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Le Toucher
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Corinna Coulmas



Métaphores des cinq sens dans l'imaginaire occidental


Les Editions La Métamorphose, Paris 2012


Le toucher : table des matières



concepts


liminaire L’enracinement physique du toucher dans un monde qui se virtualise L'enracinement physique du toucher dans un monde qui se virtualise 4


Le toucher, sens le plus nécessaire à la survie : retour à Aristote  Le toucher, le premier sens de l'homme et son sens le plus performant 6


Sens de distance et sens de contact : de la matérialité La matière dans la pensée grecque et dans le christianisme: ambiguïté de notre approche du sensible; le tournant du XVIIIe siècle La matière dans la pensée grecque et dans le christianisme: ambiguïté de notre approche du sensible;  le tournant du XVIIIe  siècle.. 7


Sens du toucher et somesthésie Définitions scientifiques du sens du toucher 10


La sensibilité thermique La symbolique du chaud et du froid

La kinesthésie Réalité et imaginaire du mouvement éalité et imaginaire du mouvement

Le sens de la douleur Unité physique et morale de la douleur ; l'éclatement du concept à l'époque moderne

Toucher et connaissance : l'étrangeté des choses et la dialectique de la surface et de la profondeur La réflexivité du toucher comme modèle de toutes les autres
réflexivités; le caractère topographique du toucher: exemples de la pensée spatialisante en Occident à travers la symbolique des couples “extérieur / intérieur”; “centre / périphérie”; “surface / profondeur”; “écorce/noyau”; l’évolution du concept “corps / âme” 
La réflexivité du toucher comme modèle de toutes les autres


réflexivités; le caractère topographique du toucher: exemples de la pensée spatialisante en Occident à travers la symbolique des couples "extérieur / intérieur"; "centre / périphérie"; "surface  / profondeur"; "écorce/noyau"; l'évolution du concept "corps / âme" . 18

 

phénomènes


La peau 29


Enveloppe protectrice du corps et organe de perception, la peau matrice de métaphores  L'organe le plus grand et le plus vital ; un lieu de communication et une frontière : sa fonction d'intersensorialité ; son importance psychique : la peau comme surface d'inscription : ambiguïté de l'être et du paraître ; les cheveux        29

Reflets littéraires et artistiques 33

Peau blanche, peau de pêche : idéaux de beauté Symbolique du blanc et du noir dans  le Cantique des Cantiques ; blanc, blond, brun ; la peau comme objet visuel et tactile : dialectique entre l'ordre de la vue et celui du toucher dans le domaine corporel 33

La caresse et le baiser Histoire, géographie et topographie des attouchements; histoire du
baiser en Occident; le coït: limites de la représentation Histoire, géographie et topographie des attouchements; histoire du baiser en Occident; le coït: limites de la représentation 39

Le vieillissement de la peau de chagrin  Suite de la limite de la représentation : la vieilleisse  dans « La peau de chagrin » de Balzac et ailleurs 47

Le pur et l'impur ou le propre et le sale Définition des concepts « pur / impur » et « propre / sale », différences culturelles ; la spiritualisation du concept de pureté dans le christianisme et ses incidences sur la propreté corporelle en Occident ; étapes dans l’histoire de l’hygiène Définition des concepts « pur / impur » et « propre / sale », différences culturelles ; la spiritualisation du concept de pureté dans le christianisme et ses incidences sur la propreté corporelle en Occident ; étapes dans l'histoire de l'hygiène. 52

La main Variété et importance des gestes de la main; la main et l’outil; le travail manuel et l’art; dialectique de la vue et du toucher dans le travail manuel; le rôle des mains en médecine; la bénédiction sur le lit de mort: la gauche et la droite  Variété et importance des gestes de la main; la main et l'outil; le travail manuel et l'art; dialectique de la vue et du toucher dans le travail manuel; le rôle des mains en médecine; la bénédiction sur le lit de mort: la gauche et la droite. 59


Le toucher, la matière et le matériau Pallas Athéna et Arachné; la connivence entre l’homme et la matière; la matière première et la terre; les pierres, le bois et le métal; matériaux modernes: le plastique et le béton ou le deuil du toucher dans la mutation de la “techné” en technique  Pallas Athéna et Arachné; la connivence entre l'homme et la matière; la matière première et la terre; les pierres, le bois et le métal; matériaux modernes: le plastique et le béton ou le deuil du toucher dans la mutation de la "techné" en technique. 66


 

passerelles


De ce qui nous touche . 74


Touché dans sa chair Epreuves dans la chair : Job et Jacob ; saint François d’Assise ; les liens du corps avec le transcendant Epreuves dans la chair : Job et Jacob ; saint François d'Assise ; les liens du corps avec le transcendant 74

Noli me tangere: thème et variations  Marie-Madeleine versus l'apôtre Thomas : toucher et possession - histoires de limites 78

Toucher au coeur du vide : la cible zen et autres approches orientales Réflexions sur l’ascèse ; la déspiritualisation du corps en Occident ; contrepoint oriental : l’expérience d’Eugen Herrigel, maître Zen ; le centre de gravité ; le cerveau : hémisphères gauche et droite, l’analyse et la synthèse Réflexions sur l'ascèse ; la déspiritualisation du corps en Occident ; contrepoint oriental : l'expérience d'Eugen Herrigel, maître Zen ; le centre de gravité ; le cerveau : hémisphères gauche et droite, l'analyse et la synthèse 81

Espace, mouvement et matière : le toucher et l'art. L'espace et le mouvement dans la création artistique ; le rôle des matériaux et de la texture dans l'œuvre d'art ; conceptions de l'espace : Aristote, Newton, l'espace quantique ; l'espace de la sculpture : la solitude de Giacometti ; sculpture et idole ; le mouvement en sculpture ; l'espace et le mouvement en peinture ; la perspective centrale et le trompe l'œil ; le rythme dans la peinture chinoise ; l'espace de la danse et de la musique 88


 



 

       Car non seulement ta raison s'écroulerait
       mais ta vie périrait dès lors que tu n'oserais plus
       te fier aux sens qui te gardent des précipices
       ou d'autres mauvais pas, et te guident à l'opposé...
       Lucrèce, De rerum natura, IV, 507 - 512

           La réalité virtuelle repose sur une tromperie des sens... Le monde virtuel est une illusion perceptuelle... Cette mise en concurrence des deux mondes, l'un issu des lois de la nature, l'autre né des technologies fabriquées par l'homme, fait du concepteur d'univers virtuels un créateur de mondes et, au plein sens du terme, un démiurge.

Bernard Jolivalt, La réalité virtuelle




concepts


liminaire

       Premier sens selon Aristote et la biologie moderne, sens de la vulnérabilité humaine et de la créativité immédiate, le seul à impliquer directement la douleur et le plaisir, le toucher nous parle de notre pesanteur et de notre intimité. Depuis Madeleine dans le jardin de Gethsémani, cherchant à effleurer le vêtement de celui que, par miracle, elle voit, et l'apôtre Thomas à qui la voix et la présence corporelle de son maître ne suffisent point pour croire, nous ne considérons comme réel que ce que nous pouvons toucher. L'homme a été hanté par bien des fantômes que son oeil voyait et son oreille entendait,  mais dès qu'il pouvait y poser sa main il savait qu'il s'agissait d'un corps ou d'un objet faisant partie de son propre univers.

       Un corps, depuis Descartes
(Note 1)
, est ce qui occupe un lieu. Aujourd'hui, le monde moderne nous confronte aux non-lieux de la réalité virtuelle où les images remplacent les corps. Equipés d'un gant, d'un casque et d'une combinaison, nous pouvons sentir ces simulacres. Mais pouvons-nous en peser le pour et le contre ? Au non-lieu physique correspond un non-lieu juridique et moral. Nous ne sommes pas impliqués dans le monde virtuel, il n'y a pas l'Autre, seulement des projections du moi : depuis toujours, les démiurges sont seuls et malheureux... Après le cyber-sex, personne dont il faille soutenir le regard en buvant une tasse de thé.
Lieux vides, temps morts. "... warm, live beauty of contact, so much deeper than the beauty of vision.."
(Note 2)
: à quoi correspond ce leurre ? Ce n'est plus le vieil antagonisme entre le corps et l'esprit qui accompagne la culture occidentale comme son ombre, mais un conflit du corps avec ses sens. Conflit d'un nouvel ordre qui provoque notre désarroi: we are losing touch, disent les Anglais.

         Nos villes, dans ce qu'elles ont de plus spécifiquement moderne, à savoir les banlieues, sont déjà une sorte de répétition générale pour la réalité virtuelle. Ce sont des non-lieux où la présence vivante est remplacée le soir par l'omniprésence des images télé : mise en spectacle (ou mise en spectre, fantômisation...) de la ville.

         Dans la littérature talmudique, Dieu est communément appelé maqom, "lieu". Un non-lieu équivaut-il à "où Dieu n'est pas"?
 
       Nous vivons dans un monde que nos sens n'explorent plus que très partiellement. La partie de ce que nous saisissons naturellement est devenue infime dans notre environnement technicisé. Le premier constat d'échec auquel s'est intéressé le congrès international de Bonn sur Le sens des sens
(Note 3)
, se formulait ainsi : nos sens ne se reconnaissent plus eux-mêmes. Nos sens sont au chômage. Ce ne sont plus eux qui font les découvertes importantes, mais les machines.

 
       Ce congrès est une des nombreuses manifestations qui témoignent depuis quelques années d'un intérêt nouveau pour les sens. Si le mot d'ordre des années soixante était l'élargissement de la conscience, celui des années quatre-vingt-dix vise l'expérience corporelle
(Note 4)
. D'où tous les plaidoyers en faveur du toucher, que ce soit dans l'art, la médecine ou simplement dans la vie quotidienne : c'est par lui qu'on cherche à se reconnecter avec la réalité, il en devient la pierre de touche. Ce qu'il promet, c'est la conscience d'un engagement : il y a quelque chose à faire, ou à fuir.



Le toucher, sens le plus nécessaire à la survie : retour à Aristote

         "Or tous les animaux possèdent l'un des sens : le toucher, et celui qui a la sensation ressent par-là même le plaisir et la douleur, l'agréable et le douloureux ; les êtres doués de la sorte possèdent aussi l'appétit, puisque celui-ci est le désir de l'agréable. En outre, les animaux ont la connaissance sensible de l'aliment, puisque le toucher est le sens de l'aliment. En effet, ce sont des substances sèches et humides, chaudes et froides qui constituent la nourriture de tous les êtres vivants et le sens qui appréhende ces qualités est le toucher. (...) Une chose est donc évidente : le sens du toucher est nécessairement le seul dont la privation entraîne la mort des êtres vivants."
(Note 5)

 
       La biologie moderne corrobore le raisonnement d'Aristote. C'est le premier sens expérimenté par l'embryon. Comme nous le voyons sur les échographies, dès la vingtième semaine de la grossesse le bébé se met à jouer avec le cordon ombilical, explore de ses mains minuscules l'environnement aquatique et son propre corps, en suçant son pouce et ses lèvres. Après la naissance, le toucher reste un sens amodal : pendant quelque temps, une incertitude règne concernant la manière dont nous nous approcherons du monde. Toute information importante passe alors par le toucher. Indispensable à notre survie physique, il l'est aussi à notre équilibre psychique. Un manque de contact entraîne de graves troubles du comportement. Des expériences conduites aux Etats Unis montrent que le développement d'un bébé manipulé et caressé régulièrement est supérieur à tous égards à celui du bébé qui grandit dans les mêmes conditions, moins les caresses.
(Note 6)


       Le toucher est notre sens le plus performant. Car ce qui caractérise la capacité de nos sens d'une façon générale, c'est la médiocrité. Nous voyons moins bien que les oiseaux de proie, la plupart des animaux entendent mieux que nous et ont l'odorat infiniment plus fin. "Quant aux autres sens", dit encore Aristote, "l'homme est inférieur à beaucoup d'animaux, mais pour le toucher il les surpasse tous de loin en acuité. Aussi est-il le plus intelligent des animaux."
(Note 7)


         L'excellence du toucher est en effet multiple. Lui seul est capable de saisir un objet en trois dimensions, en même temps que la qualité de sa surface, qu'elle soit dure ou molle, lisse ou rugueuse. Il rend compte de sa température et de son poids. Sur le plan psychique, il est essentiel à la fois à l'action, à la passion et à l'observation. Classé dans les sens inférieurs par Aristote pour la simple raison qu'il est le premier, commun à tous les êtres vivants, il a été opposé aux sens "nobles", associés à l'esprit et à la connaissance, que sont la vue et l'ouïe. Depuis lors, les philosophes se sont désintéressés de lui, peut-être parce qu'il est, avec le goût, le plus chthonien de nos sens, qu'il est le sens de la matérialité.
 
 

Sens de distance et sens de contact : de la matérialité

         Deux seulement de nos cinq sens ont besoin d'un contact immédiat avec leur objet, à savoir le goût, qui ne se déploie qu'à partir du moment où l'aliment est dans la bouche, et le toucher, dont il est la condition sine qua non. La vue, l'ouïe et l'odorat s'exercent à distance. Ce simple fait leur a conféré, en Occident, une curieuse dignité, alors que le contact est jugé comme n'étant pas pur : nous y reviendrons. Le contact s'implique toujours matériellement.

         Dans notre civilisation, une double tare s'est attachée à la matière, qui vient d'une part de la pensée grecque et de l'autre, du christianisme. Les deux approches ont provoqué des chaînes d'associations qui se mêlent de façon parfois contradictoire. De la première (encore Aristote...) nous retenons l'idée d'une matière informe, indéterminée, proche du chaos et du néant ; de la seconde, la hantise de la décomposition, de la putréfaction, de la mort. La matière apparaît ainsi dans des contextes très différents, mais elle est toujours le pendant négatif de quelque chose considéré comme positif. Dans le couple matière - forme, elle est l'élément indéterminé et insaisissable en face du facteur déterminant qui confère l'identité, et donc la dignité à son objet. Dans le couple matière - esprit (avec son analogue corps - âme), c'est elle qui est périssable et l'autre éternel. De même, dans l'usage quotidien des adjectifs matériel - idéel et, plus encore, matérialiste - idéaliste, les connotations qui s'attachent à la matière évoquent la bassesse, l'égoïsme, le manque de sens.

       Sur le plan philosophique, bien entendu, ces distinctions ont des significations précises et infiniment riches. Le mot matière et ses dérivés s'y trouve dans plusieurs contextes nettement différents les uns des autres et prend à chaque fois une définition exacte qui exclut tout équivoque. Cependant,  ce qui nous intéresse ici est la manière souterraine dont l'usage irréfléchi, non professionnel de ces termes a marqué nos mentalités. J'essaierai de voir comment une opération de l'esprit, qui vaut pour le domaine de la connaissance et non de l'action, puisqu'elle traite de concepts qui se déterminent mutuellement par leur opposition et non par leur ancrage dans le réel, peut avoir des conséquences majeures sur notre façon d'approcher la réalité. Ainsi, la matière première est une pure abstraction, mais le transfert de ce concept sur une réalité économique implique que pendant des siècles, nous l'avons imaginée - faussement imaginée comme une sorte de mine d'argent dont on extrait le métal...

         Il y a une aporie concernant la matière qui peut se résumer par le paradoxe suivant : les seuls phénomènes dont nous ne mettons jamais en doute la réalité, les choses tangibles, sont ceux qui nous inspirent le moins de confiance. Tout en nous rassurant par leur présence, nous les savons périssables, impermanentes, passagères. Ce n'est pas auprès d'elles que nous logeons notre espoir, si espoir il y a, sauf dans les courants de pensée matérialistes qui, eux, spiritualisent la matière. Or, le toucher est le reflet sensoriel de cet état de choses ; sens de notre matérialité, il est passager, ne s'exprime que dans le mouvement et se perd dans la durée. Ce que nous croyons le mieux connaître est le plus incertain. La physique quantique semble d'ailleurs confirmer, par sa propre logique, cette aporie de la matière.

         Nous sommes  ainsi en face d'une dématérialisation du matériel, qui a son prolongement dans le monde virtuel des médias modernes, et montre toute l'ambiguïté de notre approche du sensible. Cette ambiguïté s'exprime dans trois filons au moins qui traversent la pensée occidentale : premièrement, l'idéalisme platonicien, qui met en doute jusqu'à la réalité de la matière ; deuxièmement, l'aristotélisme avec ses apports arabes, dans l'opposition matière - forme, qui au moyen âge finit par associer la matière au chaos ; et troisièmement, le christianisme, au coeur duquel se trouve l'Incarnation -  un acte de matérialisation visant à spiritualiser la lettre : paradoxe initial... Il n'est pas étonnant qu'il ait fallu attendre les temps modernes, Berkeley et Hume d'abord, et ensuite tout le XVIIIe siècle, pour que se manifeste un intérêt philosophique à l'égard du sensible - car il va de soi que dans d'autres domaines, celui-ci n'a jamais perdu ses droits. Or, au moment où cet intérêt  apparut, c'est tout naturellement sur le toucher qu'il se fixa.

         Pygmalion, le sculpteur qui savait que la matière et la vie se confondent et dépendent l'une de l'autre, devint alors l'emblème de l'artiste. Le toucher éveille à la vie. La redécouverte de ce sens "inférieur" a paru suffisamment importante pour identifier toute une époque : le terme anglais sentimentalism (qui ne vise pas le sentiment, mais  la sensation) et son équivalent allemand Empfindsamkeit se réfèrent directement au sens du toucher. Les mouvements de notre corps, son plaisir et sa douleur deviennent des sujets d'interrogation philosophique, qui emboîte le pas à la description littéraire. Chez Nietzsche, les deux se mêlent. Depuis lors, cet intérêt n'a jamais diminué. Au XXe siècle, Husserl a essayé de cerner son importance de façon originale, et la psychologie l'a mise en valeur. La lente diffusion des courants de pensée orientale (bouddhisme, taoïsme), qui va en s'accélérant, a fini par apporter un changement considérable des mentalités. Là encore, c'est la réception populaire qui importe plus que la connaissance exacte. Yoga, arts martiaux et acupuncture se trouvent désormais dans toutes les petites villes et laissent des traces sur ceux qui y ont touché. La confusion mentale qui accompagne ce syncrétisme ne signifie pas que la mutation n'est pas profonde. Nous assistons donc à un double mouvement : abstraction grandissante d'un côté, nostalgie d'une culture de contact de l'autre.
 
 

Sens du toucher et somesthésie

         L'abstraction qui, dans la culture occidentale, a altéré notre relation au corps, ne concerne pas seulement le thème de l'opposition de l'âme et du corps dans le cogito cartésien. Elle est aussi au fondement d'une physiologie et d'une médecine modernes qui prennent le corps comme objet. Il y a une logique qui va du corps machine de Descartes à la greffe d'organes et au clonage. Cette conception du corps a eu d'immenses mérites pour le progrès de la médecine. Elle est en train de montrer ses dangers et ses limites.

       Les certitudes exigées par la philosophie cartésienne à la suite du cogito ont en effet orienté le penseur scientifique vers une référence rationnelle au détriment des certitudes "trompeuses" des sens. La méfiance à l'égard du sensoriel a fini par atteindre le subjectif dans son ensemble.
 
       La perception comme objet de recherche est le résultat de cette évolution. La perception décrit l'action de stimuli sur des récepteurs et la réaction de ceux-ci. C'est une démarche scientifique qui met volontairement entre parenthèses tout ce qui, sur le plan psychique,  peut avoir un impact sur nos sens. Dans une telle perspective, le terme somesthésie remplace volontiers celui de sens du toucher, jugé trop imprécis. Si en effet chaque sens possède un organe de référence - la vue a l'oeil, l'ouïe l'oreille, l'odorat le nez, le goût la langue et le palais - il n'en est pas ainsi pour le toucher, qui est partout. Il couvre des sensations variées qui n'ont pas de rapport entre elles. La somesthésie différencie les activités de l'ancien sens du toucher et analyse chacun de ces phénomènes à part. Elle distingue ainsi les sensibilités tactile, thermique et douloureuse, et la kinesthésie, qui provient des articulations et renseigne le sujet sur les positions du corps dans l'espace. La science moderne ajoute à cette distinction traditionnelle un sens électromagnétique, encore mal connu mais partagé par tout le monde animal et humain, et un sens vibratoire. Si je suis restée fidèle à la terminologie consacrée, en me référant au sens du toucher et non à la somesthésie, c'est parce que mon étude se situe dans une perspective historique : son sujet n'est pas la perception, sur laquelle il existe une volumineuse littérature spécialisée, mais quelque chose de bien plus diffus et plus mystérieux. Il est important de comprendre que nous avons vécu avec le concept des cinq sens pendant plus de deux millénaires et qu'il a profondément influencé notre manière de voir notre corps, c'est-à-dire nous dans le monde ou nous en face du monde. Et qui sait, peut-être y a-t-il quelque sagesse à considérer ensemble ce que la science a séparé. Sur le plan scientifique aussi, on a progressivement remplacé, chez les organismes supérieurs, le schéma linéaire stimulus - réaction par des systèmes complexes d'excitation multidimensionnels. La relation qui, au début du processus de l'évolution, se définissait par le couple organisme - milieu est devenue chez l'homme la relation du sujet au monde. Cette relation consiste dans un savoir à la fois connaissant et sensible. Il y a une continuité entre la perception et l'intelligence, et c'est cette continuité qui nous intéresse.
 
       Les trois grands domaines du toucher - la sensibilité thermique, la kinesthésie et le sens de la douleur - sont chacun porteurs de sens, engendrent des métaphores et fécondent l'imagination. On trouve des expressions figurées qui leur sont empruntées à tous les niveaux du langage, à toutes les époques, et dans tous les pays.
 
            La sensibilité thermique
       La sensibilité thermique recouvre un imaginaire bipolaire relativement simple qui va d'une gamme modérée, associée à la vie (chaleur égale bien-être ; fraîcheur égale repos), à des excès qui la débordent (feu, c'est-à-dire brûlure et trépas ; froid, synonyme du froid mortel). Cette chaîne d'association est universelle et facilement compréhensible. Retenons cependant que malgré sa simplicité, ou peut-être à cause d'elle, toute notre vie affective semble basée sur cette distinction fondamentale. Chaleur humaine, ouverture, échange, joie, et le sentiment de sécurité qui résulte du fait d'avoir fait un pas vers autrui et d'avoir reçu quelque chose en retour. Ou le froid qui nous paralyse, la solitude, le repli sur soi, le dépérissement. Tout se joue entre ces deux pôles. Rapprochement et éloignement, présence et absence, bonheur et malheur sont d'abord éprouvés en des termes qui proviennent de l'expérience première du toucher dans sa réalité foetale (chaleur) et dans celle de la naissance, premier contact avec le froid et première séparation. La matrice de nos sensations est aussi celle de nos sentiments.
 
             La kinesthésie
       Le mouvement est inhérent au toucher. Le toucher se réalise dans le mouvement et le mouvement par le toucher. Quelque chose ou quelqu'un meut quelque chose ou quelqu'un d'autre : la cause du mouvement est un vieux problème philosophique. C'est le mouvement - associé par Aristote au changement, qu'il soit qualitatif, quantitatif ou de lieu - qui ordonne le temps et l'espace. Dieu comme Premier Moteur, le monde comme tactus et fluxus (Lucrèce), le sujet est omniprésent. Identifié à la vie, dont il assure la continuité, et à la conscience, dont il décrit le devenir et le renouvellement permanents, le mouvement est invoqué comme grille d'interprétation aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychique et intellectuel.

       Ainsi, l'univers est en expansion, l'énergie est mouvement, et nous sommes des êtres en route - en mouvement sur le chemin de la vie, en mouvement dans toutes nos actions corporelles, pour lesquelles le repos n'est qu'une modalité particulière, et dans notre ascension (ou déclin) spirituels. Ce n'est certes pas un hasard si l'on traduit le concept clé de deux traditions aussi éloignées l'une de l'autre que le judaïsme et le taoïsme, à savoir tora et tao, par le même terme de voie. Toute spiritualité a son origine dans cette volonté de ne pas rester sur place, de se mettre en route, de partir pour se départir de ses certitudes.
 
       Par ailleurs, chaque contact est dû à un mouvement, chaque élan vers l'autre, chaque caresse. Sexualité et mouvement sont indissociables. Le toucher est lié ainsi à l'éphémère. C'est ce qui lui confère sa fragile beauté. La performance sportive, la danse nous renseignent sur ces vertus cachées du toucher.
 

            Le sens de la douleur
       La douleur nous colle à la peau. C'est à la fois une métaphore et une réalité. Comme la douleur doit avertir le corps d'une atteinte ou d'une blessure possibles, les organes internes ne possèdent pas beaucoup de récepteurs pour la capter. Presque tout est concentré dans l'épiderme et le derme. La douleur est un dialogue de l'extérieur avec l'intérieur, ce qui explique ses formes multiples, son intensité si variable et ses composants aussi bien physiques que psychiques.

       De façon significative, il n'y a pas, en science, de définition de la douleur qui soit communément acceptée. La raison en est que celle-ci déborde très largement le domaine de la science et contredit souvent sa logique. L'expérience de la douleur est subjective et dépend dans une grande mesure des circonstances personnelles dans lesquelles elle est éprouvée, mais aussi du cadre historique, social et culturel où se situe l'événement pendant lequel elle apparaît. La capacité de souffrance montrée sur un champ de bataille n'a rien à voir avec le peu de résistance qu'opposerait peut-être la même personne à une blessure accidentelle survenue à la maison. Toutes les religions ont leurs martyrs capables de neutraliser le sens de la douleur jusqu'à la mort. Il y a ainsi des peines réelles qui semblent ne pas faire souffrir et d'autres, irréelles, qui deviennent littéralement insupportables pour le sujet qui les éprouve. Les "douleurs fantômes" des membres amputés ne sont qu'une modalité de ces hallucinations douloureuses qui portent atteinte à la personnalité entière, à son intégrité psychique et physique.

         Or, la science ne s'intéresse qu'à l'aspect médical, donc purement physique du phénomène. Même si elle parvient à son but, qui est de soulager les manifestations immédiates de la douleur, c'est une limitation qui l'empêche de la saisir dans son essence. Cette rupture dans notre rapport à la souffrance est propre à l'homme moderne.
 
       Car dans toutes les langues que j'ai examinées, qu'elles soient indo-européennes
(Note 8)
, sémitiques
(Note 9)
ou asiatiques
(Note 10)
, le mot douleur recouvre indistinctement une réalité et physique et morale. C'est comme si, à l'origine, on ne faisait pas la différence entre ces modalités. On passait de l'une à l'autre comme à deux manifestations interchangeables de la condition humaine : c'est ce que prouve la lecture des grands textes classiques, qu'ils soient philosophiques, littéraires ou religieux.


         Or, une observation s'impose d'emblée : la douleur physique à elle seule ne semble pas avoir retenu l'attention des penseurs ou des poètes. Les philosophes ne s'y sont intéressés que parce qu'elle nous permet de montrer notre force morale. La discussion philosophique tourne autour des passions, qui nous subjuguent par un excès, et la manière de les vaincre. De façon significative, la première tentative d'une explication physiologique du mécanisme de la souffrance est la dernière oeuvre de Descartes, intitulée Les passions de l'âme... Ainsi, la douleur physique n'intéresse pas pour elle-même, mais seulement dans la mesure où elle renvoie à quelque chose de plus important qu'elle. Aussi ne trouve-t-on pas de réflexion sur l'essence de la douleur, seulement sur sa finalité. Elle est alors traitée dans le cadre de la réflexion sur le problème du mal en général.
 
       Ce qui est vrai pour la philosophie semble confirmé par la littérature, peut-être de manière encore plus aiguë. Si toutes les peines et les affres de l'âme constituent son sujet de prédilection, sa raison d'être depuis l'Antiquité
(Note 11)
, celles du corps ne font que les souligner, les illustrer ou, à la rigueur, les signifier. Il n'y a pas de description de maux purement physiques avant le XXe siècle, ou s'il y en a, comme dans certaines comédies antiques et classiques, elle sont destinées à faire rire, et non pas à émouvoir. Ce sont d'ailleurs les rustres qui en sont affligés - chez le vrai héros, la douleur morale surpasse toujours, ou égale au moins, la douleur physique.

 
       L'attitude des religions vis-à-vis de ce sujet est encore plus complexe. La douleur est au coeur de toutes les grandes religions constituées. Le bouddhisme en fait son point de départ, et tous ses efforts visent à la maîtrise et à l'élimination définitive de la douleur. Dans les religions monothéistes, la souffrance pose le problème de la justice de Dieu. Pourquoi la douleur existe-t-elle si Dieu est bon et omnipotent ? La question est liée à celle des souffrances du juste et de la prospérité du méchant. Or, il n'y a pas, dans ces investigations, de distinction entre les maux physiques et les maux psychiques. Cependant, dans le judaïsme rabbinique, le mot yissurin renvoie le plus souvent aux épreuves physiques et même aux souffrances des animaux, qui y sont sérieusement débattues
(Note 12)
. Dieu lui-même souffre avec ses créatures, que ce soit le peuple d'Israël, "peuple de prédilection", ou un cheval maltraité. Les religions passent des passions à la passion. Dans le christianisme enfin, Dieu doit subir la douleur physique, considérée comme l'essence de la douleur, pour sauver le monde. C'est la douleur due au toucher, celle de notre corps.


         Il y a, pour l'homme religieux, une vertu expiatoire de la douleur. Le mot peine, ou pain en anglais, vient du latin poena, châtiment. Châtiment pour nos fautes, dont la permanence est annoncée dès l'histoire de la Chute. Douleurs de l'enfantement et travail à la sueur du front, et la passion pour la femme ("... tu quitteras père et mère...") qui symbolise toutes les passions : dans cette analyse, la religion et la philosophie se retrouvent. La mythologie parle souvent, elle aussi, de la douleur comme châtiment : pensons au foie de Prométhée, éternellement dévoré par l'aigle pour le punir de sa révolte contre les dieux.

         Or, ce sens de la douleur, qui a fait pendant si longtemps partie de la culture occidentale par notre manière de comprendre la souffrance et de nous situer en face d'elle, a été perdu à l'époque moderne. Depuis qu'on a appris à la maîtriser, on ne supporte plus l'idée de la douleur physique. Elle est devenue inacceptable, même les accouchements se font sous anesthésie péridurale. Nous ne la vainquons plus, nous la traitons. Autrefois, elle était inévitable. Elle nous accompagnait dans toutes les phases de notre vie, elle nous parlait et attendait une réponse. Aujourd'hui, nous sommes devenus muets face à elle. Ce qu'on peut traiter chimiquement n'a pas lieu d'être : la douleur est devenue un scandale. En même temps, le concept de l'unité de la souffrance physique et morale a éclaté. La psychologie nous parle bien des réactions physiques à l'angoisse, au chagrin ou à la misère psychique. Mais elle est beaucoup moins prolixe en sens inverse. On sait, et le sida pose le problème d'une façon nouvelle, que le corps souffrant désorganise, voire anéantit notre vie psychique. Cependant, dans la mesure où cette douleur-là n'est plus chargée de sens, comment l'approcher? De quoi l'investir?
 
       C'est seulement dans la perversion, dans l'approche sadomasochiste de la sexualité, qu'on semble vouloir retrouver l'unité perdue de la douleur. La douleur physique garantit alors une identification devenue incertaine (c'est moi qui souffre), prend valeur de sacrifice, qui permet la jouissance interdite. Mais c'est là une déviation qui ne fait que souligner la rupture.

  

Toucher et connaissance : l'étrangeté des choses et la dialectique de la surface et de la profondeur

       "Psyché est étendue, mais elle ne le sait pas." (Freud) 
         Dans l'expérience tactile primaire du bébé au cours de son corps à corps avec la mère, les ordres de réalités restent confondus. Le nourrisson n'a pas la notion des limites du moi, ni celle du temps ou de l'espace. Ses premières informations lui viennent du toucher, qui introduit la notion de "frontières". Ici c'est moi, et là, autre chose ; ou quelqu'un d'autre. L'espace naît de cette expérience, et avec lui, la possibilité d'un ordre, d'un équilibre, d'un cosmos. Le temps en naît aussi, il y a alternance entre la présence et l'absence, il y a un mouvement qui provoque une sensation et qui s'arrête. Et il y a des choses et des êtres qui prennent forme à travers le toucher : le monde devient plastique. Le toucher délimite l'espace, différencie le chaos initial, ébauche et plus tard garantit l'existence de l'individu.
 
       L'expérience première qui est décrite ici est double. L'enfant qui touche son corps avec ses mains en même temps que d'autres corps et choses, sent à la fois qu'il est celui qui touche et, de façon complémentaire et contradictoire, celui qui est touché. Le tactile fournit ainsi une perception "externe" et une perception "interne". La réflexivité inhérente à ce sens servira de modèle à toutes les autres réflexivités sensorielles (s'entendre émettre un son, se voir dans une glace et se regarder faire, humer sa propre odeur). Celles-ci, à leur tour, engendreront la réflexivité de la pensée. C'est un principe fondamental formulé par Freud, mais pressenti depuis bien plus longtemps : tout ce qui est psychique, que ce soit du domaine des sentiments ou de l'esprit, se développe en constante référence à l'expérience corporelle.
 
       Ainsi, les premières découvertes et les premiers échanges, la toute première communication s'effectuent par le toucher, le sens primaire. Ceci vaut aussi, un peu plus tard, pour les premiers interdits et les premiers conflits. Au cours des explorations infantiles viendra inéluctablement le "ne touche pas..." Ne touche pas à ce qui peut te faire du mal. Ne touche pas ce que tu pourrais casser. Ne heurte pas brutalement quelqu'un d'autre. Le toucher est également impliqué dans les premières frustrations dont résultent les premières colères : tendre sa main vers ce que l'oeil voit et ne pas l'obtenir ; tendre les bras vers la mère pour être pris, alors qu'elle en a décidé autrement et laisse le bébé au lit.  L'expérience du désir inassouvi se joue d'abord, la faim mise à part, dans le registre tactile.
 
       Les premières choses auxquelles nous touchons - le sein de la mère, les couvertures du berceau, l'eau du bain - sont douces et chaudes. Toute notre vie, nous gardons une nostalgie secrète de ces deux qualités. D'où le lit comme dernier refuge quand ça va mal. Le dur, le froid, le pointu, le rugueux, le coupant témoignent de l'hostilité des choses et délimitent le familier et l'étranger. L'espace est ainsi partagé en deux portions, le connu et l'inconnu. Nous l'explorons progressivement, en mouvements circulaires qui nous ramènent toujours à notre point de départ : à nous-mêmes, centre de l'expérience. Le toucher est topographique.
 
       Comme le Moi psychique se constitue en appui sur les expériences corporelles, il n'est pas étonnant que toute notre imagination revête une organisation spatiale. Pour pouvoir penser, nous avons besoin de spatialiser. Prenons l'exemple du temps : nous y projetons des figures géométriques pour pouvoir nous le représenter, pour le rendre mesurable. Les expériences mystiques nous enseignent pourtant une autre façon de l'appréhender. Elles parlent de la simultanéité, de cette conscience ponctiforme de la durée appréhendée comme un tout, qui expliquerait, par exemple, comment un Mozart a pu de son propre aveu concevoir et entendre instantanément une oeuvre  dont l'exécution  demanderait une bonne demi-heure. La physique moderne de son côté se réfère à une réalité qui est à la fois temps et espace. Il y a aujourd'hui beaucoup de choses que nous savons sans pouvoir les imaginer. C'est une des raisons du sentiment d'aliénation de l'homme moderne. Cependant, les concepts dont nous nous servons quotidiennement pour saisir, ordonner et classer le sensible et, par analogie, l'intelligible, sont d'une autre nature. Ils ont été élaborés avec le temps, conformément au génie de chaque civilisation, et selon les cheminements propres à notre corps, ses expériences précoces et leurs  limites.
 
       Ainsi, l'organisation topographique du toucher comme expérience primaire désigne à notre imagination une série d'oppositions que nous appliquons invariablement aux réalités physiques et psychiques. Celles qui nous intéressent plus spécialement ici sont les notions d'extérieur et d'intérieur ; de périphérie et de centre  ; de surface et de profondeur ; et, sur un plan figuratif, d'écorce et de noyau.
 
       Il y a, dans la pensée occidentale, une obsession de la profondeur. Depuis longtemps, nous vivons avec un schéma épistémologique où connaître signifie dépasser les apparences pour plonger dans l'intérieur, briser l'écorce pour atteindre le noyau. La métaphore écorce - noyau est particulièrement parlante : l'écorce est dure et incomestible, on la jette, elle ne sert qu'à protéger le fruit, qui seul est précieux. La valorisation de l'intérieur, du dedans, du coeur, du centre, du fruit (la liste des associations est longue) est universelle et reflète le vieux partage de l'espace entre sacré et profane.
(Note 13)
La manière cependant dont cette opposition entre l'extérieur et l'intérieur a été projetée sur l'homme et les difficultés de représentation et d'identification qui en résultent sont propres à la civilisation occidentale et notamment, à la civilisation occidentale moderne.

 
       Examinons l'image de l'homme selon la pensée traditionnelle et dans l'approche contemporaine. Un peu partout dans le monde, on a associé le coeur, organe central de l'individu, à la notion de centre. Le centre est avant tout le principe, le réel absolu autour duquel tout s'organise. Le coeur était considéré comme tel à la fois sur le plan physique et psychique. Il représentait le siège de la vie, car s'il cesse de battre, celle-ci s'éteint. En même temps, on le regardait comme le siège de l'intelligence (par exemple chez les Grecs et chez les Indiens, où il est brahmaputra, la demeure de Brahma), de la volonté et des sentiments. "Mourir d'un coeur brisé" n'est devenu une métaphore que pour l'homme moderne. Autrefois, cette expression décrivait une réalité qui était le reflet d'une conception unitaire de l'homme.
 
       Le processus de rupture qui a fini par s'installer dans la pensée occidentale entre un extérieur dévalorisé, associé au corps, et un intérieur d'une tout autre nature a été long, progressif et jamais complet. L'opposition entre soma et psyché, aussi évidente qu'elle soit devenue pour nos habitudes de pensée, n'a pas son pendant dans d'autres cultures. Elle est intimement liée à l'histoire de l'idéalisme occidental et à sa relation avec le christianisme. S'il revient à Platon d'avoir introduit le dualisme âme - corps, la notion de psyché recouvre chez lui beaucoup plus de choses encore que ce que nous en entendons aujourd'hui. La pensée d'Aristote, avec sa définition de la psyché comme forme et son concept d'organisme, cherche à rendre compte de la totalité de la vie en évitant les séparations abstraites. Ces deux approches se renouvellent au fil des siècles en se modifiant selon les perspectives propres à chaque époque. Ainsi, chez les modernes, Descartes donne son fondement à la distinction de l'âme et du corps, et Spinoza pose les prémisses d'une théorie du somatique.
 
       Il n'y a pas lieu ici de faire l'historique de l'émergence du concept d'âme, distincte du corps qu'elle anime et représentant la partie immortelle de l'homme, et de son déclin à l'époque moderne - déclin qui n'a pas été accompagné de la formulation d'un nouveau concept pertinent et communément accepté qui remplacerait la notion de l'âme, si importante pour la compréhension de la civilisation occidentale. Je voudrais insister seulement sur un point, qui a un rapport direct avec le sens du toucher comme origine d'une certaine forme de pensée dont l'importance n'a pas cessé de croître. Il s'agit de la pensée "spatialisante", qui rend les choses mesurables et disponibles pour la science. Le processus que je veux décrire se découvre clairement à l'examen de la conception de l'homme en tant qu'être doué d'un extérieur et d'un intérieur, d'un corps et d'une âme.
 
        Jusqu'à la fin du moyen âge, la pensée religieuse était associée à la pensée philosophique pour aborder ce problème. Cela signifie entre autres que le principe de causalité, qui est devenu notre seul mode de raisonnement, ne régnait pas encore en maître. Il était doublé par le principe d'analogie auquel revenait alors le même degré d'évidence. Ce principe repose sur la simultanéité, et non sur la succession des plans de réflexion. L'extérieur et l'intérieur, le sacré et le profane, le matériel et le transcendant étaient vus ensemble, non pas comme des plans successifs, ou emboîtés l'un dans l'autre à l'instar des poupées russes, mais comme un organisme vivant. Chaque chose ici bas renvoyait à une réalité du monde d'en haut, dont elle n'était pas le symbole, mais la réplique. "Homo quodammodo omnia - l'homme est d'une certaine manière tout" constate Grégoire le Grand au VIe siècle pour expliquer que l'homme réunit en lui tous les ordres de la nature. Ce n'est pas l'expression d'un esprit "préscientifique", mais d'une vision du monde dont nous avons perdu la clé. Il s'agit en effet d'une dialectique qui décrit un passage mettant en jeu des termes divergents : le processus qu'elle révèle est nécessairement complexe, parce qu'il tient ensemble, d'un même mouvement, l'identité et l'altérité de ses éléments, et parce qu'il fait comprendre l'un par l'autre. La pensée analogique passe ainsi sans encombres du temple qu'est le corps du Christ
(Note 14)
au temple de Jérusalem et au temple de l'Univers, et chaque élément de cette chaîne est censé éclairer un aspect des éléments associés. A l'ambivalence humaine correspond ici l'ambivalence de la connaissance, ce qui rend licite le passage d'un plan à l'autre.


       La pensée analogique n'est pas linéaire. Elle ne s'intéresse pas aux rapports de cause à effet. On le voit au seul exemple que j'ai cité à propos du corps temple, multipliable à volonté pour exprimer l'idée fondamentale de l'identité du macrocosme et du microcosme. La spatialisation de la pensée, dont j'ai parlé précédemment et dont l'expression parfaite est le principe de causalité, n'est pas de son cru. C'est pourquoi le grand penseur iranien Sohravardi se réfère au temple comme réalité spirituelle par la belle expression "le pays du non-où".
(Note 15)

 
       Ainsi, le ressort de toute mystique est la négation, ou plutôt la suspension, du principe de causalité. L'identité des contraires, l'abolition de la distinction entre sujet et objet sont des exigences qui cherchent à rendre compte d'une autre façon d'appréhender le réel. Les mystiques de toutes les religions se nourrissent du principe d'analogie.
 
       Dans cette pensée, une assignation éthique est donnée au corps, et la division de l'homme entre corps et âme ne signifie pas encore une rupture. Son extérieur et son intérieur sont alors deux faces d'une même réalité, dont tient d'ailleurs compte l'idée de la résurrection des morts, nullement identique au concept de l'immortalité de l'âme. Cette conception, d'origine juive, est passée dans le christianisme avant de se heurter à la bi-polarité grecque soma - psyché.
 
       A l'aube de la modernité, la pensée religieuse jusqu'alors omniprésente cède en Occident la place à la pensée scientifique qui est linéaire. La logique devient alors la seule forme admise de raisonnement. On n'associe plus, on juxtapose. Pour pouvoir raisonner, tous les éléments examinés doivent être de même nature. Un corps est un corps, et un temple un temple. La relation entre les deux est seulement métaphorique. L'idée qu'il existe plusieurs ordres de réalité à la fois identiques et différents qui s'interpénètrent, devient opaque et se perd. L'homme n'est plus considéré comme un organisme faisant partie du grand organisme qu'est l'univers, mais comme un objet du savoir.
 
       Cette évolution s'accompagne d'une valorisation sans précédent de la vue. Seul le visible est l'objet d'une étude objective, et pour pouvoir étudier, on cherche à rendre visible même ce qui restait jusque-là caché. L'étude du corps s'effectue alors sur les cadavres, dont on peut mettre à nu les organes, tout "l'intérieur" de l'homme. C'est l'anatomie qui a forgé l'image moderne du corps en Occident.
 
       "Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras et toute cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps." (Descartes, Méditation seconde)

       Les scènes et "leçons d'anatomie" qui se multiplient dans la peinture occidentale aux XVIe et XVIIe siècles frappent par l'indifférence des spectateurs. Ce sont des portraits saisissants de la société bourgeoise de l'époque devant un drôle de décor. Le cadavre étendu devant ces gens huppés, conscients de leur rang, les intéresse décidément moins que la chemise à dentelle du voisin. Comme si ce bras écorché, ce ventre ouvert n'avaient pas été ceux d'un homme. Le "modèle mécanique" du corps prend la place de l'organisme vivant.
 
       Fatalement, ce corps machine devient alors "dépouille mortelle", c'est-à-dire "vêtement laissé à la mort", expression qui, de façon significative, apparaît pour la première fois au XVIe siècle. Pas d'interférence entre ce corps projeté dans l'espace euclidien, "à l'extérieur", hors de la vie, et son intérieur. Quel intérieur d'ailleurs ?  Le corps humain n'est plus qu'un sac rempli d'organes et de viscères, éminemment périssable, et plein. L'espace intérieur où pourrait loger une âme, ou, plus modestement, quand celle-ci n'a plus droit de cité, le moi, devient avec le temps purement  fictif. Comment l'imaginer ? Comme une caverne noire et vide ? Et où situer quoi ? Les idées dans la tête, les sentiments dans le coeur et la peur dans le ventre ? Ce ventre plein d'entrailles ? La spatialisation de la pensée ne fonctionne pas devant ce cas de figure.
 
       L'opposition entre l'extérieur et l'intérieur, pertinente pour l'étude de très nombreux phénomènes, n'est pas abandonnée pour autant. La valorisation de l'intérieur non plus. Elle est ancrée dans les habitudes de pensée qui ne se réfèrent plus du tout à l'ancienne distinction entre le sacré et le profane, mais comprennent bien la différence entre l'écorce et le fruit. Le "corps dépouille mortelle" finit ainsi par ne représenter que l'extérieur vivant mais inanimé de l'homme face à un intérieur qu'on sent et revendique sans pouvoir en définir la nature.
 
       La représentation de l'homme selon la pensée "spatialisante" telle que la conçoit  l'approche scientifique se trouve alors dans une impasse. Ce qui était, autrefois, une dialectique entre l'extérieur et l'intérieur devient un rapport linéaire (mais vicié) entre la surface et la profondeur. La surface est ce qu'on peut voir et toucher. Elle est objet d'étude. Cette surface est notre corps, que l'on sait vulnérable et rempli de sucs voués à la pourriture. Cependant, c'est une surface sans profondeur, une périphérie sans centre, un réceptacle sans contenu. Le moi n'est pas dedans ; il n'est pas non plus dehors. Il n'est nulle part. Pensée troublante pour les fous de la topographie que nous sommes.
 
       Les conséquences de cette évolution sont nombreuses. Entre autres, la dépréciation du corps comme dépouille mortelle entraîne une dépréciation de nos sens, et notamment du sens du toucher, qui par définition reste à la surface. Avec lui, le vrai moi ne semble pas être en jeu. Nouvelle impasse : nous avons vu que c'est précisément sur les premières expériences tactiles que l'individu se constitue.
 
       Un bref regard sur d'autres traditions nous montre que le problème esquissé est bien lié à la culture occidentale moderne, et plus précisément, à l'exclusivité de l'emploi de la pensée scientifique, qui est linéaire et incapable de voir ensemble des éléments qui proviennent d'ordres différents.  Le lien entre soma et psyché, entre le physiologique et l'émotionnel n'a jamais pu être défini scientifiquement. A l'opposé d'une telle approche se trouvent les pensées indienne et chinoise, qui se portent sur le corps dans sa réalité à la fois physique et spirituelle. Le chakras et les nadis, ou les méridiens de l'acupuncture ne correspondent  pas au système nerveux qu'on décrit à l'aide de stimuli et de réactions. Ils ne sont pas non plus une préfiguration naïve de l'anatomie moderne. Ce sont des organes subtils perçus lorsque le yogi ou l'acupuncteur porte son attention sur le corps. On ne peut pas les matérialiser. Mais nous pouvons les connaître, si nous abandonnons certaines de nos habitudes de penser.
 
       Il n'est pas question d'opposer ici les deux systèmes. Ce que je voulais montrer, c'est comment l'expérience tactile, par nature topographique, introduit la notion de limites et  nous aide à distinguer entre nous et les autres, le connu et l'inconnu, le dehors et le dedans. Comment cette expérience sert de modèle à la pensée. Et comment, pour l'homme moderne, l'interprétation totalitaire d'un schéma dérivé d'une expérience corporelle a fini par vicier la représentation qu'il a de lui-même.
 
       Le psychanalyste Didier Anzieu, qui réfléchit depuis des années sur l'importance de la peau pour le psychisme humain, explique qu'actuellement plus de la moitié de la clientèle est constituée par ce qu'on appelle les états limites (borderline). Ce sont des personnes chez qui la notion des limites n'a pas été constituée convenablement. Les frontières qui garantissent l'unité de l'individu sont devenues incertaines ou n'ont jamais existé. L'expérience tactile primaire a été insatisfaisante et n'a pas pu être corrigée par le sentiment naturel d'habiter son corps. C'est justement ce sentiment qui s'est perdu chez l'homme moderne. Les conséquences d'un tel ratage initial sont souvent graves : "Sensation diffuse de mal être, sentiment de ne pas habiter sa vie, de voir fonctionner son corps et sa pensée du dehors, d'être le spectateur de quelque chose qui est et qui n'est pas sa propre existence".
(Note 16)

 
       L'augmentation spectaculaire des "états limites" est un phénomène récent. Du temps de Freud, la clientèle psychanalytique souffrait en majorité de névroses hystériques et paranoïaques qui, malgré leurs aspects spectaculaires, ne signifiaient pas encore une rupture entre le corps et le moi psychique. Les difficultés d'identification ressenties dans les "états limites" sont d'un autre ordre. Elles représentent l'aboutissement d'une évolution, celle de la conception du corps humain léguée par la civilisation occidentale.
 
       "Nous avons, dans notre royaume, un saint. - N'est-ce pas Confucius ? demanda-t-il. - C'est bien lui, fut la réponse. - Mais comment sait-on qu'il est un saint ? questionna l'autre. Chou Souan dit alors : Bien souvent, j'ai entendu dire que K'ong K'ieuou peut maîtriser son coeur et faire usage de son corps."
(Note 17)

 
       Cette intégration de la santé à la sainteté nous est devenue étrangère. Cependant, la langue française conserve encore quelque souvenir d'un rapport heureux avec le physique dans des expressions comme "être bien dans sa peau". Dans sa peau et non pas dans ses os, ou son sang, ou ses entrailles. Là où on est touché. A cet extérieur qui communique avec l'intérieur. La peau comme réalité physique et métaphorique. C'est son image que je chercherai à cerner comme premier phénomène susceptible de nous fournir une connaissance plus ample, et plus concrète, du sens du toucher.

phénomènes

 

La peau

Enveloppe protectrice du corps et organe de perception, la peau matrice de métaphores
       La peau est notre organe le plus grand et le plus vital. Elle est le seul de nos organes sensoriels à recouvrir tout le corps. Si plus du septième de sa superficie est détruit, chez les grands brûlés, par exemple, le risque mortel est considérable. La peau constitue vingt pour cent du poids chez le nouveau-né et dix-huit pour cent chez l'adulte. Elle respire et élimine, nous protège des rayons nocifs et des microbes, du trop chaud et du trop froid. Elle nous pare des coups, préservant l'intérieur de blessures qui pourraient être fatales à l'organisme. C'est notre dernier rempart, il délimite notre espace intime : toucher notre peau est revendiquer un droit (à définir...) sur nous.
 
       La peau humaine est  investie d'ambiguïté : lieu et moyen de communication avec autrui, elle est aussi la frontière devant laquelle on s'arrête. Surface lisse, elle est trouée d'orifices qui recèlent les secrets du corps et de l'âme. "Je vous ai vue ô porte rouge, gouffre de mon désir..."
(Note 18)


       Entrées et sorties : décidément, le schéma de la surface et de la profondeur accompagne nos représentations dans ce domaine. Ces orifices logent les organes de sens autres que le toucher. Très naturellement, c'est la peau qui fait le lien entre eux : c'est sa fonction d'intersensorialité. Elle est toujours prête à recevoir des signes. Parfois considérée comme simple enveloppe, on arrive, en l'effleurant, à atteindre l'être profond. Elle excite le désir et freine l'avance non agréée : d'où les nombreux tabous la concernant. Elle est promesse et gain. Point de mire et lieu de croisement d'actions multiples, son importance sur le plan psychique est capitale : on a constaté que les personnes malades de la peau étaient sujettes à des troubles graves, pouvant aller jusqu'à l'aliénation mentale.

        La peau (surface du corps) et le cerveau (surface du système nerveux) dérivent de la même structure embryonnaire, l'ectoderme. Au cours de l'évolution, le système nerveux s'est développé de telle façon que l'organe le plus récent et le plus près de la surface, le cortex, a pris la direction du système. Le centre biologique est ainsi situé à la périphérie. De façon parallèle, l'autre surface, à savoir la peau, a également une position centrale - à la fois pour le corps physique et pour le psychisme.
 
       La peau est notre mémoire visible. Le temps y inscrit ses rides, et nous renseigne sur les joies et les peines subies - le front trop souvent plissé, les lèvres serrées à les faire disparaître, la déception aux commissures de la bouche ou les ridules du rire au coin de l'oeil... Elle montre notre état de santé par son éclat ou son aspect terne, pâle, jaune. Elle indique notre appartenance à une race. Cicatrices, allergies, boutons ou d'autres altérations de son grain parlent à leur manière de ce que nous taisons. En même temps, nous y imprégnons nous-mêmes des marques et lui faisons dire des choses auxquelles nous tenons : fards et maquillages ne cachent pas seulement ce que nous ne souhaitons pas montrer aux autres, mais affirment le désir "d'être comme", d'appartenir à tel groupe social, de ressembler, même de façon lointaine, à tel modèle. Sorte de parchemin naturel, nous pouvons tatouer la peau afin d'y laisser des traces indélébiles. Dans sa Colonie pénitentiaire, Kafka a porté à l'excès, et à la limite du supportable, cette idée de la peau comme surface d'inscription. Une machine infernale est reliée au corps du condamné pour y inscrire l'article du code qu'il a transgressé."Vous avez vu qu'il n'est pas facile de déchiffrer l'écriture avec les yeux; commente Kafka, mais notre homme la déchiffre avec ses blessures." La mort survient quand la lecture est correctement achevée. Image saisissante de la dialectique (pervertie) de l'extérieur et de l'intérieur.
 
       Dans le même registre d'une relation pervertie entre l'extérieur et l'intérieur, on l'interroge sur la différence toujours possible entre l'être et le paraître, dont la peau est le symbole. Généralement, c'est un soupçon dont on afflige le beau sexe : quelle laideur se cache derrière cette apparence sublime ? Dans l'église Sankt Sebaldus de Nuremberg se trouve une sculpture appelée "Frau Welt", madame le monde. Vu de devant, c'est une belle femme un peu coquette, qui a plaisir (un plaisir partagé par le spectateur) à se montrer. De derrière, ce n'est qu'un entrelacs de vers, de serpents, d'araignées et de scorpions pour suggérer la pourriture et la mauvaiseté. La figure de l'homme séduit par la beauté extérieure d'une femme et qui en tire des déductions trompeuses sur son caractère traverse la littérature comme un leitmotiv. Cependant, on a autant d'exemples du contraire: un beau corps est considéré comme le reflet d'une âme vertueuse. Ou, allant encore plus loin, des contes comme Cendrillon,  Peau d'âne ou La belle et la bête nous parlent de la beauté et de la bonté cachées derrière une apparence piteuse, voir horrible. Ambiguïté, là aussi. La question de savoir si la vérité reste dissimulée  à l'intérieur, ou se montre par l'aspect extérieur d'une personne n'est pas tranchée.
 
       Peau trompeuse et véridique, superficielle et profonde. Elle a son propre système de cache-cache, qui relève directement de sa fonction de production et lui assure des moyens de défense en fabriquant les cheveux, les poils et les ongles. La peau est plus mince à l'endroit où ils poussent, mais depuis toujours et partout, les cheveux sont considérés comme le siège de la force vitale et gardent un lien intime avec leur propriétaire même après leur séparation. Il a suffi à Dalila de faire raser la chevelure de Samson pour signer la perte du héros réputé invincible. Chez beaucoup de peuples, la première coupe de cheveux des enfants est accompagnée d'une cérémonie propitiatoire destinée à écarter les esprits maléfiques. Le moment est choisi soigneusement et parfois repoussé jusqu'à l'adolescence pour ne pas dépouiller l'enfant des forces nécessaires à sa croissance. Selon le même ordre d'idées, les boucles des saints conservées dans les reliquaires sont supposées protéger la communauté qui les détient.

       Cheveux liés ou défaits, cheveux longs ou tondus, tête glabre ou chevelure abondante sont autant de signes qui semblent universellement compris. Les cheveux longs et déliés sont associés à la jeunesse (dans toutes les civilisations traditionnelles, les femmes devaient nouer ou natter leurs cheveux au moment de leur mariage), au deuil et aux êtres qui, par choix ou par destin, se trouvent relégués aux marges de la société : les ermites sont hirsutes, et les Robins des bois... Les cheveux courts ou tondus signifient l'ordre, la soumission, la pénitence. Le premier acte symbolique, quand on entre dans un ordre monastique, est de se faire couper les cheveux. L'armée, la prison s'assurent l'obéissance par la dépersonnalisation qu'implique une tonte à ras. Les beaux cheveux sont une parure. C'est ainsi qu'une chevelure abondante et ondoyante semble toujours défier la vie ordinaire, les conventions établies et l'ordre social. Elle symbolise la puissance (les cheveux longs étaient la prérogative des rois et des princes), mais aussi l'imagination et la révolte (le châtiment d'Absalom vise bien une fougue mal canalisée) et enfin, la séduction. Souvent, elle est l'attribut des divinités terribles et alors entrelacée de serpents, comme chez les Gorgones, les Méduses, les Furies. Polysémie et ambiguïté profonde des symboles : il n'est pas étonnant qu'encore aujourd'hui la jeunesse se serve de ce langage pour exprimer ses aspirations contradictoires. Violence, tendresse et désir de liberté des cheveux longs, cruauté, soumission et sens de la hiérarchie des crânes rasés : entre les deux, toutes les variantes sont permises.

       Toucher les cheveux de quelqu'un est une promesse, un premier gage d'intimité. Peigner longuement une personne, c'est la caresser, la bercer, la rassurer, mais aussi, l'ensorceler : d'où les peignes magiques des contes de nombreux pays. Toute la dialectique du toucher semble être concentrée sur les cheveux : les cheveux des femmes, s'entend. Entre l'interdit et le permis se déroule la gamme qui va de la pudeur à la luxure. Si Marie-Madeleine est toujours représentée les cheveux défaits, la vierge l'est aussi, pour des raisons opposées. Celle qui a été touchée par tout le monde et celle qui ne l'a été par personne sont ainsi sagement associées par les peintres, faisant face à toutes les épouses modèles aux cheveux nattés, remontés, cachés sous un fichu. Or, les tableaux de la pécheresse sont doublement instructifs. Les cheveux avec lesquels elle a essuyé les pieds de Jésus sont si longs qu'ils lui couvrent le corps entier. Selon une première interprétation, celle de l'Eglise, ils permettaient à la pénitente de renoncer aux ornements vestimentaires tout en dissimulant ses formes. Mais un regard sur les tableaux permet de voir qu'elle n'en est que plus belle. Dans la Renaissance italienne
(Note 19)
, on aime à la montrer avec une immense toison blonde qui part de la tête auréolée et l'entoure jusqu'aux pieds. Mais cette toison n'est pas un sac de pénitent, on devine parfaitement la rondeur des hanches, le ventre légèrement protubérant et le pas alerte des jambes finement dessinées. Les cheveux, vêtement de la peau, la peau, vêtement de l'âme : l'expérience visuelle et l'expérience tactile sont ici intimement liées. Tout comme dans la peinture, cette alliance s'épanouit à travers la littérature.

 

Reflets littéraires et artistiques

    Peau blanche, peau de pêche : idéaux de beauté

        "Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem,
comme les tentes de Qedar
comme les pavillons de Salma..."
(Note 20)
 

       Curieuse réserve formulée au début du plus célèbre chant d'amour de l'humanité: noire, et pourtant belle ? En terre d'Israël à l'époque où il fut écrit, toutes les filles avaient le teint hâlé. Or, la Sulamite parle comme s'il allait de soi que la peau doit être blanche pour être attrayante. Et elle insiste, en implorant:
        "Ne prenez pas garde à mon teint basané,
c'est le soleil qui m'a brûlée..."
          Serait-ce là une remarque d'ordre sociologique? Les paysans sont brûlés par le soleil, alors que les classes aisées n'ont pas besoin de s'y exposer. Il a donc pu paraître préférable d'avoir le teint clair, voire blanc. Cela semble avoir été vrai partout en Europe et en Asie, avant qu'au XXe siècle le bronzage et la "bonne mine" ne deviennent à la mode. Le XIXe siècle, tout comme les siècles antérieurs, affectionnait la pâleur, et aujourd'hui encore au Japon, les dames élégantes se protègent la peau à l'aide de gants, de parasols et de chapeaux. Les exégètes juifs et chrétiens du Cantique des Cantiques n'ont cependant pas manqué de voir autre chose dans cette captatio benevolentiae. L'opposition entre le noir et le blanc est considérée par eux sur un plan symbolique, où le sens prend forme à travers une oscillation permanente entre l'ordre physique et l'ordre spirituel.
 
       Selon cette approche, le blanc représente la pureté, la virginité, le passage. "Candidus" est la couleur du candidat qui va changer de condition ; de la mariée, dont le statut va changer ; de ceux qui vont passer par l'épreuve de l'initiation ; la couleur du deuil qui promet la renaissance ou la résurrection, contrairement au deuil noir, qui n'est que chagrin et désespoir ; et de la théophanie dont une trace demeure autour de la tête de tous ceux qui ont connu Dieu sous la forme d'une auréole, somme de toutes les couleurs. Le blanc est la lumière. C'est la promesse d'un état qui d'habitude n'est pas le nôtre, celui d'absence d'ambiguïté ; couleur peu humaine, elle est celle des anges. Pour cette raison, le blanc est une valeur limite qui disparaît au contact avec la matière : au toucher, il se salit, devient gris, gras, laid, impur.
 
       La Sulamite est noire : comme la nuit, comme l'ombre, la mélancolie et le désespoir. Noire comme les forces du mal : elle est passée par des épreuves où elle a perdu son innocence. Mais elle est restée belle, physiquement et moralement - voilà ce qui la singularise parmi toutes les filles de Jérusalem. Car cela n'est pas la norme : la beauté, d'habitude, est blanche, "sans tache", elle est le rappel d'un autre monde, au-delà de notre condition. C'est pourquoi la peau, quand elle est décrite par la littérature ou représentée dans la peinture, trouve sa splendeur dans son éclat, dans cette clarté qui la rend immatérielle.
       "O si chère de loin et proche et blanche, si
       délicieusement toi...       "
(Note 21)

  Ou, plus simple et plus explicite, mais non moins nostalgique:
       "... Je voudrais ton corps charmant
       ces trésors que cache ta robe
       les beautés qu'elle me dérobe
       ton corps blanc et pur comme aube..."
(Note 22)

  ou:         "Je n'aime qu'elle, et je sens sur mon coeur
       la lumière bleue de sa gorge blanche..."
(Note 23)

          Les exemples sont légion. Ce qui éveille l'amour et avive le désir, c'est la distance à jamais infranchissable entre l'idéal de pureté intouchable, qui relève de la vue, et notre envie de toucher. Car le toucher métamorphose son objet, le rend terrestre, proche de nous et périssable. On ne touche pas un idéal, on le contemple, dans le meilleur des cas. Selon le registre auquel appartient un sentiment, une sensation ou un appétit, nous nous forgeons des représentations appropriées qui tantôt émanent de la vue, tantôt du toucher. La dialectique entre la proximité et la distance dont est fait le jeu amoureux, s'exprime à travers une symbolique des couleurs qui se réfère tantôt à l'un des sens, tantôt à l'autre, et souvent aux deux.

       Blanche comme la neige, noire comme l'ébène, rouge comme le sang : Blanche Neige fait partie des deux univers à la fois. D'une beauté quasi surnaturelle, elle est néanmoins fragile, constamment en danger. La tension est trop forte entre le rouge, couleur de la vie, de la passion et de la force juvénile, le noir passif, qui appartient au domaine de la terre nourricière et aussi à celui du néant, et le blanc, reflet d'éternité. Le conte évolue entre ces trois forces contradictoires jusqu'à la fin, qui est un anti-climax : le baiser du prince charmant teint en rose les joues de la jeune fille donnée pour morte ; elle se réveille, elle va se marier, elle aura des enfants. La lueur immatérielle de sa peau disparaîtra, mais elle vivra vieille et heureuse.
 
       Dans la littérature, deux types de femmes hantent l'imaginaire occidental. D'un côté, il y a la blonde, qui est d'origine céleste : chez les Anciens, les dieux, les déesses, même les héros étaient blonds. Dans l'iconographie chrétienne, Marie est blonde, Jean, le disciple que Jésus aimait, et le Christ lui-même. Les femmes blondes évoluent cependant dans différents registres. Il y a les beautés froides, lunaires, aux reflets blanc argenté comme les fées, qui glacent un peu et qu'on admire de loin. Et il y a les figures solaires, qui semblent avoir atteint l'équilibre entre les aspirations d'une vie spirituelle et la beauté d'un corps heureux. De la même espèce que la lumière, la beauté blonde ne fait pas immédiatement appel au toucher. L'éclat impose la distance : il est de l'ordre de la vue. Du côté opposé se trouve la brune sensuelle qui entraîne l'homme à sa perte, comme, par exemple, Carmen. A priori, tout est permis avec elle, à condition toutefois de savoir qu'on ne peut la posséder. Elle dispense ses faveurs et les retire, et ne rend des comptes à personne. Elle provoque la passion et ignore l'amour. Comme la terre, elle est généreuse : ce que l'oeil voit, la main peut le toucher. Mais quand la caresse est passée, il ne reste rien. Ni apaisement, ni promesse d'avenir. Seulement le désir dévorant, derrière lequel se profile l'ombre de la mort.
 
       Entre les deux prototypes on trouve toute la gamme des types mixtes. Il y a la blonde maternelle, dont la beauté n'évoque pas les astres, mais le miel, le froment, le pain cuit. Elle incarne la chaleur et la maturité, à l'instar de la Lotte de Goethe. Et il y a les brunes à qui la blancheur de la peau confère un air de pureté intouchable, que dément la braise des yeux sous le haut front pâle, comme Nastasia Filipovna dans L'Idiot.
 
       La peau comme objet visuel et tactile : toutes ces images évoquent une relation complémentaire, qui n'est pas exempte de tensions. La vue éveille le désir de toucher, qui est vite freiné par des tabous et des interdits. S'il est licite de regarder tout ce qui se montre, il faut une autorisation pour toucher. En ce qui concerne la peau, il semble y avoir un rapport paradoxal entre les deux sens. Plus elle s'exhibe, moins on pense à la toucher. Le sens du toucher est comme inhibé sur une plage, où l'on étale ce qui, d'habitude, se cache. En revanche, quelle promesse dans un vêtement flottant, qui ne dévoile pas, mais laisse seulement deviner des formes que la main voudrait explorer !
 
       Or, celui qui touche ferme souvent les yeux. Quand la distance est abolie, mieux vaut ne pas regarder. Il y a danger. Mise à nu, mise à mort : sous la loupe, point de beauté. C'est là que court la frontière entre l'érotisme et la pornographie.
 
       "Et pour la première fois, je vis la laideur du visage humain, ce qu'a de répugnant la matière dont nous sommes faits. Quelle sale gloire, pensais-je, est dans la chair de l'homme ! Quel misérable triomphe est dans la chair humaine, jusque dans la saison fugitive de la jeunesse et de l'amour !"
(Note 24)

 
       Pourquoi tant de rage, tant de dégoût ? Parce que la pudeur a été enfreinte, ce seuil mystérieux qui, pour chaque personne, constitue le dernier rempart de sa dignité. Il semble que nous éprouvons de la difficulté à combiner les deux ordres de la vue et du toucher. Ce qu'il nous est donné à voir ne se laisse pas forcément toucher. Et ce que nous touchons, nous ne devons pas automatiquement le regarder. Le terrain d'affrontement privilégié entre les deux sens semble être notre peau. C'est que celle-ci est beaucoup plus qu'un organe. Sur le plan psychique, elle met en jeu des forces qui ne sont pas toujours contrôlables.
 
       Un trop plein de sens pose problème. La peau est si chargée de significations, de métaphores, de désirs et de tabous que nous ne maîtrisons pas l'impact qu'a sur nous le contact - visuel ou tactile - avec elle. L'ambiguïté va jusque dans la caresse. C'est pourtant à travers elle que nous nous approcherons de plus près du secret de notre premier sens.
 
    La caresse et le baiser
       La caresse est la quintessence du toucher. A côté de la tortue et de l'araignée, l'iconographie symbolise ce sens depuis le XVIe siècle par un couple enlacé. Pourquoi la tortue ? Ce n'est pas pour sa carapace, ni pour sa longévité, mais parce qu'au premier contact dirigé sur ses parties exposées, elle se retire dans son abri. C'est un indice que le toucher ne va pas de soi, qu'il y a une difficulté inhérente à notre premier sens. Nos sens "supérieurs" - la vue et l'ouïe - semblent fonctionner de façon univoque. Une belle image est toujours belle, même si elle peut être reçue différemment selon les individus, et un son agréable le restera, qu'on ait ou non envie de l'entendre. Mais les sens dits "inférieurs" cultivent l'équivoque. Une odeur peut être envoûtante et nauséabonde à la fois, un goût amer ou piquant à vous arracher la bouche et pourtant susciter le plus vif plaisir. La même chose vaut pour le toucher, à cela près que l'objectivité est encore plus contraire à sa nature qu'à celle des autres sens. Dans son domaine, tout semble dépendre de celui qui est touché, et presque rien de celui qui touche : inversion inattendue de la relation sujet - objet... Il n'y a pas de belle ou de bonne caresse, comme il y a une belle mélodie ou un beau tableau. Ce qui est ressenti comme agréable par l'un, ne le sera pas pour l'autre, et la même personne peut rejeter ou agréer un contact selon le moment, son humeur, sa fatigue. On peut être soulevé en extase par un rien, un effleurement de la main ou, comme Emma Bovary, sortir inchangée d'une nuit de noces - touchée sans avoir été touchée.

 
       Dans l'éphémère, qui est le propre du toucher, la frontière est mobile entre Eros et Thanatos, la pulsion de vie et la pulsion de mort. C'est pourquoi le mythe a uni Vénus, la déesse de l'amour, à Mars, le dieu de la guerre. Il y a une violence contenue dans l'acte de toucher. Peu de chose sépare la caresse du coup ou de la griffe, l'étreinte de l'étranglement, le baiser de la morsure. C'est ce que prouvent les outrances sadomasochistes, qui ne sont que la pointe visible de l'iceberg. D'une façon ou d'une autre, tout le monde fait l'expérience de cette ambiguïté.
 
       Toucher quelqu'un signifie exercer un pouvoir sur lui. Aussi un code règle-t-il partout les contacts : pour savoir à qui revient l'initiative ; et pour connaître le quand et le . Si, universellement, il semble tacitement admis que c'est à celui qui occupe une position plus élevée dans l'échelle sociale qu'appartient le premier contact, on rencontre des différences culturelles considérables quant à la façon de procéder. Partout, on exprime le désir, l'amour ou la tendresse par le toucher, mais on est loin de l'exprimer de la même manière. Il y a une histoire et une géographie des attouchements, et aussi une topographie.
 
       Ainsi, l'Occident - notamment l'Europe de l'Ouest et l'Amérique du Nord - d'une façon générale, évite le contact. Depuis des siècles, on dépose le bébé dans le berceau, au lieu de le porter sur son dos. Au Japon, il est encore aujourd'hui fréquent de voir des enfants dormir avec leurs parents, et cela jusqu'à l'âge de dix ans environ. On les porte aussi beaucoup plus longtemps dans les bras que chez nous, au moins pendant deux, trois ans. Ce contact corporel permanent va de pair avec un manque complet de caresses ostentatoires. Les enfants n'auraient pas l'idée d'embrasser publiquement leur mère ou leur père, et aucun homme ne voudrait être vu en train de dispenser une caresse à sa femme. Même dans la jeune génération, les manifestations physiques de tendresse ne sont pas habituelles. Cela n'empêche pas qu'il règne une très grande aisance à l'égard des choses corporelles au Japon, et il n'y a pas lieu de mésinterpréter ces codes comme de la pudibonderie, que les célèbres estampes n'auraient d'ailleurs pas de mal à démentir. On est simplement en face d'une autre façon de distribuer le domaine public et le domaine privé.
 
       Il existe donc des différences nettes dans la définition de la sphère d'intimité. En plus,  il y a désaccord sur les règles de conduite à l'intérieur et à l'extérieur de cette sphère. Selon les aires culturelles, les mêmes gestes ne sont pas interprétés de la même façon. En Europe de l'Ouest et aux USA, deux hommes marchant main dans la main sont selon toute vraisemblance un couple homosexuel. Au Proche Orient, beaucoup d'hommes se tiennent la main dans la rue sans que cela soit l'indice de contacts plus intimes. Dans le même ordre d'idées, le baiser sur la bouche est, en Russie, un simple geste de salutation, alors qu'en Occident, il est gage d'intimité.
 
       Malgré les différences culturelles, la caresse semble naturelle partout dans le monde, elle est innée. Le baiser, lui, ne l'est pas. Les bébés ne savent pas en donner, ils doivent l'apprendre. Et il y a des civilisations où l'on ignore le "baccio alla francese", le baiser langue-en-bouche. Le rapport de la surface à la profondeur, dans ce domaine aussi, paraît poser problème. Ainsi, les Esquimaux préfèrent les frottements de nez - ils ne goûtent pas à l'autre, ils l'humectent. Les orifices du corps, ses entrées et sorties, restent protégés.

       En Occident, le baiser a une longue histoire et a connu bien des avatars.
(Note 25)
Si, pour les Hébreux, il était surtout signe de réconciliation et de pardon, il était employé, dans l'ancienne Perse, en guise de salutation entre personnes de rang égal. Dans la Grèce antique, le baiser sur la bouche était réservé aux amants du même sexe.

 
       Au Moyen Age, le baiser revêt deux significations publiques, l'une religieuse, comme signe de paix et symbole d'amour, et l'autre sociale, comme gage d'union entre le Seigneur et son vassal. Il est alors un geste principalement masculin, égalitaire et cérémoniel. Vers le début de la Renaissance, quand la société multipartite et de plus en plus laïque prend le pas sur la société tripartite et religieuse, il est abandonné par les clercs et par les nobles. Une évolution qui dure près de quatre siècles finit par lui ôter tout sens sacré. Le baiser devient alors une manifestation de tendresse. Il n'a plus de signification publique et est relégué dans l'intimité. L'époque classique tentera d'éradiquer complètement le baiser de salutation, même sur les joues. Dans sa littérature, les grandes embrassades, comme les voix trop fortes ou les appétits démesurés, caractérisent les personnages ridicules.
 
       Au XIXe siècle, le baiser va jusqu'à acquérir une connotation purement sexuelle. Il devient la métaphore de la pénétration et du viol. Conséquence : le verbe baiser tombe en disgrâce, se charge d'associations vulgaires. Il est remplacé par le plus vague embrasser.
 
       Aujourd'hui, le baiser de salutation a réapparu sous la forme de la bise, ce qui accroît à nouveau sa gamme de significations. Baiser d'amour, baiser maternel, baiser de politesse et bise : la topographie de la caresse semble maintenant plus essentielle que jamais. Un baiser ou une caresse sur la main n'exprime pas la même chose qu'un baiser sur la joue, le front, la bouche ou les cheveux. Dans tous les cas, cependant, il engage à la fois l'âme et le corps de celui qui donne et de celui qui reçoit. C'est pourquoi les représentations du baiser et de la caresse dans la littérature et dans la peinture sont de l'ordre de la métonymie : ils renvoient toujours à quelque chose de plus qu'eux-mêmes, ils englobent une foule de significations sous-entendues, tout en obéissant à des règles de rhétorique strictes. Les différences culturelles sont, là aussi, déterminantes.
  Qu'il me baise des baisers de sa bouche tes amours sont délicieuses plus que le vin..."
(Note 26)

         L'entrée en matière du Cantique des Cantiques marque, déjà, les limites du représentable en Occident. Dans l'art et dans la littérature, le coït n'en fait pas partie. Il peut être implicitement visé, la représentation peut aller au juste avant ou au juste après, mais pas au-delà. Rien de comparable, dans notre civilisation, aux bas-reliefs des temples indiens fêtant l'union physique avec un naturel et une joie qui nous laissent rêveurs. Qu'avons nous perdu ? Nulle trace, chez nous, de cette familiarité de l'humain avec le divin, où la sexualité, énergie de transfiguration, exprime le sacré. Il y a, et dans le judaïsme et dans le christianisme, des tendances mystiques où l'accouplement devient, par analogie, le symbole de l'union spirituelle, soit entre l'humain et le divin, soit entre différents niveaux du divin. Mais cette audace de la pensée s'accompagne d'une interdiction stricte de la représentation : ce qui peut être ressenti comme vrai ne doit pas être mis en image. Là encore, il n'y a pas de coïncidence entre les cheminements par lesquels nous explorons le monde à l'aide de la vue ou au moyen du toucher.

       Cette divergence se rencontre depuis très longtemps en Occident et n'est pas le seul fait  du judéo-christianisme. L'Antiquité, qui célèbre pourtant comme aucune autre époque la beauté du corps nu, semble se concentrer entièrement sur la vue et négliger le toucher. Chaque corps est pour soi, les statues sont parfaites dans leur esthétique solitude et n'invitent pas au contact. Ce sont seulement les vases, où l'élément plastique n'intervient pas et où l'individualité est gommée, qui montrent (et les font comprendre comme telles) des scènes dionysiaques, où hommes et femmes, mais aussi des faunes, des satyres et des centaures se livrent aux ébats amoureux. Mais peut-on parler d'érotisme  à propos de ces représentations, si l'on sait qu'elles étaient censées favoriser la fertilité de la terre et la fécondité du bétail? L'aspect religieux ou magique change les données, même s'il faut admettre que pendant l'Antiquité gréco-romaine, il y a eu des moments de grâce où les tabous  avaient disparu et où le coït n'était pas entièrement banni de l'art. Les fresques de Pompéi notamment peuvent être considérées comme les derniers exemples de cette harmonie fragile, bien qu'elles évoquent aussi les étapes de l'initiation féminine sous les auspices de Dionysos, et culminent dans l'hiérogamie.
 
       Au Moyen Age, déjà, tout a changé. On voit bien, dans certaines miniatures du Code Manesse, par exemple, des couples d'amants qui se tiennent enlacés, mais ces images sont délicieuses moins par ce qu'elles montrent que par ce qu'elles laissent supposer. Et l'art de la Renaissance, puis l'art classique paraissent toujours manquer le rendez-vous : ou bien on n'y est pas encore, ou bien c'est fini. On ne figurait pas l'acte sexuel. Il faudra attendre l'art moderne pour trouver des tentatives de représentation de ce qui, pendant si longtemps, parut irreprésentable. Dans des registres opposés, voici les nombreux dessins et tableaux d'étreintes et d'accouplements chez Picasso, tout à fait dans le sens de la dévoration réciproque, et les statues fusionnelles de Brancusi, dont les héros ne sont pas ceux qui embrassent (ils ne sont plus perceptibles comme personnes), mais bien l'union elle-même.
 
       Beaucoup de raisons peuvent expliquer cette longue difficulté qu'a éprouvée l'Occident à montrer ce qui touche, et ce qui se touche. L'interdiction du monothéisme (encore radicalisée par l'islam) de faire des images y a certainement joué un rôle considérable. La tension qu'implique le rapport à un Dieu unique, personnel et absolument transcendant, ne permet pas de moyen terme : ce qui est sacré doit rester invisible. C'est justement parce que les racines de la sexualité plongent dans le sacré (même si ses branches sont, souvent, ailleurs...) que le tabou de l'irreprésentable l'affecte en Occident. Si, en Inde, l'acte d'amour peut se figurer par le coït sans que s'atténue son sens ésotérique, c'est que les rapports entre l'immanent et le transcendant s'y définissent d'une tout autre manière que chez nous. Les dieux font eux-mêmes partie du monde de l'illusion et sont soumis aux lois du changement. Le saut ontologique qui, dans les religions monothéistes, traverse la personne, se situe ici entre le monde du devenir et l'absolu impersonnel. C'est pourquoi, dans l'hindouisme, tout ce qui appartient au monde phénoménal, que ce soit le visible ou l'invisible, est représentable, alors que le christianisme - puisque c'est la seule civilisation monothéiste qui cherche sérieusement à figurer le vivant - doit opérer un tri à l'intérieur des images licites et illicites.
 
       Les difficultés que je viens d'esquisser peuvent, bien sûr, être examinées selon des perspectives diverses. Ainsi se pose la question de savoir si, à un niveau très profond, nous choisissons d'être guidé par tel ou tel sens. Les priorités que nous mettons déterminent notre approche du monde pour sentir, juger, identifier ou exclure.
 
       L'Occident a tranché, depuis l'Antiquité, pour le primat de la vue. Cela reste vrai même quand, dans une situation déterminée, ce sens n'est pas en jeu.  Pour ce qui est de la caresse et du baiser, ils font appel, en plus du toucher, au goût et à l'odorat, qui apportent des informations précieuses ("ne pas pouvoir sentir quelqu'un..."), mais beaucoup moins à la vue et à l'ouïe, les sens classés "supérieurs". Les caresses évoluent en dehors du registre du langage, qui est si intimement lié à la vue. Serait-ce la raison pour laquelle  la civilisation occidentale a choisi la prudence dans sa définition du représentable ? Par un autre biais, nous arrivons au même résultat. On ne représente que ce que la vue peut dominer, ce qui relève directement de sa sphère. Dans le domaine du sacré, seule la partie manifeste est montrée : c'est à l'Incarnation que nous devons l'immense floraison de l'art sacré chrétien, sans pareil dans le judaïsme ou dans l'islam. C'est pourquoi, dans le domaine de la sexualité, on fait voir les baisers et les caresses qui annoncent le passage vers l'inexprimable, et on s'arrête là.
 
       La littérature, elle aussi, évite les écueils du trop explicite. Faisons amende honorable. Ce qui a pu paraître comme une faiblesse est peut-être une force - même si c'est une autre force que celle qui s'exprime magnifiquement dans les représentations de l'acte d'amour en Orient. Mais qui ne serait pas sensible à ce merveilleux pars pro toto du poème  The Night Piece, to Julia, si parfait dans sa brièveté:
 
The Night Piece, to Julia
Then, Julia, let me woo thee,
thus, thus, to come unto me:
and when I shall meet
thy silv'ry feet
my soul I'll pour into thee.
Robert Herrick, Hesperides, 1648.
 
Ou, trois siècles et demi plus tard, avec autant de finesse et de retenue:

Si, de tes lèvres avancées,
tu prépares pour l'apaiser,
à l'habitant de mes pensées
la nourriture d'un baiser,

ne hâte pas cet acte tendre
douceur d'être et de n'être pas,
car j'ai vécu de vous attendre
et mon coeur n'était que vos pas.
Paul Valéry, Les Pas, Charme
    
       Cependant, notre manière d'aborder la sexualité a profondément changé au XXe siècle. Baisers et caresses sont devenus publics, et tout, dans ce domaine, peut se dire. Le cinéma nous a habitués au voyeurisme. Le représentable, dans le septième art, n'a pas de limites. C'est le seul art entièrement profane, sans le moindre antécédent religieux. C'est aussi le seul où le toucher n'intervient en rien. Il se dispense ainsi de l'ancrage dans le réel qui est l'apanage de notre premier sens. Loin de démentir l'argumentation qui nous a menés jusqu'ici, son histoire semble confirmer les rapports complexes qui lient, en Occident, l'ordre du toucher et celui de la vue.
 
       Pendant des siècles, une certaine conception de l'homme, participant à la fois du divin et de l'humain, nous a dicté une double approche de la réalité, qui avait son reflet dans l'utilisation que nous faisions de nos sens. Entre ce qui se touche et ce qui se regarde il y avait tantôt réciprocité, tantôt complémentarité, tantôt opposition, mais jamais équivalence. Quand cette conception de l'homme s'est évanouie, le rapport à nos sens a également changé : c'est ce qui transparaît de ces aperçus sur l'histoire de la caresse en Occident.


    Le vieillissement de la peau de chagrin       La peau est toujours une peau de chagrin. Le double sens que reflète le titre du célèbre roman de Balzac est en fait dans la nature des choses. Car chagrin vient du turc sâgri et désigne le cuir grenu, fait de peau de mouton, de chèvre ou, comme dans ce cas précis, d'onagre. Chagrin et peau sont donc des synonymes. Par ailleurs, le chagrin est ce que nous connaissons de lui - l'affliction, la douleur, le mal, la peine, la souffrance, la tristesse. En quoi réside cette tristesse ? Dans le fait, précisément, que la peau soit grenue, que son grain soit apparent, qu'elle se racornisse, qu'elle vieillisse. Chagriner signifie travailler la peau à la rendre grenue
(Note 27)
.
Contrairement aux langues anglo-saxonnes et germaniques, qui désignent par des mots différents la peau humaine et la peau travaillée des animaux, les langues romanes, en n'admettant qu'un mot unique,  préservent cette parenté, et mystérieuse familiarité, entre nous et le règne animal qui est à l'origine de notre fragilité. C'est pourquoi la peau de chagrin, dans le roman de Balzac, peut se charger de la même fonction que le tableau dans Le portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde : elle est le reflet, la mémoire secrète de son propriétaire. D'un côté, la peau qui diminue à chaque désir exaucé et fait ainsi décroître le nombre de jours de celui qui l'a acquise ; de l'autre, le portrait qui, en contrepartie de son âme, se charge des traces que les années auraient dû déposer sur le visage de Dorian. Comme il sied au récit fantastique, la vérité se trouve dans le reflet.

 
       Le reflet nous renvoie au miroir, speculum, qui a donné le nom de ‘spéculation' : à l'origine, spéculer était observer le ciel à l'aide d'un miroir. De même, ‘considération' dérive de sidus, étoile, et signifie étymologiquement regarder l'ensemble des étoiles. Le thème du miroir est ainsi étroitement lié à la connaissance. Or, nous avons vu que nous sommes dans le domaine des reflets, qui procurent une connaissance indirecte, trouble et changeante. La réflexion de la réalité n'en change pas la nature, mais elle est illusion, comme la saisie de la lune dans l'eau de la fontaine, et même mensonge : n'oublions pas que le miroir nous renvoie toujours une image inversée... De surcroît, cette image est immatérielle. On ne peut pas la toucher. Elle est et n'est pas ce qu'elle représente. C'est pourquoi, dans l'iconographie occidentale, la signification du miroir est double. D'un côté, il symbolise les vertus de la connaissance de soi, veritas et prudentia, de l'autre, il est l'attribut de la luxure et de la vanité : tout dépend de celui qui s'y mire, et de sa manière de le faire.
 
       Que reflète au juste le miroir? Cuique suum reddit, il rend à chacun son dû, lit-on gravé sur une glace vénitienne du XVIIIe siècle. Serait-ce la raison de l'angoisse qu'il engendre ? Quel est notre dû ? Chaque miroir n'est-il pas aussi un miroir déformant ? Ce que nous y voyons  n'est que le souvenir extérieur de la vie de celui qu'il reflète, les traces que le temps a laissées sur notre peau.

       Car notre peau est une mémoire, certes. Mais cette mémoire est d'une autre nature que celle que saint Augustin nommait, avec l'intelligence et la volonté, une force de l'âme. La peau ignore l'oubli, qui seul permet de transformer le passé et de s'en rendre maître en l'adaptant au présent. C'est une surface d'inscription
(Note 28)
qui n'accepte aucune rature. Chaque ride y est gravée à jamais. Ce qu'on peut y lire est irrévocable et monotone. Elle ne parle que d'une chose : de ce que nous perdons. Ce qui reste beau, ce que nous avons gagné en expérience et en sagesse, c'est le regard qui le dit, pas elle qui, immanquablement, se flétrit. La peau est notre memento mori. Chaque enfant appelé à caractériser la vieillesse pense d'abord à deux phénomènes liés à la peau : aux rides et aux cheveux blancs.

 
       C'est précisément le sujet de La peau de chagrin, cette conviction que la vie s'y inscrit, la transforme, l'amoindrit jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Chaque désir se paie, chaque réalisation abrège la vie. Le problème balzacien est l'horrible découverte, tellement caractéristique de son siècle, que le jeu n'en vaut pas la chandelle, que le gain n'égale jamais la perte. On ne meurt plus, comme Job, chargé d'ans et rassasié de jours. Vieux, peut-être. La science a fait des progrès, l'hygiène s'est améliorée, il y a de plus en plus de personnes âgées. Mais rassasié, non. Le bilan est globalement négatif. On ne possède que l'instant qui a en propre de se manger lui-même. Les seuls paradis qui restent sont artificiels. Il n'y a plus que le plaisir des sens - ces sens qui n'ont plus de sens.
 
       Il faut être toujours ivre. Tout est là, c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Baudelaire, Le Spleen de Paris

         Or, malgré l'ivresse, on n'y échappe pas. Quand la brume se dissipe, la glace nous renvoie impitoyablement notre image, vieillie par le plaisir où nous avons cherché l'oubli. La vieillesse est une diminution, une impuissance, une douleur sans héroïsme. Contrairement à la jeunesse, elle ne compte pas parmi les grands sujets de la littérature occidentale, où elle est inscrite en creux, comme le frisson dont on se détourne. L'art non plus ne s'y est pas intéressé. Cela ne veut pas dire qu'on ne trouve pas de représentations de vieux. Au contraire, ils abondent dans la peinture des portraits, dans l'art sacré, dans la sculpture. Mais ce que ces oeuvres évoquent pour la plupart du temps sont le pouvoir, la richesse, la dignité, toutes choses qui sont un atout et ainsi le contraire de la vieillesse. Celle-ci n'y figure que comme un accident. Parfois, on trouve une allusion discrète, comme la clepsydre dans le portrait que Titien peignit du pape Paul III, âgé de 78 ans
(Note 29)
. Mais là encore, c'est un petit objet posé sur la table qu'on peut, à la rigueur, ignorer, alors que l'intelligence et la puissance du souverain pontife sautent aux yeux de l'observateur le moins averti. C'est seulement dans les dessins - dialogue du peintre avec son art - qu'on trouve des vieux qui y figurent à cause de leur vieillesse, et non pas malgré elle. Les croquis que Dürer a faits de sa mère en sont un exemple, et les derniers autoportraits de Rembrandt, même s'ils sont peints à l'huile, sont aussi à classer dans cette catégorie.

 
       Nous touchons ici à l'autre limite du représentable dans l'art occidental. On ne figure pas la putréfaction, et on évite la décrépitude, qui est comme son prélude. La hantise de notre finitude traverse d'un bout à l'autre l'art européen, mais ce n'est pas en se penchant sur les faiblesses de l'âge. La fascination de la laideur qui transparaît dans certaines peintures de genre s'exerce rarement sur cette laideur-là. Les Vanités nous parlent de notre finitude de façon plus épurée, la mort de façon plus dramatique. Car la déchirure de la mort est donnée à voir par la mort du Christ et autorisée à la représentation. Notons cependant qu'on montre souvent la mort violente ou la mort jeune, et presque jamais la lente extinction de la sénilité. C'est aussi cette première que la littérature préfère, sur laquelle elle s'attarde. Du vieillissement elle ne parle réellement que depuis l'époque romantique, et pour traiter de sa pernicieuse dégénérescence, elle a souvent recours au fantastique.
 
       Le fantastique est lié à l'angoisse. Il apparaît dans un monde sans miracles, soumis à une causalité rigoureuse. Ce sont les grands maîtres du réalisme, experts de la justesse et de la profusion du détail, qui s'exercent dans ce genre. Leur univers est le contraire de l'univers mythique où le passage entre les différents ordres, entre le matériel et le spirituel, est de règle. Le fantastique cultive le doute : y a-t-il, ou non, irruption de forces surnaturelles, et si oui, de quelle nature sont ces forces ? C'est une perception particulière d'événements étranges qui prend son essor dans une oscillation entre le rêve et l'état de veille. Dans cette demi-conscience, "la rupture de la limite entre matière et esprit"
(Note 30)
redevient possible. Le monde physique et le monde spirituel s'interpénètrent à nouveau, mais cette alliance n'est pas durable, et elle n'est jamais pour le bien de celui qui l'expérimente. La mort se tient en attente, elle arrivera juste après l'expérience, et elle aura notre peau.



Le pur et l'impur ou le propre et le sale
       De tous les organes de sens, la peau est la seule à se salir. "Salir : 1) altérer la netteté, la pureté de quelque chose par un contact répugnant ou enlaidissant. 2) abaisser moralement ; déshonorer, diffamer, flétrir."
(Note 31)
Les connotations morales de cette définition peuvent surprendre. Le verbe nettoyer, qui devrait être la contrepartie du verbe salir, a des significations simples, concrètes, qui ne transcendent pas leur sens littéral. On sait à quoi s'en tenir, on comprend son action, universelle et répétitive, on prévoit le résultat. Mais la saleté n'est pas simple. Elle naît du dégoût qui lui donne sa forme. Si on la combat partout, on est loin d'être d'accord sur sa définition. N'est sale que ce que nous ressentons comme tel. Dans l'imaginaire populaire, on traite l'ennemi de sale. Le diable pue, et chaque démon traîne sa part d'immondices. Mais on ne regardait pas toujours comme sales des corps jamais lavés, ni la vermine qui les recouvrait, ni même les excréments humains. L'apprentissage de la propreté est un acte culturel qui représente des différences considérables selon les civilisations et les époques.

 
       Le problème se complique encore du fait qu'à côté du couple propre et sale, nous trouvons celui de pur et impur - aujourd'hui peu employé dans son sens premier par nos langues européennes, mais présent en toile de fond dans notre raisonnement et indispensable pour la compréhension des mobiles profonds de l'hygiène. C'est un concept d'origine religieuse, basé sur la distinction entre le sacré et le profane. Celle-ci suppose la hiérophanie, la possibilité d'une irruption du sacré qui détache certains lieux, personnes ou choses du milieu environnant pour les mettre à part. Dans une telle perspective, le monde repose sur la havdalah, la séparation entre le sacré et le profane, comme le rappelle le nom, et le contenu de la prière juive pour la fin du sabbat. Non homogénéité de l'espace donc, et régimes ontologiques différents, mais passage de l'un à l'autre. Cependant, on ne peut pas approcher sans risque un lieu ou un objet sacré lorsqu'on est dans la condition profane. Il faut s'y préparer rituellement en se purifiant : ceci est vrai pour toutes les religions. Le contact comporte toujours un danger, notamment s'il implique un saut de niveau ontologique. La purification se fait partout au moyen d'ablutions, auxquelles s'ajoutent, le cas échéant, des fumigations ou des sacrifices. Mais le corps humain est toujours lavé, matériellement et symboliquement, des souillures que comporte le simple fait de vivre. Le passage de l'état impur à l'état pur est provisoire, fragile, réversible. La pureté absolue n'appartient qu'à Dieu. L'homme passe, tout au long de sa vie, par divers degrés d'impureté. A chaque fois, il doit recommencer : la purification implique l'idée d'un effacement. Dans sa lancée, l'homme s'arrête, s'examine et se déclare prêt à changer d'état, à se rapprocher, ne serait-ce que pour un temps, de l'idéal qu'exige de lui le divin. La pensée et le geste se complètent, mais c'est le geste qui l'emporte. L'homme se reconnaît dans sa matérialité, il se reconnaît comme créature.
 
       Si le sale et l'impur, le propre et le pur ne sont pas des synonymes, il y a entre ces concepts d'évidentes correspondances. Dans tous les cas, les mots débordent largement leur acception physiologique. Nous l'avons vu pour le pur et l'impur, et pour le sale, mais cela vaut aussi pour le propre : ce mot ne désigne-t-il pas d'abord ce qui est approprié, adapté, particulier à une personne?
 
       Ainsi nous observons, tant dans les religions primitives que dans les religions constituées, une association étroite entre la propreté du corps et la pureté. Les ablutions existent chez les Celtes comme dans les tribus indiennes de l'Amazonie. Elles font partie intégrante de l'hindouisme, du bouddhisme, du judaïsme, de l'islam. Le christianisme constitue, dans ce domaine, une exception de taille. J'essaierai de démontrer l'évolution particulière de l'Occident en matière de pureté et de propreté, et les énormes conséquences pratiques qu'a eues l'exégèse d'un concept.
 
       Rappelons les étapes les plus marquantes de cette histoire. Les origines, d'abord : la pureté constitue, pour le judaïsme, une préoccupation permanente. Le Talmud ne consacre pas moins de douze traités à ce sujet. Ses rituels, mis à part ceux qui concernent le temple, rythment jusqu'à ce jour la vie d'un Juif pieux : lavage des mains, immersion après l'accouchement et la menstruation ; interdiction, pour un Cohen
(Note 32)
, de traverser un cimetière ; existence d'animaux purs et impurs etc. Les principales causes d'impureté définies dans la Bible
(Note 33)
, qui sont à la base de la codification ultérieure, sont toutes liées à des phénomènes physiques. Ce sont la lèpre, les sécrétions sexuelles et le contact avec des cadavres, notamment humains.


       L'ambivalence des termes dont nous avons parlé est présente dès leur définition. Prenons le cas de la lèpre. Celle-ci ne correspond pas seulement à la maladie de peau que nous connaissons, bien qu'elle la concerne aussi. Elle peut affecter les hommes, les vêtements et les maisons.
 
       "La maison frappée de lèpre, ce cas ne s'est jamais présenté et ne se présentera jamais. Pourquoi la Tora en parle-t-elle ? Afin que tu l'étudies et en tires profit !"
(Note 34)


       Selon cette conception, la lèpre n'est pas seulement un mal physique. Elle peut aussi se manifester à travers les habits de l'homme ou dans son habitat, car il existe une parenté entre la peau et les vêtements dont il se couvre, et entre son corps, la maison qu'il habite et le cosmos. A quel dérèglement correspond donc la lèpre, dont l'expression la plus courante est une lésion de notre peau ? C'est à l'étude qu'il incombe de le déterminer, à côté du rituel à observer quand le mal s'est déclaré. Or, avant d'étudier, il faut se purifier.  Le Talmud exige qu'on s'approche de la Tora en état de pureté ; par ailleurs, l'étude de la Tora, à son tour, purifie celui qui s'y voue.

       Cette dialectique est représentative du balancement permanent, au moyen de la Loi, entre les mondes physique et transcendantal, qui est l'un des traits les plus caractéristiques du judaïsme. La sanctification de la vie fait que celle-ci se déroule sur un double plan, le premier restant pleinement humain, le second étant une participation au divin à partir d'une existence purifiée. Voyons maintenant ce qu'il en est du christianisme.
 
       "Nous ne marchons pas selon la chair, mais selon l'esprit. (...) Car la pensée de la chair est mort, la pensée de l'esprit est vie et paix..."
(Note 35)
  Historiquement, "l'homme nouveau" a eu raison du "vieil homme". La Loi a été abandonnée par les chrétiens ; ou plutôt intériorisée, spiritualisée, selon les mots de saint Paul. Plus de rituel engageant l'homme charnellement ; plus d'ablutions, dont le baptême reste le seul vestige. Avec ce nouveau mode de vie sans contraintes physiques quotidiennes, et sous l'influence de la pensée grecque, la pureté devient un concept abstrait, dont le sens se situe à mi-chemin entre l'innocence et la perfection. Ainsi, nos langues européennes connaissent le coeur pur, des traits purs. Mais une main pure ? Un pied pur ? Impensable.
 
       Dans la mesure où il existe deux couples d'opposés - ‘le pur et l'impur' et ‘le propre et le sale' - on aurait pu croire que le couple concret (le propre et le sale) continue à fonctionner sans entraves sur le plan matériel après la spiritualisation de l'autre groupe. Or, il n'en est rien. C'est comme si les deux dépendaient si étroitement l'un de l'autre qu'on ne peut toucher à la fonction d'un des composants sans bouleverser l'ensemble. Et en effet, dès les premières règles de moines
(Note 36)
, qui pendant des siècles représentent l'idéal chrétien le plus élevé, on constate des réticences prononcées vis-à-vis de la propreté physique, associée à la civilisation païenne antique, et condamnée pour cette raison. Commence alors en Occident un périple singulier, qui va des bains romains à la "toilette sèche" du XVIIe siècle pour aboutir, dans un revirement non sans surprises, à l'hygiène moderne.
(Note 37)

 
       Pendant l'antiquité, le corps était à l'honneur et la propreté un ordre moral. Les thermes, dont on trouve des vestiges partout dans l'ancien Empire romain, nous surprennent encore aujourd'hui par leur conception généreuse et la maîtrise de leur construction. La pratique des bains se maintient tout au long du moyen âge, mais leur finalité change : il ne s'agit plus de garder le corps propre, mais de créer un espace de plaisir, de séduction, de jeux aussi où, à l'écart du regard de l'Eglise, se mélangent les âges, les sexes, les nudités. Nous sommes déjà loin de l'eau des ablutions qui agit sur l'homme entier, à la fois sur son corps et sur l'âme.
 
       Après les siècles troubles des invasions barbares, l'idée de propreté n'avait pas disparu, mais son terrain d'application n'était plus le même. Comme le montrent les règlements des communautés religieuses, on insistait désormais beaucoup plus sur la netteté des lieux d'habitation et des objets communs que sur celle du corps humain. Depuis qu'il était devenu dépouille, celui-ci avait singulièrement perdu de sa force. Incapable de se régénérer lui-même, il paraissait sans défense, livré aux puissances hostiles qui le menacent de l'extérieur, et  poreux. On croyait que l'eau et l'air peuvent s'y infiltrer, imprégner les tissus, les rendre vulnérables aux maladies et aux épidémies, notamment celle de la peste, qui ravageait alors l'Europe. Le corps humain paraissait affligé d'une faiblesse diffuse et globale, car les humeurs et donc les vigueurs s'échappent par les pores.
 
       L'image du ‘corps perméable' a hanté l'Occident pendant des siècles, avec des conséquences notables. Nous voyons que les épidémies de peste provoquent, un peu partout, la fermeture des bains et des étuves. Ils ne seront plus rouverts avant l'époque moderne. A l'âge classique, la crainte du contact avec l'eau a dépassé les seules conditions de l'épidémie. La perméabilité de la peau est devenue un souci obsessionnel. On cherche à la suturer avec du sel, de l'huile, même de la cire. L'eau est proscrite pour le lavage. La toilette se limite au changement du linge, dont la blancheur devient bientôt un symbole de statut social. On est convaincu qu'il absorbe la saleté. La vermine paraît comme une fatalité et donne naissance à une nouvelle profession : l'épouilleuse publique. On croit que "c'est de l'intérieur que sont sécrétés animalcules et démangeaisons. (...) Ces vies rampantes ne pouvaient naître que du corps. Elles ‘sortent' de la peau comme certains vers semblent émerger des chairs en décomposition."
(Note 38)
Débordement de l'imagination populaire dans son interprétation (certes erronée) de la chair qui tue ?

 
       Quant aux odeurs, on les efface avec frottements et parfums. "Pour remédier à cette puanteur des aisselles qui sentent le bouquetin, est singulier joindre et frotter la peau avec trochismes de roses."
(Note 39)

 
       On lira ailleurs l'évolution de ces moeurs, dont on peut dire en résumant qu'elles n'admettent le lavage corporel régulier que depuis un siècle à peine. Ce qui importe ici, c'est la représentation du corps en Occident, avec sa peau-tissu poreuse et la vulnérabilité de ses orifices, par lesquels des effluves maléfiques entrent et sortent de façon incontrôlée. Un corps pareil ne peut être pur. Et comme il ne peut pas être pur, il n'a pas besoin d'être propre. Il s'agit simplement de le protéger, de faire en sorte qu'il ne nous trahisse pas, et de le parer de l'extérieur : il est fait pour le paraître plus que pour l'être.
 
       C'est aussi du souci de ce corps fragile, et non pas de son adoration, qu'est né le renversement total de la situation que représente l'hygiène moderne. Celle-ci a son origine dans les travaux sur la contagion qui prennent leur essor au XIXe siècle. Une nouvelle peur surgit alors : celle du microbe. On constate que celui-ci se développe avec plus de vigueur dans les quartiers pauvres et insalubres des villes. Par conséquent, l'eau change de statut.  Elle n'est plus l'élément qui, pernicieusement, pénètre le corps pour l'affaiblir, mais la force qui protège. Elle sert à vivifier, tonifier, fortifier. Qu'elle lave aussi ne paraît pas encore l'essentiel.
 
       Au cours de cette évolution, de nouvelles habitudes se créent qui entraînent des découvertes suffisamment importantes pour changer complètement les mentalités. La toilette, exigée maintenant par les traités de médecine et les ouvrages sur l'éducation publique, se fabrique un espace intime : la salle de bain. D'abord apanage des couches aisées, elle se démocratise. Là où aucun oeil étranger ne surveille et ne juge, des sensations fortes réclament l'attention. Le contact de l'eau sur le corps fait du bien. On s'y régénère. On se retrouve. On se fait plaisir.
 
       Sans doute faut-il faire intervenir d'autres éléments, notamment d'ordre social, pour expliquer de façon satisfaisante l'histoire si particulière de l'hygiène en Occident. Quant à son application dans des civilisations non chrétiennes, je ne veux rien exagérer. Là où l'eau manquait, l'hygiène était forcément défaillante. Néanmoins, la propreté corporelle était partout une exigence, un idéal. Elle faisait partie des commandements religieux - hindous, bouddhistes, taoïstes, shintoïstes, juifs, musulmans, et j'en passe - qui ont régi la vie quotidienne jusqu'à la modernité. Elle ne faisait pas partie des nôtres.
 
       Il m'importait, dans ces pages, de compléter l'image de l'homme que nous avons héritée, que nous traînons avec nous en la corrigeant sans cesse. Et notamment de cette vieille peau perméable pleine de trous, que nous projetons parfois sur nos découragements. On comprend mieux alors ce que veut dire l'expression: "Je suis une loque."
  

La main

        Les mains de Pygmalion comme les mains du potier ; les mains du chirurgien et celles du pianiste ; du maçon, de la tisseuse, de l'horloger ;  la main qui accueille et celle qui repousse ; la main qui soigne et celle qui blesse ; la main tachée de sang ou levée pour la bénédiction : organum organorum, l'organe des organes, c'est l'élément du corps humain le plus souvent représenté et symbolisé, projeté même sur l'action de Dieu. Les lignes de la main sont uniques pour chaque individu, une marque d'identité infaillible et, comme le visage, ouvertes à l'exégèse. La chirographie part du principe qu'il existe une relation analogique entre la main d'un individu et ses dons et dispositions. La police n'y cherche que ce que quelqu'un voudrait cacher.
 
       La main est comme la synthèse de tous nos pouvoirs et de toutes nos limites : active en ce qu'elle tient et passive en ce qu'elle contient. C'est pourquoi donner sa main en mariage signifie donner sa personne entière. C'est le reflet terrestre du in manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. De même, l'hommage féodal comporte l'immixio manuum, le vassal plaçant ses mains dans celles du Seigneur. Les obligations qui résultent de ce rite sont réciproques, l'actif et le passif se complètent. Chaque geste est d'abord un geste de la main.
 
       La prolongation naturelle de la main est l'outil. Cette main dont la représentation cérébrale, énorme, est disproportionnée par rapport à sa taille réelle, est avec le cerveau l'organe qui a le plus changé dans l'évolution de l'homme vers l'homo sapiens sapiens. Il y a 40 000 ans, le pouce était immobile et ne pouvait pas toucher la paume. Mais dès qu'il le pouvait, la main, devenue un instrument de préhension précis, ne suffisait plus : les premiers vestiges que nous ont laissés nos ancêtres lointains sont des outils. Avec eux, ils fabriquaient des objets qui se rajoutaient aux phénomènes, animés ou inanimés, de l'univers qu'ils avaient trouvé. "Cela a dû être une expérience curieuse, dit Rainer Maria Rilke, de voir que quelque chose qu'on a fait soi-même était si reconnu, si équivalent, si réel à côté de ce qui existait déjà."
(Note 40)

 
       Au début, il n'y avait pas de recherche esthétique consciente, bien que tout fût étonnamment beau. L'objet devait s'intégrer dans la nature, être ressemblant à ce qu'on y voyait, à la manière dont on le voyait. Mais l'idée du beau est née à travers cette ressemblance. Grâce à la main prolongée par l'outil, l'homme était devenu créateur. La main est l'instrument de la maîtrise. Dans la Bible, les ancêtres des métiers sont de la descendance de Caïn, le premier meurtrier, le premier bâtisseur de ville. Ce sont Yabal, l'éleveur, Youbal, le musicien, et Toubal-Caïn, le forgeron. Trois façons de transformer le monde, de lui apporter quelque chose de nouveau. Cependant, derrière cette joie productrice, la violence est sous-jacente, "tapie à la porte". Si Caïn a tué par jalousie, Lamekh, le père des trois, tue pour le plaisir "un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure..."
(Note 41)
Vouloir maîtriser signifie contraindre, violenter - des êtres ou des matériaux. C'est le prix à payer pour l'art, et l'origine de la crainte révérencielle qu'il a rapidement inspirée aux hommes. Dans les sociétés primitives, le forgeron, détenteur du feu, était investi de pouvoirs magiques. Les sentiments qu'on nourrissait à son égard étaient ambigus. Il se trouvait en marge de la société, parce qu'il était complice des forces dont dépendaient le bonheur ou le malheur de celle-ci. On le considérait avec admiration et méfiance.

 
       Si Betsalel, à qui Moïse confie la construction et l'embellissement du Tabernacle, travaille à l'ombre, sous la protection de Dieu (c'est la signification exacte de son nom)
(Note 42)
, c'est là un rare état de grâce. En général, la création artistique fut affublée d'une tête de Janus : d'un côté, on la croyait d'inspiration divine ; de l'autre, on la soupçonnait d'avoir partie liée avec les forces du désordre et de l'immoralité.

 
       Sous l'empire de l'idéalisme occidental, le mépris s'est ajouté à la méfiance. Pour Platon, l'art n'était que l'imitation de l'imitation - la réalité étant elle-même l'imitation des idées - et ainsi un genre mineur. Il fallut attendre la Renaissance avec son exaltation tous azimuts du pouvoir créateur de l'homme, pour que la tare du travail manuel soit levée de l'art. Car malgré les apports d'Aristote, à qui une concordance entre la vie et l'art parut possible, et surtout de Plotin, qui considère que l'art embellit la nature, le travail de l'artiste, contrairement à celui du poète (un faiseur d'un autre genre
(Note 43)
), n'avait pas de titres de noblesse. Lucien, au IIe siècle, écrit avec dédain :


"Même si tu étais comme Phidias et Polyclète en créant des oeuvres magnifiques, on louerait bien sûr ton art ; mais aucun de tes admirateurs raisonnables ne voudrait être à ta place. Quelle que soit ta gloire, tu resteras toujours un ignorant, un artisan, un travailleur manuel."
(Note 44)


       Et Plutarque, plus laconiquement : "Si l'oeuvre d'art nous réjouit, nous méprisons pourtant l'artiste."
(Note 45)

 
       Depuis les réflexions de Léonard de Vinci et la naissance de l'individualisme cependant, l'artiste n'est plus considéré comme un artisan et on apprécie de son travail le côté novateur et conceptuel. Par ailleurs, le mépris du travail manuel reste profondément ancré dans la société occidentale, mais il s'exprime dans d'autres domaines que l'art. Il est loin d'avoir disparu de nos jours. Dans les collèges et les lycées, ce sont les moins doués, et non pas ceux qui sont doués pour cela, que l'on dirige vers ce genre de débouchés. Nous nous trouvons ainsi devant le paradoxe qu'une dépréciation durable affecte justement le travail de l'organe qui a rendu l'homme créateur.
 
       La situation moderne est encore compliquée du fait que nous avons quasiment perdu la faculté d'inventer quelque chose avec nos mains et d'en suivre la fabrication jusqu'au bout. La prolongation de la main n'est plus l'outil, qu'on manie avec plus ou moins d'adresse. C'est le clavier, la souris, le stylo électronique, où l'intelligence des mains ne joue aucun rôle. L'ordinateur exécute tout parfaitement si les instructions sont exactement données. Il suffit de voir et de cliquer.
 
       Visus et tactus : il y a une association permanente entre le sens de la vue et celui du toucher, pour que la main ne se trompe pas et puisse réussir dans ses entreprises, et pour que l'oeil sache juger. L'emblème de la manus oculata
(Note 46)
, un oeil dessiné sur la paume d'une main ouverte, qui devint à la mode chez les graveurs du XVIe siècle, illustre bien cette idée. Est-ce la main qui voit ou l'oeil qui touche ? Les deux sont nécessaires. L'oeil doit pouvoir comprendre sans toucher et la main agir sans voir, chacun suppléant à son manque en s'appropriant les facultés de l'autre. Dans cette alliance, il y a cependant des rythmes à respecter. La main est dans un autre temps que le regard : chaque ouvrier, chaque instrumentiste, chaque bricoleur même le sait. Patience de la main est le beau titre du livre que le dessinateur et peintre verrier Henri Guérin a consacré à son travail. La dématérialisation de très larges secteurs du travail - même manuel - rend aujourd'hui cette patience inutile. Mais pouvons-nous réellement nous en passer ? Ce sont encore les artistes qui savent que le bonheur réside là, dans ce long accomplissement. C'est Le secret de Rembrandt que Jean Genet a fraternellement décelé :

 
       "Sur son dernier portrait, il se marre doucement. Doucement. Il sait tout ce qu'un peintre peut apprendre. Et d'abord ceci (enfin, peut-être ?) : Que le peintre est tout entier dans le regard qui va de l'objet à la toile, mais surtout dans le geste de la main  qui va de la petite mare de couleur à la toile. Le peintre est là rassemblé, dans le cheminement tranquille, sûr, de la main. Plus que ça au monde : ce tranquille va-et-vient frissonnant en quoi se sont changés tous les fastes, les somptuosités, toutes les hantises."
(Note 47)

 
       Plus que par le travail manuel, les pouvoirs de la main sont donc aujourd'hui valorisés par l'art. Par la médecine aussi, chirurgie ne voulant rien dire d'autre qu'opération manuelle. Ce n'est certainement pas par hasard qu'on a choisi, pour la nommer, un mot savant, dont la signification reste incomprise du grand nombre. Son prestige aurait été moindre si on avait divulgué qu'il s'agit essentiellement d'habileté manuelle. Par ailleurs, c'est surtout dans les médecines douces, celles qui concentrent leur réflexion sur l'énergie et qui se servent de sa transmission, que les mains jouent un rôle fondamental. Rôle fort ancien, puisque les chamanes, les hommes médecine, les sorciers utilisaient le savoir de leurs mains et pour le diagnostic, et pour la thérapeutique. Ils avaient une conception à la fois plus modeste et plus ambitieuse de leur travail que les médecins formés à l'occidentale. Dans toutes les doctrines  anciennes, y compris celle d'Hippocrate, le corps humain est considéré comme un système ouvert aux influences extérieures et en même temps autorégulé. La maladie, selon cette perspective, n'est rien d'autre que la perturbation de l'équilibre qui règne en temps normal entre les rythmes propres à l'homme, ses flux d'énergie, et les rythmes et flux d'énergie en tout genre qui l'entourent. Le guérisseur n'est alors qu'un intermédiaire qui, par une stimulation appropriée, manuelle ou médicamenteuse (aiguille d'acupuncture, manipulation vertébrale, application de champs magnétiques, dose homéopathique...), agit en rappelant à l'ordre le corps souffrant. Il introduit dans l'organisme une information que celui-ci appliquera pour son bien. La correction nécessaire vient donc du malade lui-même, et non de l'extérieur. Il ne peut cependant y arriver seul, il a besoin des mains expertes qui décèlent l'origine du désordre, et lui indiquent le chemin du retour vers l'harmonie qu'est la santé.
 
       L'idée que les mains transmettent des choses complexes sans l'intervention de la parole ne nous est plus familière, sauf pour les caresses. Pourtant, ce sont les mains qui nous nourrissent, nous habillent et nous consolent quand nous sommes petits. Est-il si étrange que notre corps garde un souvenir complet de ce langage même quand des mots sont venus s'y substituer ? Toutes les civilisations, avec plus ou moins de subtilité, ont utilisé le langage des mains - d'un côté, pour exprimer des gestes ou attitudes, de l'autre, pour transmettre un pouvoir. Dans le premier sens, on peut mentionner les danses rituelles de l'Asie du Sud, qui ont été appelées danses des mains. Les positions des mains par rapport au reste du corps et les mouvements qu'elles décrivent dans l'espace sont hautement complexes, virtuoses, magnifiques. Ces postures rituelles, mudras, symbolisent des attitudes intérieures et se retrouvent dans les arts plastiques, la peinture et la sculpture. Un exemple du deuxième sens - la transmission d'un pouvoir par les mains - est la semikha, l'ordination des rabbins à l'époque talmudique, qui s'effectuait par l'imposition des mains. Le Traité des Pères relate la transmission ininterrompue du savoir depuis Moïse. Celle-ci n'a rien de livresque. Il fallait la présence physique du maître. Il fallait sa confiance, qui s'exprime par le toucher, par ce geste de la main qui repose sur l'autre, faisant le lien entre deux existences. "Prends la relève, ma main sait que désormais, tu sais",  semble-t-elle dire.
 
       Dans la tradition judéo-chrétienne, la main est un symbole de puissance. Jusqu'à récemment, à l'approche de la mort, l'agonisant rassemblait une dernière fois ses forces pour bénir sa descendance, la main posée sur la tête de ses enfants et petits-enfants, leur donnant ainsi tout ce qu'il avait. Une distinction semble pourtant avoir partout été faite entre la droite et la gauche : quand Jacob inversa ses mains pour la bénédiction des fils de Joseph, Manassé et Ephraïm, leur père en fut effrayé. La gauche - sinistra en latin - est en Occident de sinistre augure... Dans les jugements derniers, les damnés vont à gauche, les élus (qui ont gardé le "droit chemin") à droite. Une chaîne d'associations est liée aux deux concepts, la gauche représentant les forces nocturnes, la passivité, le principe féminin, le mal, alors que la droite est diurne, active, masculine et bénéfique.
 
       La main qui agit et celle qui reçoit. Les deux sont complémentaires. C'est par elles que nous entrons en contact avec le monde, ce sont elles qui gardent le souvenir de notre histoire avec la matière, avec les matériaux.
 

Le toucher, la matière et le matériau

       La jalousie des dieux. Quand Arachné, jeune Lydienne experte dans l'art de tisser, osa défier la déesse Athéna, qui y était maîtresse, elles s'installèrent face à face devant leur ouvrage. Athéna broda les dieux de l'Olympe dans leurs atours de majesté, Arachné les figura aux prises avec leurs amours mortels. Ovide
(Note 48)
prend soin de vanter les qualités de l'ouvrage de la jeune femme : il ne fut en rien inférieur à celui de la déesse. "A ce travail, ni Pallas, ni la jalousie ne pourrait rien reprendre..." C'est ce qui lui fut fatal. Par dépit, Athéna la transforma en araignée, éternellement suspendue à son fil. Ambition démiurgique punie ? Pas vraiment. Nous nous trouvons ici sur le terrain délicat d'une rupture ontologique, où deux plans habituellement séparés s'interpénètrent soudain. Les dieux grecs, qui ignorent la création ex nihilo, constatent qu'en ce qui concerne la capacité de se servir des produits de ce monde, de les transformer pour créer quelque chose de nouveau, l'homme est leur égal. Le mythe de Marsyas raconte, à sa façon, la même histoire. Tous ces récits reflètent une confiance remarquable dans notre emprise sur le monde matériel et rendent compte d'une entente profonde entre l'homme et le cosmos, d'une connivence entre l'homme et la matière.

 
       Sur les gravures figurant les cinq sens, qui deviennent à la mode dans le courant du XVIe siècle et le restent jusqu'au XVIIIe, l'araignée représente le toucher. Qu'est, au juste, son fil ? Il évoque celui des Parques, reliant entre eux tous les états d'existence, mais souvent brutalement coupé avant que la toile ne soit achevée. La symbolique est ambivalente. Le métier à tisser est l'incarnation du métier tout court. En effet, dans tout le bassin méditerranéen, filer et tisser sont pour la femme ce que labourer est pour l'homme: c'est s'associer à l'oeuvre créatrice. Or, cette oeuvre, contrairement à celle de Dieu, est fragile, périssable. "Sa confiance n'est que fil, maison d'araignée sa sécurité. S'appuie-t-il sur sa demeure, elle cède. S'y cramponne-t-il, elle s'écroule,"
(Note 49)
dit la Bible.

 
       Il reste que l'oeuvre de ses mains constitue la liberté de l'homme, sa façon de se hisser au-dessus de sa condition. Cependant, comme ici bas rien ne se réalise à partir du néant, il a besoin de matériaux, et doit compter sur leur complicité.
 
       Pour figurer l'unité de l'univers, les anciens avaient imaginé une interrelation entre les quatre éléments et les cinq sens. Aristote
(Note 50)
met en rapport la vue avec l'eau ; l'ouïe avec l'air ; l'odorat avec le feu ; le toucher et le goût avec la terre. Celle-ci constitue, dans l'imaginaire occidental, l'origine de toute fécondité, elle est la mère des pierres précieuses, du fer, de l'or, de l'argent, elle est la matrice de l'homme, de la moisson et des sources. Mais elle est aussi la demeure des forces impures, le giron de l'enfer. Passive et féminine, elle recèle le mystère de nos origines.


       Tous les matériaux dont l'homme s'est servi jusqu'à l'époque moderne sont liés à la terre. Il y a, tout d'abord, la terre elle-même, malléable sous les doigts reconnaissants, qui savent qu'ils sont glaise, et qu'ils y retourneront.
(Note 51)
En attendant, comme Dieu qui "modela l'homme avec la glaise du sol" et "toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel"
(Note 52)
, ils forment des objets : coupes, cruches et plats, pour l'usage quotidien, et figurines, pour l'évocation. Après le modelage, le lissage : dans la nature, le rugueux prévaut, les aspérités sont de règle, comme pour nous rappeler qu'on ne peut la dompter entièrement. Quand l'homme s'attaque à un travail, il ne le considère comme fini que poli. Polir signifie a) rendre lisse et luisant; b) initier aux usages du monde; c) parfaire, perfectionner
(Note 53)
. Le mot ‘rugueux', de son côté, vient du latin ruga, ride. Ainsi, polir voudrait dire enlever les marques du temps, assurer la permanence à l'objet qu'on vient de créer.

 
       A l'opposé de la terre dont elle est pourtant issue se trouve la pierre. Reconnue pour sa pérennité, la pierre est associée à l'âme dans de nombreuses civilisations,. Malgré sa dureté, l'homme ne l'a jamais considérée comme une masse inerte. En Orient, elle est le signe de la présence divine. Elle est huilée, parfumée, parfois enduite de sang. Partout, les premiers autels sont faits de pierre. Lingam ou stupa, menhir ou obélisque, Bet El ou Ka'aba, les pierres dressées ou assemblées témoignent du contact avec le surnaturel. Les pierres parlantes servaient d'instruments d'oracle, les pierres de pluie étaient emblèmes de fertilité, les pierres funéraires, en créant un lieu, assuraient la liaison entre l'ici bas et l'au-delà. Les Livres des pierres de l'Antiquité (Théophraste, Pesellos, Etios...) traitaient des correspondances magiques entre les pierres, les planètes et les hommes. Dans la mythologie grecque, les hommes naissent, après le déluge, des pierres semées par Deucalion.
(Note 54)
L'aboutissement d'une telle conception se trouve dans la pierre philosophale de l'Alchimie, qui indique la fin de la quête: elle est la preuve tangible de la transformation de la matière en esprit. Dans le même ordre d'idées, les pierres précieuses n'étaient pas seulement destinées à la fabrication de bijoux, mais étaient considérées comme propices à la méditation. Une fois polies, on pouvait s'y mirer, et leur éclat jouait sur les notions du semblable et du dissemblable. En Orient, les joyaux étaient le symbole des doctrines justes.

 
       La pierre qui sert à la construction lui est antérieure. Avant de la tailler, l'homme l'utilisait telle quelle, en adaptant ses bâtisses à la forme qu'il avait trouvée. Il n'a pas la même familiarité avec elle qu'avec la terre. La pierre n'est pas malléable. Son antériorité, sa dureté lui imposent le respect. La Bible précise que le Temple doit être construit avec de la pierre brute, et non de la pierre taillée,
(Note 55)
car celle-ci représente l'esclavage, celle-là la liberté.

 
       Les matières servant à la construction et à l'habillage humains étaient toutes issues du grand cycle de la nature - des règnes minéral, végétal ou animal. Des deux premiers proviennent les pierres, le métal et le bois ; du dernier, l'os, l'ivoire, le cuir, la fourrure, la laine. L'usage des produits animaux était sujet à caution, notamment s'il impliquait la mort de l'animal en question. Partout, les tanneurs faisaient partie des métiers méprisés ou impurs. La civilisation juive, toujours soucieuse d'assigner sa place exacte à un phénomène appartenant à l'oeuvre divine, interdit, dans un précepte appelée du nom mystérieux de cha'atnez
(Note 56)
, le mélange de laine et de lin dans un même vêtement, le panachage de fibres animales et végétales. Cela montre l'attention qu'on portait aux matériaux, longtemps avant que la chose ne devienne objet
(Note 57)
.

 
       Le bois et le métal ont été, eux aussi, considérés sous l'angle de leur parenté avec la vie humaine. Le bois représente, en Occident, l'arbre de vie et l'arbre de la connaissance du bien et du mal ; l'arbre de Jessé ; la Croix ; mais aussi les bois sacrés où demeurent nymphes et esprits surnaturels ; et l'arbre axe du monde. Avec ses racines plantées dans la terre et ses branches tendues vers le ciel, l'arbre semblait relever à la fois du monde terrestre et du monde divin. Tout naturellement, il a été associé à la connaissance et est devenu le symbole du savoir. Dans les langues celtiques, il y a même homonymie complète entre les deux concepts. Chez les Chinois, le bois est considéré comme le cinquième élément, à côté de l'eau, de la terre, du feu et du métal. Ailleurs, le bois paraît comme la matière par excellence. Le mot grec hylé, qui désigne la matière première, signifie littéralement "bois".
 
       Le métal avait un statut plus ambigu. Issu des entrailles de la terre, extrait du minerai par le feu, utilisé pour les armes, il avait des connotations guerrières, voir infernales. Pendant longtemps, il était interdit de toucher aux plantes médicinales avec des instruments en fer. A la place, on prenait de l'or, métal inoxydable, assimilé au soleil. La division de l'histoire humaine en quatre âges du monde - âge d'or, âge d'argent, âge de bronze et âge de fer
(Note 58)
- avec sa déchéance inexorable depuis les origines jusqu'à nos jours, a longtemps hanté l'imaginaire occidental, même chrétien. Le fer notamment, qui correspond à l'âge dans lequel nous vivons, ne manquait pas d'évoquer l'agressivité diffuse, omniprésente, dont nous ne savons plus nous défaire. Sa rouille couleur de sang mêlé de terre faisait penser à la dégradation qui affecte toute chose. Elle paraissait écoeurante, maléfique. En revanche, l'or et l'argent, brillants et lumineux, étaient les symboles de la pureté et de la connaissance. On leur prêtait des vertus curatives. En même temps, on les savait l'objet de toutes les cupidités, ils provoquaient le malheur et suscitaient les pires bassesses morales. Le métal est froid au toucher, ou bien il se chauffe à blanc, il oscille entre les extrêmes.

 
       Car c'est le toucher qui détermine pour nous les qualités d'un objet, qui le rend agréable ou désagréable, amical ou hostile. Il nous le montre chaud ou froid, lourd ou léger, humide ou sec, dur ou mou, lisse ou rugueux, toutes sortes de combinaisons sont possibles. Les sensations que provoque le contact avec un objet se réfèrent à la vie de notre corps, où elles trouvent un écho. Comme nous, les matériaux naturels respirent ; ils s'imprègnent d'humidité ; ils réagissent au temps, à la chaleur, au climat. Ils se patinent : c'est leur façon de vieillir, à un autre rythme que nous, mais selon les mêmes lois. En les effleurant, nous les reconnaissons - il y a là quelque chose de la réminiscence platonicienne.
 
        Le deuil du toucher est venu dans notre siècle, avec les matériaux modernes. Pratiques, ils le sont, et bon marché aussi, légers. Mais quelle est la patine du plastique, sinon la crasse ? Et qui oserait comparer, en les caressant, le nylon et la soie ? Ce n'est pas par hasard qu'après les délires de béton, de verre et d'acier, l'architecture la plus récente revient, quand les moyens le permettent, à l'emploi de la pierre et du bois. Mais cela n'est possible que pour les constructions de luxe. Pour le moment, les matières plastiques et les tissus de synthèse restent notre lot quotidien. Matières mortes, sans pouvoir symbolique ; ne parlons pas de rapport cosmique.
 
       Bien sûr, l'évolution dont je viens de montrer les tenants et aboutissants n'est pas subite. Je ne mentionnerai pas tous les éléments qui l'ont déterminée. Notons seulement que c'est au fur et à mesure que la techné (τέχvη) est devenue la technique que son rapport au toucher s'est vicié. Ce rapport, naturellement bon, était celui de l'homme à sa production matérielle. Depuis Platon, suivi en cela par Aristote, le concept de techné est étroitement lié à celui de la poieisis. La techné est l'habileté acquise et la somme des connaissances que requiert l'exercice d'un métier, la fabrication d'un objet, qui devient ainsi poieisis, création. Les dieux étaient les possesseurs initiaux des technai, que l'homme tient toutes de Prométhée. Leur fin est un ergon, une oeuvre existant indépendamment de l'activité qui l'a fait naître et valant plus qu'elle.
(Note 59)

 
       "La techné en général ou bien imite la physis ou bien effectue ce que la nature est dans l'impossibilité d'accomplir."
(Note 60)
Cette phrase contient déjà toute l'ambition de la technique à venir : faire comme la nature ; faire mieux qu'elle. Ce ne sont pas les fins ultimes de sa production qui l'intéressent, mais son amélioration intrinsèque. Il n'y a pas d'éthique de la technique, laquelle, très tôt, poursuit son parcours sans s'interroger sur la direction qu'elle prend - l'essentiel étant pour elle d'avancer. Il y a une alliance naturelle entre la technique et la science, qui obéissent aux mêmes impératifs et vivent le même rapport incertain à la morale, ni entièrement en opposition, ni vraiment sous ses lois. La volonté de se soumettre la nature implique qu'on a fini de la vénérer, qu'on ne la traite même plus en égale, qu'on se voit, par rapport à elle, en maître.
 
       La distance ainsi prise par la technique avec ses origines s'accompagne de l'éloignement de l'objet de la main qui le crée. La mécanisation commence très tôt, mais pendant des siècles, le toucher ne cesse d'occuper une fonction essentielle dans la production humaine. C'est lui qui assure les étapes les plus délicates de la fabrication et qui contrôle la finition. Avec la fabrication à la chaîne, la notion même de l'objet qu'on produit commence à s'effacer. Ce qui compte pour la personne qui y travaille, c'est l'exécution précise d'une tâche unique - le morcellement de l'objet en pièces détachées n'est pas son souci. Plus de techné, mais des esclaves de la technique : ce n'est pas la moindre conséquence de la volonté de se soumettre la nature.
 
       Le dernier pas important de cette évolution constitue, bien sûr, la cybernétique. Tout y repose sur l'idée, de plus en plus affinée, de systèmes de transmission où le toucher ne joue plus aucun rôle. A la limite, il n'importe pas qu'un objet, une fois conçu, soit réel ou virtuel. De plus en plus, on fait visiter, pour les vendre en réel, des salons ou des cuisines virtuels, qu'on modifie alors à coups d'ordinateur selon les désirs du client. Votre conception idéale ? Elle est ici, en 3D... Le sens du toucher se réduit à la touche.



passerelles

 

De ce qui nous touche

Touché dans sa chair
       Combien quittèrent à l'aube
       le gué de Yabbok,
       toute leur vie résumée
       dans leur hanche paralysée...
(Note 61)

         D'après la poétesse suédoise Karin Boye, ils furent foule. Touchés, torturés, éclopés par la dure main de l'épreuve. Mis à part, singularisés ainsi, leur vie résumée dans leur blessure. Non pas à cause de la souffrance, bien que celle-ci y ait sa part, mais parce qu'il y eut un avant et un après. Dans ce qui nous touche, nous touche dans notre chair, qu'est-ce qui résume notre vie ? Il n'est pas sûr que nous sachions encore vraiment lire ces textes. Karin Boye s'aide, pour les comprendre, des tableaux de la Cathédrale de Linköping, de son retable... 
       Des tableaux émane une lueur fulminante
       d'exigences sacrificielles impitoyables
       que des pères obéissants ont entendues...
       Nos ancêtres en proie à la main de Dieu. L'idée d'épreuve était alors monnaie courante. Dieu omniscient, omnipotent, qui éprouve l'homme pour juger de sa valeur, de sa sincérité, de sa force. Quel est le sens de ce jeu ? Le Prologue du Livre de Job a de quoi laisser l'homme moderne incrédule. Pour satisfaire le désir de Satan, sa créature, Dieu l'autorise à accabler Job, son serviteur fidèle, des pires afflictions. Dans une série de catastrophes simultanées, Job perd tous ses enfants et tous ses biens. Loin de blasphémer, il bénit le saint nom du Seigneur qui a donné et qui a repris.
 
       Mais l'épreuve véritable n'a pas commencé. Celle-ci se situe (et nous verrons que c'est de règle) au niveau de la souffrance physique. Une deuxième requête de Satan est nécessaire pour que Dieu lui accorde de toucher à l'intégrité du corps de son serviteur. Job est couvert d'un ulcère malin, de la plante des pieds au sommet du crâne. Réprimandant sa femme qui l'invite à se détourner de Dieu, il se taira encore sept jours face à ses amis venus le consoler, avant de maudire le jour de sa naissance. Sachant qu'il avait bien agi et que ses intentions avaient été pures, il refuse toute explication mettant en doute sa conduite. L'argumentation de ses amis tombe à plat. Il faudra une intervention personnelle de Dieu, qui se montre dans sa gloire, pour que la révolte de Job s'apaise enfin. Sa question lancinante sur le pourquoi de la souffrance des justes et du bien-être des méchants est restée sans réponse. Il est renvoyé à sa condition de créature, qu'il accepte. Pour comprendre l'idée d'épreuve, il faut se défaire des valeurs morales que nous avons l'habitude de projeter sur le divin, le "bien absolu". Nos pères obéissants y voyaient apparemment autre chose qu'un caprice du Très Haut. L'épreuve était pour eux le signe de l'irruption d'une lumière, fût-elle aveuglante, dans les ténèbres.
       Va-t'en, lumière! Tu écrases
       l'argile que tu prends pour demeure.
       Combien en as-tu visités
       depuis les temps primitifs
       et tous ont fait
       la même prière : grâce !
        Une grâce ambivalente : c'est au moment même où le sens se perd, où la face de Dieu paraît définitivement voilée, qu'elle se présente - comme blessure, et comme bénédiction.
 
       Retournons aux rives du Yabbok
(Note 62)
évoquées dans les premiers vers du poème de Karin Boye : Jacob y est seul, au milieu de la nuit. Vient alors un homme  - ( le terme hébraïque est ich, homme ) -, mais on sait que c'est un ange, qui lutte avec lui jusqu'à l'aube. La Bible ne dit rien de ces heures héroïques, ces heures nocturnes si lentes à passer, où Jacob résiste avec son corps : la lutte est silencieuse. Les premières paroles sont échangées "au lever de l'aurore". Mais avant de parler, l'ange, voyant qu'ils étaient égaux en force et en détermination, touche Jacob à la hanche et la démet. Ensuite, il lui ordonne de le laisser partir. Jacob, blessé, tient bon. Il réclame une bénédiction. L'ange le bénit en effet, et lui confère une nouvelle identité. On ne sort pas le même de l'épreuve. Désormais, son nom sera Israël
(Note 63)
, "car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes, et tu as subsisté." Drôle d'élection, d'où le héros sort boiteux. A son tour, il nomme l'endroit où il a été touché : c'est encore l'ancrage topographique de notre premier sens qui, par là même, confère un sens à l'événement qui s'y est passé.

 
       Le nom du lieu sera Penouel, "Vis-à-vis de Dieu", parce que Jacob "y a vu Dieu face à face", et son âme fut sauvée. A quel moment a-t-il vu Dieu ? S'est-Il présenté à lui sous la forme de l'homme, de l'ange ? De ce dernier, nous ne savons rien, il n'a pas dévoilé son nom. Dans le tableau de Rembrandt représentant cette scène
(Note 64)
, l'ange surélevé, blanc et lumineux, les ailes déployées pour le départ, attire l'homme contre sa poitrine et l'enlace, le regard calme, compatissant comme celui d'une mère qui console son enfant. Et c'est dans la sérénité intense de cette accolade qu'on voit le genou s'avancer vers la hanche de l'homme, qui cède déjà. Jacob, dont le vêtement sombre se fond dans la nuit, a les yeux détournés. Il regarde attentivement sur le côté, n'exprimant ni surprise, ni douleur. Qu'a-t-il vu ? Le tableau est mystérieux comme la scène. On comprend que Rembrandt avait regardé au-delà.

 
       A partir de ma chair je verrai le divin.
(Note 65)
Je le verrai comme blessure et comme bénédiction. Quand, en 1224, saint François reçoit les stigmates après la vision des séraphins, ces anges dont le nom signifie les brûlants, il dicte une louange extatique au frère présent, Leo. Il ne doute pas que ces blessures, qui saignent, sont signe d'élection. Etre touché par la grâce n'est pas, pour lui, une métaphore.
 
       C'est notre rapport difficile à l'intégrité physique et psychique qui est en jeu ici. Celle -ci nous paraît indispensable à une vie réussie et pourtant, depuis toujours, on imagine les voyants aveugles. Comme s'ils devaient payer le surcroît de vision par un manque - à l'endroit même où ils excellent. J'ai trouvé de nombreux textes - juifs et chrétiens - exprimant l'idée qu'un être n'est complet que s'il a la conscience d'un manque. C'est la brèche qui ouvre la relation à autrui, et au divin. La circoncision est interprétée en ce sens. Saint Paul, de son côté, le dit par rapport à son physique défaillant: "Je me glorifierai dans mes infirmités, afin qu'habite en moi la force du Seigneur."
(Note 66)
Et saint Bernard de commenter: "Il faut aimer une faiblesse qui a pour compensation la force de Jésus Christ. (...) Car la force s'accomplit dans la faiblesse..."
(Note 67)

 
       Nous voilà devant le - très ancien -  lien du corps avec le transcendant. Nos sens sont les fenêtres non seulement vers ce monde, mais bien au-delà - à partir du moment où un tel accès est envisagé. On peut, bien entendu, s'en passer. L'esprit, lui, forme un système clos avec la nature, et fonctionne en réflexivité avec lui-même. L'irruption d'une autre dimension arrive bien par notre corps : à partir de ma chair je verrai le divin.
  

Noli me tangere: thème et variations
       A partir de ma chair je verrai le divin : ces mots ne sont pas choisis au hasard. Je le verrai, je ne le toucherai point. A la limite suis-je touché, par une blessure. Mais jamais je n'aurai l'initiative de ce contact physique auquel j'aspire. Deux autres scènes bibliques, du Nouveau Testament, nous renseignent sur cette limitation qui nous semble être imposée. Ce sont des scènes emblématiques qui nous accompagnent à travers l'art et à travers des modes de pensée si intériorisés que souvent nous n'en connaissons plus l'origine. La première est aimée des peintres, la seconde des exégètes, les deux sont rassemblées dans le même chapitre 20 de l'Evangile selon saint Jean. Il s'agit de la rencontre de Jésus ressuscité avec Marie de Magdala, toujours désignée par les trois mots latins avec lesquels la Vulgate traduit l'injonction que Jésus fait à celle-ci: "Noli me tangere - Ne me touche pas." L'autre épisode est celui de l'apôtre Thomas, absent lors de la première apparition de Jésus à ses disciples et qui dit : "Si je ne mets pas la main dans son côté, je ne croirai pas." Les deux scènes, juxtaposées, sont complémentaires. Elles nous parlent de la manière dont nos sens assurent notre perception d'une réalité qui toujours, en partie, se dérobe. Et elles distinguent entre ce qui nous paraît fiable et ce qui nous paraît digne.

         La scène du Noli me tangere se déroule dans le jardin. Espace intime qui évoque le paradis, le fruit de la connaissance et la rencontre nocturne des amants du Cantique des Cantiques. Cette polysémie s'étend aux autres éléments - personnages et objets - du récit. Aux protagonistes d'abord : la sainte Marie de Magdala est rapprochée de, confondue  avec et identifiée à l'autre Marie Madeleine, la pécheresse qui, sous le regard réprobateur des bien- pensants, répandit le vase de nard sur les pieds de Jésus. Ce vase, nous le retrouvons dans de nombreux tableaux
(Note 68)
. Il contient ici le baume pour le cadavre. Marie est généralement vêtue de rouge, couleur de la passion, qui renvoie à son passé douteux et à son amour pour le Christ. Ses cheveux, quand ils sont visibles, sont défaits. Agenouillée
(Note 69)
, elle tend la main vers celui qui se tient debout devant elle, et qu'elle vient seulement de reconnaître. Pourtant, elle l'avait vu depuis un petit moment déjà, l'avait pris pour le jardinier, lui avait parlé. Jésus l'avait alors appelée par son nom, "Marie!", et bouleversée, elle avait répondu "Rabbouni !  (Maître)". Ni le son de sa voix, ni la vue de ses traits, trop inattendue en la circonstance, ne lui avaient "ouvert les yeux ou les oreilles" : l'expression même montre qu'il ne suffit pas de voir ou d'entendre pour comprendre. Marie Madeleine demande alors à sentir : est-ce vraiment toi ? Mais voilà ce qui n'est pas possible. Cette dernière vérification lui est refusée. Jésus ressuscité a pris la forme du jardinier, rappelant Dieu dans le jardin d'Eden. A ce troisième jour après sa mort, il n'est plus homme et pas encore Dieu, son apparition se situe dans l'ordre précaire de la foi. Or, Marie croit, et par amour elle renonce à la preuve ultime. Le contact impossible a été évité : c'est en cela que réside la beauté de la scène. La charge dramatique de ces mains qui se touchent presque a inspiré les peintres. Que de versions depuis les enluminures romanes jusqu'à Rembrandt inclus, toutes belles et émouvantes : Duccio, Giotto, Fra Angelico, Titien, Barocci en Italie ; Schongauer, Dürer, Holbein, Rembrandt au Nord, et bien d'autres encore. La joie de la reconnaissance s'y reflète, comme le désir de posséder, ne fût-ce qu'un instant, l'être aimé, et la confiance qui va au-delà du renoncement. Attraction et tendre répulsion sont rassemblées dans ce moment unique à l'aube - la lumière qui se lève est très présente.


         Rien de pareil dans la rencontre de Thomas avec son Maître, relatée juste après. A l'exigence formulée - tant que je ne t'aurai pas touché de mes mains, je ne croirai pas - répond une leçon. Jésus, apparu dans la maison aux portes closes de ses disciples, lui offre son flanc : "Avance ta main et mets-la dans mon côté..." L'assurance de Thomas s'effondre, il s'incline : "Mon Seigneur et mon Dieu!" L'Evangéliste ne dit pas s'il a réellement procédé à la vérification dérisoire. Il conclut simplement son récit par ces paroles du Christ : "Heureux ceux qui croiront sans avoir vu." On comprend alors que le contact physique n'aurait rien prouvé. Ce que Thomas aurait pu toucher, ce n'était justement pas le divin. A nous de savoir lequel de nos sens vaut pour quelle expérience.
 
       La scène de cette rencontre entre Thomas et Jésus a, elle aussi, été représentée dans l'art occidental, bien que plus rarement que celle du Noli me tangere, et plus par les sculpteurs que par les peintres. En général, on voit le disciple à côté de son maître qui se montre à lui, franchement, majestueusement, en exposant ses blessures. La main de Thomas s'avance et parfois, comme à Vézelay, elle est déjà posée sur le flanc du Christ. Mais les regards des deux hommes ne se croisent pas. Jésus a un air lointain, Thomas procède comme dans un rêve. Il fait ce qu'il devait faire, mais il mesure déjà ce qu'il a perdu en voulant aller trop loin.
 
       Le toucher exprime un rapport de pouvoir en faveur de celui qui en a l'initiative - nous l'avons vu dans nos considérations sur la main. Il indique une possession : ceci est à moi, je peux le prendre. Nos avancées vers le surnaturel, aussi ardentes soient-elles, ne sont pas de cet ordre. Je pense que ce n'est pas un hasard si le Noli me tangere est pratiquement la seule scène biblique
(Note 70)
qu'on ait toujours désignée par son appellation latine. Les ordres que nous donnons habituellement pour ne pas toucher "Interdit de toucher ! Don't touch ! Berühren verboten !" ont quelque chose de foncièrement froid, d'impitoyable. C'est l'interdiction par excellence - voilà ce qui n'est pas de ton domaine, d'où tu es exclu. Or, ce n'est pas ce que Jésus dit à Marie. Il indique seulement une limite, il la garde d'un échec. Les trois mots latins se réfèrent à cette expérience précise, qui définit un rapport, et non à nos limitations souvent arbitraires.

 
       Mais l'interdit est resté, et ses applications déterminent l'aura particulière des choses que l'on soustrait à l'usage quotidien. Ainsi, depuis longtemps, il est interdit de toucher les oeuvres d'art. Depuis qu'on a créé des musées, elles ne sont plus propres qu'au regard. Thème sacré et variations profanes...
  

Toucher au coeur du vide : la cible zen et autres approches orientales
       "Regardant sans voir on l'appelle Invisible ; écoutant sans entendre on l'appelle Inaudible ; palpant sans atteindre on l'appelle Imperceptible ; voilà trois choses inexplicables qui, confondues, font l'unité."
(Note 71)

  
       Le lien du corps avec le transcendant est, pour la pensée asiatique - qu'elle soit hindouiste, bouddhiste ou taoïste - une prémisse si naturelle qu'elle forme le point de départ de plusieurs systèmes de pensée. Il n'est pas de ma compétence de les analyser ici. Je voudrais simplement esquisser, en contrepoint à la démarche qui nous est familière, de quelle manière, en commençant par un travail sur le corps, la pensée asiatique libère l'esprit. Elle  parvient ainsi à un état de conscience où la différence entre le matériel et l'immatériel n'existe plus, mais seulement celle entre l'Absolu et le monde phénoménal auquel nous appartenons corps et âme. Or, tout l'effort déployé dans les diverses doctrines pour maîtriser l'un et l'autre vise à estomper cette différence-là aussi. L'important est que le travail commence toujours par le corps - par sa maîtrise, son bien-être, sa compréhension profonde. Dans une approche inverse, la tradition occidentale essaie d'élever l'âme en faisant oublier le corps qui la gêne dans sa progression, espérant qu'une fois affranchie de lui, elle parviendra à établir un contact avec le transcendant.

 
       Dans les deux cas, il s'agit d'un paradoxe et d'une surenchère. En aucune manière, l'homme ne saurait connaître l'Absolu, ni entretenir de relations avec une réalité transcendantale. Il peut en avoir l'intuition, mais non la penser, puisque la pensée est elle-même une expérience et appartient à la nature. Cette intuition est cependant suffisamment forte pour avoir, en tout temps et en tous lieux, incité des hommes et des femmes à s'écarter de la vie normale pour rechercher une expérience où il n'y a plus de dualité entre sens et conscience, où la différence entre le sujet et l'objet est abolie et où il y a coïncidence des contraires. Cette expérience, qui est à la fois plénitude et anéantissement, est fondamentalement amorphe et ne trouve pas, dans le langage, d'expression adéquate, sinon par le paradoxe.
 
       Il semble cependant inhérente à sa la logique que ceux qui l'ont vécue soient tentés de la décrire, de révéler précisément ce paradoxe. Toutes les descriptions que nous possédons puisent leurs images dans la vie de nos sens: "A partir de ma chair je verrai le divin"... Cependant, l'ambiguïté est profonde. On nous parle d'une expérience sensuelle qui est considérée comme le dépassement du sensible et à laquelle ceux qui y aspirent sont prêts à sacrifier la vie ordinaire des sens : "Pour en venir à goûter tout / ne veuille avoir goût en rien."
(Note 72)

 
       Ce tout tant désiré, on peut le définir succinctement comme l'unité perdue. L'unité du sens qu'engendre l'unité des sens. La maîtrise des sens n'est pas le but visé, mais elle est le moyen, elle est l'ascèse dont la signification est devenue si étrangère à la mentalité moderne qu'il vaut la peine de s'y arrêter un peu.
 
       Le mot grec askeo veut dire ‘fabriquer, élaborer artistiquement' ; ‘s'adonner à' ; ‘s'exercer, notamment au gymnase'. D'une façon générale, l'asketes était l'expert et surtout l'athlète professionnel. L'étymologie nous révèle qu'au départ, le travail du corps était considéré comme sacré également en Occident, et assimilé à la création artistique. L'ascèse était l'exercice pour former quelque chose, mais d'abord pour se former. C'était un travail acharné, mental et physique.
 
       Il est difficile de déterminer le moment où l'athlète s'est mué en sportif tel que nous le connaissons aujourd'hui, un être chez qui le corps s'est dégradé en machine bien huilée qu'on dope pour obtenir de meilleures performances. Mais on sait que l'interprétation de l'ascèse comme renoncement et mortification n'existe que depuis un siècle environ. Elle révèle une incompréhension profonde de ses ressorts, qui se trouvent dans la spiritualisation du corps et impliquent un surplus de vie, non un amoindrissement.
 
       Or, c'est peut-être là le point à retenir. Dans une longue évolution, dont nous sommes loin de connaître tous les jalons, le corps s'est déspiritualisé en Occident. Ainsi, le sport s'est séparé des arts - contrairement à ce que l'on voit dans les pratiques asiatiques, où les arts martiaux ou le yoga sont des disciplines spirituelles, au même titre que la poésie, la calligraphie, la peinture, ou l'ikebana, le très japonais arrangement des fleurs.
 
       La rupture que nous observons en Occident dans notre rapport au corps tient en grande partie au fait que le concept de l'homme microcosme, commun à toutes les grandes religions, n'est plus accepté, ni même compris par la mentalité moderne. Cependant, tout dans cette évolution n'est pas à mettre sur le compte de la désacralisation du monde et de l'affaiblissement progressif des religions traditionnelles. Ce sont là des phénomènes qu'on observe aussi en Chine et au Japon, pour ne citer qu'eux deux, et pourtant on y pratique toujours les arts du corps - tai-chi-chuan, judo, karaté, tir à l'arc, etc. Même dans un univers profane, ceux-ci n'ont rien perdu de leur efficacité.
 
       Dans l'admirable petit livre intitulé Zen dans le tir à l'arc, que le professeur allemand Eugen Herrigel, devenu maître dans cet art sous le nom de Bungaku Hakushi, rédigea en 1948, à une époque où les arts martiaux n'étaient connus en Europe que des seuls spécialistes, celui-ci décrit le long périple qui l'a mené à son but. Bon tireur au départ, il lui a fallu tout désapprendre - notamment l'idée de viser. La flèche doit partir toute seule. Dans cet art sans art, la cible est vacuité. Si on touche dans le mille, c'est que l'archer est devenu lui-même la cible, qu'il est l'arc et la flèche, le tir et le but. Déjà en tendant son arc, l'archer s'intègre dans le cosmos. Vaste programme - il n'est pas étonnant que Herrigel ait passé deux longues années rien qu'à cette activité, tendre l'arc jusqu'à la limite du possible sans se crisper soi-même, en restant souple, concentré, éveillé. Il a fallu le double du temps avant que la flèche ne parte, et le quintuple pour qu'elle touche la cible. Ce n'était là, en fin de compte, qu'un détail, car le tir-à-l'arc "ne consiste nullement à poursuivre un résultat extérieur avec un arc et des flèches, mais uniquement à réaliser quelque chose en soi-même." Ceci est vrai pour tous les arts martiaux. Le maître de sabre Miyamoto Musashi ne dit rien d'autre quand il recommande à ses élèves: "Ne gagne pas après avoir frappé : frappe après avoir gagné."
(Note 73)

 
       Pour parvenir au but, quelques mots jetés de temps en temps par le maître, souvent en forme de paradoxe. Sinon, rien qui ressemble à un enseignement tel qu'il nous est familier. Pas de consignes, à peine un conseil. Le maître, la plupart du temps, ne parle pas. Quand l'exaspération de l'Occidental atteint son comble, et le blocage devient trop flagrant, il le défait en s'attaquant à l'idée même de réussite, notre mobile principal. "Vous ne savez pas étudier sans vous demander sans cesse : mais réussirai-je ? Attendez donc patiemment ce qui vient, et comme cela vient." Il n'y a pas non plus d'entraînement au sens propre. Les muscles semblent étrangers à l'effort à fournir. Tout s'accomplit dans le silence et dans la fluidité du geste qu'on ne commande pas. L'essentiel est de trouver son centre de gravité, tout le reste s'ensuit.
 
       Ce centre n'est pas organique. L'anatomie ne peut nous renseigner ni sur sa localisation, ni sur ses vertus. Il est à la fois physique et mental et procède d'une autre représentation du corps que celle qui nous sert de référence. Tout mouvement bien exécuté part de lui et revient à lui, en se répercutant ainsi à travers toutes les parcelles du corps, sans exception. Le but de l'exercice et le fondement du mouvement juste est une cosmisation du corps, qui a établi ainsi un accord permanent avec les rythmes, les souffles et flux d'énergie de l'univers.
 
       On comprend aisément qu'il est sans importance que ce corps soit jeune ou vieux. Dans les disciplines asiatiques, on ne devient maître qu'à un âge avancé, après avoir parcouru un long chemin vers l'intériorité, vers ce centre d'où tout procède. Il faut une très longue expérience pour parvenir au contrôle des systèmes neuro-végétatifs et des rythmes cardiaque et respiratoire, qui est le reflet de la maîtrise et la garantie du succès. En Occident, en revanche, on cesse d'être champion à l'approche de la trentaine fatidique, quand la machine commence à s'user.
 
       Il est cependant plus difficile qu'il ne paraît de déterminer la part de l'esprit à la prouesse physique dans les arts martiaux. A priori, elle semble être déterminante. Néanmoins, c'est toujours l'exploit physique qui désigne le maître. On ne croirait pas en sa force intérieure s'il ne touchait pas dans le mille. Dans l'expression même, il y a quelque chose d'emblématique. Toucher juste est plus, est plus juste que penser juste. Mais c'est peut-être cette différence, précisément, qui se trouve gommée par l'approche asiatique - et renforcée par la nôtre. Un peintre chinois doit être capable de montrer par la qualité de son geste celle de sa conception. Après de longs préparatifs - vérification des pinceaux, fabrication de l'encre - dans lesquels se dévoile "cette attention hallucinée au détail, cette vénération du concret qui fait l'ordinaire des civilisations asiatiques"
(Note 74)
,
et un temps de concentration qui paraît interminable à l'observateur profane, il couche sur le papier, avec la rapidité d'un éclair, le poignet libre, l'image à laquelle aucune correction ne doit être apportée. Elle est parfaite, ou elle n'est pas.

 
       Les récentes études sur les fonctions des deux hémisphères cérébraux, gauche et droit, dans la constitution de la personnalité,  apportent un éclairage nouveau sur l'éducation de nos cinq sens et nous font comprendre, du moins en partie, les raisons de la différence fondamentale entre notre façon de procéder et celle des civilisations asiatiques. Les deux hémisphères gèrent en effet, pour les unifier ultérieurement, deux expériences différentes, deux approches complémentaires de la réalité extérieure et intérieure. Cette asymétrie cérébrale, qui est à l'origine de l'immense complexité de nos sensations, sentiments et pensées, est équilibrée chez l'individu normal par une communication permanente entre le cerveau gauche et le cerveau droit. L'intégration des deux hémisphères élabore une entité qui est qualitativement et quantitativement supérieure à la somme de ses deux parties. La réalité telle que nous la percevons résulte toujours de la coordination des deux approches. Depuis quelques décennies, on commence à connaître les apports spécifiques de chaque hémisphère, et à réfléchir sur les différences culturelles dans le traitement de chacun d'eux. Selon le neurologue Sperry, "chaque hémisphère possède ses propres sensations, pensées, idées, sa liste de souvenirs et d'expériences d'apprentissage, et son propre esprit."
(Note 75)

 
       En simplifiant beaucoup on pourrait dire que le côté gauche fonctionne de façon analytique, le côté droit de façon synthétique. Le langage, la mémoire verbale, les aspects numériques du calcul, la perception logique des situations ou problèmes, dépendent du cerveau gauche. Le cogito s'y trouve. Les émotions, les relations visuelles, associatives, la perception spatiale, la musique et le sens artistique en général, la compréhension de la communication non verbale, tout ce que nous caractérisons par le mot intuition est traité par le cerveau droit. Les deux hémisphères s'éduquent en se constituant leur mémoire propre. Ils sont en contact, mais selon la situation et, aussi et surtout, selon la personnalité de chacun, l'un d'eux domine. D'après Lucien Israël, "tout se passe comme si trop d'activation du cerveau gauche empêchait de continuer à séjourner dans le monde du cerveau droit et comme si, à l'inverse, trop d'activation du cerveau droit, trop d'unité avec le monde, limitait l'effort en vue de le posséder."
(Note 76)

 
       L'éducation, en Occident, consiste en un effort d'analyse ; on explique ce que l'on enseigne, et cela dans tous les domaines. Que ce soient les sciences, les langues, la musique ou le sport, on indique la démarche juste, qui va de la bonne position de départ au but visé, lequel est défini, paraît clair d'emblée. C'est donc l'hémisphère gauche du cerveau qui domine nos entreprises, même là où le cerveau droit s'exprime. Pour cette raison, certaines mémoires sont mieux cultivées chez nous que d'autres : mémoriser un texte, y compris un texte musical qu'on a découvert à travers la partition, paraît infiniment plus facile à la plupart des gens que mémoriser un enchaînement de gestes. Dans ce domaine, pour parer à nos défaillances, nous complétons nos lacunes par des repères verbaux (avant, après, en avant, en arrière etc.) qui proviennent de l'hémisphère gauche du cerveau et nous servent d'orientation.
 
       L'enseignement dans les disciplines traditionnelles d'Extrême-Orient se trouve à l'opposé de cette démarche. Selon des mécanismes encore mal élucidés, toute la pratique de ces arts consiste à "activer, à ouvrir le cerveau droit, à le faire fonctionner à un niveau supérieur, et en quelque sorte empêcher toute interférence du cerveau gauche."
(Note 77)
Le sentiment d'unité qui résulte de cet enseignement dont le but n'est pas de posséder quelque chose, même pas une connaissance, est ce qui nous fait défaut. Nous pensons juste avant de toucher. Notre premier sens ne fait que servir. Ailleurs il agit en maître.

  

Espace, mouvement et matière : le toucher et l'art.

          Pour développer un art, il faut toujours le concours de plusieurs de nos sens - comme il le faut d'ailleurs pour tous nos actes. Cependant, la coopération des sens, le jeu subtil de leurs visées tantôt concurrentielles, tantôt correspondantes, se dévoile de façon particulièrement éclairante dans le domaine de l'art. Dans cette partie des passerelles, nous passerons donc souvent d'un sens à l'autre, dans la mesure où chacun d'eux vient renforcer, ou contredire, l'action du toucher.
 
       Si l'on examine les arts un par un, le toucher est toujours présent, la plupart du temps en position secondaire - sauf pour la sculpture, où il est déterminant. C'est donc par elle que nous commencerons nos réflexions, et c'est à elle que nous consacrerons le développement le plus exhaustif. Cependant, même dans les autres arts, où le toucher ne paraît avoir qu'une fonction auxiliaire, comme en peinture ou en musique, par exemple, son rôle est, en fin de compte, essentiel ; rien ne se fait sans lui. Dans les analyses qui suivent, nous allons explorer un peu plus profondément certaines de ses qualités évoquées auparavant : partant de son caractère topographique et cinétique, nous aborderons le problème de l'espace et du mouvement dans la représentation artistique. En second, l'engagement matériel du toucher nous fera prendre conscience du rôle de la texture et des matériaux dans les oeuvres d'art.
 
       "Ce n'est pas psychologique, la solitude, on n'y peut rien. Elle existe dans l'espace. Votre tête, là, maintenant, quand je la regarde qui émerge dans le vide sur ce fond de ciel." Ces propos tenus par Alberto Giacometti à John Clay sont bien des paroles de sculpteur. Dans cet art entièrement voué à la "chose tangible", contrairement à la peinture qui est, comme nous le savons depuis Léonard, "chose mentale", l'espace fait problème. L'art le plus manuel, le plus empêtré dans la matière, est ainsi le plus philosophique : nous savons que Socrate a appris le métier de sculpteur... Ce que les sculpteurs savent d'instinct, les philosophes ont cherché à le définir, et toujours notre perception est restée dépendante de leurs définitions et des questions qui les précèdent. Quel est donc cet espace qui nous entoure ? Ou plutôt :  y a-t-il un espace qui nous entoure ? Pouvons-nous en estimer l'étendue en l'arpentant, en le jaugeant? Mais qu'en est-il alors de l'apeiron, cet infini qui, par définition, n'a pas de mesure ? Tout au long de l'histoire de la philosophie nous trouvons, juxtaposées ou se suivant, mais rarement pures, des conceptions contradictoires de l'espace. Trois d'entre elles notamment ont marqué nos mentalités. Je les esquisserai ici, sans entrer dans la discussion épistémologique qu'elles ont suscitée, dans la mesure seulement où elles ont fécondé notre imagination et porté des fruits aussi dans d'autres domaines que ceux qui les ont fait naître.
 
       La première conception est celle d'un espace continu et isotrope, c'est-à-dire présentant les mêmes propriétés physiques dans toutes les directions. Dans cet espace, qui est absolu (contrairement à l'espace relatif de la physique contemporaine) et forme un tout, qui est absolument tout pour ce qui est du monde matériel, les choses physiques trouvent leur lieu, de façon également absolue. Le fait qu'elles soient là, à cet endroit précis, et nulle part ailleurs en même temps, fait partie de leur définition. C'est l'espace de Newton, le plus familier à notre imagination depuis quatre siècles, auquel nous associons l'espace métrique. Il s'agirait donc d'un espace mesurable et (mais) infini : il faut d'emblée situer ces deux notions antinomiques sur des plans différents. Car depuis l'aube de la modernité, physiciens et penseurs ont lutté avec le paradoxe suivant : à partir du moment où l'on imagine l'espace comme mesurable, celui-ci perd, aux endroits justement qu'on a définis par des qualités géométriques, son caractère infini, sans fond. Si, au contraire, on en enlève toute mesure, même mentale, l'espace redevient l'apeiron infini, mais perd en même temps tout ce qu'on pourrait qualifier de surface. D'où la solitude dont parle Giacometti. L'espace que nous imaginons est bâtard. Il change de statut ontologique à partir du moment où on le mètre, le qualifie, le met à notre service. Il devient autre, sans complètement perdre son caractère premier, il nous confond si nous essayons de le saisir. Giacometti affirme même dans ses écrits qu'il n'existe pas, qu'il faut le créer.
(Note 78)
Nous reviendrons sur cette idée.

 
       La deuxième conception importante, qui se trouve à l'opposé des opinions de Newton, est celle de l'espace aristotélicien, qui a régné en maître pendant près de deux millénaires. Physiquement fausses, ses idées n'ont rien perdu de leur valeur sur le plan ontologique. Aristote imagine l'espace comme un cosmos fini, possédant un centre et une périphérie et étant donc de nature anisotrope. Selon sa proximité plus ou moins grande par rapport au centre, chaque chose y possède sa propre qualité spatiale, infiniment variable. "Il apparaît que le lieu [τόπoς] est quelque chose d'important et de difficile à saisir", dit le philosophe
(Note 79)
. Difficulté que les artistes ont l'air d'avoir comprise, alors que dans la vie courante, rien ne nous paraît plus évident et plus banal qu'un lieu. Il semble être là, naturellement, statiquement, en servant "d'entourage" aux choses qui le "remplissent", ou le "traversent". Or, la somme de tous ces lieux évidents correspond au vide infini qui, d'une façon mystérieuse, est peuplé de corps matériels. Paradoxe à nouveau.

 
       En réalité, l'espace n'est pas là pour fournir des lieux aux choses existantes. Ce sont elles qui créent l'espace, et justement le genre d'espace dont elles ont besoin. Cette idée, qui remonte à Aristote et dont nous avons perdu la compréhension depuis l'acceptation de l'espace newtonien comme référence commune, trouve des applications nouvelles (certes physiquement très différentes, mais ontologiquement semblables) dans la théorie de la relativité. Le cosmos que Newton avait ouvert à l'infini est à nouveau clos. Quand Descartes identifie l'espace avec la matière, il énonce donc une idée parfaitement moderne. Les recherches récentes de la physique confirment que l'espace et le temps succèdent à la matière, ne sont pas ses présupposés. S'il n'y avait pas de matière, il n'y aurait ni espace, ni temps.
 
       La troisième conception importante de l'espace correspond grosso modo à l'espace quantique. Même si les non-physiciens sont incapables d'en appréhender les principes, qui sont loin d'être devenus les jalons de notre imaginaire, ces idées sur l'espace existent depuis fort longtemps comme des intuitions, et cela notamment chez les artistes. Il s'agit de l'idée qu'un espace selon les deux modalités que nous avons décrites, dans le sens isotrope et infini, ou anisotrope et fini, n'existe pas, mais que seul existe un ensemble de lieux empiriquement donnés, qui entretiennent entre eux des relations de relativité. L'espace quantique est un espace discontinu. Il est formé de lieux entre lesquels se trouve - d'une façon qui défie notre imagination - le vide. C'est cette présence active du vide qui a toujours intéressé les artistes. Ils la ressentent autour de leurs oeuvres même dans l'espace métrique que nous croyons si bien maîtriser. Leibniz a pressenti cette problématique et a essayé d'en trouver la solution par la notion de transcreatio, qui signifie l'anéantissement et la recréation permanents de tout existant. Le mot ‘création' ne fait plus partie du vocabulaire philosophique et est étranger à la physique moderne. Mais le concept leibnizien correspond assez bien à l'expérience du temps quantique : à chaque instant présent qui retombe dans le néant succède un autre, lequel à son tour sort du néant pour aussitôt y disparaître. Une continuité dans le sens habituel du mot n'existerait donc pas. Or, les êtres et les choses qui évoluent dans un temps discontinu ne sont pensables que dans un espace discontinu. Impossible, dans ces conditions, de chasser le vide. Il faut opérer avec lui : comme nous le verrons, tout l'art pictural chinois repose sur ce principe. Et toute la sculpture, dont l'ambition première est d'occuper de l'espace et qui se comprend comme volume, se définit par la relation qu'elle établit entre le plein et le vide.
 
       "Il y a des sculptures-boules noires qui s'opposent violemment au vide, (...) des sculptures qui créent un espace de silence immobile, d'autres un espace compact de ténèbres, comme si elles étaient creusées en négatif dans une masse noire."
(Note 80)
  Giacometti parle ici d'oeuvres issues d'époques et d'inspirations très différentes, allant de l'Egypte ancienne jusqu'aux statues de Pigalle. Depuis toujours, le problème de l'espace a été une préoccupation essentielle des sculpteurs, car, tout comme les êtres et les choses, la sculpture crée autour d'elle l'espace dont elle a besoin. Vide actif qui s'oppose au néant : c'est le reflet de sa grandeur, et de sa solitude. Noli me tangere, là aussi. Qui n'a pas un jour cédé à la tentation de caresser une sculpture, pour constater que le miracle de Pygmalion n'avait pas lieu ; renvoyé à soi même, et obligé de laisser la pierre à la pierre.
 
       La solitude entoure la sculpture telle une aura. Déjà Georg Simmel pensait que c'est l'une des qualités qui la distingue des autres arts. Contrairement à la peinture, elle ne partage pas, ne communique point. "L'être humain de la peinture, environné de son espace, est situé dans un monde qui comporte également de la place pour d'autres et dans lequel le spectateur peut se projeter, de sorte qu'il est dans une certaine mesure proche de cet être humain-là. L'être humain de la sculpture, lui, ne peut jamais baigner dans le même air que son spectateur ; il n'existe pas ici d'espace où se placer en imagination à son côté."
(Note 81)

 
       Cette solitude obstinée, et la lourde éternité de la pierre dont se plaint Sartre
(Note 82)
, conserve à la sculpture son caractère sacré primordial. Dans toute statue il y a une idole qui sommeille : le veau d'or ne pouvait être autre chose qu'une sculpture. Contrairement aux autres arts de la vue, celle-ci se veut l'équivalent de la réalité même. Comme elle dispose des trois dimensions, à l'instar de nous-mêmes, elle peut en effet y prétendre. De tout temps, la sculpture a entretenu l'équivoque autour de la notion de ressemblance. "Allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous", réclament les Israélites à Aaron
(Note 83)
. Cette demande est moins naïve qu'elle ne paraît au premier abord. Elle témoigne d'une compréhension profonde du fait que toute chose créée dans l'espace, dans les trois dimensions, est réellement là, au même titre que nous, et peut, le cas échéant,  prétendre à une vérité supérieure à la nôtre. Car non seulement le sculpteur a répété le geste créateur en la faisant,  quand il a pris du limon de la terre, et modelé un être "à son image et à sa ressemblance". Il y a aussi insufflé son esprit, l'Esprit tout court, par la seule dignité de ce qu'il a voulu représenter. Pendant très longtemps, les formes reproduites ont été celles, devinées ou révélées, des dieux ou des rois, leurs vicaires  temporels. Ensuite, ce furent les anges, les prophètes, les saints. C'est seulement avec le portrait d'hommes célèbres, ce legs de Rome, que l'ambiguïté s'installe, balançant entre la représentation et l'idolâtrie. La statue ne s'arroge pas uniquement la plénitude du vivant, elle est aussi éternelle. Comme nous le montre clairement l'histoire du veau d'or, statufier équivaut à diviniser. C'est pourquoi, dans la querelle des images, c'est à la sculpture qu'on s'est pris en premier lieu - que de nez brisés, de visages abîmés. La rage destructrice s'abat justement sur la représentation qui réclame plus de force vitale que le vivant qui l'adore.

 
       Car il en faut, de la force, pour ajouter à l'espace. Cela semble être un besoin permanent de l'homme, de créer son propre espace, de l'aménager et de le mettre en concurrence avec celui qui l'entoure naturellement ; de tout disposer de façon à ce que les deux s'interpénètrent et d'en faire sa réalité. Il y parvient par deux chemins assez différents, qui aboutissent cependant à la même chose. Soit il ordonne l'espace autour d'un milieu. Cela peut être une statue, justement, même une simple stèle ou un lingam vers lesquels convergent les regards. C'est la réalisation, à petite échelle, de l'idée aristotélicienne de l'espace - un espace anisotrope avec un centre et une périphérie, possédant des degrés de densité existentielle divers. Dans le deuxième cas de figure, l'homme se fabrique un entourage - une sorte de réplique du cosmos tel qu'il le perçoit à travers ses sens. C'est l'image de l'espace isotrope à quatre points cardinaux et à trois dimensions - l'espace maîtrisé, cultivé, métré aussi, qui nous rassure. La maison et le jardin symbolisent partout cette aspiration à un ordre qui nous permet de nous "orienter". Le Paradis n'est-il pas jardin de volupté, comme traduit la Vulgate l'expression ‘Gan Eden' ? D'une certaine manière, chaque parc ou jardin, chaque cour et chaque cloître sont le souvenir du paradis perdu, un résumé du monde, reflet de la volonté tenace de l'homme d'opposer son cosmos au chaos qu'il redoute.
 
       Souvent, les deux approches que je viens de décrire - la recréation de l'espace anisotrope et fini d'une part, et isotrope et infini de l'autre - apparaissent simultanément, se recoupent et sont en correspondance, comme on le voit dans le dialogue fécond qu'ont entretenu de tout temps l'architecture et la sculpture, dont chacune correspond plus spécifiquement à l'une des démarches. La sculpture peut, en effet, modifier l'aspect de chaque élément architectonique. Parfois, elle recouvre toute la construction, comme dans les temples indiens. Elle accroche la lumière, marque à sa manière les proportions et détermine par sa seule présence le caractère de l'endroit qu'elle anime.
 
       Dans tous les cas, l'espace domestiqué est l'oeuvre des mains de l'homme ; issue du travail physique, il est une réalisation du toucher. Depuis le paragone de Léonard, la comparaison des arts qui exerça une influence si profonde sur les artistes de la Renaissance, la tare du travail manuel affecte tout particulièrement la sculpture, laquelle "exige un exercice tout mécanique, s'accompagnant souvent de beaucoup de sueur qui se mêle à la poussière et devient une croûte de boue; il [le sculpteur] a le visage tout entier enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger, et il est couvert de petites écailles comme s'il avait neigé sur lui ; son logis est sale et plein d'éclats et de poussières de pierre."
(Note 84)
Propos nullement innocents, qui reflètent bien la volonté de Léonard de promouvoir la peinture, et elle seule dans les arts plastiques, au rang des oeuvres de l'esprit. C'est le moment où, dans l'évaluation générale des cinq sens, la vue finit par prendre la place prépondérante qui caractérise la civilisation occidentale. Le toucher est considéré avec méfiance : on le sait nécessaire, mais on lui en veut de s'opposer, lourdement et obstinément, aux envols purement cérébraux de la Raison ; de nous rappeler notre condition à l'instant précis où nous croyons pouvoir l'oublier.

 
       Cependant, ceux qui ont un sentiment tragique de la vie ont toujours su ce qu'ils lui doivent. Ainsi Michel Ange pense tout autrement de la sculpture que Léonard. Il est en admiration devant la spiritualité du bloc de marbre :
                "Le meilleur des artistes n'a jamais d'idée
              qui ne soit renfermée dans un bloc de marbre
              cachée sous son écorce ; mais pour l'atteindre
              il faut que la main obéisse à l'intellect."
(Note 85)

         Collaboration subtile entre les sens et la raison, et entre les sens eux-mêmes : le toucher et la vue vont ici de pair.

        Quand Léonard et Michel Anges disent sculpter, ils se réfèrent au travail de la pierre ou du marbre. Il existe cependant depuis toujours deux modalités d'aborder cet art, deux gestes créateurs pareillement valables, dont le choix a souvent tourmenté les artistes. Pour la première fois clairement formulée par Alberti, qui en parle avec sérénité, Michel-Ange reprend sans modification importante la définition de son prédécesseur: "J'entends par sculpture ce que l'on obtient en enlevant quelque chose [per forza di levare] ; ce qu'on obtient en ajoutant [per via di porre], c'est-à-dire en modelant, se rapproche de la peinture."
(Note 86)
 

 
       Si, selon Alberti, modeleurs et sculpteurs poursuivent également la ressemblance avec les formes de la nature, il reste que chacune des deux démarches a ses exigences et priorités propres. Modeler signifie créer quelque chose à partir de rien, tant paraît insignifiante la boule de glaise, d'argile ou même de cire dont procède le modèle et où, souvent, il retourne. Sculpter, en revanche, implique du respect et de la complicité avec la matière à laquelle on s'attaque, alors qu'on libère de sa gangue la forme qui y est mystérieusement contenue. Le premier geste est celui de Dieu modelant l'homme à son image et à sa ressemblance à partir du limon de la terre. Le deuxième, celui de Pygmalion, tellement épris des potentialités de son oeuvre, qu'au toucher, l'ivoire s'amollit, et, perdant sa dureté, s'enfonce sous les doigts et cède...
(Note 87)

 
       Historiquement, sculpture et modelage sont allés de pair, prenant successivement le dessus selon les époques
(Note 88)
. Si le moyen âge procédait par taille directe de la pierre, l'usage de petits puis de grands modèles en trois dimensions marque un nouveau départ de la sculpture, qui est inséparable de l'apparition d'ateliers individuels. Ainsi, à la Renaissance, on commence à dissocier l'invention de l'exécution de l'oeuvre. Le souci de la pierre s'efface progressivement, et pour plusieurs siècles, devant l'exigence formulée par les sculpteurs que leurs oeuvres doivent comporter différents points de vue d'égale qualité. La multifacialité de la statue confère une importance accrue au modèle. C'est elle aussi qui donne aux sculpteurs une conscience nouvelle de la valeur de leur art. En opposition ouverte avec son illustre compatriote, Benvenuto Cellini déclare que la sculpture est le plus haut des arts fondés sur le dessin. Qu'elle est même sept fois supérieure à la peinture, puisqu'une statue doit pouvoir être contemplée de huit points de vue au moins !

 
       L'espace et le mouvement sont ici les facteurs déterminants. L'espace que la sculpture a créé autour d'elle demande qu'on en fasse inlassablement le tour, et transforme ainsi le spectateur de statique en cinétique. C'est bien là le secret de la ronde-bosse : de tous les côtés, elle surprend par une nouvelle perspective, sans qu'il soit possible de percer son mystère. C'est l'instant qui se dérobe, la statue est en mouvement et le spectateur aussi, les deux dans des espaces différents et selon un rythme discordant. De l'âge classique jusqu'à la fin du XIXe siècle, le mouvement devient la préoccupation principale des artistes. Déjà très loin des réflexions de Michel-Ange, le Bernin ne voit aucun inconvénient à utiliser plusieurs blocs de pierre pour une statue, si cela lui permet de saisir le mouvement au vol. Quant à Rodin, le modeleur par excellence, il a souvent laissé l'exécution en pierre ou en marbre de ses œuvres à ses assistants. C'est seulement au XXe siècle que s'opère un retour à la taille directe, ressentie alors comme un besoin moral, comme une purification. C'était à la fois une prise de conscience de l'impasse où se trouvait la mimesis par des moyens réalistes et une mesure de sauvetage pour se rattacher à la nature dont la connaissance directe échappait de plus en plus à l'homme. Or, ce retour devait s'opérer par une attention nouvelle aux matériaux, au rôle de leur texture dont dépendrait le caractère d'une oeuvre d'art. Depuis lors, la pierre et le bois sont valorisés pour leurs vertus propres, pour ce qu'ils peuvent nous enseigner d'une autre façon d'être, plus lourde, mais plus consistante aussi que la nôtre. La ressemblance, dans cette perspective, prend une signification plus intérieure qu'auparavant : il s'agit, par le secours de ces matériaux, d'appréhender l'être intime de ce que l'on représente, et non son apparence.
 
       Lors de cette évolution, la notion d'espace change de nouveau. Archipenko avait commencé dès 1908 à réaliser des sculptures dans des matériaux transparents avec des creux et des trous. C'était l'aboutissement logique de ses réflexions sur les rôles habituels du plein et du vide : "La tradition voulait que la sculpture commence là où le matériau entre en contact avec l'espace. L'espace était ainsi compris comme une sorte de cadre autour de la masse. (...) J'aboutis à la conclusion que la sculpture commence lorsque le matériau enveloppe l'espace."
(Note 89)
  C'est encore la dynamique du vide qui s'exprime ici. Dans son "Manifeste technique de la sculpture futuriste", Boccioni écrit: "Proclamons l'abolition complète de la ligne finie et de la statue fermée. Ouvrons la figure comme une fenêtre et enfermons en elle le milieu où elle vit. (...) Les objets ne finissent jamais ; ils s'intersectent avec d'innombrables combinaisons de sympathie et d'innombrables chocs d'aversion."

 
       Il y a, dans ces considérations, comme une intuition de l'espace quantique - espace discontinu et champs d'énergie agissant les uns sur les autres. En fin de compte, nous retrouvons au fil du temps, dans les réflexions sur la représentation artistique, tous les modèles spatiaux disponibles, plus ou moins actuels selon l'époque et l'expression voulue. Ces rapprochements, si éclairants soient-ils, ne doivent pas masquer le fait que chacun des arts possède un espace qui lui est propre et qui obéit à des lois qui ne valent que pour lui seul. Comme nous le verrons à l'exemple de la musique, la physique, et même la philosophie sont loin d'avoir recensé toutes les sortes d'espace, dont chacun correspond en réalité au genre de  mouvement qui y "a lieu".
 
       Examinons d'abord ce qu'il en est de la peinture. On pourrait croire qu'elle est l'apanage exclusif de la vue, et aussi loin du toucher que possible. C'est oublier que la notion que nous avons des trois dimensions, et toutes les conclusions que nous en tirons pour notre vie et sa représentation, sont indissolublement liées au toucher. Celui-ci est engagé dès le moment où nous pensons en termes spatiaux, peu importe le genre d'espace dont il s'agit. Par ailleurs, notre connaissance du mouvement est due à notre premier sens et reste de son ressort même là où, comme en peinture ou en musique, son action s'exerce dans un domaine non matériel.
 
       L'espace, dans la peinture, est une sorte de scène où le temps - le nôtre - se déroule, peut avoir lieu, justement, où un instant est saisi, un mouvement. C'est pourquoi, tant que l'on représentait des choses intemporelles, l'espace semble ne pas avoir existé - du moins le genre d'espace qui nous est familier, celui qui correspond, selon la formule consacrée, à la perspective naturelle. Nous avons tellement l'habitude de voir des représentations de la réalité en trois dimensions sur un support plan en deux dimensions que celles-ci nous paraissent correspondre à ce que nous voyons réellement.  Or, aucun procédé géométrique, ni aucun autre artifice n'est en soi porteur d'illusion naturaliste. En effet, la physiologie de l'oeil ne permet pas de déterminer la profondeur avec certitude. Les notions que nous pouvons en avoir se basent sur des expériences tactiles et kinesthésiques, notamment, puis auditives et, parfois, olfactives. C'est pourquoi l'espace s'appauvrit forcément quand nous cherchons à le représenter, à l'apprêter pour le seul monde visuel. L'appellation, coutumière à la Renaissance et à l'âge classique, de l'espace pictural comme perspectiva artificialis, en opposition à la perspectiva naturalis qui désigne l'optique en tant que science, rend parfaitement compte de ce fait. Pour appréhender l'espace pictural comme le reflet fidèle de la réalité à trois dimensions il faut donc la complicité du spectateur, le recours à sa mémoire à la fois tactile et visuelle, et sa volonté de conférer à la représentation une existence propre, parallèle à la nôtre.
 
       Le problème de la perspective nous occupera un long moment dans la partie sur la vue. Dans ces réflexions consacrées au toucher, nous nous concentrerons sur les observations qui aident à délimiter le champ d'influence respectif des deux sens, et à saisir le moment historique décisif où, en Occident, tout semble converger pour élargir au maximum la sphère visuelle au détriment de celle du toucher.  A l'instar de l'espace tactile, l'espace psychophysiologique de l'homme est circulaire, avec une perception plus nette de la moitié du devant. Celle du derrière reste cependant constamment présente à cause de son intégration complète dans les espaces tactile et auditif, et est disponible à la vue par une simple rotation. L'espace pictural, en revanche, crée une situation de vis-à-vis - la fameuse "fenêtre ouverte" dont les peintres italiens parlaient déjà au Trecento. Un tableau exige en effet un point de vue extérieur à la scène où le drame (ou la comédie) se déroule. Le spectateur, expulsé ainsi de son domaine vital vers un là-bas lointain, devient observateur. C'est un être excentré, hors champ, à la visée rationnelle. Il jauge et il juge le monde qui se trouve en face de lui, prêt à être saisi et dominé. Intuitus et conceptus. Son espace se sépare de l'expérience vécue, où les points de vue changent perpétuellement, où il peut entendre des voix derrière lui, où quelque chose peut lui toucher le dos. Dans les règles de la perspective élaborées à la Renaissance, l'espace pictural est ramené à la fonction d'un oeil unique, ponctiforme et immobile. Comme s'il se servait d'une longue vue, le peintre-spectateur apprend à y regarder la nature au lieu d'en faire partie, il découvre le paysage, qui devient, dans un processus assez lent, un sujet artistique. Mais c'est au prix de le considérer comme une peinture, comme quelque chose de "pittoresque". Dans un retournement lourd de conséquences, le monde, dématérialisé, devient représentation.
 
       Il est logique que ce soit dans le contexte des scènes de théâtre qu'ait été abordé pour la première fois le problème de l'espace pictural. Vitruve parle des scénographies, ces décors de fond représentant des paysages et des éléments architectoniques dans la grande peinture grecque perdue. Au Ve siècle avant J. C., Agathos de Samos connaissait déjà un raccourcissement perspectif des éléments censés évoquer la profondeur, mais c'est seulement à la Renaissance que fut trouvée une méthode graphique de représentation spatiale qui pouvait prétendre à l'exactitude. Pour la première fois, il y avait une correspondance métrique rigoureuse entre les objets situés dans l'espace et leur représentation. La peinture est ainsi à l'origine du processus de rationalisation de la vision, ce qui influe, à plus ou moins longue échéance, sur toute l'approche de la connaissance. Comme le souligne André Chastel, "l'effort à accomplir pour représenter un phénomène, et donc le traduire en termes d'espace, est un moyen de le rendre intelligible et, à la limite, le passage par la représentation visuelle devient pratiquement une condition d'intelligibilité."
(Note 90)

 
       "Traduire en termes d'espace", certes, mais c'est de l'espace visuel qu'il s'agit. C'est donc un espace imaginaire, où les choses ne se heurtent pas entre elles comme dans la sphère du toucher. Il peut comporter toutes sortes d'anomalies, que les peintres ne se sont d'ailleurs pas privés de montrer. Les perspectives impossibles, les anamorphoses, les architectures imaginaires irréalisables mais non irreprésentables ont fait leurs délices. Or, celles-ci sont, d'une certaine manière, l'envers de la mimesis, elles sont l'enchantement du monde comme théâtre. Dans ce monde, l'homme est à la fois l'auteur de la pièce et son metteur en scène. C'est bien là l'ambition réalisée par la perspective centrale, laquelle, dès le début, s'est voulue une pensée autant qu'une technique. Mais même sur le plan technique, l'organisation subjective de la représentation par l'assignation d'un point de vue évoque la place nouvelle et centrale de l'homme dans l'univers."
(Note 91)

 
       "La condition humaine" est le titre célèbre d'un tableau non moins célèbre de Magritte, qui représente un tableau devant une fenêtre ouverte dont le contenu prolonge le paysage dehors. Ou l'inverse. L'ambiguïté est la règle du jeu. Elle fait partie du monde de la vue, qui, à partir de la Renaissance, s'empare du monde du toucher. Toute l'évolution de la peinture depuis le XVe siècle en témoigne. La longue tradition du trompe l'oeil accompagne la mimesis comme son ombre. Car s'il y a dans cette doctrine de l'imitation de la nature, qui fut le credo des artistes jusqu'à l'aube de la modernité, l'ambition grandiose de faire "de la peinture un dévoilement de ce qui est ‘en vérité'"
(Note 92)
, celle-ci est pénétrée tout aussi profondément de la conscience d'être une illusion, un reflet sans substance. Le trompe l'oeil est l'expression la plus parfaite de cette ambiguïté. Le spectateur n'y est plus considéré comme un complice, il est trompé dès le premier contact, selon la volonté de l'artiste.

 
       Le premier témoignage de ces deux dimensions de la mimesis nous vient de l'histoire de Zeuxis, dont les fruits étaient peints avec tant de ressemblance que les oiseaux se posaient sur la toile pour les becqueter. Aucune peinture de ce maître si prisé des Anciens n'a survécu, mais les fresques de Pompéi nous montrent les techniques utilisées par la peinture greco-romaine pour créer l'illusion de l'espace. Ce sont l'évasion et l'invasion - à l'instar des murs du fond abolis pour faire lorgner le spectateur vers un au-delà désirable, ou, au contraire, des colonnes et autres éléments architecturaux, qui sortent de leur cadre fictif pour pénétrer la réalité.
 
       A l'époque de la Renaissance, et surtout à l'âge baroque, les procédés illusionnistes s'enrichissent de nombreux artifices nouveaux. De fausses architectures, de fausses tapisseries, de fausses statues ou bas-reliefs en grisaille se multiplient, tantôt pour des raisons économiques (les "faux" coûtaient forcément bien moins cher que les "vrais"), tantôt pour le plaisir de la duperie, ou plutôt de cette plaisanterie existentielle qui efface les différences entre celui qui est trompé et celui qui trompe : voir égale toucher - c'est à prouver ! Parfois le trompe l'oeil était simplement destiné à être une fête pour les yeux. Si Mantegna peint la voûte de la ‘camera degli sposi' du Palais ducal de Mantoue comme un ciel, avec des personnages grandeur nature en costume d'époque autour du balcon entourant l'ouverture, il y a là à la fois le clin d'oeil du peintre-démiurge vers le spectateur et la joie - universelle - d'ouvrir ce qui est fermé.
 
       La tangibilité spécifique de la matière devient, elle aussi, un souci du peintre. L'objet est à l'honneur. La texture des matériaux est étudiée et rendue avec soin. Avec l'apparition de la Nature morte, le peintre se livre à une méditation sur le quotidien. Il emploie tout son savoir-faire pour créer un effet tridimensionnel des objets. Papiers, livres et instruments d'écriture, instruments de musique, plats, verres et tous les autres accessoires de la table font leur apparition dans les tableaux. C'est à la fois une victoire et une déchéance. Le monde de l'homme se trouve, avec tous ses détails, définitivement au centre de l'intérêt. Mais c'est un monde éphémère, constamment menacé par la décadence ou la pourriture. Les Vanités, qui se veulent une exhortation, sont l'expression d'une angoisse sans bornes devant le temps qui passe, avec comme seule certitude la tombe ouverte. Très vite, la fête des sens, qui fut le début des Natures mortes avec leur étalage joyeux de fruits et de fleurs, est troublée par la présence d'animaux dégoûtants, de mouches, de vers, de scorpions, d'araignées. Les arrangements de table montrent les lendemains peu glorieux du festin : verres à demi vides ou renversés, fruits pourrissants, des souris ou de la vermine qui se délectent du pain entamé. Les studioli, ces temples de travail de l'humaniste auxquels présidait l'exemple de saint Jérôme avec ses livres et son lion docile, sont envahis de papiers déchirés, de cuir usé, d'objets cassés. Dans un ultime acte de dérision, certaines natures mortes ne représentent plus de tableaux, ni des tableaux dans les tableaux, mais des cadres vides, ou tournés vers le mur. Le désordre règne. L'un des enseignements que nous fournit l'étude de l'espace pictural, dans la mesure où celui-ci correspond aux exigences de la mimesis, se résume par le paradoxe suivant : c'est la vue qui nous révèle l'instabilité du monde du toucher. Par une sorte de mainmise malicieuse en effet, la vue nous installe en face des choses : ‘Venez et jugez ce que le temps fait à tous ces objets que vous avez façonnés avec amour' ! 
 
       Mais il y a plus, et cela donne à réfléchir sur l'effet psychologique de tous ces espaces virtuels dont se peuple le monde moderne. La liberté totale d'où procède le trompe l'oeil, qui crée pour la première fois un espace fictif si autonome que même nos sens y sont leurrés, ne semble pas, paradoxalement, donner à ceux qui s'y aventurent un sentiment d'indépendance, de latitude et d'aisance. Sans l'apport du toucher, qui est à l'origine de notre capacité de tout localiser et de nous orienter, il n'y a pas de lieu où se mouvoir, où demeurer. L'espace fictif s'avère, en fin de compte, inhabitable. Loin de nous faire sentir notre pouvoir sur la matière, il nous met en face de notre faiblesse.
 
       Cela ne veut pas dire que l'espace pictural ne soit jamais amical. Il peut ouvrir des horizons où il est permis d'entrer et de se perdre - à condition d'épouser le mouvement qui l'anime, de saisir le rythme selon lequel il respire. C'est à cause de la primauté accordée aux rythmes et aux souffles (selon la pensée taoïste, l'homme naît d'une condensation de souffles) que la peinture des paysages passe en Chine, dès les IXe - Xe siècle, pour la forme la plus haute - alors qu'en Occident, elle fut longtemps considérée comme un genre mineur, dont l'exécution revenait, dans les ateliers, aux compagnons et aux apprentis. Mais pour Shitao, le moine Citrouille-amère, elle est le moyen privilégié de participer à l'acte créateur, et au perpétuel renouvellement de la nature : "La peinture exprime la grande règle des métamorphoses du monde, la beauté essentielle des monts et des fleuves dans leur forme et leur élan, l'activité perpétuelle du Créateur, l'influx du souffle Yin et Yang ; par le truchement du pinceau et de l'encre, elle saisit toutes les créatures de l'Univers, et chante en moi son allégresse."
(Note 93)

 
       Or, toutes ces mutations, ces transformations et métamorphoses ont lieu dans le vide. Cette notion clé de la pensée chinoise joue un rôle fondamental dans des domaines aussi différents que la poésie, la musique, le théâtre, les arts martiaux et l'art culinaire. Ce vide-matrice qui, par sa plénitude, est le contraire du néant, est parcouru de souffles, et retient le monde visible à un monde invisible. Loin d'être seulement de l'espace non rempli, c'est à travers lui que les figures prennent forme dans la peinture : "Sur un papier de trois pieds carrés, la partie peinte n'en occupe que le tiers. Sur le reste du papier, il semble qu'il n'y ait point d'images ; et pourtant, les images y ont une éminente existence. Ainsi, le Vide n'est pas le rien. Le Vide est tableau."
(Note 94)

 
        Il est clair que le mouvement qui relie les mondes entre eux, qui fait de la peinture un microcosme au sein du macrocosme, requiert un autre genre d'espace que celui que fournit la perspective centrale. Le centre étant partout, la perspective picturale chinoise s'avère multiple, tantôt aérienne, tantôt cavalière. Le peintre regarde d'en haut et semble en même temps se mouvoir à travers le tableau, ce qui lui permet de contempler les paysages, par exemple les montagnes, de différents côtés et de montrer aussi bien le mur latéral que le mur principal, l'extérieur et l'intérieur d'une maison. Comme l'observe avec finesse François Cheng, "le peintre vise à créer un espace médiumnique où l'homme rejoint le courant vital ; plus qu'un objet à regarder, un tableau est à vivre."
(Note 95)

 
       L'espace vital de l'homme : c'est de lui qu'il s'agit, en fin de compte, dans toutes ces réflexions. Il a été créé par le toucher, et a été enrichi par la vue et par l'ouïe. Loin de se résumer à la somme de tous les lieux naturels et artificiels dont nous avons façonné notre environnement, il s'enrichit des espaces parallèles que l'art a ajoutés à notre perception. Non seulement le tableau, tout l'art  - la musique, la danse, le théâtre - est "à vivre".  Cela signifie, d'une part, que ses manifestations constituent pour nous des lieux où exister, si nous nous conformons à leurs règles. L'art crée des espaces-refuges où la solitude ne blesse pas, mais guérit ; où nos conflits se déroulent sans nous anéantir. Ces lieux supplémentaires doublent ceux où nous sommes déjà, se mêlent à eux, et les transforment. Ils influent sur nos habitudes de voir, d'entendre, de percevoir le monde extérieur.
 
       Ainsi, les tableaux nous aident à déchiffrer les paysages, et les sculptures confèrent un ordre à l'endroit où on les pose - l'endroit dans sa triple définition de ‘lieu', de ‘côté destiné à être vu', et de ‘contraire de l'envers'. Chaque oeuvre d'art garde, à sa façon, quelque chose du caractère primordial de la représentation : à l'instar du temple ou, à un autre niveau, du mandala, elle est une réduction significative et une récapitulation de l'univers, une concentration de l'espace. On peut y lire notre destin. Ou simplement s'y mouvoir. Car, répétons-le, c'est le mouvement qui crée l'espace. C'est pourquoi la danse est considérée partout comme le premier né des arts, car elle obéit à une impulsion irrésistible du corps. Nous en trouvons des exemples dans le règne animal et dans d'autres domaines de la nature : danse des moustiques, des abeilles, des poissons, ronde des étoiles, roue du temps, du plus petit au plus grand tout semble se mouvoir au son d'une musique inaudible. L'émotion qu'a pu susciter le spectacle de Bob Wilson, Le regard du sourd, résidait justement dans la capacité de son jeune acteur, réellement sourd, de communiquer au spectateur le rythme secret des êtres et des choses, qu'il sentait parce qu'il n'entendait pas le bruit du monde. Par son jeu il donnait à voir la mélodie qui transforme nos mouvements désordonnés en danse.
 
       Grâce au rythme qui l'anime, la danse crée en effet un accord entre l'espace et le temps. Elle figure le temps par l'espace traversé et convertit l'espace en temps. Le temps n'y est pas linéaire, mais éclaté, à la fois omniprésent dans le mouvement et comme arrêté, à cause de la répétition inhérente au rythme. Hic et nunc, c'est la vie même. Dans l'hindouisme, la danse de Shiva nataraja, entouré d'un cercle de flammes, symbolise le cycle éternel de la création et de la destruction, l'incessant aller retour de l'énergie vitale. David qui danse autour de l'Arche d'alliance, les derviches tourneurs qui rejoignent l'infini dans la transe, la scène se crée d'elle-même, elle est là où la vie a lieu. Concentration de l'espace et simultanéité du temps, la danse est harmonie, dans l'acception première du mot, à savoir assemblage. Le corps en est le centre, le maître d'oeuvre le toucher. C'est la danse qui nous a appris que l'art est dans la perfection du geste. Dans les autres expressions artistiques, c'est une vérité que connaissent tous les exécutants, mais pas forcément le public. Etudes journalières, travail des doigts en musique, exercices de copie en peinture, la répétition, qui est la condition même du progrès, est considérée, dans notre civilisation, comme nécessaire, mais non comme noble. En revanche, dans les civilisations orientales, elle est fêtée comme la clé de tous les arts. On n'y fait pas la différence entre les arts qui reposent sur l'exécution du mouvement, comme la danse, et ceux qui s'obtiennent par le mouvement, mais dont le résultat paraît stable, définitif, comme une peinture ou une sculpture. Ce qui retient la pensée asiatique, c'est toujours le mouvement à l'oeuvre. Ainsi, Kenji Tokitsu souligne l'importance du hyoshi dans la civilisation japonaise: "C'est l'intégration de cadences qui lient comme facteurs rythmiques plusieurs sujets et leur entourage dans le cadre d'une activité culturelle constituée."
(Note 96)
Ceci vaut pour la cérémonie du thé et le théâtre No, la peinture, la calligraphie et les arts martiaux. De façon significative, le rythme dont il s'agit "s'établit par rapport à autrui, à travers les objets et en relation avec tout l'environnement. C'est précisément en entrant en rapport avec des objets que, dans la culture japonaise, s'établissent la cadence ou le rythme qui nous font entrer en harmonie avec les hommes ou avec la nature."
(Note 97)
  C'est pourquoi le peintre enterre son pinceau comme un être cher. Il honore ainsi l'objet qui lui a permis d'accéder à l'harmonie et de la communiquer à autrui. C'est elle aussi que cherche l'acteur du No, sans se poser en sujet qui joue, sans attirer les regards sur sa personne, mais en assemblant, sous le signe d'une même cadence, les acteurs et les spectateurs, la musique et le lieu. Il doit le faire au moyen de gestes codifiés qu'une tradition attentive a amenés à la perfection, à force de les répéter. C'est la poésie pour les sens dont parle Artaud, ce langage physique et concret dont l'expression échappe au langage articulé. Poésie du toucher, la première et la plus puissante de toutes.

 
       Il faut, en effet, être un peu poète pour passer d'un espace à l'autre et les mettre tous à profit, que ce soit l'espace habitable - naturel et architectural - ou l'espace artistique, dans ses variantes picturale, théâtrale ou musicale. L'arbre qui en l'oreille s'élance quand Orphée chante, n'est pas perçu par tout le monde. Dans cet étonnant sonnet, le premier de son grand cycle Sonnets à Orphée, Rainer Maria Rilke décrit le moment précis où naît le chant, où à côté des bruits de la nature, des cris inarticulés des animaux  - hurlements, brames et cris - une mélodie se lance soudain et ouvre un espace nouveau, érige des temples dans l'ouïe.
(Note 98)

 
       L'espace musical n'est pas en concurrence avec l'espace tactile ou visuel. Il ne correspond pas à l'étendue mesurable dans laquelle naît, se développe et se perd un son. Ce n'est pas ce "jusqu'où" on peut entendre la musique. Spontanément, il se crée quand elle commence, et s'évanouit quand elle s'arrête. Il ne contient ni personnes ni objets, ni places où séjourner, ni édifices. Rien à toucher dans son domaine, et point de couleur, et pourtant, il est parfait. Plein de résonances et de vibrations, d'énergie ascendante et descendante, il peut avoir lieu à tout moment, et provisoirement prendre toute la place. C'est comme s'il n'y avait plus d'environnement, ou alors, un environnement enchanté, le mot est parlant. Nous y entrons pour y demeurer, c'est un séjour forcément favorable, où il n'y a que mélodie, rythme et silence amical. Tout y est mouvement, et pourtant le temps semble suspendu, son déroulement est étranger à cette plénitude. C'est l'éphémère qui dure.
 
       Plus encore que dans les autres arts, et les espaces particuliers qui leur correspondent, la collaboration des sens est à l'oeuvre dans le domaine de la musique. Entièrement auditif et imaginaire, l'espace musical est pourtant une création du toucher, notre sens le plus matériel. Chaque instrumentiste lui connaît sa dette. Si ses gestes sont beaux, c'est-à-dire justes, adaptés et précis, la musique sera belle. Chopin, qui en savait quelque chose, appela le piano l'art du toucher. Et l'invention européenne du chef d'orchestre repose sur la conviction que l'on peut transcrire la musique en gestes, que ceux-ci peuvent même la susciter, en influencer le cours, lui conférer un caractère déterminé. Par ailleurs, les instruments sont, eux aussi, l'oeuvre du toucher. Toute la panoplie des matériaux naturels a servi à les fabriquer : bois, peau, crins, os..., et cela depuis les temps préhistoriques. Mais non seulement l'exécution de la musique, sa substance même est liée au toucher. Cela est évident pour le rythme, où la respiration et les battements du coeur la sous-tendent dans toutes les manifestations. Par ailleurs, tout mouvement mélodique ascendant ou descendant, toute la dialectique entre accélération et ralentissement, tension et repos ont une origine tactile. La transposition dans le domaine auditif de cette kinesis particulière est si parfaite, que nous avons tendance à l'oublier.
 
       Mais la collaboration des sens va plus loin encore, notamment dans la musique occidentale savante, c'est-à-dire écrite. Car il y a aussi à voir dans la musique. Schumann disait que dans chaque partition, on trouvait quelque chose destiné à l'oeil seul. Si cela s'adresse au musicien averti, le profane peut faire l'expérience de la musique "visible" sur un autre plan. Un bon concert est toujours préférable au disque le plus parfait, non parce que l'acoustique y est meilleure, mais parce que l'interprétation est plus complète. Il y a le contrepoint visuel au discours sonore. Le geste compte. Les instrumentistes soulignent par leurs mouvements un phrasé, une nuance, un jeu de question et de réponse. Cependant, ce ne sont pas eux qui peuplent l'espace musical, mais la musique qu'ils font et que nous comprenons avec notre corps - avec nos oreilles d'abord, mais aussi nos yeux, et tout notre système nerveux, notre peau, bref notre sens du toucher, qui capte les vibrations là où l'oreille ne les entend plus.

       "Le silence du monde avant Bach" est le titre d'un poème de Lars Gustafsson, que Guillevic a traduit en français en collaboration avec l'auteur. Je le cite en entier, parce qu'il me paraît résumer, avec beauté et concision, l'essentiel de nos réflexions sur l'espace artistique:
 
Il doit avoir existé un monde avant
la Sonate en ré, un monde avant la Partita en la mineur,
mais quel monde était-ce?
Une Europe des grands espaces vides sans écho,
pleine d'instruments incultes
où l'Offrande musicale, le Clavier bien tempéré
n'avaient encore couru sur aucun clavier.
Des églises isolées
où la voix de soprano de la Passion selon saint Matthieu
n'était jamais montée dans un amour sans recours
autour des plus doux accents de la flûte,
de doux et vastes paysages
où l'on ne peut entendre que les haches des vieux bûcherons
l'allègre aboiement de puissants chiens en hiver
et - comme des cloches au loin - les patins sur la glace brillante ;
les hirondelles qui fendent l'air d'été en sifflant
le coquillage que l'enfant aux écoutes colle à son oreille
et nulle part Bach nulle part Bach
le silence des patins sur la glace du monde avant Bach."
(Note 99)



     Ainsi le toucher, créateur d'espaces, maître du mouvement et préposé de la matière, a décidé un jour de construire ailleurs que dans le réel. L'espace artistique modifie notre rapport au monde, à notre environnement et au temps. Il l'améliore, l'aménage en fonction de nos besoins, nous donne du repos. Et il nous crée une mémoire.

 



[1] "Par le corps j'entends tout ce qui peut être déterminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu." Descartes, Méditation seconde.

[2] D. H. Lawrence,  Lady Chatterley's Lover

[3] Der Sinn der Sinne, Congrès international à la Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, du 30 janvier au 2 février 1997.

[4] En allemand « Bewusstseinserweiterung » et « Körpererfahrung »

[5]Aristote, De l'âme,livre II, 3, 414b et III, 13, 435b.

[6] Cf. Diane Ackerman, A natural History of the Senses, New York 1991, chapitre "Touch".

[7]Aristote, ibid., livre II, 9, 421a.

[8]Ainsi les langues latines, toutes dérivées du latin dolor, les langues germaniques, par exemple Schmerz, mais aussi le grec πόvoς, qui confond douleur, difficulté et peine.

[9] Je pense par exemple au mot araméen yissurin, qui désigne, dans la littérature rabbinique, les souffrances aussi bien physiques que morales.

[10] Itami, en japonais, signifie à la fois la douleur physique, la peine et le chagrin. Le morphème sino-japonais tsouou se retrouve dans des composés qui se réfèrent à l'une ou l'autre sorte de douleur  (par exemple zoutsouou, maux de têtes, ou chintsouou, souci) et est représenté par le même kanji qu'itami, douleur.

[11] Selon la théorie de la catharsis exposée par Aristote dans sa Poétique.

[12] Le terme technique est tsa'ar ba'alei hayim, c'est-à-dire la douleur des êtres vivants (Talmud de Babylon, BM 32a). Là encore, le mot tsa'ar indique aussi bien la tristesse que la douleur physique.

[13] Voir, par exemple, l'opposition de kodech, sacré,  et hol, profane en hébreu, qui correspond à celle du centre et de la périphérie ; ou le grec τέμεvoς, qui vient du radical indoeuropéen tem (couper, délimiter, partager) signifiant l'endroit réservé aux dieux, l'enceinte sacrée entourant un sanctuaire. Dans toutes les religions, c'est le lieu de la présence. L'espace en naît et s'y résume.

[14] Evangile selon saint Jean, 2, 21.

[15] Nâ-Kojâ-âbad. Cf. Henri Corbin, Temple et Contemplation, Flammarion 1980, p. 287.

[16] Didier Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, 2e édition augmentée 1995, p. 29.

[17] Lie-tseu, Le vrai classique du vide parfait, Gallimard / Unesco, 1961, p. 87.

[18] Guillaume Appolinaire, Les neuf portes de ton corps

[19] Voir, par exemple, la fresque de l'église saint Dominique à Pistoia.

[20] Cantique des Cantiques, 1, 5.

[21] Stéphane Mallarmé, Sonnet

[22] Guillaume Appolinaire, Poèmes retrouvés

[23] Francis Jammes, J'aime dans le temps...

[24] Curzio Malaparte, La peau, Denoël 1949, rééd. Folio 1996, p. 424

[25] Pour ce qui est de l'historique du baiser, je m'appuie sur le matériel rassemblé dans le n° 169 de la revue autrement, intitulé Le Baiser (février 1997).

[26] Cantique des Cantiques, I, 2.

[27] Définition du Petit Robert

[28] L'expression vient de Didier Anzieu, cf. op. cit.

[29] Titien, Portrait du Pape Paul III, du Cardinal Alessandro Farnese et du Duc Ottavio Farnese, 1546, Naple, Gallérie nationale di Capodimonte.

[30] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, éd. du Seuil, 1970

[31] Définition du Petit Robert

[32] Descendant des prêtres

[33] Lévitique, chap. 11 - 17; Nombres, 19; Deutéronome 14; 23; 24; 26.

[34] Talmud de Babylone, Sanhédrin 71 a.

[35]  Saint Paul, Lettre aux Romains, 8, 4 sq.

[36]  Voir, par exemple, la règle de saint Benoît, 36, 8.

[37] On consultera, pour toute cette problématique, l'excellent ouvrage de Georges Vigarello, Le propre et le sale, Editions du Seuil, 1985.

[38] Vigarello, op. cit.,p. 51.

[39] Ibid. p. 25.

[40] Rainer Maria Rilke, ""Auguste Rodin", Werke, Insel Taschenbuch, vol. V, p. 210.

[41] Genèse IV, 7 et 23.

[42] Exode XXXI, 1 - 11.

[43] Poète vient de πoιείv, faire.

[44] Cité d'après Kurt Badt, Kunsttheoretische Versuche, Köln 1968, p. 86.

[45] Cité d'après Udo Kaltermann, Geschichte der Kunstgeschichte, Berlin 1981, p. 13.

[46] Au Maghreb, le même emblème est une amulette contre le mauvais oeil. Je n'ai pas trouvé de lien entre les deux.

[47] Jean Genet, "Le Secret de Rembrandt", Oeuvres complètes, tome V, Gallimard.

[48] Ovide, Les Métamorphoses VI, 1 - 167.

[49] Livre de Job, 8, 14 - 15.

[50] Aristote, De sensu, deuxième chapitre.

[51] Cf. Genèse, 3, 19 et Job, 10, 9.

[52] Ibid., 2, 7 et 18.

[53] Définition du Petit Robert

[54] Ovide, Métamorphoses, I, 335 - 370.

[55] Cf. Exode, 20, 25; Deutéronome, 27, 5; 1 Rois, 6, 7.

[56] Cf. Lévitique, 19, 19; Deutéronome, 22, 11.

[57] Sur le plan sémantique, le mot chose couvre toute l'étendue du mot latin res ; mais son équivalent objectum - ce qui est placé en face, littéralement "jeté à la rencontre de" - n'apparaît qu'au XIVe siècle. Cette idée d'une saisie à distance, globale, fit à tel point fortune en Europe qu'on la retrouve dans le français ob-jet, l'allemand Gegen-stand, le néerlandais voor-werp, le russe pred-met.

[58] Ovide, Les Métamporphoses, I, 89 - 150.

[59] Aristote, Ethique de Nicomaque I, 1.

[60] Aristote, Physique B, 8, 199 a, 15 - 17.

[61] Karin Boye, "La Cathédrale de Linköping, février 1938",  Pour l'amour de l'arbre, Orphée La Différence, 1991.

[62] Cf. Genèse, chapitre 32, 25 - 33.

[63] Chouraqui traduit le nom d'Israël par lutteur de Dieu.

[64] Rembrandt van Rijn, La lutte de Jacob avec l'ange, Berlin, Staatliches Museum.

[65] Job, 19, 26.

[66] Deuxième lettre aux Corinthiens, XII, 9.

[67] Saint Bernard de Clairvaux, Sur le Cantique des Cantiques, sermon XXV.

[68] Cf. les tableaux ou gravures d'Albrecht Dürer, Martin Schongauer, Hans Holbein, Rembrandt von Rijn...

[69]  Sauf dans les enluminures, et chez Holbein, où elle est debout.

[70] Avec l'Ecce homo, pour d'autres raisons.

[71] Lao Tseu, Tao te king, chapitre XXV

[72] Jean de la Croix, Mont de perfection, moto.

[73] Cité par Catherine David, La beauté du geste, Calmann-Lévy, 1994, p.74.

[74] Catherine David, op. cit. p. 177

[75] Cité par Lucien Israël, in: Cerveau droit, cerveau gauche - Cultures et civilisations, Plon 1995.

[76] Lucien Israël, op.cit. p. 262

[77] Ibid., p. 267.

[78] Alberto Giacometti, Ecrits, Paris, Hermann 1997, p. 198.

[79] Aristote, La Physique, 212 a.

[80] Alberto Giacometti, op. cit. p. 22.

[81] Georg Simmel, Michel Ange et Rodin, traduction française Editions Payot & Rivages, 1996, p. 31.

[82] Jean-Paul Sartre, Situations, III, "La recherche de l'absolu", Paris, Gallimard, 1949, p. 294. La formule citée se rapporte à Maillol.

[83] Livre de l'Exode, XXXII, 1.

[84] Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Paris, Berger Levrault 1987, p. 98.

[85] Michel Ange, cité in L'oeuvre littéraire de Michel-Ange d'après les archives Buonarotti, trad.  Boyer d'Agen, Paris, Delagrave, 1911.

[86] Cité in Rudolf Wittkower, Qu'est-ce que la sculpture? Principes et procédures, de l'Antiquité au XX siècle  Ed. Macula, 1995, p. 133.

[87] Ovide, Les métamorphoses, X, 293 - 298.

[88] Voir, pour toute cette problématique, l'excellent livre de Ruldolf Wittkower, op.cit.

[89] Cité in Wittkower, op. cit., p. 297.

[90] André Chastel, Mythes et crises de la Renaissance, Skira, 1989, p. 68

[91] La Vision perspective, 1435 - 1740, présenté par Philippe Hamou, Payot 1995, p. 15

[92] Ibid., p. 19

[93] Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris, Hermann, 1984, p. 33.

[94] Citation de Chang Shih, in François Cheng, Vide et plein, Le langage pictural chinois, Editions du Seuil, 1991, p. 99.

[95] Ibid., p. 101.

[96]Kenji Tokitsu, La voie du karaté, pour une théorie des arts martiaux japonais, Ed. du Seuil, 1979, p. 84

[97] Ibid., p. 82

[98] Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, trad. Charles Dobzynski, Orphée / La Différence, 1997.

[99] Lars Gustafsson, Le silence du monde avant Bach, Arfuyen, 1984
 
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