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La mémoire du mal
Corinna Coulmas
Journée d'étude « De
la ‘banalité du mal' »
organisée par
Michelle-Irène Brudny et Jean-Marie Winkler
ERIAC
Université de Rouen, le 26
février 2010
Paru dans Destins de « la banalité du mal », sous la direction de Michelle-Irène Brudny et Jean-Marie Winkler, éditions de l’éclat, Bibliothèque des fondations, Paris 2011
6, route de Goderville
76110
Daubeuf-Serville
09 60 11 70
42 - 06 84 11 28 78
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www.corinna-coulmas.eu
Sommaire
Projet
et thèses. 3
Définitions du mal 4
Les trois formes du Mal,
et deux thèses communes à toutes les définitions. 4
Le mal dans le judaïsme,
dans la philosophie grecque et dans le christianisme. 5
La pensée juive. 5
La philosophie grecque et
la pensée chrétienne. 7
La
« non-substantialité du mal » chez Augustin et le concept de la « banalité du
mal ». 7
Définitions de la mémoire. 9
Quelques lignes
directrices pour comprendre le fonctionnement de la mémoire. 10
La mémoire et le
temps : le lien entre perception et souvenir. 10
La mémoire est ce qui
confère un sens à la vie. 11
La mémoire de la Shoah. 11
La mémoire des victimes et
celle des « Täter » (bourreaux) 12
La mémoire des victimes. 12
Primo Levi (1919 - 1987
Biographie
. 16 Sa vocation de témoin et
son rapport à la mémoire. 17
Paul Celan (1920 - 70) 20
Biographie. 20
Sa langue et son œuvre. 21
Personnes interviewées
pour « Shoah ». 29
La mémoire des
« Täter ». 31
Le rôle de l'idéologie
pour la mémoire. 33
Mécanismes de
falsification de la mémoire. 35
Le passage à la mémoire collective. 38
Projet et thèses
Dans
cette communication, je chercherai à mettre en relation le concept du mal avec le concept
de la mémoire tant individuelle que collective. Je partirai de la
définition augustinienne de la mémoire comme force de l'âme et démontrerai, à
l'aide de documents et d'exemples tirés de mes dix années de travail sur le
film Shoah, pourquoi une
« mémoire du mal » au sens
propre est impossible sur le plan individuel, et un problème considérable
sur le plan collectif, et cela pour des raisons à la fois philosophiques et psychologiques, qu'il
convient de séparer.
Si
j'affirme l'impossibilité d'une mémoire du mal, aussi bien de la part de ceux
qui l'ont commis que de ceux qui l'ont
subi, cela ne signifie naturellement pas une absence de souvenirs, mais quelque
chose de plus subtil, qui tient à l'élaboration de la conscience, et à la
construction du Moi grâce à la liaison, par cette « force de l'âme »,
des différents faits, époques et croyances de la vie d'une personne. Nous
verrons que là où une telle liaison n'est pas possible, les souvenirs ne
peuvent pas se constituer en mémoire. Ils restent un amas désordonné et étranger à la personne, à l'instar de ce
que dit Funès dans le conte de Borges : « Ma mémoire, Monsieur, est comme un
tas d'ordures. » [1]
Je
tiens à préciser que dans le cadre de ce colloque, je ne peux donner, pour un
sujet aussi vaste, que des pistes de réflexion, et non une argumentation
aboutie. Chacun des points abordés pourrait faire l'objet d'une conférence,
voire d'un livre. J'en suis parfaitement consciente. Mais il m'a paru important
pour notre interrogation sur La
‘banalité' du mal de présenter ce complexe de problèmes dans son ensemble.
Mon
exposé se divise en deux parties. Dans une première partie, théorique,
j'analyserai brièvement les deux termes constitutifs de mon sujet, le mal et la
mémoire. Dans la deuxième partie, je lierai les deux concepts pour une
investigation de la mémoire du mal dans
le cadre concret de la Shoah. Je parlerai de la mémoire des victimes et de
celle des auteurs du crime. Comme nous avons une autre contribution consacrée à
la mémoire des « Täter »[2], qui fournit une documentation riche et
précise, je parlerai ici plus longuement des victimes et me concentrerai, pour
les Täter, surtout sur les mécanismes
de falsification de la mémoire. Je terminerai par quelques réflexions sur le
passage de ces événements traumatiques dans la mémoire collective.
Définitions du mal
Il
y a deux conceptions fondamentales du Mal, qui se retrouvent sous une forme ou
une autre dans la philosophie, dans la gnose, et dans les religions. Elles
existent parfois parallèlement dans une culture donnée, il arrive même qu'elles
se compénètrent. Nous verrons que pour une mémoire du mal, il est capital de savoir à laquelle des deux conceptions l'on se réfère.
Elles ont aussi constitué la toile de fond du débat autour de la banalité du mal dans sa partie
théorique.
Les deux conceptions fondamentales du
Mal peuvent se résumer ainsi :
Dans la première, le Mal est considéré
comme une force, comme une réalité métaphysique essentielle.
Dans
la seconde, le Mal est vu comme une déficience, comme absence, manque ,
privation ; comme négativité ; comme néant.
Les trois formes du Mal, et deux thèses communes à toutes
les définitions
Selon
saint Augustin, et Leibniz, qui a repris sa pensée, le mal revêt trois formes
distinctes :
Il
y a, tout d'abord, le mal ontologique, qui est notre finitude, l'imperfection
et la corruptibilité de tout vivant. Celui-ci s'exprime de deux manières :
premièrement, par le mal moral ; et
deuxièmement, par le mal physique.
Dans
la Shoah, les trois formes du Mal formes étaient combinées.
Toutes les conceptions du Mal
partagent les deux thèses suivantes :
1. Le
mal est destruction, déséquilibre, voir chaos, alors que le bien est
construction, préservation et équilibre.
2. Le
mal se tourne toujours aussi contre le malfaiteur, il le détruit de
l'intérieur.
Le mal dans le judaïsme, dans la philosophie grecque et
dans le christianisme
Très
schématiquement on peut dire qu'à l'intérieur de la civilisation
judéo-chrétienne, le judaïsme a majoritairement opté pour la première
conception du mal comme réalité métaphysique essentielle, la pensée grecque et
le christianisme pour la seconde, où il est perçu comme une déficience. Ce
choix a eu des conséquences importantes pour l'évolution de la pensée au sein
de ces cultures.
La pensée juive
A
quelques exceptions près, le judaïsme considère le mal comme une force qui fait
partie du plan de la Création. Cette
vision optimiste découle naturellement de l'idée d'un Dieu Un, bon et
omnipotent. Elle a évité aux penseurs juifs les débats autour de la théodicée
qui ont tant occupé, et préoccupé, leurs homologues chrétiens.
En
commençant « Au
commencement... », par une analyse sémantique du premier chapitre de la
Genèse, on voit que le mal y est traité comme un élément nécessaire, un facteur
constitutif du monde. Les termes qui jalonnent le récit de la Création montrent
que celle-ci est séparation à tous les niveaux . Au fil des six jours
primordiaux, « Dieu sépara... la
lumière des ténèbres... les eaux supérieures des eaux inférieures ... le ciel
et la terre ... les mers et la terre ferme... le jour et la nuit ». Or, le même
verbe להבדיל (séparer, départager) est employé par la
suite pour désigner le fait de « distinguer
le bien et le mal. » Contrairement à ce qu'insinue le serpent à Eve,
cette distinction est donc inscrite dans la logique même de la décision prise
par Dieu de créer, de mettre un monde en
face de Lui : en sortant de l'unité primordiale, le mal, comme tout le
reste, doit se séparer de son contraire.
Selon
cette conception, le mal a donc son origine dans Dieu même, dans la partie de Lui appelée « néant », אין, (aïn) qui se situe en
amont de la Création et constitue l'avant (ou l'au-delà) de la parole. Puisqu'il contient tous les possibles,
c'est, si l'on peut dire, un néant plein, quoique inaccessible, clos à jamais à
notre compréhension. Le mal y a sa
racine, mais il ne devient effectif en
tant que tel qu'après la Création du monde, où s'effectue sa séparation
d'avec le bien.
Au cours des siècles, et en
fonction des différents courants de pensée, les représentations du mal dans le
judaïsme ont pris des formes diverses. Elles sont impossibles à
détailler dans ce cadre. Retenons seulement le fait que dans son ensemble, le
Mal n'est pas vu comme quelque chose de purement négatif. Selon les rabbins du
Talmud, l'homme a été créé avec deux penchants, le bon et le mauvais
penchant, יצר הטוב - יצר הרע (yetser hatov et yetser hara),
et les deux lui sont pareillement
nécessaires.
« Le péché est issu du mauvais penchant, qui est la
force dans l'homme qui le pousse vers la satisfaction de ses instincts et ses
ambitions. Néanmoins, le mauvais penchant est essentiel parce qu'il donne à
l'homme le désir. Sans lui, personne ne construirait une maison, se marierait,
aurait des enfants ou s'engagerait dans le commerce. »[3]
L'optimisme juif
veut que même au sein de la dépravation la plus abjecte se trouve une étincelle
de la lumière divine qui peut, et doit, être récupérée.
La philosophie grecque et la pensée chrétienne
Dans
la philosophie grecque, notamment dans la mouvance aristotélicienne et
néo-platonicienne, le bien et le mal n'ont pas le même statut : le mal y est vu
comme une privation, c'est la matière informe, le non encore réalisé, le
non-être. Il s'agit de la conception du mal comme déficience, comme vide
irrécupérable pour l'homme, conception qui a durablement influencé la pensée
chrétienne.
Dans
son interprétation du mal, le christianisme insiste sur l'idée du péché. La
Chute et la Rédemption sont les deux extrémités entre lesquelles l'histoire
humaine se déroule. La conception chrétienne du mal contient des éléments juifs
et des éléments grecs. Il y aurait beaucoup à dire sur chacune de ses
variantes. Je n'en évoquerai qu'une ici,
d'une importance particulière pour la suite de nos réflexions, à savoir la
conception augustinienne de la non-substantialité du mal.
La « non-substantialité du mal » chez Augustin et le concept de la « banalité du
mal ».
Pour
Augustin, le Mal n'a pas de substance propre. Il est déficience, manque, simple
absence du Bien.
« Mais ce qu'on appelle Mal, qu'est-ce d'autre que la
privation d'un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures
ne sont que le fait d'être privé de la santé. (...) De même, tous les vices des
âmes, quels qu'ils soient, sont la privation de biens naturels. (...) »[4]
Augustin
était manichéen avant d'être chrétien, il est donc passé d'une conception
fondamentale du mal à l'autre. A première vue, sa définition du mal comme
« absence de bien » peut paraître rassurante, minimaliste, comme si
en fin de compte, le mal n'était rien, ou presque ; et en effet, elle a
souvent été interprétée ainsi. Or, c'est à l'évidence tout le contraire. Le Mal
comme absence ne signifie pas qu'il n'est rien, mais qu'il est néant.
« Être privé de tout bien,
c'est le néant absolu. »[5]
Contrairement au אין juif, ce néant-là est vide, absolument. Il est privation de tout, et
c'est ce qui rend cette conception si effroyable. Car sur le néant comme
absence d'être, nous n'avons pas prise. Nous ne pouvons le combattre, puisqu'il n'y a rien à
affronter. Il n'a rien à nous apprendre. Il n'est pas intégrable dans un
quelconque plan de la Création, il ne peut pas se transformer en son contraire, comme le yetser hara, le mauvais penchant de
l'homme, dans le judaïsme. Il aspire la conscience dans un tourbillon, la tire
vers le fond et l'engloutit.
Le mal néant efface, anéantit tous ceux qui d'une manière ou d'une autre ont à faire à
lui. Il détruit sa cible, et aussi celui
qui le commet, en le vidant de sa substance, de telle façon qu'au bout d'un certain temps, il n'a plus aucun moyen d'y
résister. Abélard pense que le propre du péché - pour lui le mal par excellence
-, est un simple mouvement d'abandon. Car pour ce philosophe, le consentement
passif au mal cause la perte de l'âme. A l'inverse, le bien fortifie celui qui
le fait, il gagne en substance à son contact. C'est le sens de la phrase
augustinienne « La récompense du
bien est le bien, la rétribution du mal, le mal » qui est un principe,
et non une tautologie ; augmentation ou diminution d'être, selon la
direction que l'on choisit.
Il
faut en effet insister sur la dynamique du
bien et du mal : dans les deux cas, après un premier choix d'une portée
généralement limitée et modeste, les actes ont tendance à se répéter en
s'amplifiant. Finalement, ils deviennent une manière de vivre, qui métamorphose
celui qui l'adopte.
Nous
voyons que dans la conception arendtienne de la « banalité du mal »,
il y a de fortes assonances augustiniennes - ce qui n'est pas à proprement
parler étonnant , puisque Hannah Arendt a fait sa thèse sur l'amour chez saint
Augustin.
Tout
à fait dans le prolongement de ces réflexions se situe l'analyse plus
psychologique de Michel Terestchenko sur « la présence ou l'absence à
soi-même » dans le fait de faire le bien, d'agir avec compassion, ou de se
laisser entraîner vers le mal. L'auteur considère la docilité comme le fondement du mal-agir[6].
Cela vaut aussi bien pour les auteurs du crime que pour les témoins passifs.
Les deux sont des êtres dont la volonté a été aliénée par des causalités qui
échappent à leur conscience, les deux sont dispersés, inconstants et
obéissants. Sans avoir rien de substantiel,
ils se nourrissent de l'image que la société leur renvoie. S'ils ne sont pas
totalement exempts d'un sens moral,
celui-ci ne se traduit pas en actes. Vis-à-vis d'une injustice, d'une détresse
humaine, ils ne réagiront pas. Leurs actes ne sont pas motivés et ne semblent pas les engager une fois commis. Ils ne
souffrent pas de réminiscence.
La passivité, qui vient d'un manque d'être, de substance, se
révèle ainsi comme la première face de la destructivité humaine : sa face banale.
Définitions de la mémoire
La
mémoire est la faculté de rappeler des connaissances, des événements et des
états de conscience passés. Elle fait le lien entre les différents temps de la
vie d'une personne. C'est pourquoi Augustin la qualifie comme une force de
l'âme, la première même, à côté de l'intelligence et de la volonté. D'autres
penseurs, en revanche, la considèrent comme notre qualité
la plus fragile et la plus capricieuse.
Les
deux conceptions ont chacune de nombreux adeptes et ne se contredisent qu'en
apparence. Car il y a une ambigüité de la
mémoire : tout en étant une force, elle a sa propre logique qui
échappe à la volonté et à l'intelligence. La mémoire n'est ni rationnelle ni
intellectuelle. Elle est essentiellement infidèle et subjective, entièrement
soumise aux émotions éprouvées par le sujet. Son économie vise l'équilibre de
la personnalité dans le hic et nunc et non la plus grande objectivité possible dans la représentation du passé. C'est pourquoi, contrairement à ce que
l'on croit communément, ce n'est pas le rappel des souvenirs qui est la
première fonction de la mémoire, mais l'oubli. La mémoire commence d'abord par
masquer le passé, pour n'en laisser transparaître, au moment opportun, que ce
qui est utile à la personne. Nous oublions dans une proportion considérable ce
que nous avons vu, vécu et appris, pour ne pas nous surcharger d'informations
et d'émotions au point de nous immobiliser.
Mes
réflexions sur la mémoire s'appuient sur des sources très diverses, qui vont de
saint Augustin via Proust et Bergson aux neurosciences. Sans m'y référer
directement, je formulerai ci-dessous quelques thèses pour élucider le
fonctionnement de la mémoire, dans la mesure où elles peuvent éclairer sa
relation particulière avec le mal.
Quelques lignes directrices pour comprendre le
fonctionnement de la mémoire
La mémoire et le temps : le lien entre perception et souvenir
Un souvenir est une perception à laquelle nous avons
donné un sens (Proust).
La sélection de ce qui deviendra un souvenir se fait
dès la perception, et non ultérieurement (Edelman et Rosenfield)[7].
La perception est toujours partielle et peut être faussée par des
présupposés affectifs ou idéologiques. C'est l'une des raisons qui expliquent
l'existence de mémoires falsifiées, truquées.
Un souvenir est élaboré à plusieurs reprises et se modifie avec le temps. (La théorie du « chaos dynamique » de W. Freeman) La mémoire d'un événement
particulier peut donc changer.
Un
souvenir fait le lien entre deux époques. Quand on l'évoque, il n'est pas perçu
comme une chose passée, mais comme un
présent intemporel.
La mémoire est ce qui confère un sens à la vie
On peut dire en résumé que la mémoire n'est pas
donnée. Elle se construit et se transforme au gré de l'importance que nous
accordons, dans un nouveau contexte, à un événement passé. C'est une force
positive qui fait le lien entre les différentes expériences et connaissances de
la vie d'un être humain et, ce faisant, leur confère un sens.
Si
une réalité passée à laquelle elle se réfère est contredite en tous points par
la réalité présente, la mémoire ne peut pas créer ces liens. Elle se dissout,
et bien que les souvenirs restent
évocables, parfois avec une grande précision, ils sont sans rapport avec la vie
actuelle. Cela crée un sentiment de vide chez la personne qui cherche à
rappeler son passé : celui-ci devient incommensurable.
Ce
phénomène se rencontre fréquemment chez les survivants de la Shoah, aussi bien
chez les victimes que chez les bourreaux.
La mémoire de la Shoah
La
Shoah est le mal absolu. Elle n'est que destruction,
sa visée est le néant, à la fois dans la
décision (Solution finale) et dans
l'exécution (anéantissement systématique de l'âme et du corps, qui passe
par la dépossession de l'image de soi ; par l'exclusion d'un groupe de la
dignité d'être humain ; par le corps humain considéré comme une
chose ; par la fabrication de cadavres ; par la mort sans
sépulture ; par la destruction des traces).
L'
anéantissement sur tous les plans correspond aux trois figures du mal physique,
moral et ontologique.
La Shoah est ainsi ce qui ne
peut faire sens en aucun cas. La
destructivité pure n'est pas récupérable. C'est pourquoi la mémoire de la Shoah
pose problème : elle est un face à face
avec le néant.
La mémoire des victimes et celle des « Täter » (bourreaux)
Pour la Shoah, ni les victimes ni les
bourreaux ne peuvent construire une mémoire normale. Comme je l'ai expliqué, j'entends
par « mémoire normale » une mémoire qui, en liant les différents
temps de la vie de quelqu'un, confère un sens à cette vie. Que cela ne soit pas possible pour les
événements de la Shoah tient à la nature même du mal dont il faudrait se
souvenir : il n'y a pas de mémoire du néant. En dehors de cette raison
d'ordre philosophique, Primo Levi indique les facteurs psychologiques qui
rendent la confrontation avec ces événements difficile, voir impossible même
quarante ans après Auschwitz :
« ... Le souvenir
d'un traumatisme, souffert ou infligé, est lui-même
traumatisant (...) : celui qui a été blessé a tendance à refouler le
souvenir pour ne pas renouveler la douleur ; celui qui a blessé, repousse
le souvenir dans les profondeurs afin de s'en libérer, d'alléger son sentiment
de culpabilité. Ici, comme dans d'autres phénomènes, nous nous trouvons devant
une analogie paradoxale entre victime et oppresseur (...). L'un et l'autre sont
dans le même piège, mais c'est l'oppresseur, et lui seul, qui l'a préparé, ... et
s'il en souffre, il est juste qu'il en soit ainsi, et il est inique que la victime
en souffre, comme elle le fait, même à une distance de plusieurs dizaines
d'années. Il faut encore une fois constater, avec tristesse, que l'offense est
inguérissable. »[8]
La mémoire des victimes
Pour les
victimes, les expériences directes de la Shoah impliquent toujours un traumatisme.
Or, nous savons par la psychopathologie qu'un événement traumatique pose
problème à la mémoire. Il ne se laisse pas facilement intégrer dans la ronde
des souvenirs, il donne le vertige par le non-sens qu'il constitue.
Le philosophe autrichien Jean Améry, torturé par la
Gestapo comme membre de la résistance, et déporté ensuite à Auschwitz en tant
que Juif, a laissé, avant de se suicider trente cinq ans plus tard, en 1978,
les lignes suivantes :
« Qui a été torturé reste
torturé. (...) Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde
comme dans son milieu naturel, l'abomination de l'anéantissement ne s'éteint
jamais. La confiance dans l'humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue,
puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus. »
Les souvenirs du supplicié sont un trou noir qui
l'aspire quand il se penche dessus. D'où le nombre considérable de
suicides parmi eux, souvent des années, voire des décennies après l'événement,
quand, d'un point de vue extérieur, tout paraît aller bien.
En
effet, après l'épreuve, seulement deux possibilités existent pour le
survivant :
La
première est l'oubli, ou plutôt le refoulement le plus complet possible des
événements traumatisants. Une grande majorité des survivants ont choisi cette
voie, la seule qui leur permît de continuer. C'est ce que Podchlebnik, l'unique survivant de la première période du
camp d'extermination de Chelmno, a expliqué à Claude Lanzmann dans Shoah :
« Qu'est-ce qui est
mort en lui à Chelmno ?
Tout est mort. Tout est mort, mais on n'est qu'un
homme, et on veut vivre. Alors, il faut oublier. Il remercie Dieu de ce qui est
resté et qu'il oublie.
Et qu'on ne parle pas de ça. »
A regarder son sourire désespéré, on devine que cette
solution implique de grandes souffrances et que l'oubli est loin d'être
complet.
La
deuxième possibilité qui s'offre au survivant de la Shoah est de perpétuer le
souvenir de ce qu'il a vu et vécu en le transformant en témoignage. Il devient alors, de victime, témoin. Pour
une Juif, cela a une signification particulière.
L' impératif de se souvenir, de témoigner de son
Histoire, est en effet profondément ancrée dans sa culture depuis l'époque
biblique. Chaque Juif doit se rappeler quotidiennement qu'il a été esclave en Égypte ; qu'il y a vécu
comme étranger ; qu'Amaleq a failli le détruire ; et par-dessus tout, il doit se souvenir de Dieu en récitant les paroles du Chema, de l'Ecoute Israël :
« Que ces paroles que je te
dicte aujourd'hui restent dans ton cœur ! Tu les répéteras à tes fils, tu
les leur diras assis dans ta maison et marchant sur la route, couché et
debout ! Tu les attacheras à tes mains comme un signe, sur ton front comme
un bandeau ; tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur tes
portes. »[9
Ces mots font d'Israël le témoin par excellence.
Le mot hébreu pour « témoin » est עד (ed). Il désigne quelqu'un qui a une connaissance
personnelle et immédiate d'un événement ou d'un fait. Dans la Bible, les hommes
témoignent les uns pour les autres ; peut aussi être témoin un objet, tel
qu'une pierre ; ou la lune ; ou un poème :
« Ecrivez maintenant pour votre usage le cantique que voici ;
enseigne-le aux Israélites, mets-le dans leur bouche afin qu'il me serve de
témoin... »[10]
עד (ed), « témoin » est l'anagramme de « דע » (da), l'impératif de « savoir ». Ce sont les
deux lettres du Chema[11] proclamant
l'unité de Dieu qui sont écrites plus grandes que toutes les autres. Est témoin
celui qui sait.
Israël, le témoin par excellence, témoigne pour Dieu
à travers toute sa douloureuse histoire en
sachant qu'il le fait. Cette histoire où, selon les formules
quotidiennement rappelées, il a été esclave et étranger partout où il vivait, où,
à tant de reprises, un quelconque Amaleq
a failli l'annihiler. Or, il se trouve que le mot « עד » (ed), témoin, signifie aussi « éternité » : la
formuleלעולם ועד , (leolam vaed), maintes fois répétée dans
la Bible et traduite généralement par « dans les siècles des
siècles », réunit deux termes distinctes, dont l'un vise l'espace, l'autre
le temps, et veut dire « pour l'éternité ».
Car le témoignage, pour des événement de la portée
de la Shoah, est pour l'éternité ; c'est une déposition devant le tribunal
de l'Histoire. Il n'est pas pour le présent, du moins pas pour celui qui témoigne. La solitude du
témoin est ontologique : Paul Celan dit, en se référant à sa propre
expérience : « Nul ne témoigne pour le témoin ».[12]
En tant que victime, il faisait partie d'une
communauté de destin, même si celle-ci était vouée à la mort. En tant que
témoin, il est seul et en quête de légitimité :
« Je le répète : nous, les survivants,
ne sommes pas les vrais témoins. C'est là une idée qui dérange, dont j'ai pris conscience peu à peu, en lisant les
souvenirs des autres et en relisant les miens à plusieurs années de distance.
Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais
anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l'habileté ou
la chance, n'ont pas touché le fond. Ceux qui l'ont fait, qui ont vu la
Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets. »[13]
Le
problème particulier, nouveau et unique du témoin de la Shoah réside dans le
fait qu'il se trouve dans l'incapacité de transmettre ce que celle-ci a de
spécifique. Le langage ne peut pas cerner le néant qui est de l'ordre de
l'avant, de l'au-delà du langage. Et pourtant il se sent investi de sa mission.
« Je serais incapable de dire si nous l'avons fait, ou
le faisons, par une sorte d'obligation morale envers ceux qui ne sont plus, ou,
au contraire, pour nous délivrer de leur souvenir. La chose certaine, c'est que
nous le faisons en obéissant à une impulsion puissante et durable. »[14]
Ainsi,
les témoins de la Shoah vivent dans le paradoxe. Ils ressentent le devoir de
parler de ce qu'ils ont vu, tout en sachant que le cœur de leur message n'est
pas transmissible. Chez beaucoup d'entre eux, cela a créé une tension
insoutenable. Je pense qu'un grand nombre de suicides parmi les survivants de
la Shoah s'explique par ce fait. Il est frappant de voir dans ce contexte, à
quel point ce sont justement les écrivains
et penseurs, ceux dont on pourrait croire que le langage leur fournit des armes
pour affronter l'événement, qui ont déclaré forfait : non pas tout de
suite, mais après un long combat - que ce soit Bruno Bettelheim, Jean Améry,
Ghérasim Luca, Tadeusz Borowski...
Ou
encore les deux dont je parlerai maintenant, Primo Levi et Paul Celan, pour qui
l'impératif de témoigner était devenu l'essence même de leur vie. Je les ai
rencontrés l'un et l'autre. Tous les deux ont connu la gloire en tant
qu'écrivain ou poète, témoins privilégiés de la Shoah. J'essaierai de montrer
comment, avec le temps, ils se sont trouvés en porte à faux par rapport à la
tâche qu'ils s'étaient assignée.
En
contrepoint à ces deux témoins, j'évoquerai ma rencontre avec d'autres
survivants, qui ne se sentaient pas tenus par un « devoir de
mémoire », qui ont préféré garder le silence sur ces événements. Beaucoup
d'entre eux n'ont jamais parlé de leurs expériences à quiconque, même pas à
leurs familles.
Primo Levi (1919 - 1987)
Biographie
Primo Levi est né à Turin au 78, Corso Re Umberto, où il passe la
majeure partie de sa vie et où il mettra fin à ses jours. Issu d'une famille
juive bourgeoise assimilée, il fait des études de chimie, subit les mesures
antisémites fascistes et réussit finalement à trouver un emploi dans une firme
suisse. En 1943, il rejoint le mouvement partisan Giustizia e Libertà, qui est infiltré par un agent fasciste.
Celui-ci mène personnellement la rafle qui conduit Primo Levi dans le camp
d'internement des Juifs de Fossoli, d'où il est déporté à Auschwitz en février
1944. Levi doit sa survie à un emploi de
chimiste à Buna, Monowitz. Libéré par
l'Armée rouge en janvier 1945, il est interné
pendant quelque temps dans un camp de prisonniers soviétique ; il erre ensuite
pendant des mois à travers l'Europe et ne rentre à Turin qu'en octobre 1945.
Dès 1946, Primo Levi
consigne ses expériences par écrit. Si
c'est un homme est refusé par deux éditeurs, paraît en 1947, mais seuls
1500 exemplaires sont vendus. Ce n'est qu'avec la réédition chez Einaudi, en
1958, suivie de traductions dans
différentes langues, que ce livre commence à avoir le rayonnement mondial qu'on
lui connaît. En revanche, La trève,
publié en 1963, est un succès immédiat.
Pendant toute sa vie
restante, Primo Levi s'applique à faire connaître la Shoah, notamment auprès
des jeunes. Il écrit des romans et des essais, sa renommé comme écrivain, pédagogue
et témoin privilégié va grandissante. En 1986, quarante ans après
Auschwitz, il réfléchit encore une fois à la signification de ces événements
dans Les naufragés et les rescapés. Il
se donne la mort quelques mois plus tard, en avril 1987.
Sa vocation de témoin et son
rapport à la mémoire
Pour Primo Levi, survivre et
témoigner sont indissociablement liés. Pouvoir transmettre l'expérience extrême d'Auschwitz qui lui
semble être le seul sens de sa (sur)vie :
« Je ne crois pas qu'une vie humaine ait
nécessairement un but bien défini, mais si je pense à ma propre vie et aux buts
que je me suis fixés jusqu'ici, je n'en distingue qu'un de bien précis et
conscient, et c'est justement de porter témoignage. (...) »[15]
En exergue à Si
c'est un homme figure un poème, qui est une référence directe à l'Ecoute Israël du Deutéronome, dont
il porte le nom hébreu. Il fait du témoignage l'exigence sacrée d'un écrivain athée.
CHEMA
Vous
qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connait pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule;
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
(citations bibliques directes
en italiques, soulignées par moi).
Exigence
implacable. Et pourtant, Primo Levi est rongé par le doute sur la possibilité
de parler de ces événements même avant de commencer à témoigner. A Auschwitz,
il faisait un cauchemar à répétition, dont il apprit en discutant avec ses
camarades qu'il était partagé par presque tous les détenus : dans son
rêve, il se voit rentré chez lui, en train de raconter à ses proches ce qui
s'est passé, mais tous se détournent de lui, personne ne veut l'écouter.[16]
Le
témoignage de Primo Levi porte sur ce
qu'il a vu de ses propres yeux, ce qu'il a subi et vécu : l'univers
concentrationnaire, la déchéance humaine par le travail forcé, la violence des
gardes et des kapos, la faim, la maladie. Il ne se sent pas mandaté pour parler de la destruction systématique des
Juifs, qui avait lieu à quelques kilomètres de lui, dans les chambres à gaz de
Birkenau. Celle-ci est toujours présente à l'arrière-fond de ses récits, il
parle de ceux qui partent et ne reviennent plus, de ceux qui arrivent pour être
tués sur-le-champ. Mais Primo Levi sait que sa parole ne peut pas les
accompagner jusqu'au bout, qu'elle est impuissante devant leur anéantissement. Il ressent
douloureusement cette limite, qu'il considère comme une tare. Il est convaincu
que c'est de cela qu'il faudrait parler en premier, mais puisqu'il vit, il
n'est pas le « vrai témoin ».
Indépendamment
de ces réserves de fond, le témoignage lui paraît de plus en plus difficile,
même par rapport aux choses qu'il a personnellement vécues. Primo Levi est
parfaitement conscient des pièges de la mémoire. Quarante ans après Auschwitz,
il y réfléchit dans Les naufragés et les
rescapés, explique les mécanismes du refoulement, les truquages du
souvenir, et aussi l'oubli, la répétition, la routine, la superposition du
souvenir réel avec des connaissances ultérieures. L'œuvre du temps l'effraie.
« .. il est vrai ... qu'un souvenir trop souvent évoqué,
et exprimé sous la forme du récit, tend à se fixer en stéréotype, dans une
forme confirmée par l'expérience, cristallisée, perfectionnée, ornée, qui
s'installe à la place du souvenir brut et grossit à ses dépens. »[17]
La
difficulté de plus en plus grande qu'il ressent à transmettre son message, d'en
faire comprendre la portée, me semble être la raison essentielle de son
suicide.
« Il nous est de plus en plus difficile de parler avec
les jeunes. Cela nous apparaît comme un devoir, et, en même temps, comme un
risque : le risque de leur apparaître anachroniques, de ne pas être
écoutés. Il faut que nous le soyons : au-delà de nos expériences
individuelles, nous avons été collectivement les témoins d'un événement
essentiel et imprévu. (...) C'est arrivé en Europe, ... cela peut donc arriver de
nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire. Cela peut se
passer, et partout. »[18]
Selon son amie Lana Millu, ancienne détenue de
Birkenau,
« son regard devenait de plus en plus douloureux avec
les années. Son premier livre, Si c'est
un homme, témoigne d'un mal particulier ; le dernier, Les naufragés et les rescapés, constate
que le mal est insidieusement installé partout. »[19]
Dans
ce dernier livre, Primo Levi analyse la
zone grise des collaborateurs et revient aux « Täter », dont il
souligne la normalité intrinsèque, la « banalité ».
« Les jeunes nous demandent (...) de quelle pâte humaine
étaient faits nos bourreaux. Le mot
désigne nos anciens gardiens, les SS, et, à mon avis, il est impropre : il
fait penser à des individus moralement marqués à la naissance d'une
malformation morale, sadiques, affligés d'une tare originelle. Ils étaient au
contraire faits de la même étoffe que nous, c'étaient des êtres humains moyens,
moyennement intelligents, d'une méchanceté moyenne : sauf exceptions, ce
n'étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, mais ils avaient été mal
éduqués. »[20]
Primo
Levi était, de son propre aveu, agnostique, et l'expérience d'Auschwitz l'avait
confirmé dans ses convictions athées. Il n'a pas supporté ce « ils étaient
comme nous », cette possibilité du néant en chacun de nous. Et le souvenir
du néant l'a finalement poussé à choisir le néant pour lui-même en mettant fin
à sa vie à 68 ans, au faîte de sa gloire, en se précipitant du grand escalier
de sa maison turinoise.
Paul Celan (1920 - 1970)
Biographie
Paul Celan, de son vrai nom Paul
Antschel ou Ancel, dont « Celan » est l'anagramme, est un Juif
germanophone de la ville pluriculturelle et cosmopolite de Czernowitz, la
capitale de la Bucovine à l'époque de l'empire austro-hongrois, annexée par la
Roumanie après la Première Guerre Mondiale ; « une région où
habitaient des hommes et des livres »[21].
Celan visite successivement les écoles allemande, hébraïque et roumaine de
la ville et commence des études de médecine à Tours en 1938. A cause de la
guerre, il retourne en 1939 à Czernowitz. La ville est alors sous contrôle
soviétique. Celan s'inscrit à l'université en anglais et en langues romanes. Quand
les troupes roumaines et allemandes occupent la ville en 1941, il est assigné
aux travaux forcés. Ses parents sont internés dans un camp de travail près du
Bug, où sa mère est assassinée et son père meurt du typhus. Quand Czernowitz repasse sous contrôle
soviétique en 1944, Celan est libéré du
camp de travail. Il poursuit ses études à Bucarest, à Vienne et à Paris, où il
réside jusqu'à sa mort en 1970. Il se marie avec l'artiste Gisèle Lestrange,
avec laquelle il a deux fils, dont le premier meurt en bas âge. Il occupe un
poste de lecteur d'allemand à l'Ecole Normale Supérieure et est par ailleurs
traducteur polyglotte et poétologue.
Rapidement,
Celan est reconnu comme l'un des poètes de langue allemande les plus influents
de sa génération. Il est en contact régulier avec les meilleurs poètes de son
temps et suit attentivement les débats sur les rapports entre langage et
modernité.
Sa langue et son œuvre.
Mis à part un petit texte en prose et deux
conférences, l'œuvre de Celan est
exclusivement poétique. A sa mort, il laisse une dizaine de recueils et une
volumineuse œuvre de traductions en allemand de poètes russes, roumains,
français, anglais, italiens et portugais. Il commence à écrire ses poèmes en
roumain et en allemand, et choisit rapidement l'allemand comme seul moyen
d'expression.
Le choix de cette langue n'allait pas de soi. Celan
est Juif, par identité et par culture, et la Shoah traverse sa vie comme une
fêlure. Elle occupe toute sa pensée. Elle est son sujet unique. Dès son premier
recueil, Celan entreprend la tâche héroïque de se constituer en témoin de la
destruction, de chercher ses mots « du dedans de la langue-de-mort »,
pour la transformer en une « contre-langue » capable d'ériger un mémorial à son peuple. Il est très conscient,
et constamment préoccupé par sa position de funambule :
« ... je tiens à vous dire combien il est difficile pour
un Juif d'écrire en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils
aboutiront bien aussi en Allemagne et - permettez-moi d'évoquer cette chose
terrible -, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui
qui fut l'assassin de ma mère... Et pire encore pourrait arriver... Pourtant mon
destin est celui-ci : d'avoir à écrire des poèmes en allemand. »[22]
Ce destin, Celan l'assume pleinement. Pendant les premières
années après la guerre, et malgré son incurable désespoir, il l'envisage même
avec une lueur d'optimisme. A plusieurs
reprises, il entreprend d'expliquer le sens de sa quête langagière. Dans le
discours de Brême, il met en évidence la parenté des racines de « denken » (penser) et
« danken » (remercier). Il élargit ensuite le champ lexical à
« gedenken » (se souvenir), « Andenken » (souvenir), « eingedenk
sein » (être conscient de ») et « Andacht » (recueillement,
office religieux), et pose ces mots comme jalons de sa tâche. En 1958, Celan
croit encore à la possibilité de réaliser sa mission, de parler de la Shoah en
allemand :
« Accessible, proche et
non perdue, restait, au milieu de tout ce qu'il avait fallu perdre, cette seule
chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue, oui, en dépit de
tout. Mais il lui fallut alors passer par ses propres absences de réponse,
passer par un terrible mutisme, passer par les mille épaisses ténèbres d'une
parole meurtrière. Elle est passé sans se donner de mots pour ce qui avait eu
lieu. Mais elle passa par ce lieu de
l'Evénement. Passa et put à nouveau revenir au jour, ‘enrichie' de tout cela.
C'est dans cette langue que, durant ces années et les années d'après, j'ai
essayé d'écrire des poèmes : pour parler, pour m'orienter et apprendre où
je me trouvais et où il me fallait aller pour que quelque réalité s'ébauchât
pour moi. C'était, nous le voyons, événements, mouvement, cheminement, c'était
l'essai pour gagner une direction. »[23]
Celan voit dans la poésie sa seule chance d'approcher le réel qui pour
lui, recèle toujours du vide - ce
néant qu'il a côtoyé dans la Shoah et dont il entreprend la métamorphose, qu'il
cherche à transformer en ouverture :
« Nous sommes, quand
nous parlons ainsi avec les choses, toujours en voie de les questionner pour
savoir d'où elles viennent et où elles vont, question toujours ouverte, à n'en plus finir, indiquant l'Ouvert,
le vide, le libre - là où nous sommes loin au dehors. C'est ce lieu que le
poème cherche aussi. »[24]
Jamais, Celan ne nomme la
Shoah. Aucun des mots en cours - «l'Holocauste », « la Shoah »,
ou « l'extermination des Juifs par les Nazis » - ne lui paraît convenable. Il dit
simplement « ce qui arriva », ce qui est une manière de reconnaître
que de par sa portée, cet événement se situe au-delà du langage. Il y a là un
parallèle, sans doute conscient, avec le «אין »,
le néant de la Kabbale. Dans le poème « Psaume » du recueil La rose de personne, Celan s'adresse à
Dieu comme absence, comme pur néant, comme « personne », justement ; comme celui qui se cache en
Lui-même et ne peut être cerné avec des mots.
Dans la poésie de Celan, les allusions à la culture juive,
notamment à la Kabbale, sont fréquentes, mais sa position est ailleurs. Ce
poète n'est pas un Juif orthodoxe, qui a son assise exclusive dans sa culture
et tire sa force de sa foi. Ses références sont multiples et pluriculturelles.
Il incarne l'exil à tous les niveaux. Dans une lettre à son éditeur Gershom
Schocken, deux mois avant sa mort, Celan s'explique :
« ... à savoir que pour moi, du moins dans le poème, la
judéité est, parfois, non pas tant une affaire thématique qu'une affaire pneumatique. Non pas que je n'eusse pas aussi exprimé la judéité de façon
thématique : elle est présente sous cette forme aussi sans doute dans
chacun de mes volumes de poèmes ; mes poèmes impliquent mon
judaïsme. »
Sans jamais se départir d'un intense sentiment du sacré,
Celan blasphème et questionne Dieu, dans une sorte « d'athéisme
religieux, (...) figure paradoxale de l'esprit qui semble chercher, avec
énergie et désespoir, le point de convergence messianique entre le sacré et le
profane. »[25] Dans le Hassidisme - et
la Bucovine fut une terre éminemment hassidique - ce genre d'attitude n'était
pas rare, comme le montre, tant par sa vie que par son œuvre, Rabi Nahman de
Bratslav.
Certains des plus beaux poèmes de Celan sont des
prières, dans la tradition juive des prières accusatrices, qui ont leur origine
dans les Psaumes. Ce genre tire sa justification de l'idée de l'Alliance, qui
unit Dieu et son peuple : si Israël doit témoigner pour Dieu de façon
indéfectible, Dieu doit à son tour témoigner pour Israël, ne pas le laisser
seul. C'est pourquoi Celan accuse Dieu, de
la et à partir de la Shoah.
Dans toute son œuvre, l'attention exclusive du poète
est dirigée sur la destruction. Il ne fait jamais allusion à ses expériences au
ghetto ou au camp de travail. Seule l'absence de son peuple l'interpelle. Celan
s'identifie à ce point avec les morts, qu'il parle non seulement en leur nom,
mais par leur bouche.
Tenebrae
Nous sommes tout
près, Seigneur,
tout près et
saisissables.
Déjà happés,
Seigneur,
cramponnés l'un
en l'autre, comme si
le corps de
chacun d'entre nous était
ton corps,
Seigneur.
Prie, Seigneur,
adresse-nous ta
prière,
nous sommes tout
près.
Nous sommes
allés tout pliés
nous sommes
allés nous pencher
à la mare et au
trou d'eau.
Nous sommes
allés à l'abreuvoir, Seigneur.
C'était du sang,
c'était
ce que tu as
versé, Seigneur ;
ça
brillait ;
ça nous jetait
ton image dans les yeux, Seigneur ;
les yeux et la
bouche sont si vides et béants, Seigneur.
Nous avons bu,
Seigneur.
Le sang et
l'image qui était dans le sang, Seigneur.
Prie, Seigneur.
Nous sommes tout
près.[26]
Voici, peut-être, la seule manière possible de parler
de « ce qui arriva ». Car contrairement au récit, la poésie est
capable d'évoquer l'Absence. La prose narrative est linéaire et logique, elle
n'est pas faite pour les abîmes. Un événement raconté se livre dès la première
lecture attentive. Il ne recèle pas de secret, ne renvoie pas à autre chose que
lui-même. D'où le sentiment d'usure quand on y revient à plusieurs reprises.
Poésie versus prose : la différence de langage
sépare d'emblée nos deux témoins privilégiés. Primo Levi cherche à donner une
mémoire à la Shoah en restituant les faits aussi fidèlement que possible. Mais,
comme il l'a affirmé avec force, sa parole doit s'arrêter devant les chambres à
gaz.
Celan ne se heurte pas à ce genre de limitations. La
poésie intègre par nature le silence qu'exigent ces
événements-qui-ne-font-pas-sens. Elle parle à travers ce silence, qui est, nous
l'avons vu, « l'avant de la parole » dans l'ordre du monde, et comme
tel l'unique réponse possible à l'indicible. Donner cette réponse suppose
bien-sûr qu'on croit en l'existence d'un ordre. Pendant longtemps, et tout en
déclarant celui-ci incompréhensible, tout en le récusant, ce fut le cas de
Celan. Voici la deuxième différence fondamentale avec Primo Levi, dont les
convictions athées et humanistes devaient forcément capituler devant la Shoah.
« Dans l'ouvert », Celan fraye son chemin
pour « dire la cause d'un Autre »[27]avec
des mots « taciturnes » (« das erschwiegene Wort »)[28],
qui ont traversé « les mille épaisses ténèbres » de la Shoah.
C'est la raison pour laquelle toujours, « le poème est enclin à se
taire »[29], en même temps qu'il
cherche une présence, un dialogue, une rencontre.
« Les
poèmes sont toujours en route, sont en relation avec quelque chose, tendus vers
quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque chose qui se tient ouvert et
pourrait être habité, vers un Toi auquel on pourrait parler peut-être, vers une
réalité proche d'une parole. (...) »[30]
Et encore, deux ans plus tard :
« Le poème est seul. Il est seul et en chemin.
Celui qui l'écrit lui est simplement donné pour la route. Mais par cela même,
ne voit-on pas que le poème, déjà ici, se tient dans la rencontre - dans le secret de la rencontre ? »[31]
La poésie celanienne montre une prédilection pour le
dialogue : si ce n'est pas Dieu, c'est un autre Tu auquel s'adresse le poète pour rompre sa solitude. Il n'attend pas forcément une réponse, mais il
persiste dans la recherche
d'une rencontre. Or, avec le temps,
celle-ci devient de plus en plus improbable. Car dans son corps à corps avec le
Mal, la parole de Celan se charge de plus en plus de silence, se replie sur
elle-même et finit par se briser.
Dès son origine, le langage du poète est minoritaire,
marginal et élitiste. Alain Suied l'appelle « un cheval de Troie rempli de
signes d'identité, de vocables perdus, de traces d'un passé ethnique et
linguistique explosé. »[32] Au début, les procédés littéraires très personnels dont usait Celan paraissaient comme un atout et lui assuraient
une place de choix sur la scène littéraire de l'après-guerre. Sa poésie
foisonne de néologismes, d'allusions personnelles, historiques, bibliques et
littéraires. Il utilise des mots hébreux, yiddishs, latins, italiens et russes,
des expressions de l'allemand médiéval, qui traversent mystérieusement ses
poèmes et ouvrent des directions multiples pour l'interprétation. La polysémie
est chez lui de règle.
Cependant, bientôt ce ne sont plus des allusions. Les
néologismes notamment envahissent le corps des poèmes, deviennent l'essentiel.
Celan écrit en langage chiffré, tout en poursuivant un principe de réduction.
De recueil en recueil, les poèmes sont de plus en plus brefs et hermétiques.
Dans Lichtzwang et Schneepart, ils ne font plus que quelques mots, dont le
rapport paraît souvent purement personnel.
Ces poèmes sont les témoins d'un combat désespéré avec la Sprachlosigkeit, le mutisme. En effet, avec le passage du temps des
« flaques de néant »[33] s' engouffrent dans le tissu de la parole celanienne et la grignotent de toutes
parts.
« La poésie, Mesdames et
Messieurs : cette parole d'infini, parole de la mort vaine et du seul
Rien... »[34]
Elles finissent par en défaire les mailles, par rendre
sa parole incompréhensible même à ceux qui l'avaient appréciée auparavant.
L'expérience du néant, vécue jour après jour par Celan, devient de moins en
moins communicable.
Et pourtant c'est la communication que cherche le
poète. Celan effectue,
pendant toutes ses années parisiennes, des lectures publiques régulières de ses
poèmes en Allemagne. Il les prépare soigneusement en fonction du public et du
lieu, et dans ses lettres on voit
qu'elle revêtent pour lui une importance capitale.
Il se soucie de leur réception. Bien que reconnu et fêté par la critique,
l'accueil de Celan par ses pairs allemands est mitigé. L'influente Gruppe 47 , où il ne lit qu'une fois, ne
lui décerne pas de prix. Sa poésie passe auprès d'eux pour ésotérique, pas
assez engagée. Cela blesse Celan profondément, qui considère qu'elle touche au
contraire le cœur même de son époque. Une accusation de plagiat de la veuve
d'Yvan Goll, dont il avait traduit des poèmes, le met dans un état paranoïaque.
Ses troubles mentaux s'aggravent, il passe de longs séjours en hôpital
psychiatrique.
En avril 1970, juste avant son suicide, Celan écrit à
son éditeur Undseld. Ces lignes montrent
qu'il est conscient des critiques adressées à ses recueils tardifs, et qu'il
cherche à s'en défendre :
« ... Mes poèmes ne sont devenus
ni plus hermétiques ni plus géométriques ; ils ne sont pas un langage
chiffré ; ils sont une parole ; ils ne s'éloignent pas toujours plus
du quotidien, ils se tiennent (...) dans l'aujourd'hui. Je crois pouvoir dire
qu'avec ce livre je rends compte d'une expérience humaine extrême dans ce monde et ce temps qui sont
les nôtres, et je ne suis pas frappé de mutisme mais sur la voie du nouveau.
... »
Vis-à-vis d'Ilana Shmueli, qu'il connaît depuis son
adolescence à Czernowitz, qu'il avait revue quelques décennies plus tard en
Israël et avec laquelle il vit sa dernière liaison amoureuse, Celan se montre
moins assuré.
« Tes bonnes lettres, Ilana : quand elles
arrivent, elles me soulèvent hors de moi-même et me transportent dans une
parcelle de monde réelle - qui bien entendu ne tarde pas à me congédier à
nouveau, à me renvoyer dans l'insupportable. »[35] (19 janvier 1970)
« En moi il y a un vide infernal, Ilana, mais mes os
disent : nous pensons. » (20 janvier 1970)
« ...
Je ne sais pas. Ce barrage de la pensée et de la mémoire, est-ce quelque chose
de passager ? I feel so
diminished...» (Mars 1970)
« Souvent,
et encore récemment en Allemagne, je me suis dit qu'il me fallait tenir bon à
côté de mes poèmes, de Lichtzwang, et
puis aussi de Schneepart, que mon
tenir-là, c'est mon combat, mon destin. » (3 avril
1970)
« Je ne
suis là que de façon intermittente.
Mes poèmes : à Stuttgart il y a eu une résistance sensible des auditeurs,
à Fribourg, où je les ai lus deux fois, en petit et en tout petit comité, chez
le professeur Baumann, ils n'ont produit d'effet sur aucune des personnes
présentes, pas non plus sur Martin Heidegger - un auditeur d'une qualité d'écoute
et de compréhension extrême. (...)» (6 avril 1970)
Le décalage entre le désir de rencontre qui motive son
écriture, et la fin de non recevoir de ses lecteurs et auditeurs lui est
insupportable. Deux semaines après cette dernière lecture, Celan saute du Pont
Mirabeau. Son corps est repêché de la Seine une dizaine de jours plus tard
seulement.
Faut-il, pour nos deux témoins
privilégiés, conclure à un double constat d'échec ? C'est sans doute ce que les
suicidés voulaient signifier par leur geste, ce fut leur ultime vérité. Ce
n'est pas la nôtre. Car leur témoignage leur survit, לעולם ועד (le olam va ed) pour les siècles des siècles. Le témoignage est pour
l'éternité. « Nul ne témoigne pour le témoin » ? C'est le
témoignage qui témoigne pour le témoin.
Personnes interviewées pour «
Shoah ».
Après ce
bref portrait de deux témoins volontaires de la Shoah et de leur difficulté de
mémoire, je passe maintenant aux personnes qui ont choisi de se taire. Beaucoup
de survivants ont en effet ressenti l'impossibilité de communiquer cette
expérience limite. Le silence des parents envers leurs enfants concernant cette
époque est un phénomène très fréquent, qui a eu des conséquences importantes
pour ces derniers.
Il
existe une volumineuse littérature sur cette deuxième génération, qui se sent
inquiète et frustrée par la rupture de la chaîne des souvenirs. La mémoire des
parents est nécessaire aux enfants pour pouvoir édifier la leur, pour
comprendre d'où ils viennent, cerner cette part de leur identité. Dans la
construction de la mémoire, toutes sortes de facteurs interviennent, dont
l'histoire familiale n'est pas le moindre. Nous ne vivons pas seulement grâce à
nos propres souvenirs, mais aussi grâce à ceux de nos proches.
Face au
silence des survivants de la Shoah, la plupart des enfants ont réagi par le
silence, répondant à la pudeur par la pudeur. Cependant, une fois adultes,
nombreux sont ceux qui ont commencé à lire sur cette époque, à se documenter, à
chercher des noms, à établir une généalogie des disparus. A se créer une
mémoire de seconde main qui souvent n'a fait qu'accentuer leur malaise, car le
savoir qu'ils avaient acquis ne les a pas rapprochés de leurs parents. Il a au
contraire entouré ceux-ci d'une aura d'insupportable, d'incompréhensible, de néant justement qui condamne tout le monde, parents
et enfants, au silence. Et ce néant n'était pas intégrable dans leur propre
mémoire, ce n'était pas la pièce manquante, mais au contraire ce qui
l'empêchait d'exister.
Cependant,
certains, plus heureux ou plus audacieux, ne se sont pas découragés devant le
silence de leurs parents et les ont interrogés, encore et encore. Dans Shoah, la fille de Motke Zaïdl, ancien
membre du Sonderkommando de Ponary qui a réussi à s'évader,
raconte :
« ... Je sais que lorsque
j'étais une toute petite fille, j'avais très peu de contacts avec mon père.
D'abord, il travaillait à l'extérieur, je le voyais assez peu, et puis c'était
un homme silencieux, il ne me parlait pas. Et puis, lorsque j'ai grandi, que
j'ai eu la force d'être face à lui, je l'ai questionné, encore questionné,
toujours questionné, jusqu'à ce que je réussisse à lui arracher toutes ces
bribes de vérité qu'il n'arrivait pas à me dire, parce que, en réalité, il
commençait à me répondre par des moitiés de phrases, il fallait vraiment que je
lui arrache les détails. Et finalement c'est lorsque M. Lanzmann est arrivé
pour la première fois que j'ai entendu, je crois, l'histoire dans sa
totalité. »
Quand j'ai demandé à Motke Zaidl, et à d'autres
survivants que j'ai interviewés, pourquoi ils n'avaient jamais voulu parler de
ces choses à leurs enfants, ils m'ont tous répondu : « Ce n'était pas
la peine. De toute façon, ils n'auraient pas compris. »
A nouveau, cette réponse situe les événements de la Shoah dans le domaine
de l'indicible. Les enfants ne les auraient pas compris : non pas parce
qu'ils n'étaient pas suffisamment intéressés, intelligents et compréhensifs,
mais parce que cet événement n'est pas compréhensible. Les survivants estiment
qu'il vaut mieux se taire que « zerreden » ces choses, les
« abimer avec des mots », selon l'expression allemande.
Une autre idée, plus ou moins
consciente selon le degré de culture et d'adhésion à la foi juive, a déterminé leur choix : la conviction
qu'au silence de Dieu dans le martyre, où « Sa face est cachée », הסתר פנים (hester panim), doit correspondre le
silence humain, que toute parole à ce sujet ne peut être que frivole.
Quand la parole échoue devant la Shoah, la transmission de l'événement
passe par d'autres canaux, et la « mémoire du mal » se construit sur
le silence, qui deviendra éloquent une ou même deux générations plus tard.
La mémoire des « Täter »
Au
cours de mon travail sur Shoah, je me
suis rendu compte qu'il est impossible de
construire une mémoire véridique à partir du mal qu'on a commis, sauf en
cas de « conversion » au
sens religieux. Mais personnellement je n'en ai jamais rencontré, alors que j'ai
été confrontée très souvent à l'attitude de déni et de mensonge dont résulte cette impossibilité de mémoire qui
est notre sujet.
Violence et mensonge, c'est le couple
néfaste et inséparable qui détermine l'attitude des personnes directement
impliquées dans les crimes de la Shoah. Tous les « Täter » que j'ai rencontrés ont accepté de participer à
l'exercice de la violence, et tous
ont réagi à ce fait par le mensonge.
Mensonge sur leur rôle, sur leur responsabilité, sur ce qui a réellement eu
lieu, sur leurs connaissances et leur évaluation des faits, sur leurs
possibilités d'action. Parfois le mensonge a préparé la violence, parfois il
l'a suivie, souvent les deux.
Dans
tous les cas, le mensonge est d'abord mensonge à soi-même. C'est un mécanisme
de défense : même le pire salaud désire de ne pas paraître tel à ses
propres yeux, ni aux yeux des autres. Cela semble être une constante humaine de
ne pas vouloir passer pour quelqu'un de mauvais - ce qui plaiderait pour
l'existence d'un sens moral inné, sans d'ailleurs dire quelque chose sur le
contenu d'un tel sens. Car on trouve toujours et partout la distinction,
la « séparation » entre le bien et le mal, et la volonté de se situer
du côté du bien plutôt que du mal.
Ainsi,
tous les « Täter », quel que soit leur niveau de culture et leur
degré d'implication dans les crimes, montrent cette tendance de se présenter
comme une personne à la moralité intacte. C'est ce prouvent mes rencontres
personnelles aussi bien que les milliers et milliers de pages d'Actes de procès.
On y voit, non sans étonnement, que même des personnages comme Heinrich
Himmler, ou le commandant d'Auschwitz Rudolf Höss, étaient jusqu'à la mort persuadés de leur
propre moralité. Höss se plaint amèrement dans son journal du fait que les
gens n'imaginent pas « qu'il avait lui aussi un cœur.. qu'il n'était pas
mauvais... ». Pour lui, il y avait
pas de rapport entre son « bon cœur » et les actes commis sous sa
responsabilité.
Le rôle de l'idéologie pour la
mémoire
Pour qu'une « mémoire du
mal » puisse se développer, il faut qu'on ait eu conscience de faire le
mal au moment de le commettre ; ou il faut du moins que cette conscience
soit venue après coup, comme une évidence. Or, plus d'un demi siècle après la
fin du nazisme, on sait que la plupart des « Täter » n'ont jamais
souffert d'un sentiment de culpabilité. Soit ils considéraient ne pas avoir
fait du mal, ou bien ne pas être responsable du mal qu'ils avaient pourtant
commis. En parlant de leurs actes, ils
soutenaient régulièrement avoir « fait leur devoir », et rien que
cela.
On voit dans ces déclarations que ces
« Täter » n'ont pas réfléchi au cadre de références qui avait
engendré leurs actions, et ne l'ont
jamais consciemment rejeté. Non qu'ils professaient encore des idées nazies.
Mais à les entendre, rien de très précis n'est venu remplacer ces idées, et
leur conscience est restée étonnamment floue au sujet de leurs opinions et convictions profondes. Ce qui semble les
caractériser dans leur ensemble est leur manque de substance. Cette
constatation nous ramène à saint Augustin et à Hannah Arendt : le mal fait
aussi du mal aux malfaiteurs. Sous leur apparente banalité, ils sont vides
comme des costumes sur des cintres, comme dit Gogol dans une de ses histoires
pétersbourgeoises. Or, le premier pas vers ce vide, le mouvement d'abandon dont
parle Abélard, était l'acceptation de l'idéologie.
L'idéologie nazi avait fait de
l'absolue inégalité des groupes humains son principal article de foi. Sur son
échelle, les « Aryens », le peuple allemand en tête, se trouvaient
tout en haut, les Juifs tout en bas. Ceux-ci étaient considérés à la fois comme
« lebensunwertes Leben » («une vie qui ne vaut pas d'être
vécue »), et comme une menace pour la race aryenne, engagée dans une lutte
mortelle avec eux (« Überlebenskampf »).
Nous savons qu'en quelques années
seulement, cette idéologie a remplacé, sans résistance majeure dans la plupart
des milieux, les anciennes valeurs religieuses et humanistes. Et même si elle
n'a pas été accueillie avec enthousiasme partout, elle a été partout mise en
pratique. L'incroyable force du régime national-socialiste résidait dans sa
pratique, non dans sa « pensée ». Il a fallu très peu de temps pour exclure les Juifs de la société
allemande, de façon si complète que leur déportation vers l'Est parut comme
l'aboutissement logique d'une évolution « nécessaire ».
Pour y arriver, il a néanmoins fallu
opérer un retournement des valeurs à tous les niveaux. Comme pour tout mal, le
début était insignifiant, il ne demandait qu'un petit mouvement d'abandon, la
tolérance d'une injustice. A la fin du processus, dans la Solution finale, ce
retournement est complet, comme le montre la transformation du commandement
biblique « Tu ne tueras point » en « Tu tueras » (Arendt).
C'est là une perversion, dans le sens
littéral, du vice en vertu. A la place du respect de toute vie humaine, de la
pitié naturelle des uns pour les autres, on prône la « virilité »,
laquelle non seulement autorise la violence, mais la commande pour celui qui
veut appartenir au groupe des élus.
La moralité s'identifie alors à la destruction d'un autre groupe humain.
L'assassinat devient moral.
Nous avons dit que dans toutes les
conceptions du mal, celui-ci était associé à la destruction, et notamment à la
destruction de vies humaines. Or, nous savons que celle-ci a toujours et
partout été acceptée. Cependant, jamais gratuitement : il a fallu la
transformer en nécessité, la charger
de sens, d'une signification « supérieure » qui lui enlève le goût d'opprobre. L'idéologie
nazie est un exemple parfait de ce genre d'opération mentale où d'une moralité
générale, valable pour l'humanité entière, on passe à une moralité de groupe
qui réserve le bien pour lui-même, le mal pour les autres.
Ma thèse est que ce passage n'est pas
aussi « normal » qu'on a tendance à le présenter souvent[37]. Certes, une morale particulière basée sur la
destruction peut s'imposer, nous en avons maints exemples, mais elle pose des
problèmes à ceux qui l'acceptent.
Même des nazis convaincus,
antisémites jusque dans la moelle et pétris d'un langage qui déshumanisait
d'emblée « l'ennemi mortel», ont éprouvé des difficultés à tuer des
femmes et des enfants sans défense. Il a fallu des litres d'alcool distribués
aux hommes et toute la pression du groupe pour que les tueries puissent
démarrer et se dérouler sans obstacles majeurs. Si beaucoup d'entre eux ne mettaient pas en doute l'importance de la
« mission historique » de tuer les Juifs, ils considéraient cela
quand-même comme « un travail désagréable » qu'ils étaient « forcés
de faire ».
Déresponsabilisation générale, culte
de l'obéissance. De là il n'y avait plus qu'un pas pour que les bourreaux se
perçoivent eux-mêmes comme victimes. Le sinistre SS-Standartenführer Paul
Blobel n'a pas hésité à déclarer au procès de Nuremberg :
« Je dois dire que nos hommes,
qui ont participé à cela, avaient les nerfs plus en compote que ceux qu'il a
fallu tuer là-bas. »
On voit un peu mieux maintenant
quelle est la part de l'idéologie dans la formation d'une mémoire truquée. L'adhésion à une foi qui
déresponsabilise et à un groupe qui tient lieu d'identité laisse ses marques. Les
personnes qui ont accepté de se soumettre à un tel endoctrinement ne se
responsabilisent pas facilement après la faillite de l'idéologie. Elles auront
toujours tendance à se disculper en falsifiant leur mémoire. Cette
falsification leur permet une continuité dans la vision de leurs vies et
d'eux-mêmes impossible aux victimes, qui ont d'emblée perçu le mal comme mal,
le néant comme néant.
Mécanismes de falsification
de la mémoire
D'après mes propres observations,
cette falsification prenait différentes formes selon le rôle joué dans les tueries :
Dans
leur écrasante majorité, les vrais tueurs ne parlent pas. Pour Shoah, nous avions beaucoup d'adresses de
personnes directement impliquées dans les exécutions, qui avaient purgé leur
peine. Quand nous sommes allés frapper à leur porte, ils nous ont tous
jetés dehors, et violemment. Je ne peux donc rien dire sur leur mémoire
quelques décennies après la Shoah. Une chose cependant est certaine : ils
savaient que ce qu'ils avaient fait était maintenant considéré comme le mal
absolu, alors qu'à l'époque ils l'avaient vu comme quelque chose de nécessaire
à la Cause, et donc bien.
Cette
rupture dans la perception des faits a rendu toute une génération muette. Dans
le cas des « Täter », elle a empêché la construction d'une mémoire en
tant que mémoire du mal. A lire leurs
dépositions, on pourrait croire qu'il y avait les faits et qu'il y avait les
gens, et entre eux, pas de rapport. Dans les Actes de Procès, les bourreaux
insistent sur leur manque de liberté, sur la menace qui planait sur eux en cas
de refus, sur l'obéissance. Il n'y a pas chez eux de prise de conscience du
caractère horrible des crimes, de la souffrance des victimes, du mal comme mal.
Généralement, ils se sentent leurrés : on a abusé de leur bonne volonté,
on leur a fait du tort. C'est leur dernier mot.
Si les vrais tueurs ne parlent pas
après avoir purgé leur peine et « tourné la page », les « fonctionnaires
de la destruction », en revanche, racontent souvent volontiers leur
souvenirs. Leur mémoire n'est pas défaillante, mais truquée. Certains ont
déformé le passé en intériorisant un discours mensonger. Leur mémoire est
restée à l'état exact de la perception de l'événement telle que l'avait dictée
l'idéologie. Un seul exemple : j'ai interviewé l'ancien commandant du Sonderkommando 7a de l'Einsatzgruppe B , et de l'Einsatzkommando 4b de l'Einsatzgruppe
C, ensuite chef du département IVB du RSHA, Dr. Eugen Steimle. Il avait été condamné à
mort par le tribunal militaire US lors des procès des Einsatzgruppen en 1948, sentence qui a été commuée en 20 ans de
réclusion par le Clemency Board. Après huit ans seulement, en 1954, Steimle a été relâché. Il a travaillé comme
professeur d'allemand et d'histoire au lycée protestant à Wilhelmsdorf. Quand
je lui ai téléphoné en prétextant un travail de documentation pour des archives
historiques, il n'a pas hésité à me recevoir. Mais la discussion était
impossible, son discours était fixé à jamais : il avait fait de la Partisanenbekämpfung (lutte contre les partisans), ce qui fut son
devoir en temps de guerre. Et les femmes, les enfants ? Il me prit de
haut : « Vous n'imaginez pas, Madame, le mal qu'un enfant pouvait
faire à l'armée allemande. » Sa mémoire était intacte, il se souvenait de
lieux, de dates et de noms précis, mais ce n'était pas une mémoire du mal.
Les
« fonctionnaires de la destruction » qui avaient eu des fonctions subalternes avaient d'autres stratagèmes.
Ils se comportaient pendant les interviews comme s'ils avaient été les témoins,
et non les acteurs des événements dont ils parlaient. Le passé leur parut comme
un spectacle excitant, sans rapport avec le présent, et qui ne les engage en
rien. Suchomel, dans Shoah, est un
exemple parfait de ce genre d'attitude.
Les procédés de falsification de la mémoire chez les
Täter sont nombreux. A côté de ceux dont j'ai parlé, qui relèvent tous du
mensonge, les plus importants sont le refoulement, la banalisation, et l'oubli.
Faute de temps, je n'en donnerai pas d'exemples. On les trouvera sans peine
ailleurs, ce sont des choses bien connues et bien documentées.
Une dernière remarque peut-être concernant les
spectateurs. Ils se partagent en ceux qui affichent aujourd'hui une attitude de
déni (« on ne savait rien, on souffrait nous-mêmes, c'était la
guerre ») et ceux qui considèrent
que « de toute façon, ça ne nous
regardait pas ». Pas plus que chez les « Täter », le mal ne
s'est inscrit comme mal dans leur mémoire.
La Bible, dans son incomparable concision, concentre
en quelques lignes tout le processus que je viens de décrire[39].
Le meurtre d'Abel, premier crime de l'humanité, première violence exercée, est
aussitôt suivie d'un mensonge :
«Où est ton frère ? » demande Dieu à Caïn.
Après la fausse affirmation du meurtrier « Je ne
sais pas !» vient l'auto-disculpation immédiate : « Suis-je le gardien de mon
frère ? »
La réponse de Dieu est oui. « Qu'as-tu
fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! »[40]
Ce cri ne se taira jamais. Il attend l'oreille qui
l'écoute. Comme la lune, la pierre ou le
chant de Deborah, le sang versé du frère s'est constitué en témoin, « דע » (ed), qui rend compte du crime pour
l'éternité, «לעולם ועד » (leolam vaed).
Le passage à la mémoire collective
En
conclusion nous pouvons dire qu'une mémoire du mal dans le cadre de la Shoah,
mal absolu, face à face avec le néant, est impossible et pour les victimes et
pour les bourreaux.
Mais
le temps passe et les témoignages, écrits et oraux, les documents, les traces
matériels, existent bel et bien et assurent le passage de l'événement dans la mémoire collective. De nouveaux problèmes se posent à ce niveau, qui ont été
abondamment discuté ces dernières années.
Je
n'indiquerai que quelques axes de réflexion pour terminer.
1. « Devoir
de mémoire » ? Les difficultés d'une commémoration de l'horreur.
2. Mémoire
collective, faute collective ? L'Allemagne aujourd'hui.
3. Est-ce
qu'avec le passage du temps et l'historisation des événements, la mémoire des
victimes et celle des bourreaux finissent par se rejoindre, ou restent-elles à
jamais parallèles et incompatibles ? En somme, une mémoire
« objective » est-elle possible pour la Shoah ?
4. Les
dangers de la mémoire collective : comment investir les « lieux de
mémoire » ? Comment enseigner la destruction sans la banaliser ?
Quels problèmes spécifiques pose l'extermination à l'historiographie ?
5. La
transposition dans l'art (au sens large), qui permet d'intégrer le silence,
paraît comme l'uns des moyens les plus adéquats pour constituer une mémoire du
mal. Une des questions importantes est de savoir dans quelle mesure l'on doit accorder à la fiction le droit de
disposer des faits historiques, au risque de les déformer et de transmettre une fausse image
de ce qui a eu lieu.
[1] J. L. Borges, Funès ou la mémoire
[2] Jean-Marie Winkler, Université de Rouen/ERIAC : Entre « banalité
du mal » et banalisation de l'horreur : Dr Fritz Mennecke et Dr Georg
Renno, médecins de l'euthanasie nationale-socialiste »
[3] Genesis Raba, 9 :7
[4] Augustin, Enchiridion, 4,
12
[5] Augustin, Confessions XII
[6] Cf. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du
mal, banalité du bien, La Découverte, M.A.U.S.S., Paris 2005.
[7] Cf. Israel Rosenfield, L'invention de la mémoire, Paris,
Flammarion 1994.
[8] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris,
Gallimard 1989, p. 24
[9] Deutéronome VI, 4 - 9
[10] Deutéronome XXXI, 19.
[11] Deutéronome VI, 4
[12] Paul Celan, Atemwende, S. Fischer, Francfort, 1967,
p. 68
[13] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris,
Gallimard 1989, p. 82
[14] Primo Levi, ibid. p. 83
[15] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, loc. cit.
p. 171.
[16] Cf. Si c'est un homme, chap. 5 ; Les naufragés et les rescapés, préface.
[17] Les naufragés et les rescapés, p. 24.
[18] Ibid. p. 196.
[19] Tzvetan Todorov, Mémoire du mal. Tentation du bien,
Paris, Robert Laffont, 2000, p. 201.
[20] Ibid. p. 199.
[21] Paul Celan, Discours pour
le prix de littérature de la ville de Brême en 1958, Francfort, Suhrkamp, 2000, Gesammelte Werke III, p. 185.
[22] Paul Celan, Lettre, 1946.
[23] Paul Celan, Discours pour
le prix de littérature de la ville de Brême en 1958, Francfort, Suhrkamp, 2000, Gesammelte Werke III, p. 185 - 186.
[24] Paul Celan, „Der Meridian",
discours pour le Prix Büchner à Darmstadt, le 22 octobre 1960, Gesammelte
Werke III, loc. cit. p. 199
[25] Michael Löwy, Rédemption et Utopie : le judaïsme
libertaire en Europe centrale, PUF,
Paris 1988.
[26] Paul Celan, Sprachgitter,
S. Fischer, Francfort, 1959, „Tenebrae", p. 23 - 24; traduction française Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, 1998,
p. 135 - 137.
[27] Paul Celan, Der
Meridian, loc.cit. p. 196
[28] Paul Celan, Von
Schwelle zu Schwelle, Stuttgart, 1955, „Argumentum e silentio" p. 62.
[29] Ibid. p. 197.
[30] Discours de Brême, loc.
cit., p. 186.
[31] Der Meridian, loc. cit. p. 198.
[32] Alain Suied, Kaddish pour Paul Celan, Obsidiane,
Paris 1989, p. 10.
[33] L'expression vient du Rigveda.
[34] Discours de Brême, loc. cit.
[35] Paul
Celan, Ilana Shmueli Correspondance
(1965-1970) Paris, Le Seuil, 2006.
[36] Cf. le discours de
Heinrich Himmler devant les Einsatzgruppen à Posen en 1943.
[37] Voir par exemple Harald
Welzer, Täter, wie aus ganz normalen
Menschen Massenmörder werden, Francfort, Fischer 2005, qui fait de l'idée
qu'on peut charger la morale avec n'importe quel contenu, son axe de réflexion. En socio-psychologie,
c'est une thèse répandue.
[38] Robert M. W. Kempner, SS imKreuzverhör, München 1964, p. 91.
[39] Voir La Genèse, chapitre IV, 9 - 10.
[40] Genèse, IV, 10.
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