie du corps, et la musica artificialis ou instrumentalis de l’homme, qui est l’écho des deux premières, faisait partie de la cosmogonie communément acceptée.

La musica mundana, inaudible sur terre, est celle des sphères, qui détermine l'enchaînement des saisons, la course des astres et l’équilibre des éléments. C’est le mundi cantus, le chant polyphonique du monde tout entier des étymologistes médiévaux.

La musica humana, que nos oreilles sont également incapables de percevoir, se réfère au corps humain perçu comme une symphonia, qui unit dans un rapport ordonné soma et psyché, le physique et le psychique, les tempéraments et les humeurs. L’idée d’une correspondance entre les périodes de développement de l’embryon et les accords musicaux se trouve déjà chez Hippocrate, dans le traité Du régime (I, 8, 2), où les cellules reproductrices humaines, tant mâles que femelles, doivent s’adapter à « un système harmonisé selon des rapports musicaux exacts, un système où apparaissent les trois consonances, la quarte, la quinte et l’octave291». Pendant toute l’Antiquité gréco-romaine, l’enseignement médical était basé sur le symbolisme des nombres vus comme intervalles musicaux.

Selon la même logique, la cité, la polis, devait être régie par le même principe. Cela se perçoit avec le plus de clarté dans l’urbanisme. Les notions d’armonia, de proportio, de symmetria et d’eurythmie y étaient en effet essentielles et faisaient partie intégrante du vocabulaire de l’architecture. Elles reflètent l’idée que l’habitat de l’homme devait être en correspondance avec l’harmonie cosmique.

Selon le Timée de Platon, l’œuvre la plus lue du philosophe au Moyen Age et à la Renaissance, c’est la musique qui dévoile la structure de l’âme du monde. L’homme peut la saisir, s’y accorder, s’il se conforme aux lois de l’harmonie musicale. Platon écrit : L’harmonie, dont les mouvements sont apparentés aux révolutions de l’âme en nous, a été donnée par les Muses à l’homme qui entretient avec elles un commerce intelligent, non point en vue d’un plaisir irraisonné, seule utilité qu’on lui trouve aujourd’hui, mais pour nous aider à régler et à mettre à l’unisson avec elle-même la révolution déréglée de l’âme en nous. Les mêmes déités nous ont donné aussi le rythme pour remédier au défaut de mesure et de grâce dans le caractère de la plupart des hommes292.

Pour être en accord avec soi, il faut donc être en accord avec la nature harmonieuse. C’est ce qui permet à l’homme d’accéder à sa vraie stature. Nous percevons ici l’étroite relation entre la vérité et la beauté réunies sous le thème global de la proportion, qui est le propre de la pensée grecque du καλὸς κἀγαθός, kalos-kagathos, du beau et du bien comme but de la vie. C’est grâce à la vertu qu’on comprend les lois musicales, et c’est en suivant ces lois qu’on devient vertueux. Cassiodore, le secrétaire de Théodoric, roi des Ostrogoths, se trouve encore dans la même ligne de pensée quand il écrit dans ses « Institutions des lettres divines et séculières » : En effet, la musique est la connaissance de la modulation appropriée293. Si nous vivons dans la vertu, il est constamment prouvé que nous sommes sous sa discipline, mais quand nous commettons l’injustice nous sommes sans musique294. La vertu comme proportion musicale : voilà une idée qui, aujourd’hui, fait rêver…

Néanmoins, ce qui, à travers ces témoignages, pourrait paraître comme une parfaite harmonie englobant tous les règnes de la nature et de l’esprit, a été compris dès l’Antiquité non pas comme un état allant de soi, mais comme un but à atteindre.

Car la philosophie pythagoricienne est fondée sur le concept de dualité, l’harmonie y est constamment menacée de dysharmonie. Pythagore a conçu une table de dix paires d’opposés, reconstituée par Aristote dans la Métaphysique, dont la plus importante est celle de limité et illimité. Le défi de la philosophie occidentale a toujours consisté à établir une relation rationnelle entre ces deux contraires, tout en sachant que l’entreprise est peut-être vouée à l’échec, faute de commune mesure. Vue sous cette lumière, l’harmonie apparaît comme l’unité créée à partir d’éléments divergents et a priori incompatibles, dont « l’assemblage » risque de s’avérer fragile.

L’intuition de cette fragilité a existé dès le début de la réflexion sur l’harmonie. Retournons au monocorde d’où tout est parti. Cet instrument d’enseignement et de calcul, plus rarement d’ exécution musicale, s’appelait aussi κανών, canon, littéralement « tige de roseau », puis « tube », qui prend rapidement la signification de « règle », de « norme esthétique » : d’où l’expression « canon de beauté ».

Cette signification a son origine dans le traité de sculpture de Polyclète (– 460 à – 420) intitulé Canon. Le célèbre sculpteur et architecte y explique les règles selon lesquelles il a créé la sculpture tant admirée du doryphore, du « porte-lance », dont une copie se trouve au musée de Naples. Seuls deux courts passages du traité ont été préservés, mais plusieurs auteurs grecs et romains l’ont paraphrasé, dont le médecin Galien. Celui-ci explique que Polyclète a confirmé son discours par une œuvre, en créant une statue selon les principes de son discours, et en nommant la statue elle-même, tout comme son ouvrage, le « Canon »295.

Le principe sur lequel repose cette œuvre consiste en un ensemble de rapports numériques perçus entre les différentes parties du corps, jusque dans leurs plus petits détails. Galien parle de la proportion du doigt au doigt, de tous les doigts à la main et au poignet, de ceux-là à l'avant-bras, de l'avant-bras au bras, et de tout à tout296.

La beauté du corps consiste ainsi dans l’assemblage équilibré de ses membres, de la figure qu’il constitue dans l’espace. L’harmonie qui n’était d’abord, dans les spéculations musicales, qu’un rapport mathématique abstrait, se trouve ici spatialisé. Désormais, la spatialisation s’étendra à tous les domaines que couvre le concept.

L’opération qui consiste à vouloir rendre les choses mesurables, en transférant sur un plan géométrique ce qui est d’un autre ordre, est une tentation permanente de notre esprit. Elle est la condition de la science exacte et a permis des avancées dans beaucoup de domaines du savoir. Mais elle tend à escamoter le paradoxe de l’espace, qui constitue l’un des problèmes majeurs de la pensée humaine. Car l’espace défie notre imagination. Qu’on le conçoive fini ou infini, aucune conception ne parle concrètement à notre esprit, et surement pas celle de l’astrophysique contemporaine à quatre dimensions dont l’une, forcément, nous échappe. Mais même l’espace traditionnel à trois dimensions est contradictoire en soi. Il change de statut ontologique selon la façon de s’en approcher297. À partir du moment où on le rend mesurable, il perd, aux endroits qu’on a définis par des qualités géométriques, son caractère infini, sans fond. Si, au contraire, on en enlève toute mesure, même mentale, l’espace est bien infini, mais il perd tout ce qu’on pourrait qualifier de surface.

Cette difficulté a été exposée de maintes manières par les philosophes. Elle a resurgi avec le canon de Polyclète, quand il a fallu déterminer le rapport idéal de la statue, qui se traduit arithmétiquement par √2 : 1. Il se trouve que ce rapport, qui correspond à la diagonale du côté d’un carré unitaire, n’est pas exprimable avec un nombre arithmétique simple. Dans le Menon de Platon, Socrate, pour définir la mesure de cette diagonale, a recours à une formule qui désigne, justement, l’infini, l’apeiron. Anne Gabrièle Wersinger constate : La leçon de cette irruption de l’infini dans la grande harmonie de la summetria est simple, quoique lourde de conséquences. Au cœur de toute statue, de tout temple, vibre l’infini. Et c’est en ce cœur de la géométrie que naît la musique298.

La preuve de cette affirmation se trouve dans la notion même d’intervalle, διάστημα, diastèma, associé, nous l’avons vu, au logos. Wersinger poursuit : L’infini est la condition de la musique parce que la musique procède par intervalles. (…) Un intervalle naît de l’opération impossible de dimidier l’infini (…). C’est pourquoi la musique suit les divisions approximatives de ce milieu : les mesures de l’infini ne sont pas des grandeurs mais des intervalles (diastèmata)299. Loin d’être l’entité géométrique visible et mesurable qu’elle paraît être sur le monocorde, l’intervalle est une approximation qu’on doit accepter telle quelle si on ne veut pas quitter le terrain même de la musique.

Or c’est justement ce que l’entreprise pythagoricienne semble faire. En mesurant ce qui n’est pas mesurable, leur harmonique – c’est le nom de la théorie musicale des Grecs – vise moins la musique elle-même que l’ordre du monde sous tous ses aspects. Aristoxène de Tarente, élève d’Aristote, s’oppose aux concepts pythagoriciens de diastèma et de logos d’un point de vue de musicien : Alors que les intervalles sont des sensibles propres à l’ouïe, les diviseurs du monocorde les étudient comme s’ils étaient perçus d’abord par la vue : impardonnable transfert d’un sensible au sens qui ne lui est pas propre300.

L’objection est pertinente. C’est la musique même qui prouve qu’il y a un problème, voire un mystère des intervalles : le dissemblable y loge au cœur du semblable, l’infini au cœur du fini. Pythagore déjà s’en était rendu compte lors d’une expérience consistant à superposer douze quintes pures pour fixer la gamme de l’échelle mélodique en usage301. Il les compara à huit octaves pures également superposées, qui auraient dû aboutir au même son, et dut constater qu’il y avait une différence clairement audible entre les deux : la douzième quinte était d’un petit quart de ton plus haute que la huitième octave. C’est le fameux comma pythagoricien, qui allait poser tant de difficultés d’accord aux musiciens à partir du moment où ils ont commencé à jouer les notes de façon simultanée. Tant que les intervalles restent purs, les cycle des octaves et des quintes ne sont pas compatibles.

Le problème n’est pas soluble sans faire de compromis. Plusieurs solutions ont été apportées, qui correspondent chacune à l’idée qu’une civilisation se faisait de l’harmonie à une époque donnée. Cette idée est forcément relative et limitée, puisqu’elle devait s’accommoder des limites que le paradoxe inhérent aux intervalles pose à la construction musicale. L’harmonie a donc revêtu des formes diverses selon l’aire culturelle et le moment historique.

Au cœur de tous les systèmes se trouve la définition des rapports sonores considérés comme consonants. Car il y a toujours du con-sonant dans la musique, même dans un morceau monodique quelque chose « sonne ensemble ». Chaque note qui vibre dans l’air est déjà un ensemble consonant à cause des harmoniques qui s’ajoutent au son fondamental et lui confèrent son timbre, son caractère302.

La série des harmoniques crée des accords qui sous-tendent le discours musical. Tous les rapports musicaux possibles y sont réunis. Une oreille entraînée peut les discerner, mais même quand on ne les entend pas, notre corps les perçoit et entre en résonance avec eux. La musique modale, qui représente la première forme musicale connue, est entièrement basée sur le jeu des harmoniques, qui accompagnent l’avancée mélodique et constituent l’essentiel de l’œuvre.

Toutes les musiques folkloriques européennes, le plain-chant et les musiques savantes anciennes grecque et arabe, chinoise et indienne étaient modales. L’appellation vient des modes qui régissent cette musique. Ce sont des gammes qui ont la particularité que chaque ton y est considéré dans une relation permanente avec la note fondamentale, une tonique fixe. Dans les systèmes musicaux où la tonique est fixe et constamment présente à l’esprit des auditeurs, chaque note a, par elle-même, une signification déterminée par le rapport numérique qui l’unit avec la tonique303. Ce rapport tient aux harmoniques qui sous-tendent le discours musical et lui confèrent son sens. Pour le faire ressortir, la tonique est souvent jouée en bourdon304 ou chantée par un groupe de voix pendant toute la durée d’un morceau.

Dans ce genre de musique, les intervalles admis pour former un mode se trouvent dans un rapport numérique simple, souvent composés avec les multiples des nombres deux et trois, qui appartiennent à l’échelle des quintes et correspondent aux premiers harmoniques de la série. Ils aboutissent à la gamme pentatonique, la plus utilisée dans toutes les musiques anciennes, parce qu’elle était assimilée à l’échelle cosmique. La concentration mentale sur sa structure était considérée comme une forme efficace de méditation.

Les gammes de la musique modale sont descendantes. Nous avons tellement l’habitude de gammes qui montent du ton fondamental à l’octave, et d’accords construits de bas en haut, que nous avons du mal à concevoir le changement considérable de la conscience musicale qu’un tel renversement implique. Différentes explications ont été avancées pour comprendre ce phénomène. Le compositeur et musicologue Dane Rudyar voit dans les gammes descendantes un symbole de l’impulsion première de l’énergie vibrante sur la matière, et de la différenciation du son original qui l’accompagne. Les gammes ascendantes figureraient en revanche la résonance de la matière, qui renvoie ces vibrations vers le haut tout en les diversifiant. La différence entre les deux sortes de gamme résiderait donc dans l’attitude que l’homme adopte vis-à-vis du son premier. La musique fondée sur une gamme descendante se comprend comme son réceptacle, celle basée sur une gamme ascendante comme une réponse à son émission305. Nous ne pouvons que conjecturer sur les raisons qui ont provoqué l’inversion des gammes vers le haut. Mais nous savons qu’elle a eu lieu, qu’elle a donné une nouvelle direction à l’écoute et qu’elle a bouleversé la notion d’harmonie.

La musique modale était basée sur la primauté du son qui contient en lui-même tous les accords possibles. Elle était donc naturellement monodique, avec un accompagnement instrumental minimal qui ne faisait que souligner la structure du cadre harmonique fixé. Or, par une de ces impulsions étonnantes qui font avancer l’histoire sur des terrains jusqu’alors inexplorés, à un moment donné, les musiciens occidentaux ont commencé à y introduire des simultanéités sonores en explorant différents types de mouvements mélodiques parallèles. Ces expériences, qui se sont échelonnées sur plusieurs siècles, ont abouti à l’éclosion de la polyphonie, qui n’a son égale dans aucune autre civilisation.

C’est encore une fois grâce à un acte de spatialisation, d’un transfert du qualitatif vers le quantitatif, et de l’audible dans le domaine du visible que cette évolution a été possible. L’invention d’un système de notation performant a conduit la musique à une autre sorte de verticalité que celle des harmoniques et a fait éclore une harmonie inconnue jusqu’alors, et ceci au moment même où la vue était en train de devenir le sens dominant de la civilisation occidentale. C’était l’époque de l’édification des cathédrales et de la rédaction des sommes théologiques. L’esprit de construction, qui s’exprimait dans tous les domaines de l’art et de la science, trouvait dans la notation musicale un terrain de choix.

L’écrit musical, comme toute écriture, est un monde en soi, avec ses règles et convenances. C’est une abstraction qui est à la fois en correspondance et en conflit avec l’univers sonore sensible qu’il représente. Aucun système de notation n’est parfait, capable de saisir tous les niveaux de la réalité complexe des sons. Néanmoins, celui qui s’est mis en place en Europe entre les IXe et XVIe siècles a été suffisamment efficace pour permettre l’éclosion d’une musique polyphonique exigeante et foisonnante ; le développement de formes musicales complexes, comme la fugue, la sonate ou la symphonie, qui ne sont pas réalisables sans le support de l’écriture ; la naissance d’une immense panoplie d’œuvres musicales aux dimensions de plus en plus importantes ; l’émergence d’une musique instrumentale variée avec comme aboutissement l’invention de l’orchestre ; la diffusion internationale des œuvres et la création d’une mémoire autre qu’orale, qui a conduit à la recherche incessante de nouveau, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique, et a fait de l’histoire musicale européenne la plus dynamique et la plus variée du monde.

La collaboration étroite des deux sens « supérieurs », l’ouïe et la vue, si caractéristique de notre civilisation, s’est montrée particulièrement féconde dans ce domaine. Depuis la fin du Moyen Age jusqu’à nos jours, les deux sens y ont interagi de façon dialectique, et ont influencé l’évolu-tion musicale à tour de rôle. Parfois, c’est la vue qui l’a dominée à travers la notation, en fournissant le cadre où les œuvres pouvaient s’épanouir. Mais toujours l’ouïe, sens de base de la musique, a repris le manche et a poussé le développement plus loin, de telle sorte qu’après chaque renouveau dans le domaine sonore, la vue s’est trouvée obligée d’inventer de nouvelles sortes de transcription musicale.

Les débuts de la notation se trouvent dans la chironomie, des gestes de la main qui indiquent le mouvement mélodique. Ils apparaissent pour la première fois dans les fresques égyptiennes. En Grèce, la chironomie était employée pour la direction des chœurs. Les Grecs possédaient en plus une écriture musicale basée sur l’alphabet, qui servait d’aide-mémoire pour l’interprétation d’un morceau connu, mais non pour la composition.

La notation médiévale avait à ses débuts la même fonction de soutien mnésique pour le chant liturgique des moines. Mais bientôt, sa dynamique l’a portée au-delà de ses visées premières et, en un lent processus qui s’est articulé en plusieurs étapes, elle est devenue une écriture autonome. Le premier pas a consisté dans l’élaboration d’un graphisme pour la hauteur des sons ; le deuxième, dans la création d’un système pour indiquer la durée des sons, sommairement au début, et puis avec de plus en plus de précision.

Au départ, seule la musique liturgique était écrite, avec des signes d’accentuation appelés neumes, qui indiquaient la direction mélodique et étaient accolés juste au-dessus ou en-dessous du texte. Ils servaient parfaitement les desseins du chant grégorien, qui était enseigné oralement, suivait le rythme de la parole et évoluait dans un faible registre d’intervalles.

Vers le IXe siècle, on a mis une ligne horizontale au-dessus du texte, autour de laquelle on posait les notes. Ce fut le tout début de la portée. Au XIIe siècle, Guido d’Arezzo ajouta des lignes supplémentaires parallèles dont le nombre a longtemps été limité à quatre, inventa une nomenclature pour les notes de la gamme et des clés pour chaque voix : le solfège était né, et avec lui l’autonomie de la composition musicale, qui pouvait maintenant être abordée par la seule lecture.

Au début du XIIIe siècle, la complexité de certains morceaux prouve qu’ils ont d’emblée été conçus par écrit. C’est le cas du Viderunt omnes de Pérotin, où l’on trouve des sections en forme de canon et une écriture à trois, quatre voix dans un contexte harmonique vertical.

Cette verticalité était nouvelle et n’allait pas de soi. Au niveau graphique, elle suppose un acte d’abstraction, qui associe proportionnellement le principe de changement grave-aigu de la musique avec le « bas-haut » de la verticale d’un espace plan orienté à deux dimensions, la durée musicale avec le « côte à côte » de son horizontale306. Les deux axes ainsi créées rendent visible ce qui est dès lors compris comme un mouvement qui se déploie, qui débute quelque part et se termine par une fin clairement perceptible.

Jusqu’alors, on n’avait pas considéré la musique sous cet angle. Le chant liturgique s’articulait sans dynamique interne. Son retour cyclique, qui rythmait la suite des jours, des semaines et des années, faisait de lui un reflet d’éternité, où les notions de début et de fin n’ont pas cours. Dans la nouvelle musique polyphonique, en revanche, le temps se manifeste à l’intérieur d’un morceau et se donne à voir dans le mouvement.

Mouvement oblique d’abord, où une voix évolue sur la base d’un bourdon toujours égal. C’est le procédé harmonique le plus ancien, antérieur au Moyen Age. Entre le IXe et le XIe siècles, le mouvement parallèle s’y ajoute : deux voix suivent une trajectoire identique en gardant entre elles l’écart d’un même intervalle considéré comme consonant307. Avec la découverte du mouvement contraire, où une voix monte alors que l’autre descend, les voix deviennent réellement indépendantes : c’est l’invention du contrepoint308, dont la technique se propage en Europe entre les XIIIe et XIVe siècles.

Pour la première fois dans l’histoire musicale, l’harmonie résulte de la consonance de plusieurs voix parallèles, qui évoluent de façon séparée mais concertée. À ce stade, la notion d’accord n’existe pas encore, ce qui compte est le déploiement mélodique simultané des voix. L’horizontalité prime dans la conception musicale médiévale. Toutefois, ces voix devaient maintenant sonner ensemble, dans un espace où la musique monte au ciel ad maiorem Dei gloriam.

C’est ce qu’elle faisait naturellement dans les cathédrales et églises gothiques : une même sensibilité se manifestait alors dans le domaine de l’ouïe et dans celui de la vue. On était d’ailleurs conscient de ce fait et cherchait à souligner le parallélisme entre les différentes expressions artistiques. En 1436, l’inauguration de la cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence a été célébrée avec le motet Nuper rosarum flores de Guillaume Dufay, dont les quatre parties étaient conçues selon les proportions exactes de l’édifice – sa longueur, sa largeur, sa hauteur et son apside. L’harmonie des rapports, qui était le but affiché de l’architecte Brunelleschi sur le plan visuel, avait trouvé son pendant auditif dans la composition de Dufay.

Ce parallélisme voulu, qui suppose un acte de distanciation du sensible auquel il se réfère, est le reflet d’une évolution générale en Europe. L’esprit d’abstraction dû à la primauté du sens de la vue déterminait à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance toute entreprise importante dans les arts et les sciences. Il visait l’organisation d’un monde terrestre aux fondements rationnels, calculables et mesurables, dont l’harmonie reflète le plan divin : la foi médiévale et la confiance sans borne dans les capacités humaines de la Renaissance œuvraient de pair.

Pour maîtriser le temps, on se mit à le compter à l’aide d’horloges, pour maîtriser l’espace, à dessiner des cartes géographiques et astronomiques. Pour la musique, on commençait à écrire des partitions qui étaient conçues comme ces cartes : c’étaient des représentations autonomes, à la fois abstraites et évidentes, de la réalité qu’elles figuraient.

Si dans la Grèce antique, la pensée musicale ne s’était nullement intéressée à la notation, celle du Moyen Age occidental a pris activement part à la conception et au développement de la sienne. Ses théoriciens, qui étaient des musiciens pratiquants, avaient bien compris que celle qu’ils étaient en train d’élaborer allait changer la compréhension même du phénomène musical. Grâce à la notation, la musique, comprise jusqu’alors comme un continuum sonore ancré dans le seul ordre auditif, devenait un texte lisible.

La graphie de ce texte a changé de très nombreuses fois avant de prendre la forme qui nous est familière, d’une portée à cinq lignes avec des notes à valeurs déterminées. Le succès de cette forme tient au fait qu’elle est à la fois claire et abstraite, utilisable dans la plupart des contextes musicaux et qu’elle réunit un maximum d’informations en un minimum d’espace, tout en restant immédiatement compréhensible.

Pour l’évolution musicale, cette forme a constitué à la fois une conquête, qui lui a permis un essor sans précédent, et une limitation, dans la mesure où elle privilégie certains de ses paramètres et en néglige d’autres. La notation occidentale correspond en effet à une représentation de la matière sonore où la taille, la position et la direction de chaque son sont bien définies et directement quantifiables. Elle est par ailleurs basée sur des rapports simples entre chaque espèce de notes – la ronde, la blanche, la noire, la croche, la double-croche mesurant toujours le double exact de la suivante. Le temps musical se trouvait de ce fait divisé en segments réguliers, ce qui a conféré une structure plus claire, plus dynamique et moins fluctuante à la musique qu’auparavant. Les notes à la durée et à la hauteur clairement indiquées, qui correspondaient chacune à un cellule temporelle, rendaient la musique articulée. Chaque morceau devenait ainsi saisissable comme forme, possédant des zones d’accentuation lumineuse suivis de relâchements ombragés. Avec le temps, une certaine régularité s’est installée dans leur enchaînement.

Cette articulation de la musique nécessitait des points de repère graphiques. À partir du XVe siècle, on commençait à inscrire des mesures sur la partition pour définir des sections dans le mouvement musical. C’est grâce à elles qu’on pouvait savoir quelle note devait être accentuée : sauf indication contraire, l’accent principal était mis sur le premier temps de chacune d’elles. Graphiquement, les mesures étaient indiquées par des barres verticales, d’abord de façon peu systématique, ensuite avec plus de méthode. L’homologation de ce processus a pris beaucoup de temps, comme tout dans ce domaine, elle n’a été achevée qu’au XVIIe siècle.

Des facteurs extérieurs ont également contribué au perfectionnement de l’écriture musicale. Le plus important est l’invention de l’imprimerie, qui a permis la diffusion internationale des partitions. Celles-ci étaient lues désormais dans des milieux musicaux étrangers à leur origine. Il y avait donc besoin d’une lingua franca visuelle pour pouvoir transmettre le sens d’une composition sans aucune explication verbale. L’écriture musicale devenait de ce fait de plus en plus précise et différenciée. Après la hauteur et la durée, on a commencé à indiquer les articulations, puis les ornements et la dynamique des sons. Tous les contenus fixés devenaient par là même des éléments de la composition. L’interprète qui, jusqu’au XVIIIe siècle, était souvent le compositeur – Mozart a encore écrit tous ses concertos de piano pour son seul usage – et avait dans tous les cas une grande liberté de décision quant à sa performance, devenait avec l’instauration de la partition entièrement rédigée un exécutant. L’évolution de ce métier vers une virtuosité exacerbée peut certainement se comprendre en partie comme une compensation de sa perte d’autonomie.

À l’époque classique, la partition a pris son visage moderne avec des voix parfaitement superposées, et un trait vertical qui réunit chaque système309 de mesure en mesure. Cette présentation optique favorise la lecture des accords, qui deviennent perceptibles en tant que tels. Ils constituent la base du système tonal, qui a déterminé la musique européenne pendant trois cents ans, de 1600 à 1900.

Pendant ce temps, l’esprit d’architecture domine la pensée musicale. Comme un édifice, les morceaux sont construits de bas en haut : c’est le propre de l’accord, qui devient au XVIIIe siècle l’élément de construction principal de toute composition. Il n’y s’agit plus, comme dans la polyphonie ancienne, de lignes mélodiques parallèles superposées, pensées dans leur horizontalité, mais d’un ensemble consonant basé sur la verticalité. La basse, qui est son fondement, revêt une importance particulière, de même la voix supérieure, à laquelle est confiée la mélodie. Les deux voix intermédiaires prennent un rôle plus effacé, mais non moins important : ce sont elles qui  déterminent le mouvement harmonique.

L’écoute musicale était devenue synthétique. Elle s’attendait à une forme saisissable dans son ensemble, dont elle suivait les variations du début à la fin. Cette forme était d’abord petite, cellulaire. Autour de 1720, les thèmes à quatre mesures étaient de règle. Vers le milieu du siècle, la capacité d’attention des auditeurs ayant augmenté, la longueur du thème d’un mouvement était fixé à huit mesures. Il n’exprimait plus un affect, reconnu par tout le monde pour son caractère typique, mais un sentiment singulier, que l’auditeur percevait comme personnel. Bientôt, un deuxième thème s’y opposa, jouée dans une autre tonalité pour apporter une nouvelle nuance expressive. Le discours musical passait de l’un à l’autre, évoluant à la manière d’un drame. Il partait d’une situation initiale, qui correspond à l’exposition du thème, passait par une péripétie appelée développement, et se terminait par la situation finale, qui consiste dans le retour à la tonalité principale, la réexposition du premier thème et la cadence conclusive.

Ce schéma grossièrement esquissé reproduit la structure de la forme sonate, qui a caractérisé le discours musical, notamment instrumental, pendant deux siècles. Elle se trouve dans les premiers mouvements de tous les genres classiques comme la symphonie, le quatuor à cordes, la sonate pour piano, le concerto, etc.

Il y a, dans la musique tonale classique, beaucoup de correspondances structurelles avec le théâtre. Cela se voit déjà au vocabulaire, que la musique emprunte à l’art théâtral pour définir sa démarche. Il y est question d’action, formelle et tonale, qui se noue et tend vers un dénouement ; d’une action principale liée au premier thème et d’actions secondaires qui apparaissent avec le second. Les morceaux sont fortement structurés, ils possèdent plusieurs mouvements comme un drame a plusieurs actes. Le temps et l’espace (délimité par le parcours des tonalités) y sont circonscrits et parfaitement définis. Avec la forme sonate, la dynamique interne devient l’essentiel du discours musical classique. C’est elle qui importe désormais, comme le développement de l’intrigue au théâtre.

Nous voyons que c’est bien le paradigme visuel qui dicte sa forme à la musique tonale classique. Et pourtant, c’est au moment précis où celle-ci adopte cette forme qu’elle prend conscience de posséder son propre langage, construit selon une logique purement musicale, avec des moyens d’expression qui ne sont qu’à elle : l’éclosion de la musique instrumentale, la « musique absolue » avec sa panoplie de nouveaux genres le prouve amplement.

La révolution du discours musical due à l’instauration de la tonalité a ainsi été déterminée par les deux sens de l’ouïe et de la vue : la collaboration des sens « supérieurs » a été, là encore, le moteur du changement. Examinons brièvement en quoi consiste la nouveauté du langage tonal, en quoi il se distingue de la musique modale.

L’essentiel est peut-être son dynamisme, qui est dû au caractère même de la gamme majeure qui est à sa base. Celle-ci se décline en degrés, qui ont chacun une fonction précise. Ses éléments principaux sont les intervalles de l’accord parfait, la tierce et la quinte, et le septième degré, appelé la « sensible ». Par sa position à un demi ton au-dessous de l’octave, elle crée une tension qui appelle une résolution, la détente de la huitième note, répétition de la note de base. Cette tension n’existe pas dans la musique modale, qui évite les chromatismes.

Chromatisme signifie la division de l’octave en douze demi-tons égaux. Le mot vient du grec χρωματικός (khrômatikós), qui est relatif aux couleurs : nous restons dans la sphère des influences sensorielles réciproques et croisées. Contrairement à ce qu’ont cru certains penseurs et compositeurs modernes310, cet entrelacement permanent n’efface nullement les frontières entre les expressions artistiques, qui gardent leur caractère spécifique. Mais elles prouvent qu’il faut toujours le concours de plusieurs sens pour perfectionner un art.

Le chromatisme est connu dans la musique occidentale depuis ses origines grecques, où il servait à la « coloration » d’un énoncé diatonique. C’est la fonction principale qu’il a gardée à travers les siècles. À l’ère baroque, le chromatisme était un moyen d’exprimer l’affect. Dans le langage classique, il servait à la modulation, qui est le passage d’une tonalité à l’autre à l’intérieur d’un mouvement musical. Ce passage apporte une couleur et crée une autre ambiance grâce à des notes étrangères au discours initial : elle met en scène des affinités et des répulsions, crée des tensions et apporte la détente.

Schönberg, dans son Traité d’Harmonie, décrit la modulation comme un jeu de combats entre la tonalité première, qui correspond au pouvoir légitime, et des forces rebelles, représentées par les tonalités voisines, qui cherchent à prendre sa place. Il voit dans ce jeu le reflet de nos agissements humains et stipule que si on veut créer une œuvre d’art, il faut non seulement accepter, mais encourager ce conflit.

Il faut mettre la tonalité en danger de perdre son pouvoir, tout comme on doit laisser se réaliser les désirs d’autonomie et de rébellion qui s’expriment. On doit parfois permettre à ces forces de vaincre, les laisser occuper des territoires, parce qu’un souverain n’a du plaisir à régner que sur des vivants ; et les vivants veulent voler311.

À l’époque romantique, les compositeurs deviennent de plus en plus friands de ce genre d’ « impérialisme ». La modulation s’aventure dans des régions éloignées du centre tonal, qui ne partagent avec elle que très peu de notes dans la série des harmoniques. Or, plus elle s’écarte du centre, plus l’accord sonne faux. Ce fait, qui était connu, a impliqué des changements importants pour la conception de l’harmonie et, tout d’abord, pour l’accordage des instruments.

Si la voix humaine et les instruments à cordes visent d’instinct une intonation juste avec des tons qui peuvent varier de hauteur selon le contexte, ce n’est pas le cas des instruments à clavier, qui possèdent des tons fixes. Pour parer à cette imperfection, on a tenté aux XVIe et XVIIe siècles, de construire des instruments à clavier avec un nombre plus important de touches312. Mais ce procédé trop compliqué et trop cher a été abandonné et on a trouvé un compromis dans le tempérament égal, qui répartit la différence du comma pythagoricien sur l’ensemble des notes, de sorte que seules les octaves restent justes. Tous les autres intervalles sont légèrement diminués ou augmentés.

Ce fut là un choix de taille qui mise sur l’adaptabilité de l’écoute. Celle-ci est grande, et elle vaut pour toutes nos facultés mentales. Si le sens l’exige, nous ajustons notre perception, c’est toujours lui qui prime et dirige l’orientation.

Aujourd’hui notre oreille est si habituée au tempérament égal que nous avons du mal à imaginer l’importance du pas qui a été franchi. Il implique l’abandon d’un univers sonore régi par les harmoniques pour un autre, qui ne l’est plus. Jusque dans les années 1820 – 1830, on ressentait d’ailleurs les sons joué au piano comme systématiquement faux313. Et pour cause : la division de l’octave en douze demi-tons égaux ne correspond pas aux résonances naturelles, celles des harmoniques qui agissent en des points précis du corps, sur des centres essentiels et sur la conscience profonde, suivant des circuits énergétiques à la perception desquels nous ne sommes pas [plus !] habitués314.

Depuis le tempérament égal, nous vivons en Occident avec une musique basée sur un accord artificiel, dont les sons ne correspondent pas aux résonances qui trouvent un écho dans notre corps, même si l’oreille s’y est habituée et ne les ressent plus comme fausses. Mais la dimension cosmique, à la fois physique et sacrale de la musique, qui calmait, recentrait et guérissait par ses vertus unificatrices, a été perdue.

Cette perte a été acceptée de bonne grâce, parce que ce que l’on cherchait désormais dans la musique, c’était autre chose que ses vertus thérapeutiques. On visait au contraire un dynamisme toujours plus entreprenant qui reflète l’aventure humaine pas forcément harmonieuse. Pour cette raison, on prenait goût à la multiplication des dissonances qu’on ne résolvait plus systématiquement. L’accroissement de la richesse chromatique qui en résultait allait finalement sonner le glas au langage tonal. Déjà largement amorcé dans le Tristan de Wagner, ce processus fut mené à son terme par le même Schönberg qui avait si magistralement exposé les lois de l’harmonie tonale.

Avec la musique dite « atonale » (terme que Schönberg récusait) et le dodécaphonisme, une autre histoire musicale commence, qui se passe de l’idée de l’harmonie dans le sens habituel du terme. Plus de jeu d’alternance entre consonances et dissonances qui charpente le discours musical dans le sens d’une narration, d’un drame. Au XXe siècle, on assiste à la révision de tous les paramètres musicaux, que ce soient les échelles sonores, les formes rythmiques ou le timbre. Détaché des notions de mélodie et d’harmonie qui avaient dominé la musique pendant des siècles, le son fascine maintenant par et pour lui-même.

Du timbre et du son315 : l’histoire d’une mutation

Des quatre éléments qui caractérisent une figure musicale – la mélodie, le rythme, l’harmonie et le son – ce dernier est le plus difficile à saisir. Il est présent dans les trois autres éléments tout en étant indépendant. C’est une force et un principe en soi qui préside à tout le domaine auditif. Sans lui, il n’y a pas de musique, et pourtant, pendant longtemps, la pensée musicale occidentale s’y est peu intéressée. Une écoute spécifique est essentielle à son appréciation, mais sa perception reste mal définie.

Une des caractéristiques principales du son est de se fondre dans d’autres sons, d’être mêlé et absorbé. La localisation de sa source n’est pas toujours assurée. Dans le champ omnidirectionnel auditif , il est difficile à isoler dans le temps et dans l’espace. Il s’adresse à un niveau profond, affectif en nous. Même sans y avoir prêté attention, il laisse des traces dans la mémoire. De nature vibratoire, le son est énergétique et nous relie à d’autres phénomènes vibratoires situés en dehors de la perception auditive. Sa frontière avec le bruit est mobile et constamment remise en question.

Au cours de l’histoire musicale, l’importance du son n’a cessé de croître, au point de devenir le principe prépondérant de la modernité. Il y a deux manières de l’approcher, par l’extérieur et par l’intérieur : par l’espace qu’il remplit et qui détermine son émission ; ou par le timbre qui le compose.

Pour ce qui est de la première approche, toutes les musiques ont tenu compte de l’espace dans lequel elles se font entendre, et continuent de le faire. Car le son n’est pas le même s’il éclot en pleine nature, où il se mêle à d’autres sons, étrangers à lui, et se perd dans l’air, ou s’il est réfléchi par un mur. Dehors, les voix ne portent pas, et certains instruments sont presque inaudibles. Si, en revanche, la musique est composée pour un espace clos, elle existe à la fois par et avec lui. Les enceintes des temples ont, les premières, défini le genre de sons qui devaient y retentir. Depuis les temps les plus reculés, l’acoustique des constructions de pierre a très certainement influencé le développement de la musique occidentale316.

Cette hypothèse se vérifie étape par étape. D’abord, on a tenu compte des lieux où la musique devait être exécutée, en déterminant le nombre de musiciens et les instruments censés y jouer. Puis, on a commencé à comprendre qu’on pouvait jouer avec l’espace et en tirer profit pour la musique. Le principe du call-and-response existe dans toutes les musiques populaires et anciennes. C’est une phrase chantée par un récitant suivie d’une réponse du chœur qui lui fait face. Dans ce va-et-vient, la musique se déploie sur des distances parfois importantes. Elle ne se conforme pas seulement aux exigences de l’espace où elle a lieu ; elle le crée à son tour, le façonne par les figures qu’elle y dessine.

En Occident, la forme la plus ancienne de ce genre musical sont les antiennes, qui correspondent à l’antiphonie orthodoxe317. Dans le plain-chant, c’était une phrase chantée par l’officiant avant ou après un psaume ou un hymne, le refrain étant répété par la congrégation ou le chœur. Vu la structure en miroir des psaumes hébraïques, il est probable que les anciens Israélites avaient déjà pratiqué cette méthode de chant. En Europe, elle a été adoptée aussi bien par la musique savante que populaire. De la musique vocale, elle est passée à la musique instrumentale, et est devenue un principe général de composition. Elle est toujours basée sur une mise en valeur de l’espace partagé avec les auditeurs, que la musique fait vivre par le mouvement.

Un bon exemple de l’utilisation de plus en plus consciente de l’espace dans la musique savante européenne est la polychoralité vénitienne de la Renaissance finissante. Adrian Willaert (c. 1490 – 1562) l’influent chef de chœurs de San Marco, a inventé ce genre avec ses salmi spezzati pour huit voix. Pour tenir compte de l’acoustique particulière de sa basilique, il plaçait deux chœurs à des endroits éloignés l’un de l’autre. Ce procédé avait son pendant instrumental avec les deux orgues qui intervenaient alternativement de deux côtés opposés de l’édifice, disposition qui a été reprise plus tard dans de nombreuses églises avec un orgue et un positif. Les successeurs de Willaert, Andrea Gabrieli et son neveu Giovanni Gabrieli, ont utilisé l’architecture de la basilique en mettant les chœurs dans des loges se faisant face, créant ainsi de saisissants effets d’écho, le chant étant entamé par le chœur sur la gauche, et la réponse venant du chœur situé à droite. Les fidèles réunis au milieu se trouvaient entourés par les voix et immergés dans le son.

Gioseffo Zarlino (1517 – 1590) dans son traité « Istituzioni harmoniche », explique cette innovation par le fait que dans les grandes églises, les quatre voix habituelles, même entonnées par un très grand nombre de musiciens, ne suffisaient plus à produire un son vraiment grand et à créer en plus des nuances variées à l’intérieur du son318.

Il est remarquable que dans cette citation, les deux approches du son – celle par l’espace et celle par le timbre – se confondent. Zarlino, grand penseur de l’harmonie et de l’accord instrumental319, dont les écrits étaient connus dans toute l’Europe, avait parfaitement saisi la complexité de la problématique. En montrant que les deux aspects, l’espace et le timbre, sont en réalité indissociables, il était largement en avance sur son temps.

L’institution de la polychoralité à Venise fait partie d’un mouvement général de prise de conscience de l’espace en Europe. Avec l’invention de la perspective centrale en peinture, qui était accompagnée d’une réflexion théorique poussée de la part de Brunelleschi, d’Alberti et de Léonard de Vinci, la perception était devenue une donnée qu’il fallait prendre en compte quel que soit le sens concerné. En même temps, l’effondrement de l’univers géocentrique, causé par les découvertes de Copernic et de Galileo Galilée, prédisposait à un nouvel imaginaire de l’espace devenu multidirectionnel, illimité et indéterminé, tout comme le son à plusieurs dimensions des chœurs de San Marco, qu’on ne pouvait plus localiser avec certitude. La musique s’y était liée à l’architecture pour construire son propre édifice, qui se voulait à l’image du cosmos, omnidirectionnelle et immense. Son élément de construction était le son, multiple, varié et changeant comme l’espace nouvellement ouvert.

L’espace musical correspondait maintenant à une sphère, où les notions de bas et de haut, de devant et derrière n’étaient plus absolues. Il se constituait à chaque fois à nouveau par le mouvement. Cette idée a été reprise avec force au XXe siècle et développée sous d’autres auspices : nous y reviendrons.

Depuis lors, la préoccupation de l’espace est restée centrale pour la musique, tout en prenant des formes nouvelles à partir du moment où elle ne s’épanouissait plus majoritairement dans les églises, mais dans les demeures des hommes dont elle épousait les caractéristiques.

D’abord une affaire de musiciens pratiquants, le sujet commence avec le temps à être abordé dans les traités d’harmonie. Au XIXe siècle, il devient une préoccupation majeure des compositeurs, qui la théorisent volontiers. Berlioz précise dans son traité d’orchestration les conditions spatiales dans lesquelles la musique doit être jouée. Il explique que la place occupée par les musiciens, leur disposition sur un plan horizontal ou un plan incliné, dans une enceinte fermée de trois côtés ou au centre même de la salle (…) ont une grande importance320, et constate avec finesse que la plupart du temps, la musique était exécutée dans des salles trop grandes. Une partie de la richesse du son s’y perdait.

Quant à Wagner, il conçut lui-même le lieu qui mettait au mieux son œuvre en valeur. Le Festspielhaus de Bayreuth possède une scène où pour la première fois dans l’histoire, l’orchestre se trouvait dans une fosse. Cette position a créé un nouvel équilibre entre les voix et les instruments, que le compositeur a exploité en mettant consciemment en relation les timbres en jeu et l’acoustique de la salle.

La relation entre timbre et acoustique deviendra capitale aux XXe et XXIe siècles, où la musique s’oriente progressivement vers des espaces composés, avec comme aboutissement la conception de l’espace-son321. De nouveaux genres naîtront de cet élan, telles les installations sonores de La Monte Young, Dream House, où l’espace est investi parallèlement par des sons et des lumières ; ou les promenades sonores de Janett Cardiff, qui reposent de façon originale la question de la relation entre la nature et l’art. Au cours de ces recherches sonores, de nouveaux termes seront définis, qui élargiront le terrain de réflexion sur le son. Tel celui de soundscape, de paysage sonore développé par R. Murray Schafer dans son livre The Tuning of the World322, où il ébauche une théorie d’écologie acoustique. Mais pour arriver à ces conceptions, l’idée de timbre a dû subir une longue mutation.

Le timbre est une notion difficile à saisir. Au Moyen âge, le mot désigne un tambour, à partir du XIVe siècle une cloche immobile frappée par un marteau. Au XVIIe siècle, il devient un terme de musique se référant à la qualité spécifique des sons produits par un instrument donné, indépendante de leur hauteur, de leur intensité et de leur durée323. Cette définition est largement négative, elle repose sur ce que le timbre n’est pas. L’American Standards Association y ajoute l’idée de perception, et décrit le timbre comme cet attribut de la sensation auditive grâce auquel un auditeur peut juger que deux sons présentés de la même manière et possédant la même intensité et la même hauteur sont différents324. C’est donc un facteur à la fois objectif et subjectif.

Dans son évolution, la signification du mot timbre va, comme c’est souvent le cas, du concret à l’abstrait : de la cloche à la qualité sonore de la cloche à la qualité sonore tout court. Il restera toujours lié à l’idée d’une cause, d’une origine du son, mais sa désignation demeure floue, car c’est un domaine que les mots ont du mal à cerner. Il est presque impossible de parler des sons d’une manière ordonnée et compréhensible. Le son se refuse à toute description. Dès qu’un son s’est évanoui, on ne peut plus se rappeler les subtilités de ses qualités propres, écrit le grand chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt325, l’un des fondateurs du mouvement baroque.

Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles, au début, on parlait peu du son en musique. Jusqu’à l’ère baroque, les compositeurs ne précisaient pas l’instrumentation de leurs œuvres. Cela ne signifie pas qu’ils ne s’intéressaient pas au timbre, mais seulement que celui-ci ne tenait pas la première place dans l’ordre des priorités. Il y a tout de même dans l’histoire de la musique une succession ordonnée d’événements. Dans la civilisation occidentale, en tout cas, la mélodie est apparue en premier lieu, puis l’harmonie, ensuite le souci du timbre, plus tard le souci rythmique dont je suis un peu responsable ; enfin, il y a une caractéristique connue en Orient depuis longtemps mais qui est tout à fait récente en Occident, c’est le souci de la nuance et du tempo326.

Olivier Messiaen, qui a tenu ces propos, considère que la logique de l’évolution musicale implique pour chaque époque l’établissement d’une hiérarchie entre les différents éléments musicaux. Cela paraît indubitable, mais dans la mesure où le son est toujours essentiel dans la musique, l’intérêt pour lui est naturel et constant. Ce n’est donc pas tant la préoccupation du son qui a changé que le profil du musicien, et ses capacités d’autonomie dans l’exécution d’une pièce.

Pendant des siècles, la musique est restée proche de l’improvisation. Tout comme on n’écrivait pas les ornements sur les partitions, on laissait le choix des ensembles aux exécutants. Dans l’équilibre de la mélodie, de l’harmonie et du rythme, le timbre a pu varier sans trahir l’intention du compositeur, qui laissait une part de la création à l’interprète. Ceci est resté vrai jusqu’à Monteverdi, dont l’âme était celle d’un coloriste, ce qui l’a amené à indiquer l’instrumentation complète pour son opéra Orphée (1607).

Dans cette œuvre, le timbre prend une place nouvelle, spécifique, dont importance n’a cessé de grandir avec le temps. À l’âge baroque et classique, il était déjà devenu un élément compositionnel égal aux autres. Les Concertos brandebourgeois de J.S. Bach, les concertos de l’École de Mannheim et les concertos pour piano de Mozart constituent des jalons importants dans cette évolution, qui atteint un premier apogée dans la musique romantique. Toute configuration orchestrale était chez elle devenue signifiante.

Or, ce qui était en train de se dessiner ici était plus que la progression ordonnée de la fonction du timbre dans le discours musical. Un changement de paradigme s’ébauchait, même si pour le moment, on restait à l’intérieur des catégories répertoriées. Mais vers la fin du XIXe siècle, dans certaines musiques, le timbre était devenu si central pour les compositeurs que le discours musical, qui a présidé à toute la musique tonale et dont le modèle, nous l’avons vu, se calque sur le langage, ne paraissait déjà plus comme l’essentiel.

Paul Claudel observe dans « L’œil écoute » : Il y a des musiciens, et je pense à notre Debussy, dont l’œuvre indifférente à la continuité, à la ligne et au plan, n’est faite que d’insinuations, de provocations et de sous-entendus. Plutôt que d’un chant, il s’agit d’une émanation concertée. Ils édifient une diaprure. Un ensemble tactile. Ainsi ces peintures où un certain rose, un certain jaune paradoxal, un certain blanc tout à coup détonnant dans le grondement des verts, des violets et des bronzes, vient mettre feu à tout un composant artifice de couleurs. C’est par exemple l’intervention nasillarde de la clarinette, ou le frôlement à peine sensible de l’ongle sur la cymbale327. Le visuel s’allie ici au tactile en un étonnant mélange sensoriel pour guider l’ouïe vers la découverte de nouveaux territoires.

Pour explorer ces contrées inconnues jusqu’alors, l’expression musicale change de registre. Selon la formule éclairante d’Harnoncourt328, la musique occidentale parle jusqu’au XVIIIe siècle, par la suite, elle peint. Or, dans la peinture on ne raconte pas une histoire du début à la fin, mais on montre des instants pas forcément liés entre eux, on isole des états. À l’époque de l’impressionnisme musical, la dissolution du langage tonal en cours permettait aux accords de s’épanouir comme des taches de couleur. Ils ne menaient plus l’un vers l’autre, n’évoluaient pas selon un schéma connu, mais existaient pour eux-mêmes. À cause de l’usage que Debussy en fait, et parce qu’il a introduit l’idée de flou, non seulement dans l’harmonie et dans la mélodie, mais surtout dans le rythme et dans la succession des timbres329, Messiaen le considère comme l’un des précurseurs les plus importants de la modernité musicale.

En allemand, le timbre se dit de façon significative Klangfarbe, « couleur du son ». Ce mot saisit parfaitement le caractère limitrophe, ambigu du timbre qui, tout en se référant à ce que le son a de plus propre et personnel, se reconnaît dans d’autres sens que l’ouïe, se plaît sur leur terrain. Cette ambiguïté très fin de siècle constitue l’un des traits fondamentaux de la modernité naissante.

Or, la recherche des potentialités visuelles de la musique à travers le timbre, qui repose sur l’idée d’un terrain commun de tous les arts et donc d’un possible cross over, n’étaient pas du goût de tout le monde. Certains, comme le poète mélomane Ezra Pound, portaient un jugement sévère sur toute tentative d’un transfert des moyens d’un art de l’espace, comme la peinture, sur un art du temps, comme la musique ou la poésie. En effet, si le premier est basé sur l’exposition simultanée d’éléments statiques, le second se réalise dans le mouvement.

Dans l’opinion d’Ezra Pound, toute confusion de genres ne peut que nuire à la pertinence d’une œuvre quel que soit son domaine. Ses remarques sur la musique de Debussy se lisent comme un lointain rappel des reproches qu’Aristoxène de Tarente formula à l’égard des Pythagoriciens d’un impardonnable transfert d’un sensible au sens qui ne lui est pas propre. Ce sujet parcourt la pensée esthétique européenne depuis le XVIIIe siècle et est redevenu actuel dans la modernité330. Pound note à l’écoute de la musique debussyste :

suggestion of colors, suggestion of visions… And this visionary world was a delight. By his very titles it was hinted that the composer wished to suggest scenes and visions and objects, and, to a great extent, he succeeded. He succeeded, I do not wish to be paradoxical, in writing music of the eye, with the result [that…] the effect of his music diminishes on repeated hearing331. Même si on peut être d’un avis différent sur les effets d’une écoute répétée de la musique de Debussy, l’argumentation est subtile, car elle se fonde sur l’idée que les emprunts trop importants faits à un autre sens que celui qui est propre à l’œuvre la diminue forcément, tout en lui donnant plus d’éclat au départ.

Néanmoins, dans l’évolution de la sensibilité contemporaine, la balance n’allait pas pencher du côté de Pound. L’idée d’une musique pour les yeux et de son pendant, d’une peinture musicale, a paru séduisante à plus d’un332, et de nos jours, le mélange des genres est devenu de règle. Depuis le début du XXe siècle, il était dans l’air du temps. Schönberg, par exemple, s’exerçait aussi dans la peinture et menait une réflexion simultanée sur les deux arts. Il considérait une démarche parallèle possible et féconde. Son ami Kandinsky voyait la musique atonale comme la réalisation parfaite de cette réflexion : une peinture sonore333. Satie, de son côté, prôna l’immobilité apparente du mouvement musical, qui s’opposait à la conception habituelle de progression et de développement dans la musique comme art temporel. Et Stravinsky, dans son Renard334 traduisit les méthodes des arts visuels en musique en créant l’impression d’un éternel présent, où il n’existe ni anticipation ni rétrospection. Dans toutes ces compositions, le timbre est l’élément qui sert à produire l’effet désiré de communion avec les arts visuels.

On peut interpréter l’histoire du timbre dans la musique occidentale moderne comme un transfert des objectifs du sens de la vue sur l’ouïe, qui les a remaniés à sa manière en intégrant ceux du toucher. Cette démarche repose sur la conviction que vibrations et énergie sont le bien commun de tous les sens, qu’ils passent de l’un à l’autre, ce passage profitant à chacun des sens concernés. Les concepts de temps et d’espace sont redéfinis par la même occasion, comme nous l’avons déjà vu à propos de l’harmonie. Il en sera de même pour le rythme. Les différentes histoires évoluent parallèlement et s’interpénètrent pour aboutir à une redéfinition de l’art musical, voire de l’art tout court.

Le XXe siècle a mené l’émancipation du timbre à son terme. Si dans la musique classique, celui-ci servait à former des groupes d’orchestre, solidaires ou en opposition, qui modulaient le son et créaient des angles d’écoute, Schönberg rêvait d’une mélodie de timbres (Klangfarbenmelodie) libérée de toute contrainte, notamment celle des notes qui marquent la hauteur du son. Sur la toute dernière page de son traité d’harmonie, il écrit :

Je ne puis admettre sans réserve la différence qu’on établit habituellement entre le timbre et la hauteur. À mon avis, le son, dont l’une des dimensions est la hauteur, se fait entendre à travers le timbre. (…) La hauteur n’est rien d’autre que le timbre mesuré dans une direction donnée. S’il est maintenant possible de faire naître des figures que nous nommons mélodies à partir de timbres différenciés par la hauteur, des séquences dont la cohérence provoque un effet semblable à une pensée, il doit également être possible de produire des séquences à partir de timbres, (…) dont les rapports agissent avec une logique pareille à celle qui nous satisfait dans la mélodie des hauteurs. Cela semble une fantaisie futuriste, et ça l’est probablement, mais une dont je crois qu’elle se réalisera 335.

Ces phrases écrites en 1911 sont prophétiques, même si la terminologie de son auteur n’a pas été retenue et qu’il n’a pas pu prévoir tous les aspects d’une évolution dans laquelle son œuvre occupe une place de choix. Ainsi, contrairement à ce que Schönberg imaginait, on a rapidement abandonné le terme de mélodie pour désigner une figure musicale. Ce mot était trop lié au langage pour subsister dans un contexte qui s’en éloignait de plus en plus. Mais comme il l’avait prévu, un recentrement de la musique sur le son a eu lieu et en a changé complètement l’orientation.

Dès les premières décennies du XXe siècle, beaucoup d’œuvres ne s’articulent plus à travers les hauteurs pour former une figure mélodique, mais à travers les timbres, ce qui signifie un renversement des priorités musicales. Si jusqu’alors, le timbre était resté stable pour garantir une continuité à l’oreille pendant que la hauteur du son changeait, c’était maintenant le timbre qui variait et la hauteur qui s’adaptait à ce mouvement. Souvent, le timbre devenait si complexe que la hauteur ne pouvait plus être déterminée. C’est pourquoi, vers le début du XXIe siècle, le terme a été remplacé par le mot plus général de son.

Or, le son contient aussi, à côté des tons, des bruits variés. Sur le plan acoustique, le bruit est un son dont les ondes vibratoires ne sont pas périodiques. C’est ce qui le rend irrégulier, imprévisible et changeant. Les bruits, dont la gamme est immense, nous accompagnent dans toutes les circonstances de la vie, y compris pendant le sommeil, où nous entendons ceux de notre corps.

Il y a des bruits naturels légers que nous ressentons comme agréables, comme la pluie qui tombe, le vent qui passe dans les arbres, l’eau qui coule, et toutes sortes de grésillements, froissements, murmures, gazouillis, ronrons qui font le charme spécifique d’un lieu. D’autres bruits sont violents, comme les détonations, les vrombissements, les stridulations et clameurs. Certains, généralement liés à la vie moderne des villes, ceux de la circulation ou du bâtiment, usent nos nerfs. Nous les ressentons comme une agression.

L'intensité est le premier élément qui caractérise le bruit. Elle correspond au volume sonore et se mesure en décibels. La fréquence est le deuxième élément. Elle correspond au nombre d'oscillations par seconde et se mesure en Hertz. La durée d'un bruit est déterminante pour sa perception, pour la gêne ou le plaisir qu'il provoque. Son intensité peut fluctuer dans le temps.

Depuis toujours, le bruit est concomitant à la musique. Il est produit de façon parasitaire par les instruments en même temps que le son et par les lieux où elle est jouée, mais dans la mesure où il ne signifie rien sur le plan musical, notre écoute a appris à ne pas en tenir compte. Il y a aussi des instruments bruiteux en soi, sans hauteur précise, comme la plupart des percussions. Pendant longtemps, ils ont surtout servi à l’expression rythmique. Mais dès la fin du XIXe siècle, on assiste à une intégration du bruit dans la musique même.

 Dans la musique tonale, le bruit est d’abord censé montrer l’irruption d’un désordre dans la vie. Il sert à évoquer une tempête, des flots déchaînés, la guerre. Dans la musique savante du XIXe siècle, le bruit en tant que tel n’existe pas encore, il est essentiellement l'imitation de bruits spécifiques avec des moyens musicaux. Le premier de ces moyens était la multiplication des dissonances, qui étaient ressenties comme bruiteuses. Elles sont employées dans les œuvres de Berlioz, Liszt, Moussorgski, Wagner et Mahler pour exprimer la souffrance.

Un peu plus tard Stravinsky, dans le Sacre du Printemps, les a utilisées autrement. Elles y figure la barbarie primitive qu’on ne méprisait plus alors, tout au contraire : on y voyait un retour aux sources. La découverte de la musique extra-européenne, comme celle du gamelan indonésien par Debussy, dont il rappelle le souvenir dans ses Pagodes pour piano, et le triomphe de la musique afro-américaine, du Gospel au Jazz, avait modifié l’écoute. Dans ces musiques, la dissonance avait des connotation nouvelles, et le bruit une fonction positive. Il exprimait le courage et la joie de vivre.

Chez Schönberg, qui a érigé l’émancipation de la dissonance en programme, celle-ci devient générale et perd sa fonction établie. D’un moyen pour exprimer la tension, la contradiction ou la douleur, elle se transforme en simple matériau336. Dans son drame musical Die glückliche Hand (La main heureuse), achevé en 1913 mais créé seulement en 1924, Schönberg utilise un accord contenant les douze tons chromatiques pour représenter un coup de marteau. Cet accord révolutionnaire a été souvent utilisé par la suite et est devenu habituel : il y a, dans les arts, un phénomène d’usure d’autant plus fort qu’on cherche des expressions inédites.

Également en 1913, de l’autre côté de l’Atlantique, le compositeur américain Henry Cowell (1897 – 1965) invente les tone clusters, des séries d’intervalles chromatiques jouées au piano avec les poings ou les avant-bras. Cette technique, qu’il a théorisée par la suite337, a été largement employée durant tout le XXe siècle338.

Néanmoins, aussi étranges, désagréables ou révolutionnaires que ces accords dissonants aient pu paraître à l’oreille des auditeurs, ils restaient toujours dans les limites des tons établis. Même les micro-intervalles, comme les quarts de ton, demeurent dans la logique d’une division géométrique de l’échelle sonore. L’avènement du bruit brut dans la musique allait changer cet état de choses.

Il est significatif que l’impulsion principale de cette irruption ne soit pas venue d’un musicien, mais d’un peintre. En 1913, le futuriste italien Luigi Russolo rédige L’arte dei rumori (L’art des bruits) sous la forme d’une lettre ouverte à son ami compositeur Francesco Balilla Pratella, lequel avait publié, deux années auparavant, le Manifesto tecnico della musica futurista dans lequel il proclamait l'atonalisme, la polyphonie absolue et le rythme libre339. À la fin de sa lettre ouverte, Russolo annonce clairement ses intentions :

Mon cher Pratella, je soumets à ton génie futuriste ces idées nouvelles en t'invitant à les discuter avec moi. Je ne suis pas un musicien. Je n'ai donc pas de préférences acoustiques ni des œuvres à défendre. Je suis un peintre futuriste qui lance hors de lui, sur un art profondément aimé, sa volonté de tout renouveler. C'est pourquoi, plus téméraire que le plus téméraire des musiciens de profession, nullement préoccupé par mon apparente incompétence, sachant que l'audace donne tous les droits et toutes les possibilités, j'ai conçu la rénovation de la musique par l'Art des Bruits340.

Cette volonté de tout renouveler en jetant par-dessus bord la tradition et les valeurs établies est l’apanage du XXe siècle. L’idée d’un progrès général et linéaire de l’humanité basé sur les avancées de la technique était alors omniprésente. Beaucoup de courants artistiques étaient politisés et croyaient que l’établissement d’un monde nouveau et meilleur leur incombait comme tâche et passait nécessairement par la destruction de l’ancien. Le futurisme, tout à fait dans cet esprit, exaltait le monde moderne, urbain, la dynamique et la vitesse, la jeunesse et la violence, y compris celle de la guerre. Russolo cite longuement une lettre de Marinetti, qui décrit, avec une avalanche d’onomatopées et force détails, l’orchestre d’une grande bataille comme un gigantesque jeu joyeux.

Dans cette pensée, la machine remplace la nature. Ce ne sont plus les voix des oiseaux qui servent de référence à la musique, ni celles des sirènes, ce sont les bruits stridents et détonants des villes contemporaines. Loin de paraître comme une nuisance sonore aux futuristes, ils ressentaient ceux-ci comme une belle expression d’énergie, un témoignage excitant de la vie moderne. Russolo écrit :

Aujourd'hui, l'art musical recherche les amalgames de sons les plus dissonants, les plus étranges et les plus stridents. Nous nous approchons ainsi du son-bruit. Cette évolution de la musique est parallèle à la multiplication grandissante des machines qui participent au travail humain. Dans l'atmosphère retentissante des grandes villes aussi bien que dans les campagnes autrefois silencieuses, la machine crée aujourd'hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, par sa petitesse et sa monotonie, ne suscite plus aucune émotion.

À la suite de ses découvertes sonores, Russolo abandonna la peinture pour la musique et conçut un grand nombre d'instruments bruitistes. Il mit en place un orchestre pour jouer son Gran Concerto Futuristico (1917), qui reçut un accueil violent et hostile.

Malgré la résistance prévisible du public, l’art du bruit allait se développer tout au long du XXe siècle et prendre son envol dans différents mouvements opposés. Comme dans les arts visuels, il y eut dans la musique des courants abstraits et figuratifs. Edgar Varèse et Xenakis sont représentatifs des premiers, Pierre Schaeffer, Pierre Henry et toute la musique concrète des seconds. Musique savante et populaire vont dans ce domaine de pair. La musique électroacoustique a intégré le bruit dans les années 1950 – 1960, le free jazz et le rock dans la décennie suivante.

À cette époque, le bruit brut s’est substitué à la dissonance comme moyen musical pour exprimer la révolte et la critique sociale. L’idée de plaisir causé par la musique paraissait maintenant vulgaire, voire suspecte, on préférait un son sale, distordu, violent, visionnaire341. À partir des années 1980, on assiste à une généralisation du bruit en musique et depuis lors, la plupart des compositeurs écrivent des morceaux sans hauteur déterminée.

En même temps, les terrains jusqu’alors assignés à chacun des cinq sens en particulier se confondent de plus en plus. Depuis les années 1990, l’association du son et de l’image devient fréquente et prend des formes variées. Les deux sens supérieurs se mêlent, le toucher s’ajoute et fait passer les vibrations de l’un à l’autre. L’équilibre n’est pas toujours garanti, et parfois, on n’est même pas sûr à quel sens s’adresse une œuvre. C’est le cas pour Visible Music de Dieter Schnebel, une partition sur laquelle sont indiqués les gestes du chef, qui les exécute sans qu’aucun son ne soit émis. L’imagination de l’auditoire est censée compléter la pièce, et comme dans beaucoup d’œuvres contemporaines, le silence tient le premier rôle, quand ce n’est pas le seul...

Visiblement, on est arrivé à un seuil critique dans l’évolution de la musique savante occidentale, et de la pensée esthétique qui l’accompagne. Certains phénomènes sont révélateurs : l’intégration du bruit dans la musique, qui finit par évincer le ton et le remplacer ; le mélange des genres qui aboutit à une perte de références sensorielles ; l’abandon de la mélodie et de l’harmonie au sens habituel du terme et la redéfinition du rythme ; et enfin la mise en question du son composé lui-même, comme dans cette Visible Music de Schnebel, ou dans le célèbre 4′33″ pour piano de John Cage, souvent décrit comme quatre minutes trente-trois secondes de silence. En réalité, on n’y écoute pas le silence, mais les bruits ambiants de l’environnement où la « musique » est exécutée – ceux de la salle, de la circulation dehors et des auditeurs surpris, interloqués, amusés ou furieux.

Un bref commentaire de John Cage sur la partition donne les indications suivantes :  Le titre de cette œuvre figure la durée totale de son exécution en minutes et secondes. À Woodstock, New York, le 29 août 1952, le titre était 4′33″ et les trois parties 33″, 2′40″ et 1′20″. Elle fut exécutée par David Tudor, pianiste, qui signala les débuts des parties en fermant le couvercle du clavier, et leurs fins en ouvrant le couvercle. L'œuvre peut cependant être exécutée par n'importe quel instrumentiste ou combinaison d'instrumentistes et sur n'importe quelle durée342. 

C’était la première fois dans l’histoire de la musique occidentale qu’un compositeur allait jusqu’aux limites de son art ou, comme le pensent certains critiques, les franchissait. Que reste-t-il en effet de la musique quand on cesse de la jouer ? On a comparé 4′33″ aux toiles blanches monochromes de Robert Rauschenberg, d’ailleurs ami de Cage. Une même volonté réductrice, une concentration sur le matériau brut que l’artiste se charge de révéler se trouvent dans les deux productions – on peut discuter de la pertinence du mot œuvre à leur égard. Qu’on prône la valeur musicale des bruits du monde ou l’éradication de la couleur pour mettre en lumière la puissance de la matière : la frontière entre l’audace iconoclaste et le charlatanisme n’est pas toujours facile à tracer.

Les compositeurs sont bien-sûr conscients du changement radical qui a eu lieu dans leur art. La preuve en sont les débats autour du concept de musique, que plusieurs d’entre eux remettent en question. Ainsi Pierre Henry, qui commence son texte Pour penser une musique nouvelle par la phrase : Il faut détruire la musique343. Entendons la musique qui nous est familière, pas la nouvelle, dont la sienne fait partie. L’esprit de provocation qui préside à ce début de texte ne cache pas le malaise général qui le sous-tend et qui pourrait se résumer ainsi : que faire d’une tradition avec laquelle on ne se sent plus en phase ? Dans quelle mesure faut-il en tenir compte ? Faut-il reformuler toutes les priorités musicales ?

Edgar Varèse esquive le problème en cherchant une nouvelle terminologie: Comme le terme de « musique » me paraît avoir perdu de plus en plus de sa signification, je préférerais employer l’expression de « son organisé » et éviter la question monotone : « Mais est-ce de la musique ? » « Son organisé » semble mieux souligner le double aspect de la musique, à la fois art et science, alors que les récentes découvertes de laboratoire nous permettent d’espérer une libération inconditionnelle de la musique, en même temps que la possibilité pour ma musique de s’exprimer et de satisfaire ses exigences344.

On pourrait se demander de quoi la musique doit si urgemment se libérer, et cela d’une façon inconditionnelle. Mais libération est un des mots clé du XXe siècle. Il exprime une aspiration dont il faut souligner le caractère sincère, même quand on ne partage pas ses postulats. Ce genre d’aspiration est extrêmement répandue parmi les compositeurs contemporains, qui éprouvent en grande partie un sentiment d’usure, d’impasse par rapport à leur propre tradition musicale, à laquelle, apparemment, plus rien ne les lie.

Tout s’est passé comme si, durant un siècle environ, la musique avait amorcé un changement de paradigme : nous sommes en train de passer d’une culture musicale centrée sur le ton à une culture du son, explique Makis Solomos345.

L’idée que le son est déjà musique, qu’il suffit pour s’en convaincre de l’écouter sans idées préconçues et même sans essayer de comprendre ce qu’on entend s’est en effet largement répandue. John Cage en tire une nouvelle définition de l’art : J’ai vu l’art non plus comme une sorte de communication qui part de l’artiste vers son public mais plutôt comme une activité de sons dans laquelle l’artiste trouve une façon de laisser les sons être eux-mêmes. Être eux-mêmes pour ouvrir la conscience des gens qui les produisent ou qui les écoutent avec d’autres potentialités qu’auparavant346.

Cette écoute sans attente d’un sens se trouve aux antipodes de l’écoute traditionnelle. Elle se base sur la fascination du son pour lui-même, qui personnalise celui-ci, en fait un être vivant qu’il s’agit d’approcher avec ses propres critères, et non plus avec les nôtres ; qu’il faut suivre dans ses métamorphoses où il n’y a, de notre point de vue, rien à comprendre.

Autrefois, on considérait la musique comme un langage dont le fonctionnement rappelle celui des langues humaines. De ce fait, elle renvoyait à la voix, son premier terrain d’expression. La tradition transmettait la musique de génération en génération. On l’apprenait, la travaillait et l’aidait à avancer en se soumettant à ses lois, qu’on faisait évoluer en les élaborant. À aucun moment, on ne mettait en doute l’idée que la musique est une expression proprement humaine.

Or, dans beaucoup de musiques contemporaines savantes, il ne reste plus rien d’humain, seulement la vie intérieure du son, dont nous ne partageons l’univers que de façon lointaine et médiate.

Le compositeur Iannis Xenakis voit même dans le son des ressemblances avec l’univers minéral : La musique n’est pas une langue. Toute pièce musicale est comme un rocher de formes complexes avec des stries et des dessins gravés dessus et dedans que les hommes peuvent déchiffrer de mille manières sans qu’aucune soit la meilleure ou la plus vraie. En vertu de cette multiple exégèse, la musique suscite toutes sortes de fantasmagories, tel un cristal catalyseur347.

L’image statique de la musique qui ressort de ces lignes a peut-être un lien avec le parcours particulier de Xenakis, qui a été pendant douze ans l’assistant de l’architecte Le Corbusier. Mais l’idée d’un son autonome, impersonnel et mystérieux qu’il faut saisir de l’intérieur est aujourd’hui partagée par quasiment tout le monde musical savant. Selon le tempérament du compositeur, on l’approche avec un esprit constructiviste ou mystique. Dans tous les cas, il ne s’agit plus de composer avec des sons, mais de composer le son, selon la célèbre formule de Jean-Claude Risset348.

Dans cette évolution, le rôle de la technologie est tout à fait capital. Les possibilités de reproduction, d’analyse et de synthèse du son sont devenues quasi illimitées et ont incité de nombreux compositeurs à abandonner définitivement les instruments de musique au profit de sons artificiels, engendrés ou recueillis par des machines. Dans la mesure où les instruments constituent un universel anthropologique349, c’est une décision de taille. Car l’instrument est la prolongation du corps du musicien et un complément de la voix humaine, à laquelle il répond, qu’il soutient ou sur laquelle il s’oriente. C’est un produit artisanal, issu de la fabrication humaine qui, par les éléments qui le composent – bois, boyaux, corne etc. –, renvoie à la nature, dans laquelle l’homo faber se sent à l’aise, chez soi.

Un instrument de musique n’est pas un simple outil, et encore moins une machine, même si certains instruments comportent des dispositifs mécaniques. Par son timbre particulier, qui reste changeant et individuel, il participe activement à la musique en transformant l’énergie sensible et mentale de l’interprète en énergie sonore. Le sens de l’instrument, c’est de donner vie à la musique. En ce sens, l’instrument est un être relationnel : il est pour les sons et pour la musique qu’il produit, et non pour lui-même, écrit Bernard Sève, pour conclure un peu plus loin : Pour être pleinement elle-même, la musique doit assumer la fragilité du vivant350.

Cette opinion, par son humilité, prend le contrepied des compositeurs du son, qui ont souvent des ambitions de démiurge. Aller dans ce qui est avant l’homme en reproduisant le son premier avec des masses sonores dont le mouvement est obtenu grâce au calcul des probabilités, comme chez Xenakis ; explorer les seuils de perception et faire mieux que l’oreille humaine, comme les recherches sonores de la musique spectrale ; concevoir des espaces-sons à travers des installations ou des écosystèmes sonores ; laisser le silence prendre la place de la musique toute entière : il y a, dans ces tentatives, une dimension indubitablement spirituelle, une recherche inédite du rapport cosmique conçu comme impersonnel couplée à la fascination de la technologie, de la machine dans ce qu’elle a de plus performant et créateur.

Les courants de la musique savante contemporaine, où le son englobe l’harmonie et le rythme, qui le suivent dans ses métamorphoses, renoncent à la structure, à la mélodie et à la parenté avec le langage. Rien en eux qui soit de l’ordre de la convivialité, de la consolation ou du plaisir. Il n’y subsiste aucun lien avec les berceuses, les chants de travail et les autres voix qui nous accompagnent.

Et qui continuent à nous accompagner dans d’autres musiques. La musique populaire, même quand elle s’adonne aux recherches sonores les plus avancées, reste proche de son origine langagière, qui semble pour elle une évidence. Et dans la musique savante, le retour du balancier se fait également sentir. Le néotonalisme renoue avec l’idée d’un centre tonal autour duquel s’articule son discours.

Aujourd’hui, le néotonalisme coexiste avec d’autres courants plus avant-gardistes. C’est comme dans la peinture, où un nouveau figuralisme est apparu à côté de la peinture abstraite et évolue parallèlement à elle – contrairement à ce qu’avait prévu son fondateur Kandinsky, qui croyait y avoir saisi le principe même du Spirituel dans l’art, principe dont la « grammaire » se trouvait, de son propre aveu, dans la musique, art abstrait par excellence351.

Le pluralisme est un signe des temps. Au moment de l’histoire où nous sommes arrivés, aucune direction unitaire ne laisse pressentir les formes de la musique à venir. Tout ce que nous savons, c’est qu’il existe deux principes qui la gouvernent depuis ses origines  et qui vraisemblablement ne la quitteront jamais. Il s’agit de la résonance, dont nous avons parlé tout au long de ce livre, et de la maîtrise du mouvement.

Le rythme ou la maîtrise du mouvement

L’esprit est mal à l’aise devant le mouvement, il a besoin de l’arrêter, de le fixer, de le rendre ponctuel, avec les contradictions qui s’ensuivent352. Bergson, qui a écrit ces mots, fait partie d’une longue chaîne de penseurs qui se sont interrogés sur le mouvement, un vieux problème philosophique dont on n’est jamais venu à bout. Jusqu’à ce jour, il n’existe pas de théorie du mouvement généralement acceptée en sciences et en philosophie. 

Car le mouvement est, comme le temps et l’espace, un sujet à paradoxes, déjà relevés par Zénon d’Élée au Ve siècle avant notre ère353 : on se souvient de la flèche qui reste immobile en l’air, et du grand coureur Achille qui n’arrive pas à rattraper une tortue. Dans son Cimetière marin, Valéry s’exclame à leur propos :

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Les paradoxes de l’Éléate visent à prouver l'impossibilité du mouvement. Ils constituent une critique sans doute provocatrice de la philosophie spatialisante des Pythagoriciens, qui fait du mouvement, en alléguant sa divisibilité, un phénomène de géométrie. À travers quatre paradoxes, Zénon montre que la géométrie ne répond pas au problème posé : il est en effet impossible de représenter le mouvement par une succession de positions, parce que celles-ci ne sont jamais autre chose qu’une succession d’immobilités instantanées. Ce qui lie les instants entre eux nous échappe. Aristote a réfuté les arguments de Zénon354, d’autres, de Galilée à Russell et Bergson, ont fait de même. Malgré cela la question soulevée par l’Éléate reste entière. Le mouvement réunit en lui deux éléments opposés, celui de la continuité et celui de la limite. Il possède une dialectique interne irréductible.

Dans aucun cas, nous ne pouvons le saisir en soi. Car on ne perçoit pas le mouvement lui-même, on voit seulement ce qui se meut, tout comme on ne perçoit pas l’espace et le temps, mais les phénomènes qui y ont lieu. C’est que l’espace, le temps, la matière et le mouvement sont indissociables. Le mouvement est premier, il engendre la matière en même temps que l’espace et le temps. C’est pourquoi il est, depuis Aristote, associé à tout changement, à la réalité en devenir au sens large, dont le déplacement spatial n’est qu’un aspect parmi d’autres.

Le mouvement est un processus qui réunit une multiplicité en une unité. C’est une force en action355et en tant que telle l’une des formes que prend l’énergie universelle. Elle opère par transformation interne ou échange avec d’autres systèmes. Bergson affirme l’existence d’une énergie spirituelle, qui ne peut se réduire à l'énergie physique et biologique356. C’est elle qui préside au genre de mouvements dont nous avons affaire en musique, elle qui confère l’unité à son espace et son temps.

Comme les notions d’énergie, de temps et d’espace sont aporétiques, il faut, pour nous les rendre accessibles, introduire un élément perceptible, quelque chose qui nous parle à travers nos sens. Cet élément, qui confère à l’homme la maîtrise du mouvement, est le rythme.

Le rythme est lié à la perception. Il n’est pas le mouvement même, mais l’idée du mouvement, la forme que lui confère notre esprit. Le mot dérive du grec ancien réein (ρείν) « couler », et le mot rhythmos (ῥυθμός) signifie d’abord « mouvement réglé et mesuré ». Il est probable que le fleuve, dans l’écoulement à la fois constant et varié, répétitif et libre de ses vagues, constitue le modèle sur lequel la notion s’est forgée. Car dans le rythme coexistent toujours les deux principes parallèles et opposés de régularité, qui fonctionne comme repère, et d’évolution, de changement imprévisible. Les deux aspects se trouvent unis dans ces vers de Baudelaire357 :
Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Pour pouvoir définir le mouvement, il faut ainsi à la fois changement et division du temps.
Comme l’harmonie, le rythme est un concept général, qui embrasse aussi bien des phénomènes naturels qu’artificiels. Les premiers rythmes qu’on ait répertoriés sont d’ordre naturel – biologiques, physiologiques et cosmiques : les rythmes respiratoire et cardiaque, de sommeil et de veille ; les rythmes du jour et de la nuit et ceux des saisons, etc. On peut en effet identifier des rythmes dans n’importe quel processus biologique. Selon Leroi-Gourhan, La manifestation la plus importante de la sensibilité viscérale est liée aux rythmes. L’alternance du sommeil et de la veille, de digestion et d’appétit, toutes les cadences physiologiques forment une trame sur laquelle s’inscrit toute l’activité. Ces rythmes sont généralement liés à une trame plus large qui est l’alternance des jours et des nuits, celle des changements météorologiques et saisonniers358.

Le neurologue américain Oliver Sacks affirme que le rythme est un élément si fondamental de l’expérience humaine, que contrairement au langage et à d’autres fonctionnalités essentielles, le sens que nous en avons ne se perd jamais. Ce sens n’est pas partagé par les autres primates, il nous est propre359. Visiblement, l’être humain a besoin de projeter un ordre sur une succession d’événements pour pouvoir se les approprier. S’ils sont sonores, il le fait par accentuation, comme quand on croit entendre des « tic-tacs » dans les battements rigoureusement égaux de l’horloge. Il est certain que nous sommes universellement et inconsciemment enclins à imaginer un rythme même lorsque nous entendons une série de sons identiques aux intervalles constants. … C’est comme si le cerveau imposait sa propre trame quand aucune trame objective n’est présente, précise Sacks360.

Dans les arts, le rythme est d’abord une notion de la prosodie et se définit en termes d’arsis, d’élévation, et de thesis, d’abaissement. Il s’étendait dans l’Antiquité à tout le domaine de la moûsikê – la poésie, la musique et la danse – et s’appliquait à l’alternance des levés et des posés du pied dans la danse, et à celle des durées longues et brèves dans le vers et le chant. C’est à lui que Saint Augustin se réfère quand il écrit que la musique est l’art de bien (se) mouvoir (musica est ars bene movendi)361.

Messiaen, qui a beaucoup travaillé sur la rythmique grecque, voit dans ces mouvements alternés des élans et des repos, que les Grecs appelaient si bien arsis et thesis. Or, toute musique bien faite comporte, de façon constante, cette alternance d’élans et de repos362. Le compositeur indique huit sources du rythme musical : les bruits de la nature, le chant des oiseaux, les rythmes propres aux règnes minéral, végétal et animal, la danse, le langage et la poésie, les arts plastiques363.

Dans la musique occidentale, le rythme emprunte deux voies différentes, dont résultent deux figures caractéristiques distinctes. Chacune a son origine dans un des domaines de la moûsikê. La première est ancrée dans la danse et s’exprime par le geste. Elle épouse les mouvements réguliers du corps, comme la marche, et ses impulsions intérieures périodiques, comme les battements du cœur. La deuxième figure vient de la prosodie. Elle s’accorde aux inflexions libres de la parole, aux tonalités, intonations, accents et modulations que celle-ci prend en fonction du sens.

Les deux, le rythme gestuel et le rythme verbal, ont laissé leurs marques sur la musique364. Chacun représente une conception spécifique de la manière d’ordonnancer le temps. Le rythme gestuel privilégie le mouvement métré, cadencé et répétitif et se caractérise par une pulsation constante définie à partir d’une valeur de base, généralement le pouls. Le rythme verbal se constitue comme un agencement complexe, une forme improvisée modifiable en fonction des nécessités de l’élocution. Dans la succession des points d’appui, ceux-ci sont isochrones dans le rythme gestuel, irréguliers dans le rythme verbal. Le rythme gestuel s’établit par la division d’une unité temporelle prédéfinie ; le rythme verbal, par l’addition de groupements de sons.

On se trouve ainsi face à deux modèles, l’un fait de régularité et de périodicité, l’autre de variations progressives, où la figure se constitue à travers sa propre métamorphose. L’oscillation permanente de la musique occidentale entre symétrie et dissymétrie rythmique s’explique par la coexistence de ces modèles, qui correspond au jeu d’alternances dans la collaboration de nos sens. Celle-ci change en fonction des priorités définies par chaque époque, tout en suivant une étonnante logique.

Le rythme gestuel appartient au toucher et trouve sa première expression artistique dans la danse, qui est liée à la musique depuis leurs origines communes. Elle l’a formée autant que le chant et lui est toujours restée associée. Au niveau de la collaboration des sens, la danse représente l’union parfaite du toucher, de l’ouïe et de la vue. C’est probablement pour cette raison qu’elle rend heureux : elle unifie les forces, synchronise l’écoute et les mouvements des participants et crée un sentiment de communion entre eux. Dans toutes les cultures, une certaine forme de musique à battue régulière et aux pulsations périodiques permet aux interprètes de se coordonner temporellement tout en déclenchant des réactions motrices synchrones chez les auditeurs. Ce lien entre les systèmes moteur et auditif semble universel chez les humains, en laissant supposer qu’il s’établit spontanément au début de la vie365.

À travers le rythme de la danse, l’ouïe met le corps en résonance : il vibre avec ce qui l’entoure. En Europe, où nous avons un rapport si ambivalent et conflictuel avec la corporéité, sa fonction libératrice est inestimable. Or, cette libération se fait à travers un ordre : toutes les danses occidentales sont construites sur un schéma préétabli de figures rythmiques périodiques, auxquelles est associé un tempo précis. Ce schéma est immédiatement reconnaissable, si bien qu’on parle d’un « rythme de valse, de samba, de tango… ». Il constitue le cadre à l’intérieur duquel la liberté musicale peut s’exprimer, l’imagination prendre son envol.

La danse est présente dans toutes les cultures. Dans les civilisations antiques, elle faisait partie du culte et ponctuait les événements importants de la société, car le rite est rythmé. Au départ à la guerre et à son retour, les femmes escortaient les combattants en chantant et en dansant. On dansait pendant l’initiation dans les sociétés primitives ; à la chasse ; et pour la guérison des malades. Souvent, la danse était accompagnée au tambour et menait à la transe. Le tempo était fixé sur le rythme cardiaque, augmentait jusqu’au double de la vitesse et revenait à la cadence du départ. L’effet physique sur les participants était automatique, personne ne pouvait se soustraire au pouvoir hypnotique du mouvement.

En dehors du rite, la danse avait, au sein de la communauté, des fonctions de partage et de sociabilité. Elle a depuis toujours été associée au simple plaisir de bouger ensemble, de se sentir en accord avec les autres qui suivent le même rythme – le langage est parlant. Ce plaisir était commun à toutes les couches, il y avait autant de danses de cour que de danses paysannes.

À cause de sa sensualité assumée, l’Église s’est rapidement méfiée de la danse, elle l’a bannie de son culte et a dirigé de virulentes attaques contre la place qu’elle occupait dans la vie des fidèles. Sans succès, le besoin de danser est ancré dans l’être humain. Tous les enfants dansent spontanément et marquent le rythme avec leurs mains ou leurs pieds. Selon Merlin Donald, l’habileté rythmique est supramodale, c’est-à-dire que, une fois établi, le rythme peut être joué avec n’importe quelle modalité motrice, incluant les mains, les pieds, la tête, la bouche ou le corps entier. Il est apparemment auto-renforcé de la même façon que l’exploration perceptive ou le jeu moteur. Dans un sens, le rythme est la capacité mimétique par excellence366.

Cette capacité mimétique prend forme à la fois sur les plans corporel et musical, où elle a laissé son empreinte par étapes successives. Dès le Moyen Âge, on constate l’influence de la musique de danse populaire sur la musique savante, qui la développe et la repasse ensuite dans son milieu d’origine. Ce va-et-vient entre les deux sortes d’expression musicale, populaire et savante, est typique pour l’Europe.

À la Renaissance, la danse se sépare du chant et devient un art autonome. Ses premières formes purement instrumentales, qui font leur apparition en Italie, sont transmises à la musique baroque. Les suites de danse qui en résultent jouent un rôle fondateur pour l’épanouissement spectaculaire de la musique instrumentale à cette époque. À la fin de l’ère baroque, les rythmes de danse se trouvent partout, ils se sont infiltrés jusqu’à l’intérieur de l’Église : les cantates de Bach en citent fréquemment, sans l’intention de faire danser les fidèles…

On pourrait écrire une passionnante histoire de la musique occidentale à travers les danses qu’elle a incorporées. Chaque appropriation nouvelle renvoie à un changement des mentalités, une découverte, une ouverture des esprits à des tonalités venues d’ailleurs. L’Allemande, la Courante, la Sarabande et la Gigue, originaires des différents pays européens, caractérisent l’ère baroque. Le menuet, que Lully a introduit à la cour de Louis XIV, enthousiasme ensuite tout le XVIIIe siècle occidental avec son rythme ternaire, au point de faire son entrée dans les genres nouveaux de la symphonie, de la sonate et du quatuor à cordes, notamment chez Haydn et Mozart, qui avaient tous deux l’âme dansante.

Après la Révolution française, le menuet, associé à l’aristocratie, cède la place à la valse, qui devient le symbole des nouvelles valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Facile à apprendre, cette danse en vint à se répandre dans toutes les couches sociales. À Vienne, on construit des palais de danse qui peuvent accueillir jusqu’à six mille personnes. Beethoven, Schubert, Schumann et Brahms écrivent des valses, et l’irrésistible Invitation à la danse de Carl Maria von Weber témoigne à sa façon de l’engouement général : à cette époque, on ne distinguait pas encore la musique « sérieuse » de la musique « légère ».

Chopin fait même de ses valses des pièces de concert. Il compose par ailleurs cinquante-six mazurkas, une danse vive à trois temps, en hommage à son identité nationale polonaise. L’éveil des nationalismes fut un tournant aussi dans la musique. Les rhapsodies hongroises de Liszt, basées sur des thèmes folkloriques, en sont le témoignage vibrant, comme beaucoup de compositions de Dvorak, de Smetana et de Grieg, qui mettent le folklore de leurs pays respectifs à l’honneur.

Au XXe siècle, il y a, comme dans tant d’autres domaines, rupture de continuité : l’influence de la danse populaire contemporaine sur la musique savante cesse complètement. Elle en est bannie à cause de sa nature rythmique cadencée et pulsée, dont les compositeurs modernistes parlent avec un certain dédain. C’est comme si la régularité du mètre était synonyme d’ennui, de manque de créativité et d’inventivité. Dès le début du siècle, la musique savante renonce à la pulsation régulière et son enracinement corporel. La « capacité mimétique », et ce qui reste du rite dans les sociétés contemporaines, deviennent l’apanage de la musique populaire, qui s’en porte à merveille.

C’est une véritable invasion de nouveaux rythmes de danse qui déferlent des deux Amériques sur le vieux continent : le Charleston, le Foxtrott et le Cakewalk issus de la culture black des États-Unis ; le Tango d’Argentine, le Samba du Brésil, le Rumba de Cuba. Toutes ces danses ont un effet énergisant sur le système moteur et possèdent des rythmes binaires. Même s’ils sont syncopés et libres, ils reposent sur une pulsation soujacente, qui leur assure une emprise physique. Ils s’adressent à d’autres régions de notre organisme que le rythme ternaire du menuet et de la valse, qui avaient dominé la scène européenne pendant deux cents ans. Dans son analyse de la musique américaine, George Antheil fait une cartographie comparative intéressante des différentes zones d’influence corporel du rythme : This note (…)is black. … Rhythmically it comes from the groins, the hips, and the sexual organs, and not from the belly, the interior organs, the arms and legs, as in the Hindu, Javanese and Chinese musics, or from the breast, the brain, the ears and eyes of the white races...367.

Dans la musique et la danses, trois de nos sens – le toucher, l’ouïe et la vue – sont impliqués en permanence. Leur caractère et leur terrain d’expression sont déterminés par l’interaction de ces sens, qui est changeante et constamment redéfinie. Chaque nouvel équilibre momentané s’exprime dans une évolution (parfois une révolution) artistique.

Cela se voit particulièrement bien au XXe siècle en Europe, où l’on observe un double mouvement. Dans tous les arts, une forte tendance à l’abstraction se fait sentir, qui vient de la prééminence typiquement européenne de la vue sur les autres sens. Parallèlement, on assiste au besoin d’un nouvel engagement corporel, plus explicite, plus clairement terrestre qu’avant, qui s’épanouit à travers le toucher. En musique, ces deux aspirations empruntent des voies séparées. La première suit la musique savante, la seconde la musique populaire. Quand Bill Haley inaugure en 1954 l’ère du Rock ‘n‘ Roll avec son Rock around the Clock, les anciennes fonctions rituelles du rythme, la transe et l’extase, sont entièrement passées du côté de la musique populaire.

Le fossé qui s’était creusé entre les deux branches musicales était considérable. Pendant un certain temps, le clivage paraissait définitif, et les choix au niveau du rythme en étaient le reflet. Alors que la musique populaire revendiquait une sensualité débridée et obtenait l’adhésion de l’auditoire par une pulsation répétitive et envoutante, la musique savante adoptait une rythmique irrégulière et complexe, difficile à saisir par un public non averti. L’unité de mesure n’était plus perceptible, la métrique abandonnée. Les rythmes étaient rétrogradés, diminués et augmentés, les polyrythmes, jusqu’alors inconnus en Europe, se multipliaient. À partir des années 1950, l’indétermination rythmique, la fluidité et la fragmentation deviennent de règle dans la musique savante.

La fluidité en musique prend modèle sur le langage et est liée au paradigme visuel. L’intellectualisme propre à la musique savante moderne confirme d’ailleurs ce lien, qui se vérifie à chaque fois que le modèle rythmique dominant est le rythme verbal. Sans enracinement corporel, il suit les voies de l’esprit, il ne se sent pas tenu par les périodicités de notre existence physique.

C’est pour cette raison que le rythme verbal confère au discours musical un aspect irrégulier et indéterminé. Au XXe siècle, il se veut mouvant et inattendu, car l’avant-garde artistique abhorre la régularité. Il existe une correspondance entre la poésie qui lâche la forme, le vers régulier et la rime, la peinture qui abandonne le figuralisme, et la musique qui rejette la pulsation et le mètre, avec souvent les mêmes arguments.

Toutefois, comme toujours après quelque temps, un retour du balancier commence à se dessiner. À certains compositeurs contemporains, la rupture avec la tradition ne paraît aujourd’hui plus une nécessite évidente. Notre génération a été privée de rythme, de pulsation, d’ostinato ; dans la musique spectrale, on pensait flux, avec l’idée que le rythme n’était que la conséquence du timbre. Dans la musique savante, et surtout depuis le XIXe siècle, le rythme a été longtemps assimilé à la facilité et à la vulgarité, explique Philippe Hurel368.

Senza misura : l’aspiration à la fluidité n’est pourtant pas nouvelle, elle traverse toute la musique occidentale et est présente dès ses origines en même temps que le désir de régularité et de périodicité dérivé de la danse. Beaucoup de chants folkloriques étaient sans mesure, et le plain-chant aussi, fluide, « coulant » par nature à cause de son origine langagière. Mais cette indétermination avait, jusqu’à l’époque moderne, sa contrepartie dans la régularité tout aussi répandue du rythme gestuel. Les deux ne s’excluaient pas, ils allaient de pair, et leur coexistence se vérifie tout au long de l’histoire musicale européenne.

Au Moyen Âge, on assiste ainsi à l’épanouissement simultanée d’une panoplie de nouvelles danses basées sur une pulsation régulière, et de chants qui évoluent selon le rythme verbal. À la Renaissance, stile recitativo et danses instrumentales se côtoient, et à l’ère baroque, les préludes et fugues de Bach, où le prélude contrebalance la rigueur quasi mathématique de la fugue, sont un autre exemple de ce voisinage paisible. Le prélude s’est développé au XVIe siècle à partir de courtes fioritures jouées par les instrumentistes pour vérifier l’accord, et a toujours gardé un style oral, parlando. Il reste proche de l’improvisation, est volontairement asymétrique et avance quasi en « flottant », sans but perceptible. Les clavecinistes français notaient seulement une série de rondes sans barre de mesure, laissant aux musiciens le choix du rythme.

La coexistence des deux modèles rythmiques se vérifie plus tard dans l’opéra. Les récitatifs utilisent le rythme verbal, les airs le rythme gestuel.

Dans la musique tonale, le rythme forme avec la mélodie et l’harmonie un tout indissociable. Par rapport à d’autres civilisations, en Inde et en Afrique notamment, où il possède une existence autonome et adopte des formes très complexes, il peut paraître simple. Cela tient au fait qu’il correspond à l’ordonnance des événements sonores sous tous leurs aspects et évolue à l’intérieur d’un cadre temporel fixe.

Cette alliance se brise avec la dissolution de la tonalité. L’abandon de la mélodie dans la musique savante va de pair avec sa complexification rythmique. Wagner déjà accorde ses rythmes aux intonations variées de la prose, et chez Debussy l’amour pour la nature, le vent et l’eau (…) a conduit à l’irrégularité dans les durées qui en font un des plus grands rythmiciens de son temps369.

Le premier à rendre le rythme autonome en le détachant complètement de l’harmonie et de la mélodie est Stravinsky dans le Sacre du Printemps. Boulez, dans une analyse détaillée370, met en évidence des « personnages rythmiques » qui évoluent sur des blocs de hauteurs immobiles. Ces figures s’expriment soit par accentuation, soit par l’alternance de durées longues et brèves, la construction rythmique pouvant se faire des deux manières.

À la suite de l’ouverture créée par cette œuvre, les compositeurs du XXe siècle ont majoritairement employé des rythmes complexes, additifs et irrationnels, qui sont le reflet de l’image chaotique qu’ils se faisaient du monde. Souvent ils se servaient de lois mathématiques, du « nombre d’or » (Gubaidulina) jusqu’au calcul des probabilités (Xenakis). Le besoin d’ordre s’exprime même quand on élève le hasard au rang de principe d’organisation…

Au XXIe siècle, la pulsation stable revient dans certaines œuvres de la musique savante via le Rock et la musique pop. Si on ne peut pas encore parler d’une nouvelle alliance entre les deux formes d’expression musicale, savante et populaire, quelques ponts sont jetés. Il y a une recherche de périodicité chez certains compositeurs qui ont constaté que le renouvellement continu aboutit parfois, en particulier dans les polyrythmies complexes, à un effet global de monotonie, comme si un minimum de répétition était nécessaire à la perception de l’irrégularité371.

Pour le moment, aucune tendance générale ne se précise sur le plan rythmique, les choix sont personnels et multiples comme dans les autres domaines de la musique. Cependant, qu’il se définisse par la symétrie ou la dissymétrie, le rythme reste toujours un ordonnancement du temps obtenu par la maîtrise du mouvement. Le rythme ressemble au temps, à la fois un et changeant, il ressemble à l'architecture, c'est-à-dire à notre univers qui est une construction, remarque Yves Bonnefoy. Trois de nos sens sont impliqués dans cette construction mouvante, mais de façon inégale, et selon leur engagement respectif, le résultat diffère.

Dans tous les cas, c’est l’ouïe qui assure l’équilibre, et cela à tous les niveaux. Elle coordonne les forces en jeu et détermine la direction du mouvement. Elle sert de médiatrice entre les différents sens, entre soma et psyché, entre l’extérieur et l’intérieur. Et elle crée l’harmonie en nous faisant don du rythme, qui n’est jamais autre chose que le rythme de l’existence. 

Notes

 Voir, dans mes Métaphores des cinq sens dans l’imaginaire occidental¸ Vol. III, L’Odorat, le chapitre « La fugacité de l’instant et la présence intermittente du souvenir : l’odorat, sens de la mémoire », p. 19 – 35.

2 Voir, dans le deuxième volume de mes Métaphores…, Le Goût, le chapitre « Goût alimentaire et goût esthétique dans la pensée occidentale ».

3 Terme de la mythologie grecque qui signifie Au-delà du vent du Nord. C’est un pays auréolé d’enfances heureuses (Apollon y aurait séjourné dans sa jeunesse) et d’âges d’or. Pythagore, l’ancêtre de la musique, passait pour être la réincarnation d’un hyperboréen : c’est encore un exemple frappant des renvois multiples qui traversent nos systèmes de références.

4 Voir mes Métaphores des cinq sens…,Vol. I, Le Toucher, chapitre « Toucher et connaissance : l’étrangeté des choses et la dialectique de la surface et de la profondeur », p. 33 – 45.

5 Cf. par exemple la Deuxième méditation : Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter d’autre pour l’expliquer. Descartes, Œuvres, Paris, éd. Alquié, T 2, p. 421.

6 John Locke, Essay on Human Understanding, Livre II, chap. 27, § 10 éd. Nidditch p. 335.

7 Terme créé par Leibniz qui désigne les perceptions sensibles à la conscience.

8 Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, préface, éd. Brunschwig, Paris, 1990, p. 41.

9 Leibniz, op.cit. p. 42 – 43.

10 Ibid. p. 196.

11 Plotin, Ennéades V 5, 6.

12 Ibid. VI 9, 9.

13 Définition du Grand Robert.

14 Plotin, Ennéades V 8, 11.

15 Plotin, Ennéades V 8, 4.

16 Rainer Maria Rilke, Notizen zur Melodie der Dinge, Prosa 1893 bis 1895, Werke V Frankfurt 1965, p. 412. Traduction de moi.

17 Blaise Pascal, Pensées (1670), article IV. « Des moyens de croire », art. 277, Paris, Éd. Brunschvicg-Garnier, 1964.

18 En allemand Lehre vom leisen Leben

19 Weltinnenraum

20 Hintergrund

21 Rilke, loc. cit., p. 413.

22 Ibid. p. 415.

23 Ibid. p. 417.

24 Ibid.

25 Ibid. p. 418

26 Ibid. p. 425.

27 Johann Gottlieb Herder, Schriften zur Literatur, Kritische Wälder, Ausgewählte Werke in Einzelausgaben, édité par Regine Otto, Leipzig, Aufbau Verlag 1990, p. 477

28 Définition du Grand Robert.

29 L’évangile de Thomas, traduit et commenté par Jean-Yves Leloup, Paris 1986, éd. Albin Michel, « Spiritualités vivantes », p. 54

30 Catherine Chalier, Sagesse des sens, le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque, Paris 1995, éd. Albin Michel, « L’être et le corps », p. 113.

31 Voir pour ces sonnets l’admirable traduction de Charles Dobzynski dans la collection Orphée, La différence.

32 Voir à ce propos Maître Eckhart, Sermons et traités allemands, Sermon n° 28 Intravit Jesus in quoddam castellum…Édition allemande Diogenes 1979, p. 280. Pour le grand penseur rhénan, l’intériorité humaine ne se trouve ni dans l’action ni dans la contemplation, mais dans l’union des deux : il n’y a pas à choisir entre Marthe et Marie.

33 Cf. Roman Jakobson, Langage enfantin et aphasie, Paris, Édition de Minuit, 1969.

34 Daniel Heller-Roazen, Écholalies – Essai sur l’oubli des Langues, Paris, Éd. du Seuil 2007.

35 Ysé Tardan-Masquelier, L’hindouisme, Bayard Éditions, Paris 1999, p. 33.

36 Cf. Rig Véda, X, 71.

37 Jacques Bouveresse, La parole malheureuse, Paris, Éd. de Minuit, 1971, p. 11.

38 Les écoles présocratiques, édition établie par Jean-Paul Dumont, Gallimard, 1991, « Héraclite, B VIII », p. 67.

39 Ibid., « Héraclite B LI », p. 76.

40 Ibid. p. 57.

41 Aristote, De l’interprétation, I 16a 3-10.

42 Thomas Hobbes, Léviathan, I, 4 ; Paris, Vrin 2005.

43 Voir à ce sujet Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

44 Sabdadvaita, VP I. 1 ; cité par François Chenet dans Catégories de Langue et catégories de pensée en Inde et en Occident, L’Harmattan 2005.

45 Rabbi Hayyim de Volozhyn, L’âme de la vie, nefesh hahayyim, trad. Benjamin Gross, Lagrasse, éd. Verdier, 1986, p. 188.

46 Nahmanide, Préface à son commentaire sur la Thora, Perouch ha-Ramban al haTora.

47 Cité dans Marc-Alain Ouaknin, Les mystères de la kabbale, Paris, éd. Assouline, 2006, p. 324

48 L’Ecclésiaste, III, 7.

49 Saint Augustin, In Iob, Ev. Tract. XIII, 5; cité dans Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF, 2002, p. 48.

50 Exode 4, 13 – 14 dans la version de la Bible de Jérusalem.

51 Ici celle de la Bible de Jérusalem.

52 Henri Meschonnic, L’utopie du Juif, éd. Desclée de Brouwer, Paris 2001, p. 210 sq.

53 Ibid.

54 Simone Weil, L’amour de Dieu et le malheur, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard 1999, p. 715.

55 Paul Ricœur, dans La métaphore vive, oppose deux modèles théoriques de la métaphore. Le premier est celui de la substitution d’un terme à un autre, et le second celui d’une confrontation de plusieurs contextes. Dans tous les cas, il s’agit d’un transfert de sens par substitution analogique. Antoine Albalat écrit à ce propos : La métaphore consiste à transporter un mot de sa signification propre à quelque autre signification qui se fait dans l’esprit et qu’on n’indique pas. C’est une transposition par comparaison instantanée.

56 Voir notamment, dans notre premier volume, Le toucher, le chapitre « Toucher et connaissance : l’étrangeté des choses et la dialectique de la surface et de la profondeur » et, dans le troisième tome, L’odorat, le chapitre « L’air ».

57 Évangile selon saint Jean, I, 1 – 5, dans la traduction de la Bible de Jérusalem.

58 Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 527.

59 La même chose vaut d’ailleurs pour la musique savante, écrite, composée selon des règles strictes, dont la compréhension relève simultanément des deux hémisphères du cerveau.

60  La révélation de la musique / Jette-t-elle un pont entre / Ce qu'entendre comprend / Et ce que comprendre ne peut entendre?  Martin Shaw, First Light, poème mis en musique par Judith Bingham.

61 In André A. Devaux, Simone Weil et les langues, Recherche sur la philosophie et le langage, n° 13, Préface, p. 27

62 Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt. Ludwig Wittgenstein,  Tractatus logico-philosophicus, 5.6.

63 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.522

64 Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin 2005, p. 38.

65 Alain, Définitions, article « Logique », Paris, Gallimard 1953, p. 134

66 Lalande, cité par Le grand Robert, article « Structure ».

67 Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Idée »

68 Descartes, Méditations métaphysiques, III.

69 In André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, Quadrige Dico poche, 2010, article « Raison ».

70 Parménide, Poème, B VIII, dans Les écoles présocratiques, loc. cit. p. 352.

71 Platon, Lois 885 e.

72 Aristote Métaphysique, tout le livre XII ; ici en particulier M 1072 a. 25 ; M 1075 a. 18.

73 Saint Anselme de Canterbury, Proslogion.

74 Sully Prudhomme, Le bonheur, chant IV.

75 Jacob Taubes, Abendländische Eschatologie, Bern 1947, p. 15.

76 „Das Fragen ist die Frömmigkeit des Denkens“, Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Pfullingen 1954, p. 44.

77 Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Gallimard 1914, édition facsimile 2006, fin.

78 Lucrèce, De la nature – De rerum natura, Aubier, Paris 1993, II, 1052 – 1069, p. 173.

79 Voir, entre autres, son Tractatus de primo principio. Je me suis servie de l’édition bilingue latin-allemand, Johannes Duns Scotus, Abhandlung über das erste Prinzip, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1974.

80 L’ars compendiosa de R. Lulle, Paris, Vrin 1981, texte en latin, avec les tables combinatoires ; pour une meilleure compréhension, voire d’abord le chapitre qu’Umberto Eco consacre à Lulle dans son ouvrage À la recherche de la langue parfaite, loc. cit.

81 La formule remonte à Boèce et a été appliquée à Dieu par Alain de Lille dans ses Règles de théologie. Le Cusain la réinterprète pour décrire sa cosmologie.

82 L. Wittgenstein, Tractatus… 5.634.

83 Voir notamment David Lewis, On the Plurality of Worlds (1986). Une bonne introduction à cette problématique sont les textes édités par Emmanuelle Garcia et Frédéric Nef sous le titre Métaphysique contemporaine – propriétés, mondes possibles et personnes, Paris, Vrin 2007.

84 Par exemple par Marie-Laure Ryan, Lubomir Dolezel et Thomas Pavel.

85 Comme la loi de la non-contradiction et celle du tiers exclu.

86 Ce mot d’origine grec est dérivé de μάθημα (mathêma), « science ».

87 Franz Kafka, Erzählungen aus dem Nachlass, Werke, Fischer, Francfort, 1954, vol. 7, p. 96; Ecrits posthumes, traduction revue de Stéfane Moses, Exégèse d’une légende. Lectures de Kafka. Paris – Tel-Aviv, 2006, p. 10.

88 Verstecke sind unzählige, Rettung nur eine, aber Möglichkeiten der Rettung wieder so viele wie Verstecke. Es gibt ein Ziel, aber keinen Weg; was wir Weg nennen, ist Zögern. Franz Kafka, Betrachtungen über Sünde, Leid, Hoffnung und den wahren Weg, 1917-19, traduction de moi.

89 Trial and error, ou trial by error, est une méthode utilisée en algèbre et en cybernétique. L’apprentissage s’y fait en analysant les erreurs commises et en les corrigeant jusqu’à ce que l’on obtienne un résultat – qui n’est peut-être pas celui qu’on escomptait...

90 Consulter sur ce sujet l’admirable Quand les hommes parlent aux Dieux - Histoire de la prière dans les civilisations, édité par Michel Meslin, Paris, Bayard 2003, qui reproduit les textes de très nombreuses prières et possède d’excellentes introductions.

91 Djalâl od Dîn Rûmî, dans Eva Vitray-Meyerovitch, Anthologie du soufisme, Paris, Sindbad 1978, p. 153.

92 Psaume XXXIV (XXXIII), 7.

93 Moshe Idel, Chaînes enchantées, Paris, Bayard 2007, p. 275 – 276.

94 Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos 118, XIV,4 ; cité dans Jean-Louis Chrétien, « Saint Augustin et les actes de parole », Paris, PUF 2002, p. 172.

95 Pseudo-Denys l’Aréopagite, « La théologie mystique », I, 1, Œuvres complètes, traduction, commentaires et notes Maurice de Gandillac, Paris, Aubier-Montaigne 1943 (réédité 1980), p. 177.

96 Paul Celan, Ilana Shmueli, Correspondance, Paris, éd. du Seuil, 2006, p. 75.

97 Rig Veda VIII, 100, 10.

98 C’est ce que soutient entre autres Rabbi Eliezer dans le Talmud de Babylon, Traité Berakhot 32b.

99 Atharva Veda II, 1, 5. ib. p. 81

100 Rig Veda 1, 164, 4-5 ; cité par Ysé Tardan-Masquelier, « La prière dans l’hindouisme », dans Quand les hommes parlent aux dieux, loc. cit. p. 82.

101 Djalâl od Dîn Rûmî, dans Eva de Vitray-Meyerovitch, La prière en Islam, Paris, Albin Michel 1998, p. 129 – 130.

102 Dans son cas le turc.

103 Yunus Emre, Les Chants du pauvre Yunus, Orbey, Arfuyen 2004, p. 38 et 39.

104 Paroles des anciens, Apophtegmes des Pères du désert, traduction J.-C. Guy, Paris, Le Seuil, 1976, p. 33.

105 Talmud de Babylone, Traité Berakhot 28b.

106 Talmud de Babylone, Traité Erouvin 65a.

107 Talmud de Jérusalem, Traité Berakhot 9:3.

108 Voir, pour tout ce développement, Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, loc. cit. p. 25 sq.

109 Deutéronome VI : 4.

110 Le Chema a trois sections : Deutéronome 6 : 4-9 ; 11 : 13-21 ; Nombres 15 : 37-41. Le verset le plus important, dont tout le reste découle, est le premier.

111 Talmud de Babylon, Traité Berakhot 33b.

112 Huysmans, En route, I, 1.

113 Paul Valéry, Variété, Œuvres complètes, t. V, p. 49.

114 Psaume LI (L), 17.

115 Guillevic, Le chant, Paris, Gallimard, 1990, p. 87.

116 Cléanthe, Hymne à Zeus, trad. J.U. Powell, Oxford, dans Collectanea Alexandria, o. 227 – 229, cité dans Quand les hommes parlent aux Dieux, loc. cit. p. 155

117 Saint Augustin, In Ioh. Tract. V, 1, BA 71, 343, cité par Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF, 2002, p. 257.

118 Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 148, 1.

119 Psaume CXXX (CXXXI), 1.

120 Baal Shem Tov, Épître sur l’ascension de l’âme, cité dans Moshe Idel, Chaînes enchantées, Bayard, Paris, 2007, p. 213.

121 Ralph Waldo Emerson, Nature, Shambala, Boston and London, 2003, p. 37.

122 Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 33, II, 9.

123 Quand les hommes parlent aux dieux, loc. cit. p. 576.

124 Quand les hommes parlent aux dieux, Introduction à la prière orthodoxe par Marin Stefan Tarangul, loc. cit., 576.

125 Voir son discours à la réception du prix Büchner en 1960, Le méridien.

126 Claude Vigée, Le poème du retour, Mercure de France, Paris, 1962, p. 34.

127 Giorgio Agamben, Idée de la prose, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 28.

128 Ibid.

129 Ibid. p. 28 – 29.

130 Voir à ce sujet, dans mes Métaphores des cinq sens…, Vol III, L’odorat, le chapitre « L’air », p. 137 - 167.

131 Voir, à ce sujet, les Hymnes homériques, « Hymne à Apollon », traduction Leconte de Lisle, A. Lemerre, Paris, 1893, p. 377-394 ;

http://fr.wikisource.org/w/index.php?title=Hymnes_homeriques/A...A

On complètera le portrait du dieu par Homère, L’Iliade et l’Odyssée, passim.

132 Ibid.

133 Ibid.

134 Horace, L’art poétique, trad. F. Richard, Paris, Garnier, 1944.

135 Hymnes homériques, «  Hymne à Hermès », Traduction Leconte de Lisle, A. Lemerre, 1893, pp. 394-411, loc. cit.

136 Ibid.

137 Ibid.

138 Ibid.

139 Ibid.

140 IIIe siècle avant notre ère.

141 Cf. Homère, L’Odyssée, chant XII.

142 À l’exception notable de Shakespeare, chez qui toute la gamme des expressions humaines est en permanence présente. Mais ses comédies dépassent de très loin les limites du genre.

143 Talmud de Babylone, Traité Berakhot 3a.

144 II Samuel XXIII, 1, selon la traduction d’André Chouraqui.

145 Genèse IXX, 36-37.

146 Jessé est le nom du père de David.

147 I Samuel XVI, 14.

148 Ibid. 18 ; 23.

149 Talmud de Babylon, Traité Berakhot 10a.

150 Ecclésiaste Rabba, VII, 19, n° 4.

151 Talmud de Babylon, Traité Pessahim 117a.

152 John Keats, Les Odes, trad. Alain Suied, Paris, Éditions Arfuyen, 2009.

153 Roger Munier, Carnets, dans Gérard Pfister (éd.), La poésie, c’est autre chose, Orbey, Arfuyen, 2008, p. 148.

154 Henri Michaux, dans La poésie, c’est autre chose, loc. cit. p. 23

155 Jorge Luis Borges, L’Art de la poésie, trad. A. Zavriew, Paris, « Arcades », Gallimard 2002, p. 80.

156 Henri Michaux, Jours de silence, Paris, éd. Fata Morgana, 2010.

157 Johan Huizinga, Homo ludens, Gallimard 1951 (1938), p. 232.

158 Roberto Juarroz : Quelques idées sur le langage de la transdisciplinarité, Communication au 1er Congrès de la Transdisciplinarité, Convento da Arrabida, Portugal, 2 – 6 novembre 1994.

159 William Shakespeare, Henry V, Prologue.

160 Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe, Leipzig, Insel Verlag, 10. Auflage (1981) entrée du 30 mars 1831, traduit par moi.

161 La métaphore consiste à transporter le sens d'un mot différent soit du genre à l'espèce, soit de l'espèce au genre, soit de l'espèce à l'espèce, soit par analogie. Aristote, Poétique (trad. et notes Jules Barthélemy-Saint-Hilaire), A. Durand, Paris, 1858, p. 112

162 Percy Bysshe Shelley, A Defence of Poetry, 1821, English Essays: Sidney to Macaulay. The Harvard Classics, 1909–1914, p. 3 http://www.bartleby.com/27/23.html

163 Roberto Juarroz : Poésie et réalité, trad. Jean-Claude Masson, Les éditions lettres vives,1987, p.8

164 Ibid. p. 9.

165 Ibid. p. 48

166 Ibid. p. 26.

167 Ibid. p. 12.

168 Samuel Coleridge, Biographia literaria, chapitre 14, http://www.gutenberg.org/ebooks/6081

169 Coleridge, loc. cit.

170 Voir à ce sujet les réflexions de Jean Baudrillard, notamment dans L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard 1976, où l’auteur soutient que dans notre société actuelle, le simulacre a remplacé l'original, les signes tiennent lieu du phénomène réel.

171 L’édition du Trévoux dont je me sers date de 1721.

172 Entre autres : Midrash Rabbah, Devarim rabah 1.10 ; Midrash Te-hilim sur le psaume CXVII ; Otiot de Rabi Akiba, passim.

173 Pindare, Odes, 10.4, et Fragments, 205.

174 Ésope, Fables, 530.

175 Platon, Cratyle, 421b, GF Flammarion, Paris 1998, p. 147 – 148. Voici le texte original : [421b] ἡ δ᾽ ἀλήθεια, καὶ τοῦτο τοῖς ἄλλοις ἔοικε [συγκεκροτῆσθαι]: ἡ γὰρ θεία τοῦ ὄντος φορὰ ἔοικε προσειρῆσθαι τούτῳ τῷ ῥήματι, τῇ ἀληθείᾳ, ὡς θεία οὖσα ἄλη. τὸ <δὲ> ψεῦδος τοὐναντίον τῇ φορᾷ.

176 Plutarque, Quaestiones Romanae 11, 267.

177 Aristote, Métaphysique, 1011b et 1051b

178 Thomas von Aquin: Quaestiones disputatae de veritate, q.1.a.1. ; et aussi Somme théologique, I, q. 21a.2, Respondeo dicendum quod veritas consistit in adaequatione intellectus et rei. (Je réponds en disant que la vérité consiste dans l’adéquation de l’esprit et de l’objet).

179 Es gibt keine wahre Aussage, denn die Position des Menschen ist die Unsicherheit des Schwebens. Wahrheit wird nicht gefunden, sondern produziert. Sie ist relativ. Cf. Philosophische Lehrjahre, Œuvres complètes vol. 18, n°. 1149, in: Hans Jörg Sandkühler (éd.): Handbuch Deutscher Idealismus. Metzler, Stuttgart/Weimar 2005, S. 350, traduit par moi.

180 Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini. Montaigne, Essais, I, IX.

181 Saint Augustin, Du mensonge, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, ici d’après http://fr.wikisource.org/wiki/Du_mensonge

182 Homère, Odyssée, XIII, 254-255, traduction de Victor Bérard, Édition la Pléiade, Paris 1955, p. 730.

183 Ceci est bien-sûr une attaque contre les sophistes, dont Hippias est l’éminent représentant.

184 Voir pour toute cette problématique Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : La métis des Grecs, Éd. Flammarion, collection Champs, Paris 1993.

185 Voir à ce sujet mes Métaphores des cinq sens …Vol. II Le Goût, le chapitre « La bouche, la langue et le ventre », loc. cit. p. 139 -157.

186 Hésiode, La Théogonie 885 – 886.

187 Cité dans Karl Kerényi: Die Mythologie der Griechen, Band 1. dtv, München. 1966, 24e éd. 2007. p. 96.

188 Homère, Odyssée, XIII, 294 295, loc. cit. p. 731 – 732.

189 Transcription, par Taos Aït Si Slimane, d’un extrait de l’émission de France culture, Science et techniques, du 9 avril 1975, rediffusée dans le cadre de l’émission Salut à Jean-Pierre Vernant du 14 janvier 2007.

http://www.fabriquedesens.net/Les-ruses-de-l-intelligence

190 Jérémie X, 10 ; Psaume XXXI, 6.

191 Nombres, XXIII, 19.

192 Midrash: forme d’exégèse du texte biblique faite de commentaires homilétiques, légaux et rituels (Halakha) ou légendaires, folkloriques et anecdotiques (Aggada).

193 Cité par Walter Homolka, „Wahrheit und Lüge – eine Bewertung aus jüdischer Sicht“, in Philosophicum Lech: Der Wille zum Schein, Paul Zsolnay Verlag, Vienne 2005, p. 235, traduction de moi.

194 Talmud de Babylone, Baba Batra 165a.

195 Saadia Gaon, Sefer emounot ve déot, chap. 2.

196 Voir à ce sujet l’article de Walter Homolka „Wahrheit und Lüge – eine Bewertung aus jüdischer Sicht“, loc.cit.

197 Talmud de Babylon, Traité Shavuot 30b – 31a.

198 Sefer yeréim 235.

199 Saint Augustin, Du mensonge, chapitres III et XXI, loc. cit.

200 Dante, La Divine Comédie, chant 26, traduction Henri Longnon, Garnier Frères, Paris 1966, p. 130 – 131.

201 Immanuel Kant, Metaphysik der Sitten, VIII: Die Lüge ist Wegwerfung und gleichsam Vernichtung seiner Menschenwürde. Ein Mensch, der selbst nicht glaubt, was er einem anderen (…) sagt, hat einen noch geringeren Wert, als wenn er bloß Sache wäre.

202 Jeu de langage.

203 Ludwig Wittgenstein, Traktatus logico-philosophicus, in Philosophische Untersuchungen, Leipzig, 1990, p. 219.

204 Friedrich Nietzsche, Über Wahrheit und Lüge im aussermoralischen Sinn, est une conférence de 1873 que le philosophe ne publia pas de son vivant. Elle traite de l’essence métaphorique du langage et de son inévitable rigidification avec le temps, par laquelle la vérité des concepts s’use, est mise en question, et est finalement abolie.

205 http://intermezzo.rmc.fr/615921/Le-menteur-de-Jean-Cocteau-Texte-magnifique-pour-un-mensonge-qui-dit-toujours-la-verite/

206 Cf. Genèse, chapitre III.

207 Das Dasein trägt in sich selbst die Möglichkeit der Täuschung und der Lüge, cité dans Jacques Derrida, Histoire du mensonge, Prolé-gomènes, L’Herne, Carnets, Paris 2005, p. 13.

208 Hannah Arendt, Lying in Politics, Reflections on the Pentagon Papers, p. 5, cité dans Jacques Derrida, op. cit., p. 123.

209 En chinois, par exemple, le mot « imagination » ne possède pas de composante qui renvoie à l’image. C’est, tout simplement, la force de penser, 想象力(xiǎngxiànglì). L’hébreu דמיון (dimion), de son côté, renvoie à l’idée de ressemblance, qui n’est pas forcément visuelle. La composition de notre mot imagination est encore un exemple de la prédominance de la vue sur les autres sens en Occident.

210 Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, Collection « Idées » 1975, p. 371.

211 Ibid., p. 360 et 361.

212 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion 1966, livre II, p. 94.

213 We are such stuff / As dreams are made on, / And our little life / Is rounded with a sleep. William Shakespeare, The Tempest IV, 1.

214 Pascal, Pensées, VII, 434.

215 Alain, Propos, 3 décembre 1921, « Persuasion ».

216 Douces les mélodies entendues, mais plus douces

Celles qu’on n’entend point. Jouez, tendres pipeaux

Non pour l’oreille et les sens, mais, pour mieux séduire

Jouez toujours pour l’âme vos airs privés de son.

John Keats, « Ode à une urne grecque », dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Trad. R. Ellrodt, Paris, Pléiade, 2005. p. 837

217 Depuis l'Antiquité, le quadrivium constituait avec le trivium, formé de la grammaire, la rhétorique et la dialectique, le socle de la connaissance, sur lequel se greffait dans les pays chrétiens l’étude de la médecine, de la jurisprudence et enfin de la théologie. Au VIIIe siècle, Bède le Vénérable unit le trivium et le quadrivium, par lesquels débutaient toutes les études supérieures, dans les sept arts libéraux.

218 Porphyre, Commentaire sur les Harmoniques de Claude Ptolémée.

219 2 Samuel VI, 14.

220 2 Samuel VI, 16.

221 Lucrèce, De la nature, V, 1379, traduction José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993, p. 391.

222 Saint Augustin, Enarrationes in psalmos, commentaire du Psaume XXIII, traduit par moi.

223 C’était au temps où les arbres fleurissent,

les bocages se couvrent de feuilles et les prés d’herbe verte,

et dès l’aube les oiseaux chantent doucement en leur latin

et toute créature s’enflamme de joie.…

Dans La légende Arthurienne, c’est le début de Perceval le Gaulois.

224 Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, loc. cit. p. 264

225 Antoine Goléa, Rencontres avec Olivier Messiaen, Paris, éd. Slatkine, 1984, p. 71.

226 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 368, traduction revue par Henri Albert.

227 Guillaume de Machaut, Prologue, dans Poésies lyriques, éd. Vladimir Chichmaref, Paris 1909, Slatkine Reprints, Genève 1973, p. 12

228 Selon la définition de Pierre A. Riffard, La magie est l'action efficace sur un objet réel ou mental, par la parole, le geste, l'image ou la pensée, indépendamment des catégories de l'être (espace, temps, causalité), mais conformément à des correspondances soit analogiques [par exemple, rouge = le fer, le mardi] soit mécaniques [rouge → excitation, mûrissement]. Dictionnaire de l'ésotérisme, Paris, Payot, 1983, p. 198.

229 Voir Alfred A. Tomatis, La nuit utérine, Paris, Stock 1981. Je développerai ce sujet ultérieurement.

230 Homère, Odyssée, chant XII, traduction de Victor Bérard, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1955, p. 713

231 Ibid., p. 716 – 717

232 Pierre de Beauvais, Bestiaire, in Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Stock, 1980, p. 34 – 35

233 Guillaume le Clerc de Normandie, Bestiaire divin, loc. cit. p. 85

234 Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour, in loc. cit. p. 143

235 Ora, ora, niño, ora;

¿quién vos hai de dar la teta

si tu pai va no monte

y tua mai na leña seca

Cité par Federico Garcia Lorca dans sa conférence Las nanas infantiles à la résidence des étudiants de Madrid, le 13 décembre 1928.

236Hé, ho, qu’est-ce que je vais faire avec toi ?

Elle est noire, la vie que je mène avec toi.

Vous êtes nombreux et il y a peu à donner,

Hé, ho, qu’est que je vais faire avec toi ?

Cette berceuse, au titre de O can ye sew cushions ? a été arrangée par Benjamin Britten pour voix et piano et intégrée dans ses Folksong Arrangements.

237 Duérmete, mi niño,

que tengo que hacer,

lavarte la ropa,

ponerme a coser

Cité par Federico Garcia Lorca dans sa conférence Las nanas infantiles, loc. cit.

238 Schlaf, Kindchen, schlaf,

da draußen steh‘n zwei Schaf,

ein schwarzes und ein weißes

und wenn das Kind nicht schlafen will

kommt das schwarze und beißt es.

Schlaf, Kindchen, schlaf.

239 Berceuse de Federico Garcia Lorca

Ya te vemos dormida.

Tu barca es de madera por la orilla.

Blanca princesa de nunca.

¡Duerme por la noche oscura!

Cuerpo y tierra de nieve.

Duerme por el alba, ¡duerme!

Ya te alejas dormida.

¡Tu barca es bruma, sueño, por la orilla!

240 Cité par Federico Garcia Lorca dans sa conférence Las nanas infantiles, loc. cit.

241 Maintenant il est temps de dormir,

dors, mon fils et ne pleure pas,

car un jour le temps viendra

où il faudra pleurer.

Cette berceuse a été magnifiquement mise en musique par Tarquinio Merula.

242 Cité dans Gérard Lomenec’h, Troubadours, trouvères et jongleurs, Éd. Ouest France, 2013, p. 97.

243 Cf. Tessa Watt, Cheap Print and Popular Piety, 1550-1640 (Cambridge University Press, 1991), p. 11.

244 Pour ce sujet, je m’appuie sur la conférence d’Iégor Reznikoff, « L’ascension sonore de l’âme », publiée dans les Actes du colloque Psychanodia, Paris, INALCO, 7 – 10 Septembre 1993, tome 1, p. 413 – 426.

245 Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 15 ; cité dans Iégor Reznikoff, loc. cit. p. 417.

246 C’est l’appellation yiddish de la ville de Sadhora, en Bucovine, qui appartenait à l’Empire austro-hongrois.

247 Exode XIV, 31.

248 Exode XI, 1.

249 Texte de Raphaël Cohen, Textes au quotidien, 2013, http://cohen.raphael.pagesperso-orange.fr/

250 Schläft ein Lied in allen Dingen

die da träumen fort und fort.

Und die Welt hebt an zu singen

triffst du nur das Zauberwort.

Joseph Freiherr von Eichendorff, Gedichte, „Die Wünschelrute“.

251 Livre de Josué, chapitre 6.

252 Homère, Odyssée, XI, 260 sq.

253 Définitions du Grand Robert et du Larousse.

254 Voir définition p. 28.

255 Sur le plan physique, le phénomène s’explique ainsi : Si l’on effectue un couplage entre deux relaxateurs, les deux oscillateurs se synchronisent de manière telle qu’on ne peut préciser celui qui synchronise et celui qui est synchronisé ; en fait, ils se synchronisent mutuellement, et l’ensemble fonctionne comme un seul oscillateur, avec une période légèrement différente des périodes propres de chacun des oscillateurs. Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 141.

256 Marcel Jousse, cité dans Gabriel Rousteau, « Voix et oralité », dans Dire la voix, approche transversale des phénomènes vocaux, Paris, Éditions L’Harmattan, 2000, p. 59.

257 On sait que Maria Callas et Gérard Depardieu, entre autres, se sont faits soigner par Tomatis et lui ont exprimé leur reconnaissance pour les résultats obtenus lors de cette cure.

258 Platon, Les Lois, 664e – 665a, traduction Victor Cousin, t. VIII, Paris, 1831, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/lois2.htm

259 Alfred A. Tomatis, La nuit utérine, Paris, Stock, 1981, p. 136.

260 En harmonie tonale, une modulation indique un changement de tonalité pendant un mouvement, sans interruption du discours musical. Je traite de ce sujet plus en détail dans le chapitre consacré à l’harmonie.

261 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, article « ordre ». http://archive.org/stream/vocabulairetechn00lala/vocabulairetechn00lala_djvu.txt

262 Bergson, L’évolution créatrice, Paris 1907, p. 224.

263 Brigitte et Jean Massin, Ludwig van Beethoven, Paris, Fayard, 1967, p. 442.

264 Parler de la musique comme langage ne veut pas dire qu’elle se laisserait traduire en mots et en phrases – elle n’est pas une langue. Beaucoup de discussions contemporaines sur le sens de la musique sont basées sur la confusion de ces deux termes. La musique ne signifie rien. Mais elle s’exprime comme un langage ordonné et construit.

265 …. de ce principe de toute existence, de ce tréfonds dionysiaque du monde, il ne doit pénétrer dans la conscience de l’individu humain que juste l’exacte mesure dont il est possible à la puissance transfiguratrice apollinienne de triompher à son tour ; de telle sorte que ces deux instincts artistiques soient obligés de déployer leurs forces dans une proportion rigoureusement réciproque, selon la loi d’une éternelle équité. Partout où nous voyons les puissances dionysiaques se soulever violemment, il faut aussi qu’Apollon, enveloppé d’un nuage, soit déjà descendu vers nous… Friedrich Nietzsche, L’Origine de la Tragédie dans la musique, Traduction de Jean Marnold et Jacques Morland, Paris, Mercure de France, 1906 [quatrième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1, pp. 214-221).

266 Nous traitons de ce sujet sous un autre angle dans nos Métaphores des cinq sens …, vol. I, Le Toucher, loc. cit., chapitre « Espace, mouvement et matière : le toucher et l’art », p. 127 – 156.

267 Cité par Nikolaus Harnoncourt, Musik als Klangrede, Munich, Bärenreiter Verlag, 1982, p. 52, traduit par moi. En français Le Discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 1984.

268 Alan H. Gardiner, The Theory of Speech and Language, Oxford, 1932, Clarendon Press, p. 98.

269 Ceci vaut pour la musique occidentale. Dans la musique indienne, la mélodie évolue au contraire de façon quasi infinie.

270 Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues, où il est parlé de la Mélodie, et de l'Imitation musicale, édition de 1781, chap. XIII, p. 49. http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

271 Cité in Bernard Banoun, L’opéra selon Richard Strauss, Paris, Fayard, 2007, p. 197.

272 Les tropes et les séquences sont des compositions qui se sont développées à partir de l’Alléluia. Elles ont fait leur apparition au IXe siècle au monastère de Saint Gall en Suisse et se sont répandues rapidement dans toute l’Europe. Dans les pays du Nord, elles ont donné naissance au théâtre des mystères, d’une grande créativité populaire. Le Concile de Trente (1545 – 1563) les a interdites dans le courant de la Contre-Réforme, et des 4500 séquences connues toutes, sauf cinq, furent bannies de la liturgie catholique. Certaines d’entre elles ont survécu dans les chants de l’Église protestante.

273 Elle parla même d’un laceramento della poesia, d’une poésie déchirée en lambeaux par sa répartition sur différentes voix.

274 Cité dans Alberto Basso, Jean-Sébastien Bach, Paris, Fayard, 1984, vol. I, p. 109.

275  Les fonctions du jongleur, du latin joculatuor, « amuseur », étaient multiples. Si ce nom désignait à l’origine le musicien-chanteur qui accompagnait le troubadour et interprétait le « geste », il se référait ensuite aux saltimbanques, acrobates et montreurs d’animaux. Chaque jongleur maîtrisait un nombre considérable d’instruments et savait chanter et danser.

276 Cité dans Gérard Lomenec’h, op. cit., p. 104.

277 Voir à ce sujet le livre fondamental de Carl Dahlhaus, Die Idee der absoluten Musik, Bärenreiter, 1976, en français L’idée de la musique absolue, Genève, Contrechamps, 1997, p. 14.

278 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Livre III, § 52.

279 Il s’agit du Lochamer Liederbuch (1452 – 1460), du Schedelsches Liederbuch (1460) et du Glogauer Liederbuch (vers 1480).

280 Arnold Schönberg, „Das Verhältnis zum Text“, in Der blaue Reiter, Hrsg. Wassily Kandinsky und Franz Marc, Munich, Piper Verlag 2012, traduit par moi.

281denn Zeit wird aus Melodie geboren und Melodie aus Gnade. Und so entströmen dem Liede die Tage und kommen zum Herzen und vom Herzen zum Quell, und so dauert die Welt und besteht in ihrer Bangigkeit. Mir aber füllen ewiglich Wort und Lied die Seele…. Die Geschichte von den sieben Bettlern“, dans Die Geschichten des Rabbi Nachmann nacherzählt von Martin Buber, Frankfurt 1920, Oskar Bandstetter Leipzig, p. 144, traduit par moi.

282 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, 2007, PUF-Quadrige, p. 74.

283 Philippe Hurel, La musique spectrale… à terme !, Livret du CD de Gérard Grisey, Quatre chants pour franchir le seuil.

284 Un monocorde est un instrument de musique fait d'une caisse de résonance et d'une corde unique sous laquelle coulisse un chevalet, ce qui permet de jouer les notes à des hauteurs différentes.

285 Aristote, Métaphysique, A, 5.

286 Je suis ici Árpád Szabo, Les débuts des mathématiques grecques, traduit de l’allemand par Michel Federspiel, Paris, Vrin, 1977.

287 C. Huffman, Philolaus of Croton, Cambridge University Press, 1993, p. 283. Charles H. Kahn, Pythagoras and the Pythagoreans, Hackett Publishing Company, 2001, p. 26.

288 Nicomaque de Gérase, Enchiridion, chap. 3. Manuel d'harmonique, trad. Charles-Émile Ruelle, Paris, Baur 1881.

289 Platon, La République, 530d, 617b ; Cratyle, 405 c.

290 Aristote, Du ciel, 290b12.

291 Yves Lehmann, Harmonies médicales et musicales chez les penseurs de l’Antiquité, dans L’Harmonie, entre philosophie, science et arts, de l’Antiquité à l’âge moderne, sous la direction de Pierre Caye, Florence Malhomme, Gioia M. Rispoli, Anne Gabrièle Wersinger, textes réunis par Lorenzo Miletti, Atti della accademia pontaniana, Naples 2011, p. 177.

292 Platon, Timée 47b, trad. Émile Chambry, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 426.

293 Cassiodore reprend ici à la définition de saint Augustin.

294 Cité par Jamie James : La musique des sphères, traduit par Frédéric Révérend et Paul Cristatus, Monaco, Éd. du Rocher, 1997, p. 95.

295 Des doctrines d’Hippocrate et de Platon, traduction de Muller-Dufeu, 1160

296 Ibid.

297 Pour de plus amples considérations à ce sujet, voir le chapitre « Espace, mouvement et matière : le toucher et l’art » dans notre volume Le Toucher, loc. cit., p. 127 sq.

298 Anne Gabrièle Wersinger, Introduction aux harmonies des Anciens Grecs, dans L’Harmonie entre philosophie, science, et arts, de l’Antiquité à l’âge moderne, loc. cit. p. 15.

299 Ibid. p. 17.

300 Annie Bélis, Aristoxène de Tarente et Aristote, le traité d’harmo-nique, Paris, Klincksieck, 1986, p. 235.

301 Quand on superpose douze quintes et les ramène à chaque fois qu’il est nécessaire à l’octave du départ, on obtient tous les degrés de la gamme chromatique.

302 Rappelons que les harmoniques sont des sons concomitants qui accompagnent l’émission du son fondamental. Ils tiennent à la présence de plusieurs modes de vibrations simultanés et forment une série, dont les fréquences sont des multiples entiers de la fréquence du son fondamental.

303 Alain Daniélou, Traité de musicologie comparée, Paris, Hermann, 1959, p. 45. Ce livre met bien en évidence la différence d’écoute entre les musiques modale et tonale, due à leurs conceptions d’harmonie divergentes.

304 Un bourdon est une note tenue en accompagnement de la mélodie, généralement à la basse.

305 Dane Rudyar, The Magic of Tone and the Art of Music, Boston, Shambala Publications, Inc. 1982, passim.

306 Myriam Arroyave, La pensée géométrique dans la musique écrite occidentale. Un regard analytique sur l’œuvre de Varèse et Webern. Thèse dirigée par Jean-Paul Olive, soutenue le 29 Novembre 2010, Université Paris 8 - Vincennes - Saint Denis UFR 1 – Arts, Philosophie, Esthétique.

307 Dans le genre de l’organum, c’étaient l’octave, la quinte et la quarte ; à partir du XIIIe siècle, dans le gymel ou faux bourdon, la tierce et la sixte.

308 Du latin punctus égale « note ». Le contrepoint désigne une écriture punctus contra punctum, « note contre note », de voix parallèles à la fois libres de leur mouvement et liées entre elles – indépendantes et interdépendantes.

309 Un « système » correspond à l’ensemble des voix simultanées superposées.

310 Voir à ce sujet notamment Daniel Albright, Untwisting the Serpent, Modernism in Music, Literature, and other Arts¸ Chicago London 2000.

311 Arnold Schönberg, Harmonielehre, Universal Edition, Vienne, Londres, New York 1922, nouvelle édition 2010, p. 177, traduit par moi.

312 Ces touches permettaient de marquer la différence entre, par exemple, un fa# et un solb.

313 Iégor Reznikoff, L'intonation juste et l'interprétation de la musique ancienne, Genève 1988.

http://ecoledelouange.free.fr/TextRez/11-L%27intonation%20juste.pdf

314 Ibid.

315 Pour tous les aspects techniques du son et leurs implications culturelles, voir l’ouvrage de Michel Chion, Le son, Paris, Edition Armand Colin, 2006.

316 Michael Forsyth, Architecture et musique. L’architecture, le musicien et l’auditeur du XVIIe siècle à nos jours, Liège, Pierre Mardaga, 1985, p. 32.

317 Le mot vient du grec ἀντίφωνον, antiphone, de ἀντί, anti, "opposé" et de φωνή, phoné, "voix". Dans la liturgie orthodoxe c’est un chant exécuté alternativement par deux chœurs.

318 Gioseffo Zarlino, Istutizione musiche, Venise 1558 http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/6/6c/IMSLP317594-PMLP156553-leistitutionihar00zarl.pdf, traduit par moi.

319 Zarlino a activement participé au débat autour de l’intonation pure. On lui doit une gamme dans laquelle il cherche tenir compte de la justesse des tierces, jusqu’alors négligées par les musiciens, qu’on commençait à considérer comme consonantes.

320 Hector Berlioz, Traité d’instrumentation et d’orchestration, Paris, éd. Lemoine, 1993, p. 293.

321 Voir pour toute cette problématique l’excellente somme de Mikis Solomos, De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe et XXIe siècles, 545 p., Presses Universitaires de Rennes, 2013, qui me sert de guide pour mes réflexions dans ce domaine.

322 Raymond Murray Schafer, The Tuning of the World, (1977), en français Le paysage sonore, traduction de Sylvette Gleize, 1979, révisée en 2010, 411 p., les Éditions Wildproject.

323 Les définitions proviennent du Grand Robert.

324 Cité par Mikis Solomos, op. cit., p. 23.

325 Nikolaus Harnoncourt, Der musikalische Dialog, Kassel, DtV-Bärenreiter, 1988, p. 11, traduit par moi. En français Le Discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 1984.

326 Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, Paris, Actes Sud, 1999, p. 82.

327 Paul Claudel, L’œil écoute, Paris, Gallimard 1946, coll. Folio/Essais 1995, p. 174.

328 Voir notamment Nicolaus Harnoncourt, Le Discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique, loc.cit., passim.

329 Claude Samuel : Permanences d’Olivier Messiaen, loc. cit. p. 327.

330 Gotthold Ephraim Lessing s’était déjà opposé, dans son Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie (1766), à une confusion entre un art du nebeneinander (simultané) et du nacheinander (successif). Les théoriciens d’art anglais Shaftesbury, Jonathan Richardson, James Harris et Daniel Webb s’étaient également intéressés aux différences entre le principe de la simultanéité et celui de la diachronie dans les arts.

331 Ezra Pound, dans New Age, 24 January 1918, 248 – 249; cité par Daniel Albright, Modernism and music, The University of Chicago Press, Chicago 2004, p. 67.

332 Voir à ce sujet, également de Daniel Albright, Untwisting the Serpent. Modernism in Music, Literature and Other Arts, The University of Chicago Press, Chicago 2000, 395 p.

333 Analyse de Daniel Abright, Modernism and music, loc. cit. p. 64 – 65.

334 Renard, de 1916 – 1917, créé en 1922, est une histoire burlesque chantée et jouée d’après des contes populaires russes. Le texte est de Stravinsky.

335 Arnold Schönberg, Harmonielehre, loc. cit. p. 503, traduit par moi.

336 C’est ce qu’explique Theodor W. Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique (1947), trad. Hans Hildebrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 95 : Les dissonances naquirent comme expression de la tension, de la contradiction et de la douleur ; elles se sont sédimentées en devenant du « matériau ».

337 Dans son American Composers on American Music (1933), Cowell développe une théorie générale de la musique basée sur la série des harmoniques. D’une façon générale, il y a chez les « ultramodernes » américains un goût marqué pour l’expérimentation sonore. Ainsi Charles Ives (1874 – 1954), dont la pensée était marquée par les philosophes transcendentalistes, considérait-il la musique comme vivante, organique et impossible à fixer sur des partitions, les siennes laissant beaucoup de liberté à l’exécution et à l’inspiration du moment.

338 Entre autres par Bartók dans son premier concerto pour piano, et par Messiaen dans son cycle Vingt regards sur l’enfant Jésus.

339 Ce manifeste parut à son tour deux ans après le célèbre Manifeste du futurisme du peintre Fillippo Tommaso Marinetti, de 1909.

340 Luigi Russolo, L’Art des bruits, textes réunis et préfacés par Giovanni Lista, bibliographie établie par Giovanni Lista, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1975.

Ici http://luigi.russolo.free.fr/bruits.html

341 Allessandre Arbo (éd.), Le corps électrique. Voyage du son de Fausto Romitelli, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 143.

342 Guillaume Benoit, « Ceci n'est pas du silence : John Cage 4'33"», Evène, septembre 2008.

http://evene.lefigaro.fr/musique/actualite/john-cage-4-33-david-tudor-concert-musique-1553.php?p=2

343 Pierre Henry, Pour penser à une nouvelle musique (1950), in Pierre Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, Paris, Mémoire du Livre, 2002, p. 143, cité par Makis Solomos, op. cit. p. 121.

344 Edgar Varèse, Écrits, textes réunis et présentés par Louise Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 56.

345 Makis Solomos, op. cit. p. 14.

346 Richard Kostalnetz (éd.), Entretiens avec John Cage, trad. Marc Dauchy, Paris, Éditions des Syrtes, 2000, p. 77.

347 Iannis Xenakis, Musique de l’architecture, textes, réalisations et projets architecturaux choisis, présentés et commentés par Sharon Kanach, Marseille, Édition Parenthèse, 2006, p. 353.

348 Jean-Claude Risset, « Timbre et synthèse des sons », in Jean-Baptiste Barrière (éd.), Le timbre. Métaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 239 – 260. Cette thèse est abondamment traitée dans l’ouvrage de Makis Solomos, loc. cit.

349 Selon l’expression de Bernard Sève, L’instrument de musique, une étude philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 78 sq.

350 Ibid. p. 342.

351 Wassily Kandinsky: Über das Geistige in der Kunst. Insbesondere in der Malerei. Originalausgabe von 1912. Traduction française Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, éd. Denoël-Gonthier, 1969, 1979, 1989 ; éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989.

352 Henri Bergson La pensée et le mouvant, (1938), Paris, PUF, réédition 1998.

353 Les paradoxes de Zénon sont mentionnés par Platon dans le Parménide et dans le Sophiste, et commentés par Aristote, Physique (VI, IX).

354 Aristote, Physique, livre VI.

355 Je me réfère ici la terminologie d’Aristote, qui l’oppose l’enérgeia (ἐνέργεια), la force en acte, à la dunamis, (δύναμις), la force en puissance.

356 Henri Bergson, L'énergie spirituelle (1919), Paris, Payot 2012.

357 Baudelaire, Les fleurs du Mal, Spleen et idéal, « La charogne ».

358 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole t1 Technique et langage, t2 Mémoire et les Rythmes, Paris, Albin Michel, 1964-1965. t 2, p. 99.

359 Oliver Sacks Musicophilia, Paris, Éditions du Seuil, 2009 (éd. originale 2007), chapitre : « Garder la cadence : rythme et mouvement », p. 287 sq.

360 Ibid., p. 298 – 299.

361 Saint Augustin, De musica, en français Traité de la musique, chapitre sur la métrique

http://jesusmarie.free.fr/augustin_musique_traite.html

362 Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, loc. cit. p. 103.

363 Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, Paris, A. Leduc, 1994, t. I, p. 52 – 68.

364 La distinction vient de Jacques Chailley, « Rythme verbal et rythme gestuel. Essai sur l’organisation musicale du temps », Psychologie, 1, 1971.

365 Citation d’ Aniruddh Patel, chercheur à l’Institut des neurosciences de San Diego, dans Oliver Sacks, op. cit. p. 294.

366 Merlin Donald, Les origines de l’esprit moderne : trois étapes dans l’évolution de la culture et de la cognition, trad. par Christèle Emenegger et Francis Eustache, Bruxelles, de Boeck Université, 1999, p. 201, cité par Olivers Sacks, loc. cit. p. 302.

367 George Antheil, The Negro on the Spiral, or a Method of Negro Music, 1934,cite par Daniel Albright, op. cit. p. 390 – 398.

368 Entretien avec Éric Denut, dans Musiques actuelles, musiques savantes, quelles interactions ? Paris, L’Harmattan, 2001, p. 31.

369 Ceci est l’opinion de Messiaen, qui fait partie de ceux qui critiquent violemment la pulsation régulière. Dans Claude Samuel, op. cit. p. 101.

370 Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp.75-145.

371 C’est l’opinion de la compositrice Nicole Lachartre dans article Le rythme en musique de l’Encyclopaedia Universalis.

 
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