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Les couleurs du bonheur
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Les couleurs du bonheur



 

Conférence tenue le 27 avril 2011 à l'EDMD de Trappes, dans le cadre des Journées du bonheur conçues  par Julien Hervé

 

Guy Malandain, Maire de Trappes-en-Yvelines

Annie Le Hir, Adjointe au Maire chargée de la Culture et le Conseil municipal sont heureux de partager avec vous

LE  BONHEUR 

suite d'événements "sur et autour" :

L'HISTOIRE DU SOLDAT

musique d'Igor Stravinsky, texte de Charles-Ferdinand Ramuz

MARDI 26 AVRIL 2011 À 19H & JEUDI 28 AVRIL 2011 À 20H

Répétition publique & représentation

 

MERCREDI 27 AVRIL 2011 À 18H30

(DÉ) -PEINDRE LE BONHEUR

Vernissage de l'exposition d'Ouriel Vallois et mini concert

LES COULEURS DU BONHEUR

Conférence et performance de Corinna Coulmas

MERCREDI 27 AVRIL 2011 À 20H

à l'Auditorium de l'école de Musique

Rond point de l'Horloge,

4, rue des Fermes






La scène est noire, les projecteurs se promènent sur les feuilles, font ressortir tantôt les unes, tantôt les autres.


 

Les couleurs du bonheur

 

Puis lumière discrète sur les musiciens. Musique : "Strings in the earth and air
make music sweet...."

 

Les couleurs du bonheur

A la fin, lumière sur le pupitre de la conférencière et éclairage doux et uniforme des feuilles.



Préambule


Feuilles vertes, feuilles jaunes, orange et rouges ; feuilles pourpre, bleues et violettes, feuilles de toutes les couleurs : le spectre est devant nous.  Voici les couleurs du bonheur.

Couleur et bonheur, cela rime, on sent qu'il doit y avoir un rapport entre les deux, même si on ne voit pas immédiatement lequel. C'est ce rapport que j'essaierai d'analyser pendant ma conférence. Je me suis aperçue en effet que les deux phénomènes dissemblables, couleurs et bonheur, s'éclairent mutuellement dans certains aspects essentiels. En quoi ? Ces feuilles nous mettent sur la trace.

La feuille est la partie la plus fragile, impermanente de l'arbre. Poussée par le vent, elle se détache de sa branche, et monte dans le ciel avant de retomber sur la terre nourricière, dans laquelle elle se fondra au terme d'une lente métamorphose. Automne, hiver.

Au printemps, les feuilles ressortent et du coup, elles incarnent le renouveau, la renaissance de la nature. Et à ce moment de regain, comme au moment de leur déclin, elles se parent de couleurs. Ces couleurs que, contrairement à la majorité des mammifères, l'homme est capable de voir, à l'instar des poissons, des reptiles, des oiseaux et de quelques insectes - l'abeille ou la libellule.

Pour les feuilles, il y a les couleurs de l'automne et celles du printemps. Si la bigarrure de l'automne fait partie des lieux communs, on a moins l'habitude d'observer les variations infinies et chatoyantes des tons successifs que prennent les jeunes feuilles quand elles se déploient. C'est une question de regard : nous ne voyons que ce sur quoi nous portons notre attention. Or, il nous faudra la diriger sur les deux - sur l'éveil et sur la mort de la feuille  - si nous voulons essayer de comprendre quelque chose à la relation entre le bonheur et les couleurs.

La double perspective nous amène naturellement à l'ambivalence, qui préside aux deux concepts. Qu'y a-t-il de plus fugace que le bonheur, de plus changeant que les couleurs ?  C'est comme si ces deux phénomènes montraient de façon exacerbée notre situation de mortels. Et pourtant ce sont eux qui incarnent ce qui fait le prix de la vie, ce qui la rend délectable, lui donne lumière et douceur.

C'est pourquoi toute pensée sur le bonheur est une pensée sur la fragilité du bonheur, et toute pensée sur les couleurs en est une sur leur caractère changeant, périssable, impossible à conserver.

Nos réflexions sur « Les couleurs du bonheur » débutent ainsi par la finitude, pour se diriger ensuite sur les différentes formes que peut prendre la victoire sur elle. 

 

 

Méthode et pistes d'approche

 

Méthode


L'ambivalence du départ nous accompagnera tout au long de notre parcours. Elle est due au fait que les couleurs et le bonheur sont deux phénomènes qui appartiennent à des ordres hétérogènes ; ils ne sont pas comparables sur le plan logique. Les relations que nous élaborerons relèvent du domaine de l'analogie.

Quelques précisions sont nécessaires à ce sujet. Depuis l'avènement de la modernité, la logique, qui est basée sur le principe de causalité, est devenue notre seul mode de raisonnement. Or, jusqu'à la Renaissance incluse, et bien au-delà chez certains penseurs, y compris chez des scientifiques comme Newton, la pensée logique était doublée par la pensée analogique, qui était considérée alors comme un outil de la connaissance équivalent, sinon supérieur.

Contrairement à la logique, où une cause entraine nécessairement un effet, qui est linéaire et unidimensionnelle, la pensée analogique est associative et multiple. Elle est basée sur l'idée que dans le monde, tout est lié et en rapport, comme dans un organisme vivant. Un vaste réseau de correspondances s'étend entre les différents règnes de la nature et de la pensée, entre le visible et l'invisible. Des parentés existent entre les ordres humain, animal, végétal et minéral. Tous les phénomènes renvoient les uns aux autres, les couleurs aux sons et aux étoiles, aux plantes, aux organes du corps humain ou aux tempéraments. Il faut bien comprendre que ce n'est pas là l'expression d'un esprit préscientifique « naïf », mais celle d'une vision du monde dont nous avons perdu la clé. C'est une dialectique subtile aux ressorts complexes, car elle soutient à la fois l'identité et l'altérités de ses éléments.

Avec le triomphe de la pensée scientifique, l'analogie, qui ne vise pas la précision et n'est pas logiquement « prouvable », a perdu son importance séculière. Sans disparaître, elle a fini par être considérée comme l'apanage des poètes et des visionnaires. Et dans l'art et la littérature, elle continue en effet à occuper une place essentielle. Toute métaphore relève de la pensée analogique, et si une symbolique des couleurs - qui sera au cœur de nos réflexions - a pu se former, c'est bien grâce à sa démarche.

La logique est la forme de raisonnement propre de la philosophie, l'analogie celle de la poésie au sens large. Les deux approches sont nécessaires pour cerner notre sujet. La musique, le décor de feuilles  ici présents ne sont pas juste un agrément pour accompagner mes propos, mais des formes d'expression qui poursuivent, avec des moyens  différents, la même investigation sur les relations entre les couleurs et le bonheur.

Lumière sur les musiciens, un projecteur balaie la rangée de feuilles bleues.
Musique :  "The twilight turns from amethyst
to deep and deeper blue... » et
"At that hour when all things have repose
o lonely watcher of the skies..."
A la fin du chant, retour de la lumière sur le pupitre de la conférencière.

 

Les niveaux de comparaison entre les couleurs et le bonheur


Il existe, entre les deux phénomènes de la couleurs et du bonheur, quelques parallèles fondamentaux, à savoir :

1. Et la couleur, et le bonheur possèdent une histoire. Le contenu et la signification de ces concepts varient au gré des époques et des aires culturelles ; et souvent leurs deux histoires se croisent et se mêlent.

2. Les deux, les couleurs et, nous le verrons, aussi le bonheur, possèdent un double symbolisme, positif et négatif, comme tout ce qui renvoie à une expérience humaine essentielle.

3. Les deux sont constitués d'un versant subjectif et d'un autre objectif, indémêlables, qu'il faut analyser ensemble pour rendre justice au phénomène.

4. Les deux possèdent une réalité à la fois matérielle et spirituelle.

5. Dans les deux cas, il s'agit de lumière et de matière.

 

 

Une histoire de lumière et de matière


C'est donc une histoire de lumière et de matière que nous explorerons ensemble.

Posons déjà quelques jalons en définissant les deux concepts. A cause de la complexité des problématiques liées à chacun d'eux, ces définitions seront forcément partielles, limitées aux aspects qui permettent de les relier entre eux.

Je commence par la couleur.

 

Qu'est-ce que la couleur ?


Les couleurs que nous voyons sont une réaction physique, elles sont notre réponse subjective à des stimuli visuels, et non pas une propriété de l'objet. Beaucoup d'animaux, et notamment les mammifères, ne les voient pas. Ce qui a amené Goethe à dire qu'une couleur qu'on ne regarde pas, n'existe pas.

La couleur naît de la rencontre de nos yeux avec les ondes  lumineuses, dont les  signaux sont transmis et décodés au cerveau. Les noms des couleurs correspondent à des fréquences données.  Néanmoins, il y a une infinité de teintes, alors que dans toutes les langues, on ne distingue pas plus de huit à onze tons élémentaires. Ce qui explique que toutes les théories de la couleur sont réductrices et schématiques.

La façon de percevoir les couleurs est culturelle. Elle varie avec le temps, il y a des accentuations et des omissions, et de brusques revirements de perspective. Ainsi, le noir et le blanc étaient considérés pendant des siècles comme des couleurs à part entière, avec le rouge comme seul complément. Dans l'ère moderne, on les a évincés du cercle chromatique, parce que ces deux teintes ne font pas partie du spectre. Or, le spectre était inconnu avant les découvertes de Newton, et l'arc-en-ciel revêtait alors d'autres couleurs. Dans l'iconographie médiévale et renaissante, il en avait de trois à cinq, jamais sept, et le bleu en était absent. Et l'opposition, qui nous paraît naturelle aujourd'hui, entre couleurs chaudes et couleurs froides a changé avec les époques : au Moyen Age, le bleu faisait partie des couleurs chaudes. (Pastoureau)

On le voit, les couleurs véhiculent des codes, des préjugés et des tabous, dont nous ne sommes la plupart du temps pas conscients.  Elles dictent nos représentations mentales et influencent nos comportements. Elles font partie des principes ordonnateurs de la mémoire (Brusatin).

Les scientifiques ont tenté pendant des siècles de comprendre ce qui crée les couleurs dans notre monde, et de quelle manière nous les voyons. Mais aucune théorie n'explique le phénomène de la couleur dans son ensemble.

 

La couleur, lumière ou matière ?


Ainsi, on n'a jamais pu déterminer avec certitude si la couleur appartient à la lumière ou à la matière. La confusion est due au fait que les mêmes termes sont employés pour décrire des lumières et des  pigments, alors qu'il s'agit de phénomènes dissemblables.  Il faut, en effet, distinguer deux sortes de couleurs :

1. Les couleurs physiques, qui sont liées à la structure microscopique de l'objet qui diffracte la lumière reçue.

2. Les couleurs chimiques, qui sont produites par des colorants ou pigments.

La réalité de la couleur est ainsi au moins double, ce qui explique la reprise régulière du débat sur la couleur comme lumière ou comme matière. Ce débat est ancien, et engage des jugements de valeur. Ainsi, l'abbé Suger, qui dota au XIIe siècle la Cathédrale de Saint Denis de ses magnifiques vitraux, défend l'opinion que la couleur est lumière et donc d'origine divine, même si elle n'est pas lux, terme qui désigne la lumière émanée de Dieu, mais seulement lumen, la lumière que nous sommes capables de voir. A la même époque, Saint Bernard de Clairvaux déclare au contraire que la couleur appartient à la matière et n'est qu'une enveloppe vile de l'objet, un fard, une tromperie. Cette opinion, très souvent adoptée au fil des siècles par les philosophes, s'appuie sur l'étymologie du mot color, couleur en latin, qui vient de celare, cacher, dissimuler.

A ce jour, le débat couleur égale lumière ou matière n'est toujours pas clos. Ses formes nouvelles nous ramènent à notre point de départ méthodologique. Il est amusant, et en même temps instructif de constater, que c'est dans la physique quantique, là où la science est à la pointe, que la logique comme unique forme de raisonnement valable est remise en cause, et que la frontière entre le subjectif et l'objectif  est redevenue floue. On a constaté que la lumière, quand elle est considérée comme une onde et soumise à des expériences qui sont censées le démontrer, se comporte tout à fait comme une onde. Si, en revanche, on l'imagine comme un ensemble de particules, d'autres expériences prouvent qu'elle a toutes les propriétés d'un ensemble de particules. C'est le regard qui détermine le résultat. Ce qui vaut aussi pour la couleur, tant pour la manière de la percevoir que pour les attentes qu'on  formule à son égard.

Quelqu'un qui lie la couleur à la matière dirigera son attention sur les différentes teintes, sur les  pigments utilisés, sur toutes les nuances de la palette du peintre. Celui en revanche pour qui la couleur est lumière, sera surtout sensible à son éclat.

Ce choix initial détermine la façon générale de percevoir les couleurs d'une société à une époque donnée. Ainsi, pendant l'Antiquité et jusqu'à la fin du Moyen Age en Occident, l'éclat primait la teinte. Un bleu brillant paraissait plus proche d'un rouge brillant que d'un bleu terne. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Une couleur est pour nous déterminée par la teinte - sa transparence ou son opacité, sa brillance ne jouent qu'un rôle secondaire. Matérialisation du concept, qui correspond à l'avance du matérialisme dans tous les domaines à l'époque moderne.

Lumière ou matière, les deux vues sont justes concernant la couleur, tout en étant partielles. C'est pourquoi, quand nous nous tournons vers l'une, il ne faut jamais oublier l'autre. Dans la préface de son Traité des couleurs, auquel il a travaillé pendant quarante ans, Goethe note qu'il nous est impossible de saisir l'essence de la lumière, comme il nous est impossible de saisir l'essence de quoi que ce soit. Mais nous pouvons approcher un phénomène à travers ses actions. « Les couleurs, dit-il, sont les actions de la lumière, ses actions et ses passions. ... Les couleurs et la lumière se tiennent bien-sûr dans une relation étroite, mais nous devons les regarder toutes les deux comme faisant partie de la nature dans son ensemble. »

Or, il ne nous est pas donné de saisir cette nature dans son ensemble, car nous y appartenons nous-mêmes. Toujours, notre regard subjectif s'interpose entre nous et les choses. Il y a ambivalence. L'objectivité consiste à tenir compte de ce fait. Concernant la couleur, cela signifie que celle-ci peut être envisagée « soit au sens de matière colorée, soit à celui de sensation et de songe » (Brusatin) , c'est-à-dire soit comme réalité, ou bien comme figure.

La couleur comme figure apparait dans la civilisation occidentale avec Iris, la messagère des dieux grecs, l'arc-en-ciel personnifié. On la représente sous les traits d'une gracieuse jeune fille, avec des ailes brillant de toutes les couleurs. Comme la lumière du soleil lie le ciel à la terre, Iris liait le monde des dieux à celui des hommes. Elle voyageait de l'un à l'autre avec la vitesse du vent, ses pieds laissait l'arc-en-ciel comme trace. Le poète Alcée de Mytilène en fait la mère d'Éros, le dieu de l'Amour, qu'elle aurait conçu du doux vent Zéphyr. En quoi Iris, la scintillante, nous rapproche du bonheur, qui constitue le deuxième pan de nos réflexions.

Lumière sur les musiciens, projecteur balayant la rangée de feuilles rouges. 
musique : "When the shy star goes forth in heaven
all maidenly, disconsolate..."
A la fin du chant, retour de la lumière sur le pupitre de la conférencière.

 

Qu'est-ce que le bonheur ?


 
 « ... de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit : ‘Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l'énigme de bonheur que je te propose' »[i] . Cette phrase de Proust, écrite au terme de sa longue recherche dans Le Temps retrouvé, donne  des pistes.

Elle nous dit d'abord que le bonheur est une énigme ; qu'il faut de la force pour le saisir ; et qu'il est lié à l'amour, qui est une énigme aussi. L'amour en question est Eros au sens large, ce fils d'Iris et de Zéphyr que l'on rencontre toujours là où la vie nous paraît belle et digne d'être vécue.

Il existe une association naturelle et universelle du bonheur avec la lumière. Personne n'imagine le bonheur terne, gris ou noir. En sa présence, le monde paraît étincelant et brille de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Partout, le bonheur est considéré comme un état de douceur. Il est sans violence ni tension, une plénitude physique et psychique. Celui qui le ressent estime tous ses désirs satisfaits. « Le bonheur, ce n'est pas le fruit de la paix ; le bonheur, c'est la paix même » dit Alain[ii].

Or, la paix véritable est la perfection. C'est un état eschatologique, un absolu qui exclut le déclin, l'usure, la détérioration - tout ce qui a trait à la finitude. Le bonheur, au sens de paix, suspend le temps pour l'instant de sa durée. Après avoir posé l'énigme, Proust nous donne la solution : le bonheur consiste à rendre la mort indifférente[iii]. Il est l'éternité de l'instant si souvent évoquée.

Et en effet, il est bien l'éternité dans la mesure où, grâce à lui, nous y goûtons. Cependant,  le bonheur ne peut jamais être autre chose que celle de l'instant. S'il suspend le temps, il est incapable de l'abolir : l'instant passe, le bonheur avec lui, et nous nous retrouvons pris dans les rets de notre condition de mortels.

C'est pourquoi le bonheur n'est jamais complet sur terre, mais changeant comme la couleur. Et comme la couleur, il possède un double caractère.

La plupart des langues européennes tiennent compte de ce fait en le désignant par deux mots différents, tout en les mélangeant souvent dans des expressions, en employant l'un  pour l'autre : la double réalité en question est une réalité mêlée. En français, nous avons le bonheur et la bonne chance, ou la bonne fortune ; en anglais,  happiness et luck ; eudaimonia et eutychia en grec ; beatitudine et fortuna en latin, etc.

S'agit-il de deux réalités ou deux conceptions, deux interprétations ? Le conflit s'articule de la même manière que pour la couleur, et il est parfaitement  possible de déceler dans cette double conception une autre  figure  - analogique - de notre couple lumière et matière.

Examinons de plus près les deux faces sous lesquelles se présente le bonheur. Dans toutes les réflexions sur ce sujet, la première question qui se pose a toujours été : le bonheur vient-il de l'extérieur ou de l'intérieur ? Est-il dû à la chance, à une somme de circonstances favorables ? Dépend-t-il  donc de certaines conditions fondamentales - de l'aisance matérielle, du succès professionnel, d'une vie amoureuse et sociale épanouie ? Est-il un don du destin, une grâce divine - ou un état d'esprit, une façon de se positionner face à la vie, dont le mérite exclusif revient à l'homme qui l'adopte ?

Les réponses à cette question sont contradictoires comme les deux aspects du bonheur, chacun prenant partie pour la seule interprétation qui lui paraît juste. Ceux à qui le bonheur semble être dû aux conditions extérieures, qui se trouvent du côté de la matière, l'attribuent à la chance, personnifiée par la déesse Fortuna. Ceux qui y voient un état d'esprit, l'assimilent à la félicité, qui est lumière.

Fortuna est ambivalente, car elle apporte indistinctement le bonheur et le malheur. C'est pourquoi on la montre biface ; ou voilée ; ou aveugle. Sa fameuse roue représente l'inconstance du destin, et son symbolisme est plutôt négatif : Fortuna est le bonheur qui passe.

Le bonheur qui rappelle l'éternité parce qu'il suspend le temps, se nomme félicité. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, remarque : « Félicité est l'état permanent, du moins pour quelque temps, d'une âme contente; et cet état est bien rare. (...)» Il est rare, parce qu'il restitue l'unité perdue, parce qu'il permet une vision d'ensemble qui éclaire soudain notre vie parcellaire, telle une lumière, ou une belle mélodie.

Lumière sur les musiciens, projecteur sur la rangée de feuilles jaunes
musique : "Lean out of the window Goldenhair
I hear you singing a merry air.."
A la fin du chant, retour de la lumière sur le pupitre de la conférencière.

 

Etats de bonheur : bonheurs et couleurs spécifiques


Le bonheur est la visée de tout le monde. Il est le but de la vie, ce qui lui confère sens et valeur. Mais le contenu qu'on lui assigne est multiple et souvent discordant, il y a autant de bonheurs que de personnes, cela peut aller de la possession d'un petit chien ou d'une Porsche à la vision de Dieu.

Malgré leur variété, il est possible de classer les différentes formes de bonheur selon des catégories. J'ai choisi celles qui m'ont paru les plus importantes, et j'y ai associé des couleurs. En effet, comme la couleur dans son ensemble a son symbolisme, en représentant le côté lumineux de la vie, chaque couleur a son symbolisme particulier, qui dit quelque chose sur le caractère de ce à quoi elle se réfère.

J'exposerai donc, dans ce qui suit, des bonheurs partiels et  des couleurs spécifiques. Nous ne rejoindrons la sommes des couleurs qu'à la fin de notre enquête. Cette réserve ne doit pas nous faire oublier qu'il s'agit, pour chaque bonheur décrit, d'une victoire, d'une façon de braver la mort en la rendant indifférente.

 
Le bonheur des sens - rouge

Méprisé des philosophes, suspecté, surveillé et canalisé par l'Eglise, le bonheur des sens est le plus fort et le plus immédiat de tous. Il est également le plus accessible, celui qui est éprouvé par tout le monde et à tous les âges.

Le bonheur des sens est symbolisé par la couleur rouge, la couleur par excellence, celle qui a le plus d'impact sur nos fonctions physiologiques. Sous une lumière rouge, le corps sécrète plus d'adrénaline. Le rouge stimule le cœur, la circulation et les glandes surrénales.

Dans l'Antiquité, le cercle chromatique ne comprenait que trois couleurs, le blanc, qui représentait l'incolore, le noir, qu'on associait au sale, et le rouge, la seule couleur considérée digne de ce nom. En Chine, il est jusqu'à ce jour la couleur du bonheur - la seule, et non pas une parmi d'autres.

De façon naturelle, le rouge a été associé partout au feu et au sang. En hébreu, les mots adom (rouge) - adam - (l'homme) et adama (terre) ont la même racine, ce qui signifie qu'ils renvoient à des phénomènes apparentés. Le rouge représente toujours la vie, la force et la chaleur, l'énergie et le courage. 

C' est une couleur naturellement intense, elle incarne l'amour sous ses différents aspects. L'amour divin d'abord, que l'iconographie chrétienne, orientale comme occidentale, figure par cette couleur. Elle renvoie alors au sang rédempteur que le Christ a versé pour l'humanité et évoque le mystère de l'Incarnation, qui montre, contrairement à ce qu'on a l'habitude de dire, une valorisation extrême du corps dans le christianisme - valorisation que la politique séculaire de l'Eglise vis-à-vis des sens, l'assimilation de la sexualité à la luxure et la chasse souvent hystérique au plaisir, a fini par nous faire oublier. Mais ce rouge précieux, pourpre, incarne le bonheur infini de la gratitude qu'éprouve une humanité qui se sait sauvée, rachetée.

Sous son autre versant, le rouge représente l'amour passionnel, à cause du sang qui bat dans nos veines, des flammes qui s'emparent de notre corps au contact de l'être aimé. En Europe, la robe de la mariée était rouge jusqu'au XIXe siècle.

Rouge passion : il n'est pas inutile de rappeler ici, que toutes les couleurs fondamentales possèdent un double symbolisme, positif et négatif. Si le rouge incarne la force de l'amour, il représente aussi sa douleur ; il peut être agressivité et colère ; et le pouvoir avec ses abus.

Ainsi, le bonheur qu'on trouve dans une passion amoureuse est immense, mais toujours mêlé de peine, de crainte et de souci. Il se retourne facilement en son contraire : la roue de Fortune a fait un tour et la discorde a pris la place de la bonne entente. Le feu qui réchauffe devient alors le feu dévastateur, le rouge, qui le symbolise, celui de la guerre, voire de l'enfer. La passion est dangereuse, son bonheur risqué.

Mais même quand les choses vont bien en matière d'amour, le bonheur des sens auquel il est lié  est fragile et vulnérable. Il n'est pas dans sa nature de durer. Car le désir est insatiable ; à peine satisfait, il renaît et met l'homme dans un état d'attente et de manque. Or, le bonheur est sans manque, il n'attend rien et repose en lui-même. Le rouge vivace, couleur de la passion et des plaisirs sensuels, ne connaît pas d'apaisement, seulement la présence ou l'absence. Et ni l'une, ni l'autre ne dépendent de nous.


Le bonheur du philosophe - bleu

Le bonheur du philosophe est le contraire du bonheur des sens, comme le bleu est le contraire du rouge -  du moins est-il considéré comme tel depuis le Moyen Age. Les teinturiers qui produisaient ces deux couleurs vivaient d'ailleurs dans des rues séparées et souvent dans un rapport de rivalité.

Dans l'ère moderne, le rouge est vu comme la couleur chaude par excellence, et le bleu comme la couleur froide. Pas de passion donc pour le bleu, mais calme et sérénité : c'est ce qui convient au philosophe. Le bleu, qui évoque les horizons lointains, incarne une conception éthérée du bonheur, aussi éloignée des plaisirs de la terre que de ses soucis.

Depuis le XIIe - XIIIe siècle, le bleu, qui prend alors la place du doré dans l'iconographie chrétienne, est associé au ciel en Occident. Déjà les Egyptiens voyaient dans le bleu la couleur de la transcendance, celle qui porte bonheur dans l'au-delà. Et dans le classement du grand kabbaliste Rabbi Moïse Cordovero, le bleu correspond à חוכמה, (hokhma), la Sagesse divine.

Or, la sagesse est bien ce à quoi aspire le philosophe - son nom l'indique, qui signifie l'amant de la sagesse. La sagesse caractérise celui qui, grâce aux facultés de son esprit, vit en harmonie avec lui-même et avec son destin. Elle comprend le savoir et la vertu d'une personne. Chez les philosophes grecs, Sophia, la sagesse, est l'idéal de la vie humaine, elle représente le bonheur suprême, qui ne s'obtient qu'au prix d'un long effort.

La philosophie occidentale a éliminé toutes les conceptions mythiques ou poétiques du bonheur. Ce n'est ni par la chance, ni par la grâce des dieux qu'un philosophe devient heureux, mais par une vie vertueuse. Aristote, dans l'Ethique de Nicomaque, a été le premier à trancher le débat entre le bonheur comme grâce divine, ou comme fruit de l'effort humain,  entièrement en faveur de ce dernier.

Pendant toute sa vie, le philosophe s'attelle à la tâche de bien vivre pour atteindre ce bonheur qu'il sait à sa portée. Son premier pas consistera à éliminer ce qui pourrait s'y opposer, à savoir l'angoisse et la douleur. 

Pour toutes les écoles philosophiques anciennes, la principale cause des souffrances humaines sont les passions. Nous sommes loin du rouge vital et passionné, feu et sang ! La philosophie, elle, se veut une « thérapeutique des passions »[iv], qui doit aboutir à la transformation de la personne, à un renversement de sa perspective sur la vie. L'idée centrale est simple, mais difficile à réaliser : l'homme a tendance à vouloir ce qu'il ne peut obtenir, et à craindre des maux qui sont inévitables. La philosophie va donc l'éduquer à ne chercher que ce qu'il peut atteindre, et à accepter ce qui arrive sans en souffrir. Toutes les écoles gréco-romaines croient à la supériorité de la raison sur les passions. Seules les voies qui mènent à la délivrance diffèrent.

Pour les stoïciens philosopher, c'est dépasser les limites de l'individualité et se reconnaître comme partie d'un cosmos animé par la Raison, qu'ils contemplent dans une parfaite sérénité : c'est l'ataraxie, la quiétude de l'âme. Sénèque écrit : « L'âme atteint la plénitude du bonheur quand, ayant foulé aux pieds tout ce qui est mal, elle gagne les hauteurs et pénètre jusque dans les replis les plus intimes de la nature. C'est alors, quand elle erre au milieux des astres, qu'il lui plaît de rire des dallages des riches. »[v] Proche du ciel bleu, et loin de tout ce qui vient de la matière, le philosophe stoïcien goûte au bonheur qu'il se doit.

Par une voie un peu différente, mais comparable, les épicuriens  conduisent leurs adeptes à la joie de vivre, hédoné,  la capacité de gouter l'instant sans peur de la mort, des dieux ou du sort. En renonçant aux aspirations matérielles et à la reconnaissance sociale, ils jouissent d'une vie simple et significative, s'adonnant à la contemplation et goutant à l'amitié, le plus grand des biens terrestres à leurs yeux.

L'amitié, et non l'amour. La méfiance vis-à-vis des passions est totale, et générale chez les philosophes, et c'est bien là la limite du bonheur qu'ils ont choisi. Ethéré comme le bleu azuré qui le symbolise, il fait l'impasse sur la sensualité et sur l'émotion. Même la mort d'un enfant ne doit pas le perturber : il faut donc veiller à ne pas trop s'attacher à quoi que ce soit, ni aux homes ni aux biens de cette terre. C'est le prix à payer pour la tranquillité de l'âme. Le bonheur du philosophe est menacé d'abstraction.


Le bonheur d'une vie sociale épanouie - vert

« Lorsqu'on combine le jaune et le bleu, que nous considérons comme les couleurs premières et les plus simples, (...), on fait naître la couleur que nous appelons le vert, » écrit Goethe dans son Traité des couleurs. « Notre œil trouve en elle une satisfaction réelle. Lorsque les deux couleurs-mères se font exactement équilibre dans le mélange, de sorte qu'aucune ne ressorte (...), on ne veut pas aller au-delà, on ne peut pas aller au-delà. C'est pourquoi la couleur verte est la plupart du temps choisie pour tapisser les pièces où l'on se tient d'ordinaire. »[vi]

Pour Goethe, le vert naît du mélange - qui constitue un équilibre -, entre ce qu'il considère comme les deux couleurs premières, à savoir le jaune, couleur de la lumière, et le bleu, celle de l'ombre, des ténèbres. Même si historiquement, on n'obtenait le vert que tardivement par ce mélange, mais de façon directe par les plantes, l'observation de Goethe ne perd rien de sa pertinence : le vert est une couleur terrestre qui unit harmonieusement les extrêmes, il est adapté à notre vie quotidienne.

Le vert est aussi, depuis Newton, l'opposé du rouge, sa couleur complémentaire. Si le rouge excite, le vert apaise. Il n'est pas lointain et solitaire comme le bleu, l'autre contraire du rouge, mais proche et même casanier. C'est une couleur médiane, qui évoque les relations équilibrées, les unions durables. Le vert incarne la part des autres dans notre bonheur, et non seulement celle de l'Autre, de l'unique, de l'aimé, comme le rouge passionnel. Pour l'Eglise, le vert était la couleur des dimanches ordinaires, qui rappelle le rassemblement régulier de la Communauté sous le signe d'une foi partagée.

Cependant, le vert n'évoque pas seulement le calme et la stabilité. Les associations liées à cette couleur  vont aussi dans le sens contraire. Facile à fabriquer - la nature fournit abondance de teintes végétales - le vert est difficile à conserver. Il s'efface avec le temps et a tendance à disparaître. Ainsi, il convient parfaitement aux relations humaines dont il est la figure. Il est instable et  changeant comme elles, et renvoie, dans l'imaginaire occidental, à « tout ce qui bouge, change, varie. Le vert est la couleur du hasard, du jeu, du destin, de la chance, » explique Michel Pastoureau.[vii] Les bouffons, les jongleurs étaient habillés en vert.

En tant que couleur terrestre, le vert est donc la couleur de la métamorphose, il est présent comme déclin et comme renouveau. Le bonheur qu'il représente n'est pas le temps suspendu, mais le temps à l'œuvre. Il incarne l'espérance et l'humilité, qui consiste à accepter la vie telle qu'elle vient.

Lumière sur les musiciens, projecteur sur la rangée de feuilles vertes.
musique : "My love in in a light attire
Among the apple-trees..."
A la fin du chant, retour de la lumière sur le pupitre de la conférencière.


Le bonheur de l'absolu -  le blanc


Avec le blanc, nous nous trouvons projetés dans un tout autre domaine, distant et immobile, où règne le silence sous la clarté de la neige immaculée. Le blanc était déjà utilisé en peinture dans les grottes paléolithiques, et a continué de l'être partout et toujours. C'est la couleur au symbolisme le plus fort et le plus ancien, et le message qu'il véhicule communique toujours quelque chose d'essentiel. L'existence humaine commence dans les langes blancs et se termine dans un linceul blanc : la tension entre la vie et la mort y est inhérente. En Chine et d'autres pays asiatiques, c'est la couleur du deuil.

Or, le blanc renvoie aussi à l'innocence et à la pureté originaires, à la naissance du monde. Dans l'iconographie, c'est la couleur de la lumière divine et des anges ; de façon plus générale, celle de tout ce qui est transcendant ; et de tout ce qui est incandescent. Par transfert, elle est attribuée au big bang.

Il est important de noter qu'un changement des perspective décisif a eu lieu sur cette couleur en Occident. Depuis le XVIIe siècle, le blanc n'est plus considéré comme une couleur particulière, mais comme la somme de toutes les couleurs. Cela est dû aux  expériences de Newton, qui a décomposé un rayon de lumière blanche en le faisant passer par un prisme, et a révélé ainsi un spectre de couleurs  visibles pour l'homme. Dans une deuxième expérience, Newton a recomposé la lumière blanche en envoyant les ondes colorées à travers un second prisme.

On peut interpréter ces résultats en disant que la lumière blanche concentre en elle toutes les couleurs en les anéantissant. Quand elle est là, il n'y a plus qu'elle, et quand on voit les autres couleurs, elle est absente. Dans ce raisonnement, il y a une idée de progression, de hiérarchie, qui est ancienne. Platon, dans le Timée, voit déjà dans les différentes couleurs un effort de la matière pour se transformer en lumière. C'est la lumière qui est le but, les couleurs ne sont qu'un relai.

Nous comprenons alors que le bonheur qui est symbolisé par le blanc, cet au-delà de la couleur, doit avoir une physionomie singulière, à part. Et en effet, il correspond à celui du chercheur d'absolu, du mystique, qui est réellement un être à part ; quelqu'un qui, contrairement aux autres, y compris les philosophes, concentre tous ses désirs en un seul : voir Dieu, s'abimer dans son incandescence ; atteindre le point où les contraires se rejoignent, où la différence entre sujet et objet n'existe plus.

Dans l'histoire des religions, les exemples abondent : tous les mystiques aspirent à la même chose et parlent de la même expérience. Les voies qu'ils empruntent se ressemblent aussi, non par la forme, qui dépend de la religion dont ils sont issus, mais par le fond. Toutes ces voies passent par l'ascèse, mot dont la signification exacte est « exercice », et qui désignait d'abord l'exercice des athlètes au gymnase. L'ascèse n'a rien d'un renoncement, encore moins ne reflète-t-elle une attitude de mépris du monde, comme on le lit souvent. Mais c'est une attitude absolue, voire totalitaire. Par un mouvement centrifuge puissant, elle cherche à unifier la personne qui s'y adonne, dans le but audacieux d'intérioriser tous  les phénomènes dispersés de ce monde, pour les ramener à leur origine.

Le mystique qui pratique l'ascèse est pareil au deuxième prisme de Newton - celui à travers lequel passent les couleurs pour recomposer la lumière blanche. A l'acte unique de cette unification correspond un bonheur unique. C'est un bonheur solitaire, mais puissant, celui de la concentration extrême, qui rassemble toutes les forces en une seule. Est-il complet ? Sans doute au moment de l'extase, quand le mystique atteint cette « sortie de lui-même » qu'évoque  l'étymologie du mot « ex-stasis », et qui est le but de son existence. Mais pas plus que le plaisir, l'extase ne peut durer. Rapidement, le bonheur du mystique se transforme en manque cruel. L'exercice de l'ascèse est à reprendre, s'il veut à nouveau y goûter.

 
Le bonheur du poète : l'arc-en-ciel

Le poète est à la fois l'opposé du mystique et son plus proche parent. Chercheur d'absolu, il l'est aussi, car aucun plaisir, aucune joie en particulier, aucun « petit bonheur » ne peut le satisfaire, il veut tout. Mais ce tout, il ne l'obtient pas, comme le mystique, par la concentration sur un but unique, mais par son contraire. On peut comparer la figure du poète au premier prisme de Newton, qui reçoit le rayon de lumière blanche pour faire apparaître, en les admirant, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Car son âme, qui est celle de chaque artiste digne de ce nom, c'est la pierre spéculaire dans laquelle se réfléchit l'univers. Cette pierre a des facettes multiples, elle scintille, change d'apparence sous chaque éclairage. Fasciné par les beautés du monde, le poète éprouve tous les désirs, les accueille et s'y oublie. Il aime les êtres et les choses dans leur individualité et dans leur particularité, chaque trait de caractère, chaque détail lui semble digne d'être examiné et rendu par ses soins. C'est en quoi consiste son art. Son approche n'est pas centrifuge, mais centripète. Inlassablement, il répète le geste créateur et fait naître un monde à partir de celui qui lui a été donné, qu'il voit, entend et sent, qu'il aime avec tous ses sens.

Victor Segalen, dans un beau texte de ses Peintures, réfléchit à cette quête : « Un maître peintre, sous le temps des Song, avait coutume d'aller aux pentes des coteaux, muni d'un flocon de vin, et de passer le jour dans un peu d'ivresse, en regardant et en méditant. Savez-vous ce qu'il observait ? Un spectacle évidemment, puisqu'il était maître, et peintre. Les commentateurs ont traduit : ‘Qu'il cherchait le lien de lumière unissant enfin à jamais joie et vie, vie et joie', et ils s'en sont moqués comme d'un ivrogne et d'un fou. »

Le lien de lumière qui unit la vie et la joie, le poète (ou le peintre, ou le musicien) met toute ses forces à le trouver. Ce n'est pas l'extase qu'il vise, comme le mystique, mais l'enchantement -  la fête quotidienne, l'exaltation du moment.

Malheureusement, son objectif est impossible à atteindre : la fête, si elle était quotidienne, ne serait plus fête. Avec ses aspirations excessives, le poète se trouve régulièrement en porte à faux. Il sait que sa création est fragile, qu'elle ne tient pas au contact de la réalité brutale. Son monde, à peine formé, est prêt à disparaître, comme l'arc-en-ciel, et sa souffrance est alors sans bornes. Car la pierre spéculaire reflète tout ce qui s'y mire, les peines autant que les joies. C'est à ce moment que le poète a recours à des paradis artificiels, et qu'il est traité « d'ivrogne ou de fou » par ceux qui se contentent de moins que lui.

Ainsi, le bonheur du poète, comme tous ceux que nous avons examinés, n'est pas complet, mais instable et intermittent. Cela ne change rien au fait qu'il est si vaste, et beau, et grand quand il le ressent, qu'il sait le partager, et nous en faire cadeau.

 

 

Lieux et temps de bonheur

 
Pour terminer notre enquête sur le  bonheur, quittons un instant la terre, et rendons-nous dans un lieu où il est réellement complet, parce que pérenne, où le temps n'est pas seulement suspendu, mais aboli. Ces endroits, dont l'imaginaire occidental a élaboré un certain nombre, que ce soit le paradis, les îles des bienheureux, l'Elysée ou l'Arcadie, ont tous quelques traits en commun.  

Ce sont tous des lieux de lumière et de couleur, et des lieux de douceur. Pas de paysages grandioses, un jardin clos, comme celui d'Eden, ou une île « tout au bout de la terre », comme la décrit Homère, où vivent les bienheureux sous le souffle de Zéphyr. Il n'y règne ni chaleur ni froid, l'alternance des saisons est inconnue. La terre donne ses fruits d'elle-même, les hommes vivent en paix entre eux et avec les animaux. Tout est baigné d'une lumière universelle et bienfaisante. Il ne fait jamais nuit au paradis.

L'Empyrée, où la cosmographie de Dante situe la Rose blanche, la rose mystique, trône et cour de Dieu, est baigné de la lumière fluide de la divinité, selon le titre de l'émouvant témoignage de la mystique Mechthild de Magdeburg. Le spectre entier s'offre au regard, et le blanc et le noir s'y joignent, car il n'y a plus de différence entre lumière et matière. Ni entre couleur et son :  le paradis est un poème de « lumière musicale » (Jean Delumeau), où les couleurs des planètes sont associées aux degrés de la gamme.

Car le bonheur complet, la paix dont parle Alain, c'est l'harmonie. Cette harmonie universelle, les anciens l'ont représentée par la musique des sphères, qui trouve son pendant, à un autre niveau, analogique bien-sûr, dans les couleurs de l'arc-en-ciel.

Ou dans l'arbre, dont la symbolique, via ces feuilles, patronne en quelque sorte notre enquête. L'arbre est l'axe du monde. En tant que tel, il est le symbole de l'homme, qui est le trait d'union entre la Terre et le Ciel, entre le visible et l'invisible.

L'harmonie naît de la circulation d'énergie qu'il garantit, du passage de la lumière de haut en bas, et de bas en haut. Et quelle est au juste cette force avec laquelle il assure le mouvement ?

 

Dante le sait, qui écrit, après avoir été gratifié de la Vision suprême :

 « ... mais déjà commandait aux rouages dociles
de mon désir, de mon vouloir, l'Amour
qui meut le soleil et les autres étoiles.»

 

Ce sont les derniers vers de la Divine Comédie, et c'est peut-être - sans doute - la clé de l'énigme du bonheur.
 

Lumière sur la chanteuse seule, et projecteur sur toutes les rangées de feuilles :
musique : "Bid adieu, adieu, adieu
bid adieu to girlish days..."
A la fin du chant, lumière sur toute la scène.

 

Les couleurs du bonheur

 

 

 

Annexe

 

Texte des poèmes issus du cycle Chamber Music de James Joyce, mis en musique par Vincent Rouillon et chantés lors de cette conférence :

I

Strings in the earth and air
Make music sweet;
Strings by the river where
The willows meet.
There's music along the river
For Love wanders there,
Pale flowers on his mantle,
Dark leaves on his hair.
All softly playing,
With head to the music bent,
And fingers straying
Upon an instrument.


II
 
The twilight turns from amethyst
To deep and deeper blue,
The lamp fills with a pale green glow
The trees of the avenue.
The old piano plays an air,
Sedate and slow and gay;
She bends upon the yellow keys,
Her head inclines this way.
Shy thought and grave wide eyes and hands
That wander as they list -- -
The twilight turns to darker blue
With lights of amethyst.
 

III

At that hour when all things have repose,
O lonely watcher of the skies,
Do you hear the night wind and the sighs
Of harps playing unto Love to unclose
The pale gates of sunrise?
When all things repose, do you alone
Awake to hear the sweet harps play
To Love before him on his way,
And the night wind answering in antiphon
Till night is overgone?
Play on, invisible harps, unto Love,
Whose way in heaven is aglow
At that hour when soft lights come and go,
Soft sweet music in the air above
And in the earth below.
 

IV

When the shy star goes forth in heaven

All maidenly, disconsolate,
Hear you amid the drowsy even
One who is singing by your gate.
His song is softer than the dew
And he is come to visit you.
O bend no more in revery
When he at eventide is calling.
Nor muse: Who may this singer be
Whose song about my heart is falling?
Know you by this, the lover's chant,
'Tis I that am your visitant.
 

V

Lean out of the window,
Goldenhair,
I hear you singing
A merry air.
My book was closed,
I read no more,
Watching the fire dance
On the floor.
I have left my book,
I have left my room,
For I heard you singing
Through the gloom.
Singing and singing
A merry air,
Lean out of the window,
Goldenhair.
 

VI

I would in that sweet bosom be
(O sweet it is and fair it is!)
Where no rude wind might visit me.
Because of sad austerities
I would in that sweet bosom be.
I would be ever in that heart
(O soft I knock and soft entreat her!)
Where only peace might be my part.
Austerities were all the sweeter
So I were ever in that heart.


VII

My love is in a light attire
Among the apple-trees,
Where the gay winds do most desire
To run in companies.
There, where the gay winds stay to woo
The young leaves as they pass,
My love goes slowly, bending to
Her shadow on the grass;
And where the sky's a pale blue cup
Over the laughing land,
My love goes lightly, holding up
Her dress with dainty hand.


XI 

Bid adieu, adieu, adieu,*
Bid adieu to girlish days,
Happy Love is come to woo
Thee and woo thy girlish ways -
The zone that doth become thee fair,
The snood upon thy yellow hair.
When thou hast heard his name upon
The bugles of the cherubim
Begin thou softly to unzone
Thy girlish bosom unto him
And softly to undo the snood
That is the sign of maidenhood.

 

 

 

Bibilographie

 

Couleur


Albers Josef, Interaction of Color,  New Haven - Londres, 1963

Albrecht Hans-Joachim, Farbe als Sprache, Cologne 1974

Arnheim Rudolf, Art and Visual Perception, Berkeley, 1954

Birren Faber, Principles of Color.A Review of past Traditions and Modern Theories of Color Harmony, New York-Cincinatti-Toronto, 1969

Brunello Franco, De Arte illuminandi, F. Brunelle (éd.), Vicence, 1975

Brusatin Manlio, Histoire des couleurs, Paris, 1986

Castel Louis-Bernard, L'optique des couleurs, fondée sur les simples observations et tournée surtout à la pratique de la peinture, de la teinture et des autres arts coloristes, Paris, 1740

Frieling Heinrich, Mensch und Farbe, München 1977

Gage John, Couleur et Culture, Paris 2010

Goethe, Johann Wolfgang, Farbenlehre, t 1-5, Stuttgart 1979

Guillerme Jacques, Lumière et couleur, Monte-Carlo 1960

Itten Johannes, Kunst der Farbe, Ravensburg 1961

Kandinsky Vassili, Du spirituel dans l'art, Paris, 1969

Klee Paul, Ecrits sur l'art, Paris, 1973 - 1977

Malevitch Casimir, La lumière et la couleur,  Lausanne, 1981

Pastoureau Michel, Figures et couleurs, Le Léopard d'or, 1986

Pastoureau Michel, Couleurs, images, symboles, Le Léopard d'or, 1989

Pastoureau Michel, Bleu, Paris, 2000

Pastoureau Michel (avec Dominique Simonnet), Couleurs, le grand livre,  Ed. du Panama, 2007

Pastoureau Michel, Noir,  Paris, 2008

Runge Philipp Otto, Farbenkugel, Cologne 1999

Teevan R.C., Briney R.C., Colour Vision, New York, 1961

Wittgenstein Ludwig, Remarques sur les coureurs,  s.l., 1983

 

Bonheur


Il est impossible d'établir une bibliographie tant soit peu représentative sur le sujet du bonheur. Il  est central pour la philosophie aussi bien que pour la pensée religieuse ; sans parler du fait que toute la littérature y fait allusion par un biais ou par un autre. Je me contente ici des références citées.

 

 

 



 

notes

 

[i] Marcel Proust, A la recherche du Temps perdu, « Le Temps retrouvé », VIII, tome 2, Paris, Gallimard 1927,  p. 8.

[ii] Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 1928.

[iii] Ibid.

[iv] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel 2002, p. 23

[v] Sénèque, Quaest. Natur., praef. 7 - 8 (trad. Oltramare)

[vi] Johann Wolfgang Goethe, Le Traité des couleurs, Triades, Paris, 1973, chapitre « Effet physique-psychique de la couleur », n° 801-802.

[vii] Michel Pastoureau, Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Edition du Panama, 2005, p. 66.

 

 

 

 
 
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