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L'étude comme recréation du monde chez Rabbi Hayyim de Volozhyn

Corinna Coulmas


publié dans Reflets bibliques, ouvrage collectif sous la direction de Mireille Mentré, Presses universitaires de la Sorbonne 1993

    Dans la période agitée qu'étaient pour la vie juive le dernier quart du XVIIIe et le premier quart du XIXe siècle, au milieu des controverses entre hassidim et mitnagdim, qui secouèrent les communautés d'Europe orientale jusque dans leurs fondements, vécut un homme intègre et pondéré dont la vision d'une vie entièrement consacrée à la Torah devait marquer l'orientation de l'étude juive pendant plusieurs générations. Rabbi Hayyim de Volozhyn (1759 - 1821), chef de file des mitnagdim
( Note 1)
lituaniens de son temps, incarne bien le type idéal de ce qu'un des descendants directs de sa célèbre école, le Rav Joseph Dov Soloveichik, devait appeler, à plus d'un siècle d'intervalle, l'homme de la halakha. Ce type religieux si caractéristique du judaïsme est caractérisé par la tension entre deux aspirations opposées:

"Deux figures contradictoires sont perceptibles dans l'homme de la halakha, deux reflets dissemblables s'impriment dans son âme et dans son esprit. D'un côté il se situe aux antipodes de ce qu'il est convenu d'appeler généralement un homme religieux et s'appa­rente de bien des façons à un homme de science de type courant; d'un autre côté, c'est un homme de Dieu, dont l'approche ontologique est orientée vers la piété et dont la conception du monde est imprégnée du sentiment de la gloire divine."
( Note 2)


    Cela s'applique parfaitement à Rabbi Hayyim de Volozhin dont la démarche intellectuelle est caractérisée par la rigueur de l'érudit et, selon les dires de son fils, par sa "vive sagaci­té" .
( Note 3)
Ses repères sont ceux d'un homme de science se mouvant à l'intérieur d'un système qui lui fournit tous les tenants et aboutissants de son raisonnement et les règles de sa conduite, mais sa visée transcende ce système entièrement consacré à l'homme et trouve sa justification en dehors de celui-ci, en Dieu. Talmudiste réputé et cabaliste, disciple préféré du Gaon de Vilna, Rabbi Hayyim était modeste et avenant en société, mais implacable dans ses exigences. C'était un homme d'action, qui consacra le gros de ses efforts à la fondation d'une yechiva dont il choisit soigneusement les étudiants et qu'il dota d'un système d'enseignement qui la rendit bientôt célèbre au-delà des fron­tières. Au début du XXe siècle, le poète Hayyim Nahman Bialik devait désigner cette école comme "l'endroit où l'âme de la Nation a été formée". Avant d'analyser plus en détail l'ouvrage magistral du grand Rav, son Nefech Hahayyim, L'âme de la vie, testament spirituel destiné aux étudiants de la yechiva, exami­nons brièvement les particularités de son école, appelée, en son honneur, Ets Hayyim, L'arbre de vie.

    Dans une époque où l'étude talmudique avait beaucoup reculé au profit de la littérature de moussar (les traités de Morale), ou s'était figée dans des raisonnements d'une complexité extrême et souvent gratuite, Rabbi Hayyim chercha à rétablir le lien entre l'étude et la vie et à garantir à nouveau à celle-ci la position privilégiée qui lui avait permis d'assurer le maintien de la nation juive à travers les siècles. Dans la yechiva de Volozhin, les étudiants travaillaient en groupe et en se relayant, vingt quatre heures sur vingt quatre. C'est montrer la valeur que Rabbi Hayyim accordait à cette activité qui est bien, comme nous le verrons, l'expression d'une vision particu­lière du monde, et non pas, comme on pourrait le croire, la dictature d'un tempéra­ment ascétique. Sa devise était l'iyyun yashar, la réflexion allant droit au but, sa méthode celle d'une critique intertextu­elle telle que l'avait préconisée et pratiquée son maître Eliahu, le Gaon de Vilna. Son souci principal allait toujours vers le contenu de la recherche et non au raisonnement qui y conduit. Ainsi il lui arrivait de s'opposer avec fermeté au pilpul, la célèbre dialectique talmudique, quand celle-ci lui parut se détacher de son but concret, sa réalisation par l'acte. Lui-même ne consentait pas à fixer par écrit les oeuvres qui n'avaient pas d'application pratique. Pour cette raison nous possédons de sa main surtout des responsa, quelques introductions à l'oeuvre de son maître, R. Eliahu, un commentaire sur la michna Priké Avot, publié par son fils à titre posthume, et son important Nefech Hahayyim, le seul livre dont il avait lui-même souhaité la publication.

    L'âme de la vie, comme l'avait appelé R. Yitshak, fils et successeur de R. Hayyim, en reprenant le nom par lequel celui-ci signait ses responsa, est à bien des égards un ouvrage singulier. Traité systématique de la doctrine religieuse du judaïsme, c'est la réflexion d'un talmudiste avisé sur la valeur de la halakha, - entreprise rare dans la littérature juive. Mais plus étonnant encore, R. Hayyim fonde son argumentation sur des sources de la Cabale, qui lui sert de repère et de justification pour son raisonnement. Nous verrons, au cours de notre analyse, l'utilisation très particulière de la Cabale chez les mitnagdim. Issu de la controverse entre hassidim et mitnag­dim, ce n'est pourtant pas un livre polémique, bien qu'il puisse être considéré comme le manifeste des opposants au hassidisme. En insistant sur la valeur de l'effort progressif et de l'acharne­ment dans l'étude, R. Hayyim met ses lecteurs en garde contre les dangers d'un spiritualisme exalté et non instruit. Mais il le fait sans agressivité, sa critique du mouvement hassidique reste toujours implicite et la possibilité du dialogue ouverte. Guide spirituel, réflexion systématique et manifeste d'opinion, L'âme de la vie est ainsi un livre à plusieurs niveaux, auxquels correspondent les différents niveaux de compréhension qui découlent des sources tantôt ésotériques, tantôt exotériques de l'auteur.

    Afin de déceler la conception globale de l'étude chez Rabbi Hayyim, qui est pour lui, nous le verrons, le seul moyen à la disposition de l'homme pour entrer en contact avec la transcen­dance, nous examinerons brièvement la construction du Nefech Hahayyim, avant d'aborder les problèmes particuliers qui en découlent. L'ouvrage a été publié dans plusieurs éditions israéliennes et a été magistralement traduit en français, pourvu de notes abondantes et d'une introduction pénétrante, par Benjamin Gross aux éditions Verdie
( Note 4)
.

 

*


    Divisé en quatre portiques et un avertissement inséré entre le troisième et le quatrième portique, L'âme de la vie tente de cerner les rapports entre l'homme et la transcendance sous tous ses aspects. En commençant au début, à savoir à la création de l'homme à l'image de Dieu, et en terminant avec la Torah, Rabbi Hayyim situe d'emblée le débat qu'il souhaite mener autour de l'étude, de la prière et des commandements, - c'est-à-dire les activités essentielles de l'homo religiosus juif -, à un niveau cosmique. Dès l'ouverture du livre, des correspondances sont établies entre l'homme et la Création:

"Après que celui dont le Nom est béni eut créé tous les mondes, il créa en guise de conclusion, l'Homme. Créature prodigieuse qui récapitule l'ensemble de l'oeuvre, constituée d'éclats des merveilleuses lumières, des mondes et des palais supérieurs qui l'ont précédée."
( Note 5)


    L'anthropologie ainsi esquissée est celle de la Cabale et, comme nous le voyons à l'allusion aux éclats de lumière, notamment celle de R. Yitshak Luria. L'homme est le microcosme qui ras­semble en lui tous les éléments de la Création. C'est la raison pour laquelle il peut agir sur l'ensemble des mondes. Cette action est de la première importance depuis la faute d'Adam, qui a troublé l'ordre initial et qui n'est qu'une répétition à son niveau du premier drame cosmique, connu dans le langage de la Cabale de Safed comme la brisure des récipients

( Note 6)
. La démarche de L'âme de la vie repose entière­ment sur l'acceptation de la conception lourianique du monde. Cependant, Rabbi Hayyim de Volozhin s'en sert comme prémisse, non comme but de sa réflexion. Nous verrons que son herméneutique très particulière justifie pleinement cette utilisation de la Cabale.

"Telle était la situation avant le péché. L'homme n'était alors constitué que de l'ensemble des mondes et des forces de sainteté et non des forces du mal. Après le péché, les forces de l'impureté et du mal s'ajou­tèrent et se mélangèrent aux premières. De ce fait elles s'infiltrèrent également dans les mondes ; puisque l'homme est composé de tous les mondes et associé à eux tous, ceux-ci sont stimulés et changent en fonction de ses actes. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le récit de l'Arbre de la connaissance du Bien et du Mal."
( Note 7)


    On peut difficilement être plus clair. Le désordre que le péché causa dans la Création doit être réparé, et c'est à l'homme qu'incombe cette tâche, puisqu’il récapitule en lui tous les univers : voilà le point de départ cabalistique de la réflexion du grand talmudiste lituanien. Dans le premier portique de son livre, il présente l'ensemble des thèses qu'il s'attachera par la suite à étayer. Les approches successives éclaireront tel ou tel aspect ou le montreront d'un autre point de vue. Comme la Cabale procède par analogies et que sa méthode est celle d'une dialectique associa­tive rigoureuse, mais non linéaire, Rabbi Hayyim revient toujours à ses explications, en les chargeant d'un sens de plus en plus profond.

    Ainsi, une fois posé le principe des correspondances entre l'homme et l'univers, il s'attelle à en analyser les mécanismes. Car ces correspondances ne sont pas statiques, elles ne reflètent pas seulement la structure de l'univers, mais changent avec l'action humaine. Celle-ci peut donc causer tort ou porter remède à l'ensemble des mondes, selon qu'elle obéit ou non aux desseins divins. Chaque mitsva, chaque commandement religieux, se rattache à un élément particulier des mondes supérieurs : d'où l'importance de leur exécution exacte, sans laquelle cette correspondance serait viciée.

"Depuis la clôture du saint Talmud, nous n'avons d'autre alternative que de suivre fidèlement toutes les instructions de la Loi écrite et de la Loi orale ; leurs principes, leurs modalités d'application, le moment de leur accomplissement, dans tous les détails et sans la moindre déviation. Si un homme d'Israël les observe correctement, même sans intention particulière et sans connaître tous les motifs et tous les mystères de chacune d'elles, il a rempli son devoir, restauré divers mondes, ajouté sainteté et lumière selon l'action accomplie, son temps, sa source, son contenu et accru ainsi la force d'Elohim, béni soit son Nom. Car le Créateur a agencé la nature des mondes de telle manière qu'ils sont dirigés par les actes des hommes : chaque mitsva accomplie remplit En-Haut la fonction particulière qui lui a été assignée.
( Note 8)
"


    Si les actes des hommes sont nécessaires à la restauration de l'univers, ce n'est pas cependant par eux que la racine cachée de chaque chose est atteinte. Plus haut que l'acte est la parole, plus haut que la parole, la pensée. A ces trois niveaux - l'acte, la parole, la pensée - correspondent les trois niveaux de l'âme humaine, à savoir nefech, l'âme végétative, ruah, l'esprit, et nechama, l'âme sainte qui n'est donnée qu'à ceux qui le méritent, et aux moments où ils le méritent. Or, le monde ayant été créé par la Parole, ce qui signifie que la Création a un caractère linguistique, (point capital sur lequel nous reviendrons), ces mêmes correspondances se retrouvent au niveau de chaque mot :

"On sait que l'âme de l'homme dans sa généralité est composée de trois niveaux particuliers: nefech, ruah, nechama, qui correspondent à l'acte, à la parole et à la pensée. C'est tout l'homme. Chaque mot se compose également de trois niveaux : acte, parole, pensée. Ce sont les consonnes, les voyelles et les accents, comme l'indique l'Introduction des Tiquné Zohar.
( Note 9)
"


    Rabbi Hayyim raisonne ici par rapport aux particularités de la langue hébraïque, où les seules consonnes sont écrites, et elles «seules ... ne peuvent résulter que d'un acte, l'écriture"

( Note 10)
, mais où le sens est donné par les voyelles, incarnant l'esprit. Tout naturellement la Torah, qui est la Parole par excellence, s'installe dans ces lignes comme la correspondance la plus parfaite entre l'homme et l'univers. Cela vient du fait que la Torah et la nechama, la partie la plus élevée de l'âme humaine, ont leur racine dans cette partie de Dieu qui restera à jamais cachée à l'homme, le En Sof, l'infini. Rabbi Hayyim reviendra sur ce point plus en longueur dans le deuxième portique. Ici, il l’expose comme un axiome, avec des allusions succinctes qui suffiront aux initiés, mais qu'il s'appliquera à démontrer ensuite par d'autres approches au plus grand nombre.

    L'homme et la Torah obéissent donc aux mêmes lois et sont de même origine divine. Cependant, la faute a entraîné une coupure entre la racine de l'homme et son être ici-bas, comme elle a entraîné une coupure entre les mondes supérieurs et inférieurs. Pour rétablir le lien perdu, il est logique de suivre des voies de la Torah, qui seule a gardé intégrale sa sainteté première lors de sa descente dans le monde matériel, lequel affecte de ses scories toutes les autres créatures, l'homme compris. C'est en l'étudiant que, dans un mouvement de spirale qui va de l'exté­rieur vers l'intériorité la plus profonde, on parviendra à son âme, laquelle se confond, comme nous le verrons plus en détail, avec Dieu lui-même.

    En vertu des correspondances esquissées ci-dessus, l'étude, dans la doctrine de Rabbi Hayyim de Volozhin, a donc un double effet.

    Premièrement, et de façon progressive, elle restitue l'homme dans sa stature première, en commençant par le corps et en aboutissant au rétablissement du lien entre lui et sa nechama, son archétype divin.

    Deuxièmement, par le même mouvement, les mondes supérieurs et inférieurs se rapprochent dans l'oeuvre de réparation entre­prise par l'homme, et c'est là en fait que Rabbi Hayyim voit le vrai but de l'étude:

"Tout le corps de l'homme s'élève et se purifie par l'étude de la Torah et des mitsvot; et de même tous les mondes - dont l'homme est le prototype - se purifient, s'affirment et s'élèvent grâce à cette étude. Le juste, qui se place vraiment au service de Dieu, ne dirige pas sa pensée, au moment du culte, vers l'inten­tion d'élever et de purifier ses propres corps et âme, mais il vise un but plus élevé : restaurer et purifier les saints mondes supérieurs."
( Note 11)


    Théocentrisme marqué de cette citation, que de nombreuses autres viendront confirmer. Ce n'est pas dans l'éthique, c'est-à-dire dans le progrès moral de l'homme, qu'il faut chercher le pivot de la réflexion et le mobile des efforts pratiques de l'auteur de L'âme de la vie, bien que cet aspect ne soit nullement négligeab­le. C'est dans sa métaphysique, celle d'un mystique juif, d'un cabaliste ébloui par l'importance de la tâche de l'homme. Au théocen­trisme viendra s'ajouter l'acosmisme, la négation de la réalité de l'univers si on le considère non pas de notre point de vue, mais du côté de Dieu.
 

    En effet, après avoir défini la place et le rôle de l'homme dans l'univers, Rabbi Hayyim s'attache à cerner, dans le deuxième portique, la notion de Dieu. Il le fait en partant de la prière, prise comme l'exemple le plus significatif de la Parole humaine cherchant à dépasser ses propres limites pour atteindre la transcendance. C'est cette parole-là qui nous révèle ce qui est, pour notre compréhension, le paradoxe de la simultanéité entre le Dieu révélé et le Dieu caché, c'est-à-dire entre sa transcendance et son immanence.

"Parce qu'il a bien voulu s'associer aux mondes, et que de ce fait notre entendement l'atteint un tant soit peu, nous l'interpellons à la seconde personne: «Béni sois-Tu, Eternel notre Dieu, maître du monde.» (...) «Celui qui nous sanctifie et nous ordonne», c'est l'essence du En Sof, l'Infini, celle qui est dissimulée plus que tout secret. Aussi le désignons-nous alors à la troisième personne: «Qui nous a sanctifiés et nous a ordonné.» (...) L'inclusion dans toute bénédiction de ces deux aspects est un principe essentiel de notre foi."
( Note 12)


    L'idée force de Rabbi Hayyim de Volozhin qui sous-tend tout son raisonnement et le délivre des pièges du paradoxe est celle d'une herméneutique particulière. Il ne perd jamais de vue que toute notre connaissance, même là où nous croyons saisir les mystères les plus profonds qui dépassent notre condition, est tributaire de nos facultés limitées d'entendement. Pour cette raison il établit la différence de perspective des choses vues de notre côté ou de Son côté, c'est-à-dire du côté de Dieu. Pour nous, il y a le monde et ses créatures, il y a les mondes supérieurs et il y a Dieu ; vu de Son côté, il n'y a que Lui-même :

"«Il n'y a rien en dehors de Lui» (Deut. 4, 39), absolument rien, dans l'ensemble des mondes, depuis les mondes les plus élevés jusqu'à l'abîme le plus profond dans les entrailles de la terre. Absolument parlant, on peut dire qu'il n'y a aucun être ni aucun monde : tout est plein de l'essence de l'unité simple de Dieu."
( Note 13)


    Ainsi l'idée lourianique du tsimtsum, du retrait de Dieu en lui-même pour laisser place à la Création, est interprétée par Rabbi Hayyim non pas comme une réalité qu'on pourrait se représenter de façon spatiale, tout en considérant qu'il s'agit, bien sûr, d'une réalité spirituelle, mais comme une interposition d'écrans entre nous et la lumière divine. Cette occultation volontaire a comme conséquence que notre perception est entièrement basée sur la différence. Par un effort progressif, au cours duquel il importe de ne pas sauter les échelons, nous devons redécouvrir le principe d'unité, mais il est entendu que, compte tenu des limites imposées à notre nature, nous ne pourrons jamais y parvenir. Le moyen de progresser dans cette voie nous a été indiqué par Dieu lui-même. Il a été consigné dans sa Torah:
"Ces considérations se formulent de notre côté, c'est-à-dire que notre perception ne porte que sur la réalité apparente, et c'est selon cette modalité que sont établies toutes les obligations que Dieu nous a ordonnées d'une manière catégorique pour la réglementa­tion de notre conduite."

( Note 14)


    Pour Rabbi Hayyim, nous n’avons pas le choix. Nous devons accomplir la volonté divine par le biais des commandements, car ceux-ci correspondent à notre niveau et à nos possibilités. Il n'est pas question de les prendre à la légère et de considérer qu'on est «quitte» vis-à-vis de Dieu si nos intentions sont bonnes et notre coeur rempli d'ardeur : ce qui compte, au niveau de notre monde de fabrication, qui est un monde matériel, c'est l'acte. Nous voyons comment Rabbi Hayyim prend ici subtilement position contre l'opinion des hassidim, qui célèbrent la pureté de l'intention, parfois au détriment de l'acte, et recherchent avant tout la devequt, la communion avec Dieu. Or, pour notre auteur, une telle communion, qui serait l'effet d'une élévation de l'âme, est tout à fait impossible à réaliser par notre seul désir, aussi ardent soit-il. Elle ne correspond pas à l'ordre que Dieu, "par un décret de Sa volonté et pour une raison connue de Lui seul",
( Note 15)
a donné au monde. Ne pas tenir compte de la distance infranchissable qui nous sépare de Lui équivaudrait justement à vouloir lever les écrans qu'Il a interposés entre nous et Sa lumière. Mais cela est interdit:

"C'est le contenu et le sujet de la conclusion de l'Alliance: ne pas pousser la spéculation sur l'essence de la divinité, qui reste cachée, même pour les Sages.
( Note 16)
"


    Il faut, dans un double mouvement, être conscient du caractère à jamais inconnaissable de Dieu, et prendre au sérieux la Révéla­tion : voilà, en résumé, la doctrine de Rabbi Hayyim de Volozhyn. Cela explique aussi que chez lui les sujets cabalistiques soient à la base du raisonnement, comme principe d'herméneutique (à savoir que notre connaissance équivaut à la représentation du Grand Homme, du Shiur Koma), mais non comme but de sa spécula­tion. Celle-ci tourne exclusivement autour de la tâche de l'homme dans le drame cosmique, et de la voie qu’il doit suivre.

    Or, l'unique voie qui nous soit autorisée selon la perspective de Rabbi Hayyim est celle de la Torah. De même que Dieu est le lieu, maqom du monde

( Note 17)
, celle-ci est le lieu de la Révélation, et ainsi le terrain de rencontre naturel entre Dieu et l'homme. Or, la Révélation, c'est-à-dire la Parole de Dieu, est aux yeux de Rabbi Hayyim, à la fois un événement unique et renou­velé chaque jour : la Parole est une parole vivante. Par la Torah, le judaïsme entend depuis l'époque rabbinique l'ensemble toujours grandissant du Texte et de ses exégèses successives, la Torah écrite et la Torah orale
( Note 18)
:

"Le Midrash explique: «Ecris-toi ces paroles» (Ex. 34, 27): Quand le Saint, béni soit-Il, se révéla au Sinaï pour donner la Torah à Israël, il dit à Moshé, dans l'ordre, la Bible, la Mishna, les Halakhot et les Aggadot, comme il est écrit: "Dieu dit toutes ces paroles" (Ex. 20, 1): même les questions qu'un disciple pose à son maître.
( Note 19)

Bien plus, au moment où l'on étudie la Torah en bas, chaque mot qui sort de la bouche, des mots identiques sortent, si l'on peut s'exprimer ainsi, de la bouche de Dieu. (...) C'est pourquoi l'ensemble de la Torah, sans distinction ni différence, jouit d'une égale sainteté, car tout est parole de Sa bouche."
( Note 20)


    La Torah est donc la Parole de Dieu. Or, comme l'affirme de façon répétée le Zohar, une des sources principales de Rabbi Hayyim, Dieu et sa Parole sont identiques. L'explication technique, en l'occurrence cabalistique qu'il nous fournit pour étayer cette thèse est que "la racine supérieure de la Torah se trouve dans le plus élevé des mondes supérieurs, celui du En Sof."

( Note 21)
D'où son antériorité par rapport aux mondes. C'est par elle que les mondes furent créés, et par elle qu’ ils se maintiennent à l'existence:

"Aussi la Torah, dont la racine se situe bien au-delà du monde d'Atsilut
( Note 22)
- comme nous l'avons montré : Dieu et sa Torah sont identiques - constitue l'âme vitale, la lumière et la racine de l'ensemble des mondes. Comme au moment de la Création, quand tous les mondes émanèrent et furent créés, ainsi depuis lors, elle est leur âme vitale et la condition de leur persévérance dans l'être. Privés du flux de sa lumière, qui se répand sans interruption pour les éclairer et les maintenir, tous les mondes retourneraient au néant absolu."
( Note 23)


    La crainte d'un anéantissement de la Création revient comme un leitmotiv chez Rabbi Hayyim. Elle révèle la fragilité de l'asso­ciation de Dieu à son monde, qui demande à être entretenue par l'homme à chaque instant. Lourde tâche, qui incombe à Israël, médiateur désigné de la Parole. En effet, "chaque membre du peuple d'Israël est intimement lié à une des lettres de la Torah avec laquelle il s'identifie totalement."

( Note 24)
Tout comme la Torah, la nechama, l'âme sainte de chaque Juif, a sa racine supérieure dans l'En Sof. La responsabilité de l'homme qui étudie est par conséquent énorme: c'est de lui que dépend le maintien, la dégradation ou la réparation de l'univers.

    Nous comprenons dès lors les dispositions spéciales que Rabbi Hayyim de Volozhyn prit dans sa yechiva pour que l'étude y soit effectuée jour et nuit. Nous comprenons aussi qu'il ait voulu écarter tout souci matériel pour ceux qui s'y consacrent:

"On écarte de lui et on le délivre de tous les soucis et de tous les tracas de la vie professionnelle, et d'une façon générale de tous les embarras qui entravent l'étude suivie de la sainte Torah, comme il est dit: «Celui qui prend sur lui le joug de la Torah, on le délivre du joug de la royauté et du joug de la vie professionnelle» (Avot 3, 6)."
( Note 25)


    C'est à la femme qu'incombe dans cette perspective la tâche de «donner la nourriture à sa maisonnée» (Prov. 31, 15) - ce qui reflète une réalité sociale dans les communautés juives d'Europe orientale. Cependant, la Lituanie du début du XIXe siècle était un pays bien trop pauvre pour que les hommes juifs puissent se permettre de ne pas travailler du tout, afin de se consacrer à l'étude. D'où la dégradation de l'étude talmudique à laquelle nous avons déjà fait allusion, et le fossé grandissant entre les savants et la masse populaire devenue vulnérable aux mouvements hérétiques et à d'autres influences étrangères. La création de la yechiva de Volozhin représente donc une vraie restauration, un tiqun, dans le sens que Rabbi Hayyim donne à toute action humaine réussie. En même temps, elle met au jour quelques problèmes délicats contenus dans sa doctrine, et qui ont tous à voir avec la question, à la fois philosophique et pratique, du passage à l'acte.

    En effet, l'objet de l'étude envisagé par Rabbi Hayyim est la halakha, qui constitue la norme pour la conduite de chaque Juif observant. Cet objet est parfaitement exotérique, il concerne l'homme dans sa quotidienneté, alors que les raisons profondes de l'étude avancées par notre auteur sont, comme nous l'avons montré, ésotériques et théocentriques. Il y a donc une tension sous-jacente à l'oeuvre de Rabbi Hayyim. A une spiritua­lité teinte de panthéisme telle qu'on la trouve chez certains hassidim, il oppose un mysticisme de la Torah.

"La Torah est appelée Arbre de Vie. Ce n'est que durant le temps où l'on s'en occupe amoureusement et qu'on la médite régulièrement, que l'on vit une vie supérieure authentique, relié et rattaché, si l'on ose dire, à Celui qui vit éternellement, que son Nom soit béni, car le Saint béni soit-Il et la Torah sont identiques.
( Note 26)
"


    La Torah est vue comme Parole vivante, donc constamment réactualisable: l'exégèse continue, et elle porte sur l'action, sur laquelle elle doit normalement déboucher. Or nous trouvons à cet égard, dans L'âme de la vie, deux affirmations contradictoires - du moins le deviennent-elles dans la réalité, même si en théorie, on peut les soutenir simultanément. La première est le primat accordé par Rabbi Hayyim à l'acte, c'est-à-dire à la réalisation exacte d'un commandement, par rapport à la pensée. Il se trouve ici dans la droite lignée du judaïsme orthodoxe. La deuxième est la supériorité de l'étude sur la mitsva : l'étude, qui se fait entièrement en vue de l'action, n'a pas besoin du passage à l'acte pour être valable. Théoriquement, ce point de vue se défend. La norme est de toute évidence plus importante que son application. C'est elle qui confère le sens à cette dernière:

"... Ajoutons que même la sainteté, la vitalité et la lumière des mitsvot qui vivifient l'homme qui les accomplit, sont empruntées et dérivent de la sainteté et de la lumière de la Torah. La mitsva, par elle-même, ne dispose d'aucune vitalité, sainteté ou lumière. Elle ne les reçoit que par la sainteté des lettres de la Torah.
( Note 27)
"


    La halakha, dans cette vision des choses, n'a donc rien d'une Loi naturelle. Tout en se limitant à la seule vie matérielle de l'homme, elle reçoit sa justification non pas de celle-ci, mais de Dieu. A nouveau se fait jour la tension entre l'ésotérisme et l'exotérisme, entre l'homme de Dieu et l'homme de la science. Le problème d'une étude dont la visée est la réélaboration constante d'une norme, laquelle n'est cependant pas forcément mise en pratique par ceux qui l'élaborent, est double: premièrement, il en résulte un certain élitisme, parce qu'il est évident que seuls quelques-uns peuvent se consacrer à cette tâche. Cet élitisme va de pair avec un intellectualisme marqué, l'éminence étant dans l'étude et non dans l'action. Or, et ceci est le deuxième point, une norme qui n'est pas constamment mise à l'épreuve dans la pratique par ceux qui l'élaborent est destinée à s'affai­blir. C'est ce qui s'est passé pour la halakah dans les généra­tions postérieures à Rabbi Hayyim. Peut-être touchons-nous là à une des nombreuses raisons de ses difficultés d'adaptation à la vie moderne.

    Cependant, ce sont là, en réalité, les problèmes des descendants. Rabbi Hayyim a essayé de parer à la situation pratique dans laquelle se trouvaient les Juifs de son temps en Lituanie, et il a magnifiquement réussi. En même temps, en homme de Dieu, il était préoccupé, au-delà de tout, par la gloire divine, et son Nefech Hahayyim constitue la réponse à cette préoccupation:

"Depuis la destruction de notre Sanctuaire et depuis que les enfants sont été chassés de la table de leur Père, la Gloire divine nous a quittés; elle s'est affaiblie sans pouvoir, si l'on ose dire, se ressaisir : il ne reste que cette Torah, quand Israël, peuple saint, «gazouille» et médite ses paroles comme il convient. Ces paroles sont pour la gloire divine un «petit Temple» où elle retrouve force et vigueur. Elle réside ainsi au milieu d'Israël, et étend sur eux ses ailes protectrices, ce qui la réconforte dans une certaine mesure, si l'on a le droit de s'exprimer de la sorte. Nos maîtres disent: «Du jour où le temple a été détruit, Dieu n'a plus rien dans le monde, que les quatre coudées de la Loi. (Ber. 8a) » "
( Note 28)

 

Notes

1 Les mitnagdim étaient les adversaires du mouvement hassidique. Ils défendaient l'idéal intellectualiste de l'étude classique contre le spiritualisme et le primat de l'intention sur l'acte que préconisait le hassidisme.
2 Joseph Dov Soloveichik, L'homme de la Halakha, Organisation Sioniste Mondiale, Dép. de l’Education et de la Culture par la Torah dans la Diaspora, Jérusalem, 1981, p. 9.
3 R. Yitshak ben Hayyim, "Préface au Nefech Hahayyim", R. Hayyim de Volozhin, L'âme de la vie, édition Verdier, Lagrasse 1986, p. 261.
4 Rabbi Hayyim de Volozhyn, L'âme de la vie, éditions Verdier, Lagrasse, 1986. Pour toutes nos citations, nous nous servirons de cette édition.
5 Rabbi Hayyim de Volozhyn, L'âme de la vie, éd. Verdier, Lagrasse, 1986, p. 18 - 19.
6 La théorie de la «brisure des récipients» a été exposé par Rabbi Hayyim Vital, un des disciples de Rabbi Itzhak Louria, dans son Ets Hayyim, L'arbre de vie. Il en existe plusieurs éditions, la meilleure étant celle de Hotsaat mekor hayyim de Jérusalem. En français, on peut en lire le résumé dans Les grands courants de la mystique juive, chap. 7, de Gershom Scholem. Voir également l'introduction de L'âme de la vie de Benjamin Gross.
7 Op. cit., p. 19, note g.
8 Rabbi Hayyim de Volozhin, op. cit., p. 68.
9 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 108 - 109.
10 Ibid.
11 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 64.
12 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 78.
13 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 122.
14 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 127.
15 Op. cit., p. 133.
16 Op. cit., p. 130.
17 cf. "Dieu est le lieu du monde, mais le monde n'est pas le lieu de Dieu."(Genesis Rabba 68). Rabbi Hayyim développe longuement cette idée dans le Troisième Portique.
18 Cf., entre beaucoup d'autres exemples, Avot I, 1.
19 Exode Raba, chap. 43.
20 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 183.
21 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 187, et passim. Dans la Cabale, la Torah écrite et la Torah orale correspondent généralement la première à la sefira Tiferet, la seconde à Malkhut, et la Torah primordiale à Hokhma. Le fait de la situer dans En Sof, du côté inconnaissable de Dieu, est inhabituel, mais caractéristique pour Rabbi Hayyim, attentif à la distance qui nous sépare de Dieu, et rempli du sentiment de sa proximité médiate (voir infra).
22 Le plus élevé des quatre mondes de l'Emanation.
23 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 189.
24 Ibid., p. 190.
25 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 203.
26 Rabbi Hayyim de Volozyhn, op. cit., p. 248.
27 Rabbi Hayyim de Volozhyn, op. cit., p. 238.
28 Op. cit., p. 249.

 
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