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Conceptions du Pouvoir dans le Judaïsme et dans le Christianisme médiévaux




Corinna Coulmas



paru dans : Politique et religion dans le judaïsme ancien et médiéval, actes du colloque des 8 et 9 décembre 1987 organisé par le Centre d'Etudes juives de l'Université Paris IV Sorbonne
Desclée, Paris 1989



Vouloir comparer les conceptions juive et chrétienne du pouvoir au Moyen Age peut paraître une gageure: le christianisme avait hérité l'Empire romain; le judaïsme, depuis la défaite définitive infligée par Rome aux insurgés de Bar Kokhbar en l'an 135, n'avait plus aucun pouvoir politique. Sur ce plan précis, la situation de fait des deux communautés religieuses aux XIIe et XIIIe siècles - que j'ai choisis comme pivot de mon analyse - était donc tellement différente depuis près d'un millénaire que la transposition idéologique du problème du pouvoir devait nécessairement correspondre à l'évolution histo­rique propre de chacune d'elles. Pourquoi alors choisir cette époque-là plutôt qu'une autre pour une telle comparaison? Pourquoi même l'entre­prendre? Je répondrai dans un instant à ces questions. Par ailleurs, pour ce qui est du christianisme, les rapports de l'Eglise au pouvoir ont déjà été abondamment analysés
( Note 1)
, alors que pour le judaïsme, cela ne semble pas s'imposer: on n'interroge pas habituellement une pensée sur quelque chose qui lui fait défaut dans la réalité.

Or, cette comparaison m'a paru intéressante, et cela pour plusieurs raisons. C'est qu'à mes yeux, les conceptions juive et chrétienne du pouvoir sont comme les deux faces d'une même médaille, dont chacune est éclairante pour la compréhension de l'autre. Les parallèles et les différences qu'elles présentent n'ont, à ma connaissance, encore jamais été mis en évidence. Mon propos, dans cette brève étude, est double:

Premièrement, je voudrais révéler les sources communes aux conceptions juive et chrétienne du pouvoir, en analyser le caractère particulier et suivre rapidement l'évolution du concept dans les deux traditions jusqu'au Moyen Age.

Deuxièmement, par l'analyse de ce double processus, j'espère donner un exemple à la fois précis et éclairant de la manière dont le réel détermine la pensée (dans notre cas le politique la religion). En même temps on devrait comprendre ce qu'il y a d'irréductible dans cette façon commune d'appréhender le monde, on devrait donc voir l'impact du spirituel sur le réel autant que l'inverse.

J'ai choisi les XIIe et XIII siècles comme point d'arrivée parce qu'ils sont, pour le christianisme, une sorte d'apogée. La "théorie des deux glaives" qui s'y développe représente l'impli­cation ultime du concept biblique de la royauté de Dieu et la fin d'une évolution séculaire; ce qui viendra après a déjà trait à la sécularisation qui s'annonce. Quant au judaïsme, c'est la dernière époque avant le "grand enfermement" dans les ghettos, où juifs et chrétiens, malgré les différences évidentes de leurs situations respectives, font encore partie d'une même société, où donc une analyse de ce problème à la fois théorique et réel peut avoir un sens.

*


Le pouvoir en tant que concept est un terme de la philoso­phie politique. Celle-ci peut être définie comme la tentative d’organiser, sur un plan idéologique, une communauté historique de façon à lui permettre de prendre des décisions sur sa forme de vie et sa survie. Dans quelle mesure le terme pouvoir est-il donc pertinent par rapport au judaïsme et au christianisme? Dans la mesure précisément où les deux sont des communautés historiques. Or, les deux sont, et se comprennent chacune comme une unité de caractère à la fois temporel et spirituel, et tout le problème commence par cette constatation préliminaire. Car, à regarder de près, c'est justement le spirituel et pas le temporel qui confère, dans un cas, ou restitue, dans l'autre, aux deux communautés leur unité: le peuple juif, qui forme une unité historique, donc naturelle, est dispersé; le "peuple chrétien" se constitue d'emblée de différentes nations qui ont leur propre histoire et leurs propres intérêts. Or, que signifie le fait d'exercer du pouvoir (réel) sur une communauté spirituelle? Qui l'exerce? Comment ce pouvoir est-il défini? Voilà les questions qui se posent ; et elles se posent, comme nous le verrons, déjà dans la Bible.

*


L'Ancien Orient a associé le pouvoir au sacré, exercé par des rois-prêtres ou des rois-dieux ; il n'y avait pas de pouvoir en dehors du domaine sacré et ce pouvoir était visible à tous. Au contraire de cette conception, l'Antiquité grecque s'est posé le problème de l'aménagement du pouvoir dépouillé d'emblée de toute sainteté. Dans le judaïsme ancien, Dieu est considéré comme le Roi suprême, seul véritable détenteur du pouvoir : c'est lui qui a créé l'univers et qui régit personnellement l'histoire du monde. Cependant, de par sa volonté, il a conféré l'exercice du pouvoir terrestre à certaines personnes : à une assemblée de sages, à des juges, ou à un roi humain. Ce sont les rapports entre l'exercice du pouvoir sur terre et la Royauté de Dieu qui sont par principe ambigus et qui doivent constamment être redéfinis.

L'approche de la Bible par rapport à ce problème est complexe, et il est évident que la perspective des livres prophétiques n'est pas celle de certains passages des Chroniques ; elle va jusqu'à changer à l'intérieur d'un même livre. Il est cependant possible d'en dégager un grand principe : l'Ancien Testament donne la préférence à ce qui prête le moins à confusion au sujet de la Royauté de Dieu. Ainsi, l'ordre social de la généra­tion du désert qui se trouve encore directement sous commande­ment divin est regardé comme supérieur par rapport à tout ce qui suit ; en deuxième lieu vient l'organisation "démocratique" de l'époque des juges, et en dernier seulement, la monarchie. Celle-ci est vue comme un pis aller : l'histoire du couronnement de Saül montre qu'on y voyait une contradiction avec l'idée d'un règne direct du Seigneur sur son peuple
( Note 2)
. Malgré ces réserves, la royauté n'était pas considérée comme une institution humaine à part entière. Le roi est l'élu du Seigneur ; il est machiah, son oint et a une certaine sainteté en vertu de ce fait. Si l'onction était une pratique commune en Ancien Orient, il ne semble pas y avoir eu d'autres civilisations où le terme machiah servait à désigner le roi. L'Ecriture stipule que quiconque lui fait du mal sera puni
( Note 3)
, et il n'est responsable que vis-à-vis de Dieu lui-même
( Note 4)
.

Cependant, et ceci est fondamental, le roi n'est pas le législa­teur. Il doit lui-même se plier aux lois de la Tora, auxquelles il ne peut ni ajouter, ni retrancher, et la "Loi du Roi
( Note 5)
" du Deutéronome vise toute entière à limiter ses préroga­tives habituelles : il ne doit posséder ni trop de femmes, ni trop de chevaux, ni trop d'argent, pour ne pas élever son coeur au-dessus de ses frères, et méditer et appliquer la Loi du Seigneur. La Loi a préséance sur le roi, et elle règle les rapports sociaux et économiques jusqu'au plus infime détail. Voilà ce qui tranche absolument et, si on y pense, scandaleusement, avec l'image et la pratique de la royauté à cette époque. Le roi idéal dans le judaïsme ancien est ainsi assimilé au berger
( Note 6)
; image modeste qui met l'accent sur le devoir plutôt que sur la puis­sance et la gloire; c'est le roi messie, melekh hachalom, qui établira justice et paix sur terre
( Note 7)
et abolira définitivement l'exercice du pouvoir par l'homme sur ses semblables.

Le pouvoir humain, dans la Bible hébraïque, est ainsi à la fois sacralisé et relativisé : le vrai pouvoir n'appartient qu'à Dieu ; mais le pouvoir humain a bien été instauré par Lui. L'ambivalence de ce concept se rencontre, sous des formes différentes, et dans le judaïsme rabbinique et médiéval, et dans le christianisme.

*


Nous avons dit qu'avec la destruction du Temple et la dispersion, le judaïsme avait perdu tout pouvoir politique. Ce qu'il importe de souligner ici, c'est qu'un antidote idéologique à cette perte a été trouvé dès le siège de Jérusalem selon la légende, en réalité probablement peu après : en fondant l'acadé­mie de Yabné, R. Johanan ben Zakkai a assuré la survie du judaïsme et un renouveau de sa force spirituelle ; en même temps, il a opéré un déplacement dans la conscience juive qui devait durer près de deux millénaires. Je parle de l'intel­lectua­lisation de la vie juive, évolution au cours de laquelle s'établit tout un nouveau système de valeurs où, par rapport au problème qui nous préoccupe, l'accent se déplace du pouvoir vers le savoir, et où tout un ensemble de concepts est réinterprété et adapté à la nouvelle situation historique.

Les communautés juives en Occident - les seules dont je m'occupe ici - se sont ainsi développées sous domination étran­gère, en étant quotidiennement confrontées à un pouvoir imposé de l'extérieur. La formule qui régit l'attitude des communautés à son égard est dina de malkhuta dina, la loi de l'Etat fait loi, à condition de ne pas empiéter sur la Tora. Formule pragmatique s'il en est, qui trahit une conception du pouvoir tout aussi pragmati­que - pouvoir avec lequel il faut s'arranger et qui ne représente nullement, comme dans le chri­stianisme médiéval, un ordre social reflétant l'ordre de l'univers. L'autonomie juri­dique dont jouissaient les communautés juives au Moyen Age ne faisait que renforcer une telle vision des choses: tout ce qui était réellement important dans la vie d'un individu était géré par la Communauté, qui ne détenait pourtant pas de pouvoir politique. L'attitude à adopter par ses membres vis-à-vis de ce dernier était donc par définition ambiguë.

Les littératures rabbinique, philosophique et kabbalistique juives donnent maints exemples de cette façon de voir. Le déplacement des valeurs dont j'ai parlé s'y reflète de la façon suivante : tout en considérant que le pouvoir terrestre a été instauré par Dieu (y compris le pouvoir étranger), l'accent est mis sur le fait que ce n'est pas le vrai pouvoir, est mis sur son caractère provisoire et éphémère, alors qu'on souligne la solidité de la part juive, à savoir le "pouvoir" spirituel. Je n'en donnerai que quelques exemples, dont chacun est censé illustrer un aspect particulier.

Le caractère ambivalent, à la fois divin et humain du pouvoir, et le conflit d'autorités qui peut en naître est joliment démontré par le midrache suivant:
"«Suis l'ordre du roi» (Eccl. VIII, 2). L'esprit saint dit: «Si le royaume terrestre décrète des persécutions (contre les Juifs), vous ne devez pas vous révolter contre le fait que ces décrets sont à vos dépens et vous devez vous soumettre à la volonté du roi. Mais s'il décrète que vous devez annuler la Tora, les commandements et le sabbat, alors vous ne devez pas écouter l'ordre du roi. C'est ce qu'ont fait Hananiah, Michael et Azariah. Mais au moment d'être délivrés, ils ont attendu que le roi les y invite (à sortir de la fournaise - ceci en témoignage de respect envers le roi).
( Note 8)
"

L'abîme qui sépare le Roi céleste des rois terrestres est constamment mis en évidence par le midrache, souvent dans l'intention évidente de ridiculiser ces derniers. Ainsi lit-on par exemple
( Note 9)
:
"Si on soigne leurs images, à quel point est-il plus important que je soigne mon corps, puisqu'il est fait à l'image de Dieu."
Le Midrache Tanhuma
( Note 10)
se moque d'Hadrien, le conquérant de Jérusalem, en le comparant au Roi de l'univers : non, il ne commande pas aux vents, il n'a pas créé le monde. Même démarche dans un midrache sur le Pharaon d'Egypte.
( Note 11)


Ceci est dans la droite ligne des prophètes. Plus étonnante est la réinterprétation de la royauté de Judah et d'Israël par le Talmud et le midrache. Au lieu d'insister sur la gloire perdue, on ne cesse de souligner la différence entre les rois d'Israël et les rois des «nations» : d'un côté, labeur et peine, de l'autre, luxe et splendeurs. Ainsi David, le roi-poète qui se lève au milieu de la nuit, quand les rois de la terre dorment, réveillé par le vent du nord qui passe dans sa harpe, pour étudier la Loi
( Note 12)
.
Le midrache insiste:
"Moi, je réveille l'aurore.
( Note 13)

Ou encore:
"Tous les rois de l'orient et de l'occident sont installés confortablement dans leur gloire. Moi, j'ai les mains salies par le sang, la peau des enfants et le placenta afin de déclarer pure une femme à son mari.
( Note 14)


Les trois premiers rois de la Bible et, selon le midrache, ceux qui, à beaucoup d'égards, étaient le plus conformes à la volonté divine, Saül, David, Salomon, représentent trois sortes de solitude: la dépression qui mène au suicide; l'angoisse; l'amertume désabusée du pouvoir. Aucun des trois ne mérite pleinement le pouvoir qui lui a été donné : à Saül il est donné et repris d'un même mouvement - se pose la question du pourquoi.
"Pourquoi Saül a-t-il mérité la royauté? A cause de sa modestie.
( Note 15)

Et:
"Rabi Yehuda dit au nom de Rav: Pourquoi le règne de la maison de Saül n'a-t-il pas duré? Parce qu'il n'y avait en elle aucun défaut.
( Note 16)

Formule paradoxale assez éclairante quant à la façon de juger le pouvoir terrestre. David, pour l'amour d'une femme, démérite au point de ne pas être jugé digne de construire le Temple ; Salomon, qui le construit et l'inaugure, qui aurait dû être le messie, est pris au piège de la "femme étrangère" et perd tout:
"Rech Lakich a dit: au début Salomon régnait jusque sur les mondes supérieurs, ainsi qu'il est dit (1 Chr. 29, 23): Salomon siégeait sur le trône de l'Eternel. Et à la fin il ne régnait que sur les mondes inférieurs, ainsi qu'il est dit (1 R. 5, 4): il dominait sur tout ce côté du fleuve, depuis Tiphsa jusqu'à Gaza. (...) Ensuite, il n'a plus régné que sur Israël (..), et puis plus que sur Jérusalem, ainsi qu'il est dit (Eccl. 1, 1): paroles de Kohelet, fils de David, roi de Jérusa­lem. Ensuite, il n'a plus régné que sur son propre lit, ainsi qu'il est dit (Cant. 3.7): voici c'est son lit le lit qui appartient à Salomon. Ensuite, il n'a plus régné que sur son bâton, ainsi qu'il est dit: (Eccl. 2,10): voici toute ma part qui me reste de toute ma peine.
( Note 17)


La royauté juive est vulnérable : même ses emblèmes ne restent pas longtemps dans les mains d'Israël, qui ne conserve finalement que la promesse d'une royauté future à laquelle ne s'associe plus l'idée du pouvoir tel que nous le concevons. Ainsi le midrache
( Note 18)
relate qu'à part le Temple de Jérusalem, rien au monde n'égalait en beauté le trône de Salomon. Or, dès le règne de son fils Réhoboam, ce trône a été transféré en Egypte, chez le Pharaon Shishak, qui l'exigeait comme indemnisation pour le veuvage de sa fille. Ensuite, il a été amené en Babylone, puis en Grèce, et en fin de compte à Rome. D'une historicité douteuse, la force de la métaphore midrachique n'en paraît que plus frappante : le pouvoir terrestre dans ses insignes les plus beaux et les plus légitimes est associé par le rabbinisme aux peuples sous la domination desquels Israël passe les quatre exils successifs que lui connaît la tradition. Une idée semblable est exprimée dans la kabbale, où Malkhout, la royauté divine, symboli­sée par le roi David, est cette part de Dieu qui se trouve à la lisière entre le monde divin et le monde humain, qui est ambiva­lente, obscure, fragile ; la part qui souffre avec l'homme. C'est justement du fait que le pouvoir humain est "usurpé", qu'il n'a pas encore son caractère définitif dont disparaîtra toute iniquité, mais qu'il suit les péripéties terrestres, que le règne de Dieu sur terre ne se réalise, pour l'instant, que dans les coeurs purs. La même conception se retrouve dans l'image du messie, le Roi de la Paix assis, certes pas par hasard, aux portes de Rome avec les mendiants, couvert d'abcès. Comment peut-on le reconnaître? C'est que les autres changent leurs pansements tous à la fois, mais lui les change un par un, au cas où on aurait besoin de lui.
( Note 19)

"Son nom sera le Lépreux."
( Note 20)

Messie, Mashiah, cela veut dire oint: oint par excellence, parce que contesté par excellence - car on n'oint les rois de descen­dance davidique que s'il y a contestation.
( Note 21)


Pouvoir contesté - pouvoir déplacé : l'idée du pouvoir usurpé dont je viens de faire état, (d'ailleurs usurpé avec le consente­ment du Créateur), devient de plus en plus précise dans le judaïsme au cours des siècles. Sur le plan pratique, cela s'exprime par le fait que beaucoup de penseurs juifs médiévaux
( Note 22)
s'accordaient à dire avec Maimonide (qui avait donné l'exemple en refusant le poste de naguid) qu'il fallait éviter les hautes fonctions, conseil qui, heureusement pour les communautés, ne fut pas suivi par tout le monde. Le corrélat de cette idée sur le plan conceptuel était la notion d'un vrai pouvoir, qui n'était plus du tout vu comme politique:
"D'où sait-on que les sages sont appelés rois? Du verset: «c'est avec moi que les rois règnent.»
( Note 23)

Et, après une description sans embellissement de la vie du sage consistant essentiellement en pain, en sel, en eau et en peine:
"Ne désire pas la table du roi, car la tienne est plus grande, et ta couronne est plus grande que la sienne.
( Note 24)

Les pirké avot avaient déjà énuméré trois couronnes, la couronne de la Tora, la couronne de la prêtrise, et la couronne de la royauté, dans cet ordre de dignité
( Note 25)
, mais c'est au Talmud de Jérusalem de résumer très succinctement cette approche du problème:
"Le Sage doit avoir la préséance sur le roi; lorsque le Sage meurt, il est irremplaçable. Mais qu'un roi meure, chaque Juif est digne de la royauté.
( Note 26)

Il était généralement admis qu'il s'agissait là d'une conception uniquement juive, qui s'expliquait par l'histoire particulière du peuple de Dieu. Dans une lettre d'exhortation, Saadia Gaon s'exclame avec clairvoyance:
"Toutes les nations se fient à leurs chars et à leurs chevaux, mais notre défense, c'est uniquement la Tora du Seigneur, ce sont ses sages.
( Note 27)


"La Tora est plus grande que la prêtrise et que la royauté
( Note 28)
, plus grande et plus forte aussi, car elle, et elle seule, représente l'unique pouvoir véritable, celui de Dieu - voilà le résumé succinct de la position juive médiévale du problème. Il ne faut pas oublier que, dans la confrontation permanente avec le Christia­nisme, la Loi était, pour les Juifs, le suprême principe national et religieux. C'était le legs de Dieu à son peuple. Après un millénaire d'Histoire en exil, l'idée juive fondamentale que la Loi est infiniment plus impor­tante que tout pouvoir, parce que l'unique législateur est Dieu, et que l'exécutif ne fait précisément qu'exécuter, plus ou moins bien d'ailleurs, Sa volonté, a fini par prendre tout son relief. Nous verrons que le christianisme, en partant du même postulat de la Royauté de Dieu, en a pris exactement le contre-pied.

*


Après avoir mis en évidence l'influence que l'absence prolongée de pouvoir politique a exercée sur la conscience juive, on pourrait conclure tout naturellement que pour le christianisme il en a été de même - seulement sous des signes inversés, à savoir que dans ce cas, ce serait le fait d'avoir du pouvoir politique qui aurait déterminé la conscience. Ce qui n'est pas faux, mais hâtif, c'est-à-dire incomplet. Il est vrai que le pouvoir a été un des grands problèmes théoriques et pratiques du Moyen Age chrétien, - du fait qu'il en avait, et du fait qu'il n'en avait pas qu'un, mais deux. Il est vrai aussi que ce pouvoir, à condition de se trouver entre les mains que Dieu avait choisies à cet effet, a été jugé de façon tout à fait positive. Cependant, ceci n'est pas dû à la seule évolution historique; c'est déjà contenu dans le choix fondamental que le christianisme a opéré pour se démarquer du judaïsme, à savoir la spiritualisation de la Loi. En enlevant à la Loi son aspect normatif, c'est-à-dire ce qui fait qu'elle est réellement Loi et non simple maxime morale, on donne les pleins pouvoirs à celui qui la redéfinit - car il ne s'agit plus ici de l'interpréter. A partir du moment où il n'y a plus de "lettre", fixée une fois pour toutes par Dieu et à laquelle tous doivent se soumettre, l'exécutif, c'est-à-dire l'instance qui décide quelle est la volonté de Dieu à chaque moment de l'His­toire, reçoit un caractère d'omnipotence. Il devient l'intermédiaire unique entre l'homme et Dieu, dont il est le vicaire
( Note 29)
. Paradoxalement, c'est donc la spiritualisa­tion de la loi, censée la libérer des scories terrestres, qui met le glaive entre les mains de celui qui "l'exécute" (dans les deux sens du mot).

Or, et c'est là que les choses se compliquent, il y a déjà un autre glaive destiné, également par la volonté de Dieu, à gérer les choses temporelles. On comprend que je fais allusion au Sacerdoce et à l'Empire, dont le conflit remplit l'histoire et la pensée politique du Moyen Age.

Théoriquement, les deux institutions doivent se compléter et collaborer sous le signe de la Croix. Le chef de l'Empire est dans cette optique empereur par la volonté divine, et sa majesté est sacrée par un décret du Dieu personnel : au premier abord, ceci ressemble tout à fait à la situation des anciens rois juifs décrite plus haut. En y regardant de plus près, on remarque cependant une différence fondamen­tale : alors que dans la Bible, une même Loi unissait sous son autorité roi et prêtre, les rendant ainsi égaux, l'Empereur chrétien se trouve aux côtés du
"successeur et vicaire du Christ sur Terre, - le grand prêtre, le législateur universel dont l'autorité est à ce point infinie qu'elle s'étend sur le Ciel, le Purgatoire et l'Enfer ; et donc, sur terre, il a la plénitude de la puissance temporelle comme de la puissance spirituelle: à lui .. de commander .. ceux qui commandent et de disposer des rois et des royaumes.
( Note 30)

Il y a donc deux glaives, deux lois et deux couronnes, et les deux ne sont pas de dignité égale. Retraçons rapidement l'évolution de la "théorie des deux glaives". Cette théorie n'a été formulée avec précision qu'au XIIe/XIIIe siècles, au moment donc où le conflit entre l'Empire et la papauté battait son plein. La problématique dont elle traite est cependant inhérente à l'approche chrétienne de la question du pouvoir ; comme nous le verrons, elle a été évoquée dès les premiers siècles de notre ère et est restée latente jusqu'à ce que la situation historique rende nécessaire une définition.

Une première mention de deux glaives est faite dans l'Evan­gile selon saint Luc
( Note 31)
, où Jésus, voyant sa fin approcher, dit à ses disciples:
«... Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n'en a pas vende son manteau pour acheter un glaive. (..) Seigneur, dirent-il, il y a justement ici deux glaives. Il leur répondit: c'est assez.»
Au moment de l'arrestation de Jésus, un de ceux qui étaient avec lui tira son épée, frappa le serviteur du Grand Prêtre et lui coupa l'oreille. Jésus dit alors:
«Rengaine ton glaive; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive.
( Note 32)


Ce n'est pas cette dernière injonction qui fit Histoire, c'est la première. Elle a été interprétée dans le sens qu'il est nécessaire d'avoir deux glaives, un pour le pouvoir temporel et un pour le pouvoir spirituel, que les deux glaives sont affectés au même service, celui de Dieu, et que le Christ lui-même en a défini la fonction sur le Mont des Oliviers. L'exercice du pouvoir est ainsi per se investi de sainteté, et la violence à son service implicitement admise. Il est vrai que le pouvoir spirituel ne doit pas, en principe, faire usage de son épée. Mais le second glaive se trouve comme le premier entre les mains d'un des apôtres, et les papes, vicaires du Sauveur, sont investis du droit de disposer de l'un et de l'autre.

Le pouvoir en Occident était donc chrétien, et ceci a déterminé la conception qu'on en avait, jusqu'à ce qu'à l'aube des temps modernes, on le dépouille de ce qualificatif. Mais pendant tout le Moyen Age, le pouvoir (en tant que pouvoir chrétien) est considéré comme un instrument de Dieu. Aussi la phrase célèbre «rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu»
( Note 33)
qui, chez Jésus, est empreinte d'ironie et se lit comme une fin de non-recevoir
( Note 34)
, est maintes fois citée et interprétée à la façon de saint Paul, comme un éloge de l'autorité établie:
"Que cha­cun se soum­ette aux auto­rités en char­ge. Car il n'y a point d'au­tor­ité qui ne vie­nne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l'autorité se rebelle contre l'ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu n'avoir pas à craindre l'autorité? Fais le bien, et tu en recevras les éloges; (...) Mais crains si tu fais le mal; car ce n'est pas pour rien qu'elle porte le glaive: elle est un instrument de Dieu pour faire justice et pour châtier qui fait le mal. Aussi doit-on se soumettre non seulement par crainte du châtiment, mais par motif de conscience. N'est-ce pas pour cela même que vous payez les impôts ? Car il s'agit de fonctionnaires qui s'appliquent de par Dieu à cet office. Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l'impôt, l'impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l'honneur, l'honneur.
( Note 35)


H.-X. Arquillière
( Note 36)
considère, à cause de ce texte et d'autres semblables, que saint Paul a été le premier théologien chrétien du droit naturel de l'Etat. "Il a vu l'Empire aux mains de Néron. S'il méprise l'homme, il respecte l'institution. La déférence qu'il lui montre est pure de tout alliage : l'homme qui incarne l'empire n'a rien qui puisse séduire sa foi nouvelle. Il voit en lui seulement une autorité nécessaire, une autorité légitime parce qu'elle est voulue par Dieu, et il veut que les chrétiens s'y soumettent, non par crainte, mais par devoir.
( Note 37)
Dans sa première lettre à Timothée, saint Paul va jusqu'à demander aux chrétiens de prier pour les pouvoirs publics:
"Avant tout j'exhorte donc à faire des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui sont constitués en dignité.
( Note 38)


Ces textes sont le reflet d'une idée destinée à une immense fortune : c'est « la conception ministérielle du pouvoir séculier. L'autorité du prince s'impose au respect et à l'obéissance parce qu'elle est l'instrument de Dieu pour promouvoir le bien et réfréner le mal.
( Note 39)
Nous avons ici in nuce toute la problématique inhérente à la conception chrétienne du pouvoir et touchons à la racine profonde des interminables conflits entre le Sacerdoce et l'Empire qui, à partir de Grégoire VII, agiteront la fin du Moyen Age. Car si le prince remplit un ministère divin, il est placé sur un plan parallèle à celui de l'autorité dans l'Eglise, et une confusion des plans, dont résultera une rivalité des pouvoirs, deviendra inévitable quand les deux sont chrétiens et de prestige comparable.

Dans l'Eglise des premiers siècles, le droit naturel de l'Etat est chose reconnue. Compte tenu de la formidable puissance romaine il ne vient à l'esprit de personne de le mettre en doute. Mais quand l'Empire sera christianisé et que les peuples nouveaux installés sur son territoire seront baptisés, toutes ces réalités politiques naturelles tendront à être absorbées par l'Eglise, à passer du ressort de la juridiction séculière dans celui de la juridiction ecclésiastique. L'Etat indépendant et souverain cesse d'exister pendant quelques siècles pour devenir en quelque sorte un organe de l'Eglise. Le "pouvoir des clés" domine pendant longtemps toute la réalité chrétienne en Occident. L'interruption de la succession des empereurs, à côté de la continuité des fonctions papales, fait passer le principe de l'unité de la communauté du côté des autorités religieuses. Le souvenir de l'Empire romain ne périt cependant pas et affleure toujours de nouveau, particulièrement dans la pensée des légistes. L'idée d'un droit naturel de l'Etat revient au jour peu à peu, à travers la renaissance du Droit romain. Le développement du thomisme aide à mieux distinguer le domaine de la nature et de la grâce, de la raison et de la foi. Enfin, à l'aube du XIVe siècle, une nouvelle pensée politique résulte de la formation de nationalités jalouses de leur indépendance. Retraçons rapidement les étapes les plus impor­tantes de cette évolution.

Pendant les siècles de persécution qui précèdent l'avènement de Constantin, l'attitude politique des Pères de l'Eglise ne varie guère. Ils demeurent fidèlement dans le sillage paulinien. Le premier penseur à apporter des éléments nouveaux au problème du pouvoir, et dont l'influence sera considérable, bien que ses idées soient souvent reprises avec moins de finesse qu'elles n'ont été formulées par lui, est saint Augustin.

L'évêque d'Hippone est le premier des Pères qui, dans La Cité de Dieu, ait été amené à faire une doctrine de l'Etat. Sa distinction entre la civitas Dei et la civitas terrena, la hiérarchie rigoureuse qu'il établit entre les deux, devaient avoir des conséquences d'une immense portée. Bien qu'il recon­naisse que la paix peut exister chez les païens
( Note 40)
, qu'il recom­mande de prier pour leurs rois en invoquant l'autorité de saint Paul
( Note 41)
, qu'il conseille de leur obéir en tout ce que la loi de Dieu ne réprouve pas
( Note 42)
, il est clair que la paix véritable, celle qui repose sur la justice, est considérée par lui comme inexis­tante en dehors de l'Eglise. Compte tenu de ce critère, à saint Augustin de conclure que l'Etat romain, pour avoir rendu un culte aux faux dieux, est indigne de ce nom. Comme les idées de paix et de justice forment en quelque sorte la substance des théories politiques, cette opinion devait conduire droit aux conceptions théocratiques les plus absolues du Moyen Age. Si dans cette optique les deux règnes, le terrestre et le céleste, se complè­tent, c'est comme le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, l'absolu et le contingent. L'Eglise, communauté des élus, reconnaît l'Etat comme l'organisa­tion des hommes charnels, nécessaire pour refréner la concupi­scence des êtres qui, depuis la chute originelle, ne suivent pas spontanément la loi divine. Mais cet ordre n'est pas définitif et ne représente pas le bien véritable, il est subordonné par essence à la recherche du salut. Le conflit possible entre les deux autorités est préfiguré par l'histoire de Caïn et Abel: le premier a fondé une ville, choisissant ainsi le monde matériel caractérisé par la possession et la violence ; le second passe comme un étranger - tamquam peregrinus - sur la terre et est tué par son frère
( Note 43)
. Or, selon saint Augustin, toute l'Histoire humaine vise à la réconciliation des deux, et l'une des utopies du Moyen Age chrétien fut précisé­ment de croire en sa réalisa­tion.

*


Sur le plan pratique, l'intégration progressive du politique dans la religion s'est faite entre le Ve et le XIIe siècle. En 756, Pépin le Bref, ayant conquis sur les Lombards l'exarchat de Ravenne, en fit don au pape. Ce fut le premier noyau de ce qu'on devait appeler plus tard les Etats de l'Eglise. Les papes devinrent de ce fait des souverains temporels. Leur action politique ne se limitait cependant pas à l'exercice du pouvoir dans l'Etat pontifical : c'étaient eux qui, par leur reconnais­sance, conféraient aux Etats la dignité de compter comme membres de la chrétienté. Au surplus le rite du "sacre", accompli par un délégué du pape, était l'opération mystique par laquelle fut fondée l'autorité de tout souverain nouveau. Les papes pouvaient déposer tout prince infidèle
( Note 44)
; sanctionner les changements territoriaux ; disposer des terres conquises sur les infidèles ; dans les relations entre Etats, ils étaient les garants des traités ; par l'excommunication ils paralysaient l'action des princes rebelles à leurs adjurations. Les légats du Saint Siège sillonnaient toutes les routes de l'Occident, et Rome était le principal centre diplomatique de l'Europe: pas seulement sur le plan spirituel, sur le plan temporel aussi la puissance de la papauté était telle que l'équilibre souhaité, et toujours considéré comme possible par les deux partis - l'Empire et le Sacerdoce - était souvent compromis.
Il n'est pas étonnant que cet état de fait se reflète dans la formulation progressive de la "théorie des deux glaives". Si certains auteurs insistent surtout sur la complémentarité des deux règnes, la suprématie réelle de la papauté n'est en fait jamais sérieusement mise en doute. Elle trouve son expression théorique la plus nette chez saint Thomas d'Aquin, bien qu'à ce moment-là déjà, une autre pensée se prépare qui verra le jour peu après. Dante, dans son De monarchia, sonne le glas de toute cette théorie et annonce, bien que seulement en ébauche et sans le savoir, l'Etat moderne, souverain, centralisateur et laïque.

Après saint Augustin, c'est Isidore de Séville qui fit un pas de plus dans la formulation de la conception ministérielle de la royauté à l'égard de l'Eglise. Une de ses sentences sera constamment citée dans les controverses des siècles ultérieurs:
"Les princes du siècle occupent parfois les sommets du pouvoir dans l'Eglise, afin de protéger par leur puissance la discipline ecclésiastique. Au reste, dans l'Eglise, ces pouvoirs ne seraient pas nécessaires s'ils n'imposaient par la terreur de la discipline ce que les prêtres sont impuissants à faire prévaloir par la parole. Souvent le royaume céleste tire profit de la royauté terrestre : lorsque ceux qui sont dans l'Eglise portent atteinte à la foi et à la discipline, ils sont brisés par la rigueur des princes. Que les princes du siècles sachent que Dieu leur demandera des comptes au sujet de l'Eglise, confiée par Dieu à leur protection. Car, soit que la paix et la discipline ecclésiastiques se consolident par l'action des princes fidèles, soit qu'elles périclitent, Celui-là leur en demandera raison qui a confié son Eglise en leur puissance.
( Note 45)


L'idée qui préside à tous ces développements est qu'en fin de comptes, le pouvoir politique n'est qu'un prolongement néces­saire de l'autorité ecclésiastique, qu'il en est le bras sécu­lier. Cette idée-là était partagée même par les partisans de l'empereur, comme le montre l'un des soutiens les plus fidèles de Louis le Pieux, Jonas d'Orléans. Dans son De institutione regia, l'un des traités politiques les plus anciens du Moyen Age, son raisonnement se développe, fidèle à l'inspiration commune des religions monothé­istes, à partir du concept de la royauté de Dieu. Si nous analysons cette approche sur le plan métaphorique, nous voyons que "le roi a pour fonction primordi­ale de représen­ter, pour ses sujets, l'unité de leur société sous une forme individu­elle. (...) (Il) met en scène la métaphore de la société comme un ‘corps’ unique.
( Note 46)
" Le suprême Roi chrétien est, bien sûr, le Christ:
"Tous les fidèles doivent savoir que l'Eglise univer­selle est le corps du Christ, que sa tête est le Christ et que, dans cette Eglise, deux principaux personnages existent : celui qui représente le Sacerdoce et celui qui représente la royauté. Le premier est d'autant plus important qu'il aura à rendre compte à Dieu des rois eux-mêmes.
( Note 47)


L'effacement progressif des limites précises de l'Eglise et de l'Etat est ici devenu complet. Or, c'est justement cet effacement qui caractérise la "théorie des deux glaives". Sa première énonciation formelle se trouve chez Hildebert de Lavardin, évêque du Mans de 1097 à 1125. Elle est formulée sine ira et studio, comme si un conflit entre les deux autorités n'était même pas pensable :
"Vous avez lu qu'il y eut deux glaives au moment de la dernière Cène, l'un qui fut tiré par Pierre contre Malchus, lorsque celui-ci jetait les mains sur le Christ ; l'autre qui fut laissé dans le fourreau. A la vérité, l'un et l'autre se trouvaient parmi les disciples du Christ, puisqu'ils sont encore en la possession des membres de son corps mystique. Le roi est membre du Christ ; le prêtre en est un autre.
( Note 48)


Avec plus de subtilité et plus de passion, saint Bernard cherche à délimiter le domaine d'action et les fonctions de chaque côté, et c'est précisément cet effort qui révèle toute la problématique inhérente à cette théorie. Dans son traité De la considération adressé au pape Eugène III, il écrit en effet:
".. N'allez pas essayer de tirer l'épée que le Christ lui-même a ordonné un jour à Pierre de remettre dans le fourreau. Et pourtant ce glaive vous appartient, remarquez-le: Notre Seigneur dit à l'apôtre: ton glaive
( Note 49)
; il vous appartient, et quoique vous-même n'ayez plus le droit de vous en armer, nul ne peut en faire usage sans votre consentement. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le mot des apôtres lorsque, s'adressant au Seigneur, ils lui disent: voici deux glaives. Il leur répond: c'est assez. Il ne dit pas: c'est trop. L'Eglise en effet dispose de deux glaives: le glaive spirituel et le glaive matériel; le second intervient en sa faveur, mais elle ne manie elle-même que le premier. Le prêtre en est armé; laissant l'autre au chevalier qui ne s'en sert que sur son ordre ou sur celui de l'empereur.
( Note 50)


Qu'il puisse y avoir discordance entre l'ordre du pape et l'ordre de l'empereur, saint Bernard le sait très bien ; dans une lettre à l'empereur Conrad, il conjure celui-ci de faire de son mieux pour que l'harmonie règne :
"Deux frères qui s'entraident, dit le Sage, seront remplis de consolation
( Note 51)
. Si au contraire ils se déchirent, c'est aussi tous les deux qui pâtiront. Je me défends d'être de ceux qui disent que la paix et la liberté de l'Eglise nuisent à l'Empire, que la prospé­rité de celui-ci nuit à l'Eglise. Dieu en effet, qui est l'auteur de l'un et de l'autre, ne les a pas liés dans une commune destinée terrestre pour les faire s'entre-détruire, mais pour qu'ils se fortifient l'un par l'autre.
( Note 52)


Moins mêlé aux affaires de ce monde que saint Bernard, Hugues de Saint-Victor, qui ne touche que passagèrement aux questions politiques, souligne, comme une chose évidente, la suprématie de la papauté:
"Le pouvoir spirituel a mission d'instituer le pouvoir terrestre pour qu'il existe et de le juger s'il n'est pas bon.
( Note 53)

Et Jean de Salisbury, secrétaire de Thomas Becket qu'il suivit dans son exil et qu'il vit assassiné, intitule le chapitre 6 du livre IV de son Policraticus, livre dédié à ce dernier et destiné à exposer les devoirs du prince et à stipuler la nécessité de limiter le pouvoir royal face à l'Eglise:
"Le prince .. doit être lettré et suivre les conseils des clercs."

L'exposition la plus complète, car philosophiquement fondée, de la théocratie pontificale se lit cependant dans De regimine principum de saint Thomas d'Aquin, dont la seconde partie est probablement de son successeur à l'université de Paris, Barthé­lémy de Lucques. Le philosophe y procède par analogies : tout comme il y a un Dieu unique dans l'univers, une âme unique dans le microcosme humain, tout comme le principe d'unité domine non seulement les facultés de l'âme, mais encore le corps naturel et le règne animal, il ne doit y avoir qu'un Etat sur terre. S'il n'y a qu'une humanité descendue d'Adam, ce seul Etat doit embrasser tout le genre humain ; or, celui-ci ne peut être autre chose que l'Eglise fondée par Dieu.
"Car ... conduire à cette fin n'appartiendra pas à un gouvernement humain, mais à un gouvernement divin.., ce gouvernement est représenté par le Pontife romain auquel tous les rois de la chrétienté doivent être soumis comme à Notre Seigneur Jésus Christ lui-même.
( Note 54)

Si le pape est donc le seul habilité à représenter un gouverne­ment qui, bien qu'exercé par un homme, est en réalité divin, le véritable chef de cet Etat universel est le Christ lui-même, Christ-Roi.

Nous voilà encore une fois revenus à la royauté de Dieu. Le modèle de cette royauté est ici calqué sur celui de l'Etat, avec tout ce que cela comporte, y compris sa milice. On comprend ainsi comment, en partant du même postulat que le judaïsme, à savoir que Dieu est Roi de l'univers, on arrive, par une évolution historique différente, à un concept comme la militia Christi, inconcevable pour la pensée juive. L'Empire universel chrétien est une utopie de l'équilibre possible entre l'idée du pouvoir divin et son exercice (par vicariat) sur terre. L'Etat féodal sert d'exemple: on imagine des liens de vassalité entre Dieu et les détenteurs des deux glaives. Le pouvoir humain reçoit de ce fait un coeffi­cient entièrement positif, et la violence qui l'accompagne est justi­fiée par la sainteté de son but: établir le royaume de Dieu sur terre. D'une telle conception est née très logiquement la "théorie de la juste guerre", exposée d'abord dans la Cité de Dieu, ensuite chez Gratien, Decretum, et puis dans la Somme théologique de saint Thomas
( Note 55)
. Pour une "juste guerre", trois conditions sont nécessaires: 1) l'autorité compétente doit la mener ; 2) "il faut une juste cause, c'est-à-dire que ceux qui sont attaqués l'aient mérité pour s'être rendus coupables de quelque injustice
( Note 56)
; 3) elle doit procéder d'une intention droite tendant "à procurer un bien ou à éviter un mal
( Note 57)
. Les croisades étaient évidemment considérées comme des exemples de "juste guerre". C'est dans cette optique qu'il faut lire l'Eloge de la Nouvelle Milice de saint Bernard:
".. Sans doute la mort d'un saint est toujours pré­cieuse aux yeux de Dieu, où qu'elle survienne ; mais ne semble-t-elle pas plus particulièrement belle sur un champ de bataille, où sa gloire est plus grande? (...).
( Note 58)
""Les chevaliers du Christ livrent en pleine sécurité le combat du Seigneur, n'ayant à craindre ni le péché s'ils tuent, ni la condamnation s'ils péris­sent ; c'est en effet pour le Christ seul qu'ils donnent la mort et qu'ils la reçoivent : pour le glorifier ou pour s'unir à Lui... En tuant un malfaiteur, ils ne commettent pas d'homicide, mais suppriment un mal, et se manifestent comme les exécuteurs des menaces divines et les défenseurs de la chrétienté. ... La mort qu'ils donnent est au profit du Christ ; celle qu'ils reçoivent est le leur propre...
( Note 59)


Le caractère problématique d'une telle conception n'a pas manqué de frapper bien des chrétiens : toutes les hérésies du Moyen Age se sont révoltées contre l'exercice - direct ou indirect - des pouvoirs temporels par l'Eglise et les abus que celui-ci entraînait. Mais notre propos est ici de retracer la position officielle de l'Eglise - celle qui a fait l'Histoire de ces siècles.

La théorie des deux glaives, et l'interprétation totalisante qu'elle implique d'une maîtrise coordonnée des pouvoirs temporel et spirituel, n'a pas survécu au Moyen Age. Déjà Dante, dans son De monarchia, introduit une séparation des deux pouvoirs. Cette séparation, qui sera irréversible, il la déduit d'une double finalité de l'homme :
"..L'homme seul parmi les êtres tient le milieu entre les choses corruptibles et les choses incorruptibles. (...) Et parce que chaque nature est ordonnée à une fin ultime, il s'ensuit qu'il existe pour l'homme une double fin. (....) C'est pourquoi l'homme a besoin de deux guides selon sa double fin : du souverain Pontife qui, selon la révélation, conduit le genre humain à la vie éternelle ; et de l'Empereur qui, selon les en­seigne­ments de la philosophie, mène le genre humain au bonheur dans ce temps.
( Note 60)


Ce qui est nouveau ici, c'est que Dante ne reconnaît pas de rapport de subordination du temporel au spirituel : en cela sa pensée n'est plus médiévale. L'Eglise a d'ailleurs bien senti le danger que comportait cet ouvrage pour sa conception du pouvoir: en 1329, Jean XXII condamna De monarchia au feu ; en 1554, ce livre fut mis à l'Index, et n'en fut retiré qu'au XIXe siècle.

*

Conclusion
Au début de cet article, je me suis fixé comme but :
premièrement, de retracer l'évolution du concept de pouvoir dans le judaïsme
et dans le christianisme, de leur source biblique commune jusqu'au Moyen Age; deuxièmement, de montrer, par cette comparai­son, de quelle manière le réel détermine dans son application le spirituel, et inversement.

Résumons les parallèles et les différences entre les deux façons de voir que nous avons rencontrées au cours de cette analyse :

Le judaïsme et le christianisme se comprennent tous les deux comme une unité de caractère à la fois spirituel et temporel, et dans les deux cas c'est le spirituel qui leur restitue / ou leur confère cette unité. De cette ambivalence d'identité résulte une approche double de la réalité, selon que l'on se réfère à l'une ou à l'autre des composantes ou aux deux à la fois.

Ainsi le pouvoir, par conséquent, est double dans les deux traditions : le vrai pouvoir, le seul qui soit durable, appartient à Dieu, il est donc spirituel. Mais le pouvoir humain, temporel, a bien été instauré par Lui et revêt, de ce fait, quelque chose de sacré.

Sur le plan historique, les deux communautés religieuses ont connu, par rapport au pouvoir temporel, une évolution inverse. Si le problème, pour les uns, a été de ne pas avoir de pouvoir poli­tique du tout, pour les autres il a été d'en avoir beaucoup. Cette différence se reflète sur le plan des idées, bien que, dans les deux cas, le postulat de la Royauté de Dieu reste la base de toute réflexion au sujet du pouvoir.

De la longue absence de pouvoir politique dans le judaïsme résulte un déplacement dans la perception : l'accent est mis sur le fait que le pouvoir humain n'est pas le vrai pouvoir, lequel est réservé au Roi de l'univers ; il est mis sur son caractère provisoire et éphémère. Bien qu'ils ne nient pas l'origine divine du pouvoir terrestre, les penseurs juifs du Moyen Age considèrent qu'il n'est jamais que l'exécution plus ou moins fidèle de la volonté de Dieu, laquelle se trouve consignée une fois pour toutes dans la Loi éternelle. Après être intervenu directement dans l'Histoire humaine, Dieu l'a laissée en legs, comme norme et guide, toute action temporelle devant être jugée à sa lumière. La Tora est donc infiniment plus importante que tout pouvoir terrestre, car elle est absolue, lui contingent : elle est la mesure de toute chose.

Même avant que le christianisme ne détienne du pouvoir politique, la spiritualisation de la Loi sous le régime de la grâce ouvre la voie à une tout autre conception : comme il n'y a plus de "lettre" à laquelle tous doivent se soumettre, les pleins pouvoirs sont donnés aux représentants de Dieu sur terre. Selon la double identité de l'homme, il y en a deux, l'un - en principe - pour le règne spirituel, l'autre pour le règne temporel. L'enchevêtrement inextricable des deux et leur impossible délimitation dans le réel détermine l'histoire chrétienne du Moyen Age. Malgré ce conflit interne, le pouvoir en tant que tel est, à cette époque, chrétien, et tant qu'il est chrétien, il est considéré comme un instrument de Dieu, alors que dans le judaïs­me, l'instrument de Dieu est la Tora : privilège de l'exécutif ou du législatif. L'idée de l'Empire universel chrétien est une utopie de l'équili­bre possible entre le pouvoir divin et son exercice (par vica­riat) sur terre. La sainteté du but - l'éta­blissement du royaume de Dieu sur terre - justifie l'emploi circonstancié de la violence. Dans le judaïsme, cette utopie est projetée dans le futur, c'est l'apanage du roi messie qui fera la paix sur terre.

Loi éternelle ou Vicariat de Dieu sur terre, le législatif ou l'exécutif, le présent ou l'avenir: la royauté de Dieu est l'irréductible postulat sur lequel reposent ces deux visions si opposées d'un pouvoir qui garde toujours son caractère double, ambivalent, à la fois divin et humain.


Notes
 1 Voir notamment H.-X. Arquillière, L'Augustinisme politique, Paris, Vrin, 2e éd. 1972, et "Origines de la théorie des deux glaives", Studi Gregoriani, Rome 1947. Dans le premier ouvrage on trouvera une bibliographie exhaustive par rapport à ce problème.
2 Cf. Juges, VIII, 22-23; I Sam. VIII, 7, et al.
3 Voir par exemple I Sam. XXIV, 7; II Sam. VII, 14 et XIX, 20-25.
4 Cf. I Sam. 13, 13 et I Rois 14, 7 ff.
5 Deut. XVII, 14 ff.
6 Voir les prophéties concernant ce futur roi idéal dans Mic. V, 3; Jer. XXIII, 4; Ezek. XXXVII, 24 et al.
7 Is. IX, 6 et XI, 3-5; Jer. XXIII, 5 entre autres.
8 Tanhuma Gen., Noah, 19b - 20a.
9 Leviticus Rabbah, Behar, XXXIV, 3.
10 Tanhuma  Gen. § 7, fol. 10b - 11a.
11 Tanhuma Ex. sur Vaera, § 5, f. 95a.
12 TB, Ber. 3b.
13 Nomb.R. XV, 12.
14 Talmud de Babylone, Ber. 4a.
15 Tosefta Ber.
16 TB, Yoma 22b. Ce midrache illustre la tendance très marquée des rabbins à montrer le premier roi d'Israël sous une lumière favorable même là où les Ecritures semblent condamner ses actions. Ainsi, dans cette même page du Talmud, la désobéissance de Saül vis-à-vis de l'ordre de Dieu dans la guerre avec Amaleq est expliquée (et excusée) par le refus de Saül de considérer les femmes, les enfants et le bétail comme des pécheurs passibles de la peine de mort. Des exemples dans le même sens abondent.
17 TB, Sanh. 20b
18  Esth.R. 1, 12.
19 TB, Sanh. 98a
20 TB, Sanh. 98b.
21 TB, Horayot 11b et Maimonide, Michné tora, hilkhot melakhim ch. 1, § 12.
22 Voir par exemple Maimonide, Michné Tora sur Melakhim, 1. 1-2; Le guide des égarés, 1. 72; Bahya ibn Pakouda, Les devoirs du coeur, IB, 4-5; Abraham ben Moche ben Maimon, Les chemins de la perfection, 11, 42.
23 Choher tov, 68.
24 Pirké Avot, 6, 4.
25 Avot, 6, 4.
26 TJ, Hor. III, 5.
27 lettre citée par S. W. Baron, Histoire d'Israël. Vie sociale et religieuse, Paris, PUF 1964, t. V, p. 3.
28 Avot, 6, 5.
29 Telle est la portée exacte des paroles de l'Evangile: "Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas sur elle. Je te donnerai les clés du Royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux." (Matth. XVI, 18/19)
30 Roger Bacon, Lettre à Clément IV,  Introduction à l'Opus majus, cité par R. Carton, La synthèse doctrinale de R. Bacon, Paris, 1924, p. 118.
31 Luc XXII, 35 - 38.
32 Matth. XXVI, 52
33 Matth. XXII, 21.
34 Les pharisiens, "à ces mots, furent tout surpris et, le laissant, s'en allèrent," (Matth. XXII, 22), car il n'était pas tombé dans le piège qu'ils lui avaient tendu (cf. v. 15). Jésus, dont le "royaume n'est pas de ce monde", affirme que pour lui, la séparation des deux règnes est si absolue qu'il ne voit pas de mal à donner à César ce qui lui est dû. Ceci ressemble beaucoup à la formule de compromis juive, dina de malkhuta dina, et doit être compris de façon restrictive: est à César uniquement  ce qui n'est pas à Dieu.
35 Epître aux Romains, XIII, 1 - 7.
36 H.-X. Arquillière, L'augustinisme politique, 2? éd., Paris, Vrin 1972, p. 57.
37 op. cit., ib.
38 Ad Tim., II, 1-2.
39 H.-X. Arquillière, op. cit., p. 93.
40 S. Augustin, De civitate Dei, XIX, 17.
41 Ibid. XIX, 26.
42 Ibid., XIX, 17.
43 Ibid. chap. XV.
44 Ainsi par exemple les empereurs Henri IV et Othon IV, et le roi d'Angleterre Jean-sans-Terre.
45 Isidore, Sententiae, lib. III, cap. 51, dans P.L., t. LXXXIII, col. 723-724. Cité par H.-X. Arquillière, op. cit., p. 142.
46 Cf. Northrop Frye, Le Grand Code, La Bible et la littérature, Paris, Editions du Seuil, 1984.
47 Jean Reviron, Les idées politico-religieuses d'un évêque du IXe siècle, Jonas d'Orléans, et son De institutione regia, étude et texte critique, Paris, Vrin, 1930, p. 134.
48 PL, CLXXI, 227.
49 Jean XVIII, 11.
50 Saint Bernard de Clairvaux, De consideratione, IV, 2 et 3, PL CXXXII, 776.
51 Prov. XVIII, 19.
52 Saint Bernard de Clairvaux, lettre 224, citée dans Saint Bernard de Clairvaux - Textes politiques, p. 127 - 128, Paris 1986.
53 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, liv. II, PL CXXVI, 418.
54 Saint Thomas d'Aquin, De regimine principum, L.II, c. 14, n? 819.
55 Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, II, II, questions XXIX (De la paix) et XL (De la guerre).
56 ibid. quest. XL, art. 1.
57 ibid.
58 Saint Bernard de Clairvaux, Eloge de la Nouvelle Milice, II, I; cité dans Saint Bernard de Clairvaux, Textes politiques, Paris 1986, p. 200.
59 ibid. III; p. 201 - 202.
60 Dante, De monarchia, Livre II, chapitre 15, § 3, 6, 10.

 
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