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La mémoire du mal
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La mémoire du mal


 

Corinna Coulmas

 

  

Journée d'étude « De la ‘banalité du mal' »
organisée par Michelle-Irène Brudny et Jean-Marie Winkler

ERIAC

Université de Rouen, le 26 février 2010

Paru dans Destins de « la banalité du mal », sous la direction de Michelle-Irène Brudny et Jean-Marie Winkler, éditions de l’éclat, Bibliothèque des fondations, Paris 2011

 

 

6, route de Goderville
76110 Daubeuf-Serville
09 60 11 70 42   -  06 84 11 28 78
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Sommaire


Projet et thèses. 3

Définitions du mal 4
    Les trois formes du Mal, et deux thèses communes à toutes les définitions. 4
    Le mal dans le judaïsme, dans la philosophie grecque et dans le christianisme. 5
    La pensée juive. 5
    La philosophie grecque et la pensée chrétienne. 7
    La « non-substantialité du mal » chez Augustin et  le concept de la « banalité du mal  ». 7

Définitions de la mémoire. 9
Quelques lignes directrices pour comprendre le fonctionnement de la mémoire. 10
    La mémoire et le temps : le lien entre perception et souvenir. 10
    La mémoire est ce qui confère un sens à la vie. 11

 La mémoire de la Shoah. 11
    La mémoire des victimes et celle des « Täter » (bourreaux) 12
    La mémoire des victimes. 12
       Primo Levi (1919 - 1987
       Biographie
         . 16
Sa vocation de témoin et son rapport à la mémoire. 17
       Paul Celan (1920 - 70) 20
       Biographie. 20
         Sa langue et son œuvre. 21
       Personnes interviewées pour « Shoah ». 29

   La mémoire des « Täter ». 31
       Le rôle de l'idéologie pour la mémoire. 33
       Mécanismes de falsification de la mémoire. 35

Le passage à la mémoire collective. 38

 

Projet et thèses


Dans cette communication, je chercherai à mettre en relation le concept du mal avec le concept de la mémoire tant individuelle que collective. Je partirai de la définition augustinienne de la mémoire comme force de l'âme et démontrerai, à l'aide de documents et d'exemples tirés de mes dix années de travail sur le film Shoah, pourquoi une « mémoire du mal » au sens propre est impossible sur le plan individuel, et un problème considérable sur le plan collectif, et cela pour des raisons à la fois  philosophiques et psychologiques, qu'il convient de séparer.

Si j'affirme l'impossibilité d'une mémoire du mal, aussi bien de la part de ceux qui l'ont  commis que de ceux qui l'ont subi, cela ne signifie naturellement pas une absence de souvenirs, mais quelque chose de plus subtil, qui tient à l'élaboration de la conscience, et à la construction du Moi grâce à la liaison, par cette « force de l'âme », des différents faits, époques et croyances de la vie d'une personne. Nous verrons que là où une telle liaison n'est pas possible, les souvenirs ne peuvent pas se constituer en mémoire. Ils restent un amas désordonné et étranger à la personne, à l'instar de ce que dit Funès dans le conte de Borges : « Ma mémoire, Monsieur, est comme un tas d'ordures. » [1]

Je tiens à préciser que dans le cadre de ce colloque, je ne peux donner, pour un sujet aussi vaste, que des pistes de réflexion, et non une argumentation aboutie. Chacun des points abordés pourrait faire l'objet d'une conférence, voire d'un livre. J'en suis parfaitement consciente. Mais il m'a paru important pour notre interrogation sur La ‘banalité' du mal de présenter ce complexe de problèmes dans son ensemble.

Mon exposé se divise en deux parties. Dans une première partie, théorique, j'analyserai brièvement les deux termes constitutifs de mon sujet, le mal et la mémoire. Dans la deuxième partie, je lierai les deux concepts pour une investigation de la mémoire du mal dans le cadre concret de la Shoah. Je parlerai de la mémoire des victimes et de celle des auteurs du crime. Comme nous avons une autre contribution consacrée à la mémoire des « Täter »[2],  qui fournit une documentation riche et précise, je parlerai ici plus longuement des victimes et me concentrerai, pour les Täter, surtout sur les mécanismes de falsification de la mémoire. Je terminerai par quelques réflexions sur le passage de ces événements traumatiques dans la mémoire collective.

 

Définitions du mal


Il y a deux conceptions fondamentales du Mal, qui se retrouvent sous une forme ou une autre dans la philosophie, dans la gnose, et dans les religions. Elles existent parfois parallèlement dans une culture donnée, il arrive même qu'elles se compénètrent. Nous verrons que pour une mémoire du mal, il est capital de savoir à laquelle des deux conceptions l'on se réfère. Elles ont aussi constitué la toile de fond du débat autour de la banalité du mal dans sa partie théorique.

Les deux conceptions fondamentales du Mal peuvent se résumer ainsi :

Dans la première, le Mal est considéré comme une force, comme une réalité métaphysique essentielle.

Dans la seconde, le Mal est vu comme une déficience, comme absence, manque , privation ; comme négativité ;  comme néant.


 

Les trois formes du Mal, et deux thèses communes à toutes les définitions


Selon saint Augustin, et Leibniz, qui a repris sa pensée, le mal revêt trois formes distinctes :

Il y a, tout d'abord, le mal ontologique, qui est notre finitude, l'imperfection et la corruptibilité de tout vivant. Celui-ci s'exprime de deux manières : premièrement, par le mal moral ;  et deuxièmement, par le mal physique.

Dans la Shoah, les trois formes du Mal formes étaient combinées.

Toutes les conceptions du Mal partagent les deux thèses suivantes  :
1.      Le mal est destruction, déséquilibre, voir chaos, alors que le bien est construction, préservation et équilibre.
2.      Le mal se tourne toujours aussi contre le malfaiteur, il le détruit de l'intérieur.

 

Le mal dans le judaïsme, dans la philosophie grecque et dans le christianisme


Très schématiquement on peut dire qu'à l'intérieur de la civilisation judéo-chrétienne, le judaïsme a majoritairement opté pour la première conception du mal comme réalité métaphysique essentielle, la pensée grecque et le christianisme pour la seconde, où il est perçu comme une déficience. Ce choix a eu des conséquences importantes pour l'évolution de la pensée au sein de ces cultures. 


La pensée juive

A quelques exceptions près, le judaïsme considère le mal comme une force qui fait partie du plan de la Création.  Cette vision optimiste découle naturellement de l'idée d'un Dieu Un, bon et omnipotent. Elle a évité aux penseurs juifs les débats autour de la théodicée qui ont tant occupé, et préoccupé, leurs homologues chrétiens.

En commençant « Au commencement... », par une analyse sémantique du premier chapitre de la Genèse, on voit que le mal y est traité comme un élément nécessaire, un facteur constitutif du monde. Les termes qui jalonnent le récit de la Création montrent que celle-ci est  séparation à tous les niveaux . Au fil des six jours primordiaux, « Dieu sépara... la lumière des ténèbres... les eaux supérieures des eaux inférieures ...  le ciel et la terre ... les mers et la terre ferme... le jour et la nuit ». Or, le même verbe להבדיל (séparer, départager) est employé par la suite pour désigner le fait de « distinguer le bien et le mal. » Contrairement à ce qu'insinue le serpent à Eve, cette distinction est donc inscrite dans la logique même de la décision prise par Dieu  de créer, de mettre un monde en face de Lui : en sortant de l'unité primordiale, le mal, comme tout le reste, doit se séparer de son contraire.

Selon cette conception, le mal a donc son origine dans Dieu même, dans la partie de Lui appelée « néant », אין, (aïn) qui  se situe en amont de  la Création et constitue l'avant (ou l'au-delà) de la parole. Puisqu'il contient tous les possibles, c'est, si l'on peut dire, un néant plein, quoique inaccessible, clos à jamais à notre compréhension.  Le mal y a sa racine, mais il ne devient effectif en tant que tel qu'après la Création du monde, où s'effectue sa séparation d'avec le bien.

Au cours des siècles, et en fonction des différents courants de pensée, les représentations du mal dans le judaïsme ont pris des formes diverses. Elles sont impossibles à détailler dans ce cadre. Retenons seulement le fait que dans son ensemble, le Mal n'est pas vu comme quelque chose de purement négatif. Selon les rabbins du Talmud, l'homme a été créé avec deux penchants, le bon et le mauvais penchant,  יצר הטוב - יצר הרע  (yetser hatov et yetser hara), et les deux lui sont  pareillement nécessaires.
« Le péché est issu du mauvais penchant, qui est la force dans l'homme qui le pousse vers la satisfaction de ses instincts et ses ambitions. Néanmoins, le mauvais penchant est essentiel parce qu'il donne à l'homme le désir. Sans lui, personne ne construirait une maison, se marierait, aurait des enfants ou s'engagerait dans le commerce. »[3]
 L'optimisme juif veut que même au sein de la dépravation la plus abjecte se trouve une étincelle de la lumière divine qui peut, et doit, être récupérée.


La philosophie grecque et la pensée chrétienne

Dans la philosophie grecque, notamment dans la mouvance aristotélicienne et néo-platonicienne, le bien et le mal n'ont pas le même statut : le mal y est vu comme une privation, c'est la matière informe, le non encore réalisé, le non-être. Il s'agit de la conception du mal comme déficience, comme vide irrécupérable pour l'homme, conception qui a durablement influencé la pensée chrétienne.

Dans son interprétation du mal, le christianisme insiste sur l'idée du péché. La Chute et la Rédemption sont les deux extrémités entre lesquelles l'histoire humaine se déroule. La conception chrétienne du mal contient des éléments juifs et des éléments grecs. Il y aurait beaucoup à dire sur chacune de ses variantes.  Je n'en évoquerai qu'une ici, d'une importance particulière pour la suite de nos réflexions, à savoir la conception augustinienne de la non-substantialité du mal.

 

La « non-substantialité du mal » chez Augustin et  le concept de la « banalité du mal ».

Pour Augustin, le Mal n'a pas de substance propre. Il est déficience, manque, simple absence du Bien.
« Mais ce qu'on appelle Mal, qu'est-ce d'autre que la privation d'un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont que le fait d'être privé de la santé. (...) De même, tous les vices des âmes, quels qu'ils soient, sont la privation de biens naturels. (...) »[4]
Augustin était manichéen avant d'être chrétien, il est donc passé d'une conception fondamentale du mal à l'autre. A première vue, sa définition du mal comme « absence de bien » peut paraître rassurante, minimaliste, comme si en fin de compte, le mal n'était rien, ou presque ; et en effet, elle a souvent été interprétée ainsi. Or, c'est à l'évidence tout le contraire. Le Mal comme absence ne signifie pas qu'il n'est rien, mais qu'il est néant.
« Être privé de tout bien, c'est le néant absolu. »[5]
Contrairement au  אין  juif, ce néant-là est vide, absolument. Il est privation de tout, et c'est ce qui rend cette conception si effroyable. Car sur le néant comme absence d'être, nous n'avons pas prise. Nous ne pouvons le combattre, puisqu'il n'y a rien à affronter. Il n'a rien à nous apprendre. Il n'est pas intégrable dans un quelconque plan de la Création, il ne peut pas se  transformer en son contraire, comme le yetser hara, le mauvais penchant de l'homme, dans le judaïsme. Il aspire la conscience dans un tourbillon, la tire vers le fond et l'engloutit.

Le mal néant efface, anéantit tous ceux qui d'une manière ou d'une autre ont à faire à lui. Il détruit sa cible, et aussi celui qui le commet, en le vidant de sa substance, de  telle façon qu'au bout d'un certain temps, il n'a plus aucun moyen d'y résister. Abélard pense que le propre du péché - pour lui le mal par excellence -, est un simple mouvement d'abandon. Car pour ce philosophe, le consentement passif au mal cause la perte de l'âme. A l'inverse, le bien fortifie celui qui le fait, il gagne en substance à son contact. C'est le sens de la phrase augustinienne « La récompense du bien est le bien, la rétribution du mal, le mal » qui est un principe, et non une tautologie ; augmentation ou diminution d'être, selon la direction que l'on choisit.

Il faut en effet insister sur la dynamique du bien et du mal : dans les deux cas, après un premier choix d'une portée généralement limitée et modeste, les actes ont tendance à se répéter en s'amplifiant. Finalement, ils deviennent une manière de vivre, qui métamorphose celui qui l'adopte. 

Nous voyons que dans la conception arendtienne de la « banalité du mal », il y a de fortes assonances augustiniennes - ce qui n'est pas à proprement parler étonnant , puisque Hannah Arendt a fait sa thèse sur l'amour chez saint Augustin.

Tout à fait dans le prolongement de ces réflexions se situe l'analyse plus psychologique de Michel Terestchenko sur « la présence ou l'absence à soi-même » dans le fait de faire le bien, d'agir avec compassion, ou de se laisser entraîner vers le mal. L'auteur considère la docilité comme le fondement du mal-agir[6]. Cela vaut aussi bien pour les auteurs du crime que pour les témoins passifs. Les deux sont des êtres dont la volonté a été aliénée par des causalités qui échappent à leur conscience, les deux sont dispersés, inconstants et obéissants. Sans avoir rien de substantiel, ils se nourrissent de l'image que la société leur renvoie. S'ils ne sont pas totalement exempts d'un sens  moral, celui-ci ne se traduit pas en actes. Vis-à-vis d'une injustice, d'une détresse humaine, ils ne réagiront pas. Leurs actes ne sont pas motivés et ne semblent pas les engager une fois commis. Ils ne souffrent pas de réminiscence.

La passivité, qui vient d'un manque d'être, de substance, se révèle ainsi comme la première face de la destructivité humaine : sa face banale.





Définitions de la mémoire


La mémoire est la faculté de rappeler des connaissances, des événements et des états de conscience passés. Elle fait le lien entre les différents temps de la vie d'une personne. C'est pourquoi Augustin la qualifie comme une force de l'âme, la première même, à côté de l'intelligence et de la volonté. D'autres penseurs, en revanche, la  considèrent  comme notre qualité la plus fragile et la plus capricieuse.

Les deux conceptions ont chacune de nombreux adeptes et ne se contredisent qu'en apparence. Car il y a une ambigüité de la mémoire : tout en étant une force, elle a sa propre logique qui échappe à la volonté et à l'intelligence. La mémoire n'est ni rationnelle ni intellectuelle. Elle est essentiellement infidèle et subjective, entièrement soumise aux émotions éprouvées par le sujet. Son économie vise l'équilibre de la personnalité dans le hic et nunc et non la plus grande objectivité possible dans la représentation du passé. C'est pourquoi, contrairement à ce que l'on croit communément, ce n'est pas le rappel des souvenirs qui est la première fonction de la mémoire, mais l'oubli. La mémoire commence d'abord par masquer le passé, pour n'en laisser transparaître, au moment opportun, que ce qui est utile à la personne. Nous oublions dans une proportion considérable ce que nous avons vu, vécu et appris, pour ne pas nous surcharger d'informations et d'émotions au point de nous immobiliser.

Mes réflexions sur la mémoire s'appuient sur des sources très diverses, qui vont de saint Augustin via Proust et Bergson aux neurosciences. Sans m'y référer directement, je formulerai ci-dessous quelques thèses pour élucider le fonctionnement de la mémoire, dans la mesure où elles peuvent éclairer sa relation particulière avec le mal.



 

Quelques lignes directrices pour comprendre le fonctionnement de la mémoire


La mémoire et le temps : le lien entre perception et souvenir

Un souvenir est une perception à laquelle nous avons donné un sens (Proust).

La sélection de ce qui deviendra un souvenir se fait dès la perception, et non ultérieurement (Edelman et Rosenfield)[7]

La perception est toujours partielle et peut être faussée par des présupposés affectifs ou idéologiques. C'est l'une des raisons qui expliquent l'existence de mémoires falsifiées, truquées.

Un souvenir est élaboré à plusieurs reprises et se modifie avec le temps. (La théorie du « chaos dynamique » de W. Freeman) La mémoire d'un événement particulier peut donc changer.

Un souvenir fait le lien entre deux époques. Quand on l'évoque, il n'est pas perçu comme une chose  passée, mais comme un présent intemporel.


La mémoire est ce qui confère un sens à la vie

On peut dire en résumé que la mémoire n'est pas donnée. Elle se construit et se transforme au gré de l'importance que nous accordons, dans un nouveau contexte, à un événement passé. C'est une force positive qui fait le lien entre les différentes expériences et connaissances de la vie d'un être humain et, ce faisant, leur confère un sens.

Si une réalité passée à laquelle elle se réfère est contredite en tous points par la réalité présente, la mémoire ne peut pas créer ces liens. Elle se dissout, et bien que les souvenirs  restent évocables, parfois avec une grande précision, ils sont sans rapport avec la vie actuelle. Cela crée un sentiment de vide chez la personne qui cherche à rappeler son passé : celui-ci devient incommensurable.

Ce phénomène se rencontre fréquemment chez les survivants de la Shoah, aussi bien chez les victimes que chez les bourreaux.

 




La mémoire de la Shoah


La Shoah est le mal absolu. Elle n'est que destruction, sa visée est le néant, à la fois  dans la décision (Solution finale) et dans l'exécution (anéantissement systématique de l'âme et du corps, qui passe par la dépossession de l'image de soi ; par l'exclusion d'un groupe de la dignité d'être humain ; par le corps humain considéré comme une chose ; par la fabrication de cadavres ; par la mort sans sépulture ; par la destruction des traces).

L' anéantissement sur tous les plans correspond aux trois figures du mal physique, moral et ontologique.

La Shoah est ainsi ce qui ne peut faire sens en aucun cas. La destructivité pure n'est pas récupérable. C'est pourquoi la mémoire de la Shoah pose problème : elle est un face à face avec le néant.




La mémoire des victimes et celle des « Täter » (bourreaux)


Pour la Shoah, ni les victimes ni les bourreaux ne peuvent construire une mémoire normale. Comme je l'ai expliqué, j'entends par « mémoire normale » une mémoire qui, en liant les différents temps de la vie de quelqu'un, confère un sens à cette vie.  Que cela ne soit pas possible pour les événements de la Shoah tient à la nature même du mal dont il faudrait se souvenir : il n'y a pas de mémoire du néant. En dehors de cette raison d'ordre philosophique, Primo Levi indique les facteurs psychologiques qui rendent la confrontation avec ces événements difficile, voir impossible même quarante ans après Auschwitz  :
« ... Le souvenir d'un traumatisme, souffert ou infligé, est lui-même traumatisant (...) : celui qui a été blessé a tendance à refouler le souvenir pour ne pas renouveler la douleur ; celui qui a blessé, repousse le souvenir dans les profondeurs afin de s'en libérer, d'alléger son sentiment de culpabilité. Ici, comme dans d'autres phénomènes, nous nous trouvons devant une analogie paradoxale entre victime et oppresseur (...). L'un et l'autre sont dans le même piège, mais c'est l'oppresseur, et lui seul, qui l'a préparé, ... et s'il en souffre, il est juste qu'il en soit ainsi, et il est inique que la victime en souffre, comme elle le fait, même à une distance de plusieurs dizaines d'années. Il faut encore une fois constater, avec tristesse, que l'offense est inguérissable. »[8]



La mémoire des victimes


Pour les victimes, les expériences directes de la Shoah impliquent toujours un traumatisme. Or, nous savons par la psychopathologie qu'un événement traumatique pose problème à la mémoire. Il ne se laisse pas facilement intégrer dans la ronde des souvenirs, il donne le vertige par le non-sens qu'il constitue.

Le philosophe autrichien Jean Améry, torturé par la Gestapo comme membre de la résistance, et déporté ensuite à Auschwitz en tant que Juif, a laissé, avant de se suicider trente cinq ans plus tard, en 1978, les lignes suivantes :
« Qui a été torturé reste torturé. (...) Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l'abomination de l'anéantissement ne s'éteint jamais. La confiance dans l'humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus. »
Les souvenirs du supplicié sont un trou noir qui l'aspire quand il se  penche  dessus. D'où le nombre considérable de suicides parmi eux, souvent des années, voire des décennies après l'événement, quand, d'un point de vue extérieur, tout paraît aller bien.

En effet, après l'épreuve, seulement deux possibilités existent pour le survivant :

La première est l'oubli, ou plutôt le refoulement le plus complet possible des événements traumatisants. Une grande majorité des survivants ont choisi cette voie, la seule qui leur permît de continuer.  C'est ce que Podchlebnik, l'unique survivant de la première période du camp d'extermination de Chelmno, a expliqué à Claude Lanzmann dans Shoah :
« Qu'est-ce qui est mort en lui à Chelmno ?
Tout est mort. Tout est mort, mais on n'est qu'un homme, et on veut vivre. Alors, il faut oublier. Il remercie Dieu de ce qui est resté et qu'il oublie.
Et qu'on ne parle pas de ça. »
A regarder son sourire désespéré, on devine que cette solution implique de grandes souffrances et que l'oubli est loin d'être complet.

La deuxième possibilité qui s'offre au survivant de la Shoah est de perpétuer le souvenir de ce qu'il a vu et vécu en le  transformant en témoignage. Il devient alors, de victime, témoin. Pour une Juif, cela a une signification particulière.

L' impératif de se souvenir, de témoigner de son Histoire, est en effet profondément ancrée dans sa culture depuis l'époque biblique. Chaque Juif doit se rappeler quotidiennement qu'il a été esclave en Égypte ; qu'il y a vécu comme étranger ; qu'Amaleq  a failli le détruire ; et par-dessus tout, il doit se souvenir de Dieu en récitant les paroles du Chema, de l'Ecoute Israël :
« Que ces paroles que je te dicte aujourd'hui restent dans ton cœur ! Tu les répéteras à tes fils, tu les leur diras assis dans ta maison et marchant sur la route, couché et debout ! Tu les attacheras à tes mains comme un signe, sur ton front comme un bandeau ; tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur tes portes. »[9
Ces mots font d'Israël le témoin par excellence.

Le mot hébreu pour « témoin » est עד (ed). Il désigne quelqu'un qui a une connaissance personnelle et immédiate d'un événement ou d'un fait. Dans la Bible, les hommes témoignent les uns pour les autres ; peut aussi être témoin un objet, tel qu'une pierre ; ou la lune ; ou un poème :
 « Ecrivez maintenant pour votre usage le cantique que voici ; enseigne-le aux Israélites, mets-le dans leur bouche afin qu'il me serve de témoin... »[10]

עד (ed), « témoin » est l'anagramme de « דע » (da), l'impératif de « savoir ». Ce sont les deux lettres du Chema[11] proclamant l'unité de Dieu qui sont écrites plus grandes que toutes les autres. Est témoin celui qui sait.

Israël, le témoin par excellence, témoigne pour Dieu à travers toute sa douloureuse histoire en sachant qu'il le fait. Cette histoire où, selon les formules quotidiennement rappelées, il a été esclave et étranger partout où il vivait, où, à tant de reprises, un quelconque  Amaleq a failli l'annihiler. Or, il se trouve que le mot « עד » (ed), témoin, signifie aussi « éternité » : la formuleלעולם ועד , (leolam vaed), maintes fois répétée dans la Bible et traduite généralement par « dans les siècles des siècles », réunit deux termes distinctes, dont l'un vise l'espace, l'autre le temps, et veut dire « pour l'éternité ».

Car le témoignage, pour des événement de la portée de la Shoah, est pour l'éternité ; c'est une déposition devant le tribunal de l'Histoire. Il n'est pas pour le présent, du moins pas  pour celui qui témoigne. La solitude du témoin est ontologique : Paul Celan dit, en se référant à sa propre expérience : « Nul ne témoigne pour le témoin ».[12]

En tant que victime, il faisait partie d'une communauté de destin, même si celle-ci était vouée à la mort. En tant que témoin, il est seul et en quête de légitimité :
« Je le répète : nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins. C'est là  une idée qui dérange, dont j'ai pris conscience peu à peu, en lisant les souvenirs des autres et en relisant les miens à plusieurs années de distance. Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l'habileté ou la chance, n'ont pas touché le fond. Ceux qui l'ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets. »[13]
Le problème particulier, nouveau et unique du témoin de la Shoah réside dans le fait qu'il se trouve dans l'incapacité de transmettre ce que celle-ci a de spécifique. Le langage ne peut pas cerner le néant qui est de l'ordre de l'avant, de l'au-delà du langage. Et pourtant il se sent investi de sa  mission.
« Je serais incapable de dire si nous l'avons fait, ou le faisons, par une sorte d'obligation morale envers ceux qui ne sont plus, ou, au contraire, pour nous délivrer de leur souvenir. La chose certaine, c'est que nous le faisons en obéissant à une impulsion puissante et durable. »[14]
Ainsi, les témoins de la Shoah vivent dans le paradoxe. Ils ressentent le devoir de parler de ce qu'ils ont vu, tout en sachant que le cœur de leur message n'est pas transmissible. Chez beaucoup d'entre eux, cela a créé une tension insoutenable. Je pense qu'un grand nombre de suicides parmi les survivants de la Shoah s'explique par ce fait. Il est frappant de voir dans ce contexte, à quel point ce sont justement  les écrivains et penseurs, ceux dont on pourrait croire que le langage leur fournit des armes pour affronter l'événement, qui ont déclaré forfait : non pas tout de suite, mais après un long combat - que ce soit Bruno Bettelheim, Jean Améry, Ghérasim Luca, Tadeusz Borowski...

Ou encore les deux dont je parlerai maintenant, Primo Levi et Paul Celan, pour qui l'impératif de témoigner était devenu l'essence même de leur vie. Je les ai rencontrés l'un et l'autre. Tous les deux ont connu la gloire en tant qu'écrivain ou poète, témoins privilégiés de la Shoah. J'essaierai de montrer comment, avec le temps, ils se sont trouvés en porte à faux par rapport à la tâche qu'ils s'étaient assignée.

En contrepoint à ces deux témoins, j'évoquerai ma rencontre avec d'autres survivants, qui ne se sentaient pas tenus par un « devoir de mémoire », qui ont préféré garder le silence sur ces événements. Beaucoup d'entre eux n'ont jamais parlé de leurs expériences à quiconque, même pas à leurs familles.




Primo Levi (1919 - 1987)

Biographie
 Primo Levi est né à Turin au 78, Corso Re Umberto, où il passe la majeure partie de sa vie et où il mettra fin à ses jours. Issu d'une famille juive bourgeoise assimilée, il fait des études de chimie, subit les mesures antisémites fascistes et réussit finalement à trouver un emploi dans une firme suisse. En 1943, il rejoint le mouvement partisan Giustizia e Libertà, qui est infiltré par un agent fasciste. Celui-ci mène personnellement la rafle qui conduit Primo Levi dans le camp d'internement des Juifs de Fossoli, d'où il est déporté à Auschwitz en février 1944. Levi doit sa survie à un emploi  de chimiste à Buna, Monowitz.  Libéré par l'Armée rouge en janvier 1945, il est interné pendant quelque temps dans un camp de prisonniers soviétique ; il erre ensuite pendant des mois à travers l'Europe et ne rentre à Turin qu'en octobre 1945.

Dès 1946, Primo Levi consigne ses expériences par écrit. Si c'est un homme est refusé par deux éditeurs, paraît en 1947, mais seuls 1500 exemplaires sont vendus. Ce n'est qu'avec la réédition chez Einaudi, en 1958, suivie de  traductions dans différentes langues, que ce livre commence à avoir le rayonnement mondial qu'on lui connaît. En revanche, La trève, publié en 1963, est un succès immédiat.

Pendant toute sa vie restante, Primo Levi s'applique à faire connaître la Shoah, notamment auprès des jeunes. Il écrit des romans et des essais, sa renommé comme écrivain, pédagogue et témoin privilégié va grandissante. En 1986, quarante ans après Auschwitz, il réfléchit encore une fois à la signification de ces événements dans Les naufragés et les rescapés. Il se donne la mort quelques mois plus tard, en avril 1987.

 


Sa vocation de témoin et son rapport à la mémoire
Pour Primo Levi, survivre et témoigner sont indissociablement liés. Pouvoir transmettre  l'expérience extrême d'Auschwitz qui lui semble être le seul sens de sa  (sur)vie :

 « Je ne crois pas qu'une vie humaine ait nécessairement un but bien défini, mais si je pense à ma propre vie et aux buts que je me suis fixés jusqu'ici, je n'en distingue qu'un de bien précis et conscient, et c'est justement de porter témoignage. (...) »[15]
En exergue à Si c'est un homme figure un poème, qui est une référence directe à l'Ecoute Israël  du Deutéronome, dont il porte le nom hébreu. Il fait du témoignage l'exigence sacrée d'un écrivain athée.

CHEMA
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connait pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule;
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
  (citations bibliques directes en italiques, soulignées par moi).

Exigence implacable. Et pourtant, Primo Levi est rongé par le doute sur la possibilité de parler de ces événements même avant de commencer à témoigner. A Auschwitz, il faisait un cauchemar à répétition, dont il apprit en discutant avec ses camarades qu'il était partagé par presque tous les détenus : dans son rêve, il se voit rentré chez lui, en train de raconter à ses proches ce qui s'est passé, mais tous se détournent de lui, personne ne veut l'écouter.[16]

Le témoignage de Primo Levi  porte sur ce qu'il a vu de ses propres yeux, ce qu'il a subi et vécu : l'univers concentrationnaire, la déchéance humaine par le travail forcé, la violence des gardes et des kapos, la faim, la maladie.  Il ne se sent pas mandaté pour parler de la destruction systématique des Juifs, qui avait lieu à quelques kilomètres de lui, dans les chambres à gaz de Birkenau. Celle-ci est toujours présente à l'arrière-fond de ses récits, il parle de ceux qui partent et ne reviennent plus, de ceux qui arrivent pour être tués sur-le-champ. Mais Primo Levi sait que sa parole ne peut pas les accompagner jusqu'au bout, qu'elle est impuissante devant leur anéantissement. Il ressent douloureusement cette limite, qu'il considère comme une tare. Il est convaincu que c'est de cela qu'il faudrait parler en premier, mais puisqu'il vit, il n'est pas le « vrai témoin ».

Indépendamment de ces réserves de fond, le témoignage lui paraît de plus en plus difficile, même par rapport aux choses qu'il a personnellement vécues. Primo Levi est parfaitement conscient des pièges de la mémoire. Quarante ans après Auschwitz, il y réfléchit dans Les naufragés et les rescapés, explique les mécanismes du refoulement, les truquages du souvenir, et aussi l'oubli, la répétition, la routine, la superposition du souvenir réel avec des connaissances ultérieures. L'œuvre du temps l'effraie.
« .. il est vrai ... qu'un souvenir trop souvent évoqué, et exprimé sous la forme du récit, tend à se fixer en stéréotype, dans une forme confirmée par l'expérience, cristallisée, perfectionnée, ornée, qui s'installe à la place du souvenir brut et grossit à ses dépens. »[17]
La difficulté de plus en plus grande qu'il ressent à transmettre son message, d'en faire comprendre la portée, me semble être la raison essentielle de son suicide.

« Il nous est de plus en plus difficile de parler avec les jeunes. Cela nous apparaît comme un devoir, et, en même temps, comme un risque : le risque de leur apparaître anachroniques, de ne pas être écoutés. Il faut que nous le soyons : au-delà de nos expériences individuelles, nous avons été collectivement les témoins d'un événement essentiel et imprévu. (...) C'est arrivé en Europe, ... cela peut donc arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire. Cela peut se passer, et partout. »[18]

Selon son amie Lana Millu, ancienne détenue de Birkenau,
« son regard devenait de plus en plus douloureux avec les années. Son premier livre, Si c'est un homme, témoigne d'un mal particulier ; le dernier, Les naufragés et les rescapés, constate que le mal est insidieusement installé partout. »[19]
Dans ce dernier livre, Primo Levi analyse la zone grise des collaborateurs et revient aux « Täter », dont il souligne la normalité intrinsèque, la « banalité ».

« Les jeunes nous demandent (...) de quelle pâte humaine étaient faits nos bourreaux. Le mot désigne nos anciens gardiens, les SS, et, à mon avis, il est impropre : il fait penser à des individus moralement marqués à la naissance d'une malformation morale, sadiques, affligés d'une tare originelle. Ils étaient au contraire faits de la même étoffe que nous, c'étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d'une méchanceté moyenne : sauf exceptions, ce n'étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, mais ils avaient été mal éduqués. »[20]
Primo Levi était, de son propre aveu, agnostique, et l'expérience d'Auschwitz l'avait confirmé dans ses convictions athées. Il n'a pas supporté ce « ils étaient comme nous », cette possibilité du néant en chacun de nous. Et le souvenir du néant l'a finalement poussé à choisir le néant pour lui-même en mettant fin à sa vie à 68 ans, au faîte de sa gloire, en se précipitant du grand escalier de sa maison turinoise.




 

Paul Celan (1920 - 1970)

Biographie
Paul Celan, de son vrai nom Paul Antschel ou Ancel, dont « Celan » est l'anagramme, est un Juif germanophone de la ville pluriculturelle et cosmopolite de Czernowitz, la capitale de la Bucovine à l'époque de l'empire austro-hongrois, annexée par la Roumanie après la Première Guerre Mondiale ; « une région où habitaient des hommes et des livres »[21]. Celan visite successivement les écoles allemande, hébraïque et roumaine de la ville et commence des études de médecine à Tours en 1938. A cause de la guerre, il retourne en 1939 à Czernowitz. La ville est alors sous contrôle soviétique. Celan s'inscrit à l'université en anglais et en langues romanes. Quand les troupes roumaines et allemandes occupent la ville en 1941, il est assigné aux travaux forcés. Ses parents sont internés dans un camp de travail près du Bug, où sa mère est assassinée et son père meurt du  typhus. Quand Czernowitz repasse sous contrôle soviétique en 1944,  Celan est libéré du camp de travail. Il poursuit ses études à Bucarest, à Vienne et à Paris, où il réside jusqu'à sa mort en 1970. Il se marie avec l'artiste Gisèle Lestrange, avec laquelle il a deux fils, dont le premier meurt en bas âge. Il occupe un poste de lecteur d'allemand à l'Ecole Normale Supérieure et est par ailleurs traducteur polyglotte et poétologue.

Rapidement, Celan est reconnu comme l'un des poètes de langue allemande les plus influents de sa génération. Il est en contact régulier avec les meilleurs poètes de son temps et suit attentivement les débats sur les rapports entre langage et modernité.



Sa langue et son œuvre.
Mis à part un petit texte en prose et deux conférences, l'œuvre  de Celan est exclusivement poétique. A sa mort, il laisse une dizaine de recueils et une volumineuse œuvre de traductions en allemand de poètes russes, roumains, français, anglais, italiens et portugais. Il commence à écrire ses poèmes en roumain et en allemand, et choisit rapidement l'allemand comme seul moyen d'expression.
 
Le choix de cette langue n'allait pas de soi. Celan est Juif, par identité et par culture, et la Shoah traverse sa vie comme une fêlure. Elle occupe toute sa pensée. Elle est son sujet unique. Dès son premier recueil, Celan entreprend la tâche héroïque de se constituer en témoin de la destruction, de chercher ses mots « du dedans de la langue-de-mort », pour la transformer en une « contre-langue » capable d'ériger un  mémorial à son peuple. Il est très conscient, et constamment préoccupé par sa position de funambule : 
« ... je tiens à vous dire combien il est difficile pour un Juif d'écrire en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et - permettez-moi d'évoquer cette chose terrible -, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l'assassin de ma mère... Et pire encore pourrait arriver... Pourtant mon destin est celui-ci : d'avoir à écrire des poèmes en allemand. »[22]
Ce destin, Celan l'assume pleinement. Pendant les premières années après la guerre, et malgré son incurable désespoir, il l'envisage même avec une lueur d'optimisme.  A plusieurs reprises, il entreprend d'expliquer le sens de sa quête langagière. Dans le discours de Brême, il met en évidence la parenté des racines de  « denken » (penser) et « danken » (remercier). Il élargit ensuite le champ lexical à « gedenken » (se souvenir), « Andenken » (souvenir), « eingedenk sein » (être conscient de ») et « Andacht » (recueillement, office religieux), et pose ces mots comme jalons de sa tâche. En 1958, Celan croit encore à la possibilité de réaliser sa mission, de parler de la Shoah en allemand :
« Accessible, proche et non perdue, restait, au milieu de tout ce qu'il avait fallu perdre, cette seule chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue, oui, en dépit de tout. Mais il lui fallut alors passer par ses propres absences de réponse, passer par un terrible mutisme, passer par les mille épaisses ténèbres d'une parole meurtrière. Elle est passé sans se donner de mots pour ce qui avait eu lieu. Mais elle  passa par ce lieu de l'Evénement. Passa et put à nouveau revenir au jour, ‘enrichie' de tout cela. C'est dans cette langue que, durant ces années et les années d'après, j'ai essayé d'écrire des poèmes : pour parler, pour m'orienter et apprendre où je me trouvais et où il me fallait aller pour que quelque réalité s'ébauchât pour moi. C'était, nous le voyons, événements, mouvement, cheminement, c'était l'essai pour gagner une direction. »[23]
Celan voit dans la poésie sa seule chance d'approcher le réel qui pour lui, recèle toujours du vide - ce néant qu'il a côtoyé dans la Shoah et dont il entreprend la métamorphose, qu'il cherche à transformer en ouverture :
« Nous sommes, quand nous parlons ainsi avec les choses, toujours en voie de les questionner pour savoir d'où elles viennent et où elles vont, question toujours ouverte, à n'en plus finir, indiquant l'Ouvert, le vide, le libre - là où nous sommes loin au dehors. C'est ce lieu que le poème cherche aussi. »[24]

Jamais, Celan ne nomme la Shoah. Aucun des mots en cours - «l'Holocauste », « la Shoah », ou « l'extermination des Juifs par les Nazis » -  ne lui paraît convenable. Il dit simplement « ce qui arriva », ce qui est une manière de reconnaître que de par sa portée, cet événement se situe au-delà du langage. Il y a là un parallèle, sans doute conscient, avec le «אין », le néant de la Kabbale. Dans le poème « Psaume » du recueil La rose de personne, Celan s'adresse à Dieu comme absence, comme pur néant,  comme  « personne », justement ; comme celui qui se cache en Lui-même et ne peut être cerné avec des mots.

Dans la poésie de Celan, les allusions à la culture juive, notamment à la Kabbale, sont fréquentes, mais sa position est ailleurs. Ce poète n'est pas un Juif orthodoxe, qui a son assise exclusive dans sa culture et tire sa force de sa foi. Ses références sont multiples et pluriculturelles. Il incarne l'exil à tous les niveaux. Dans une lettre à son éditeur Gershom Schocken, deux mois avant sa mort, Celan s'explique :
« ... à savoir que pour moi, du moins dans le poème, la judéité est, parfois, non pas tant une affaire thématique qu'une affaire pneumatique. Non pas que je n'eusse pas aussi exprimé la judéité de façon thématique : elle est présente sous cette forme aussi sans doute dans chacun de mes volumes de poèmes ; mes poèmes impliquent mon judaïsme. »
Sans jamais se départir d'un intense sentiment du sacré, Celan blasphème et questionne Dieu, dans une sorte « d'athéisme religieux, (...) figure paradoxale de l'esprit qui semble chercher, avec énergie et désespoir, le point de convergence messianique entre le sacré et le profane. »[25] Dans le Hassidisme - et la Bucovine fut une terre éminemment hassidique - ce genre d'attitude n'était pas rare, comme le montre, tant par sa vie que par son œuvre, Rabi Nahman de Bratslav.

Certains des plus beaux poèmes de Celan sont des prières, dans la tradition juive des prières accusatrices, qui ont leur origine dans les Psaumes. Ce genre tire sa justification de l'idée de l'Alliance, qui unit Dieu et son peuple : si Israël doit témoigner pour Dieu de façon indéfectible, Dieu doit à son tour témoigner pour Israël, ne pas le laisser seul. C'est pourquoi Celan accuse Dieu, de la et à partir de la Shoah.

Dans toute son œuvre, l'attention exclusive du poète est dirigée sur la destruction. Il ne fait jamais allusion à ses expériences au ghetto ou au camp de travail. Seule l'absence de son peuple l'interpelle. Celan s'identifie à ce point avec les morts, qu'il parle non seulement en leur nom, mais par leur bouche.

Tenebrae

Nous sommes tout près, Seigneur,
tout près et saisissables.

Déjà happés, Seigneur,
cramponnés l'un en l'autre, comme si
le corps de chacun d'entre nous était
ton corps, Seigneur.

Prie, Seigneur,
adresse-nous ta prière,
nous sommes tout près.

Nous sommes allés tout pliés
nous sommes allés nous pencher
à la mare et au trou d'eau.

Nous sommes allés à l'abreuvoir, Seigneur.

C'était du sang, c'était
ce que tu as versé, Seigneur ;

ça brillait ;
ça nous jetait ton image dans les yeux, Seigneur ;
les yeux et la bouche sont si vides et béants, Seigneur.

Nous avons bu, Seigneur.
Le sang et l'image qui était dans le sang, Seigneur.

Prie, Seigneur.
Nous sommes tout près.[26]
Voici, peut-être, la seule manière possible de parler de « ce qui arriva ». Car contrairement au récit, la poésie est capable d'évoquer l'Absence. La prose narrative est linéaire et logique, elle n'est pas faite pour les abîmes. Un événement raconté se livre dès la première lecture attentive. Il ne recèle pas de secret, ne renvoie pas à autre chose que lui-même. D'où le sentiment d'usure quand on y revient à plusieurs reprises.

Poésie versus prose : la différence de langage sépare d'emblée nos deux témoins privilégiés. Primo Levi cherche à donner une mémoire à la Shoah en restituant les faits aussi fidèlement que possible. Mais, comme il l'a affirmé avec force, sa parole doit s'arrêter devant les chambres à gaz.

Celan ne se heurte pas à ce genre de limitations. La poésie intègre par nature le silence qu'exigent ces événements-qui-ne-font-pas-sens. Elle parle à travers ce silence, qui est, nous l'avons vu, « l'avant de la parole » dans l'ordre du monde, et comme tel l'unique réponse possible à l'indicible. Donner cette réponse suppose bien-sûr qu'on croit en l'existence d'un ordre. Pendant longtemps, et tout en déclarant celui-ci incompréhensible, tout en le récusant, ce fut le cas de Celan. Voici la deuxième différence fondamentale avec Primo Levi, dont les convictions athées et humanistes devaient forcément capituler devant la Shoah.

« Dans l'ouvert », Celan fraye son chemin pour « dire la cause d'un Autre »[27]avec des mots « taciturnes » (« das erschwiegene Wort »)[28], qui ont traversé « les mille épaisses ténèbres » de la Shoah. C'est la raison pour laquelle toujours, « le poème est enclin à se taire »[29], en même temps qu'il cherche une présence, un dialogue, une rencontre.
« Les poèmes sont toujours en route, sont en relation avec quelque chose, tendus vers quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque chose qui se tient ouvert et pourrait être habité, vers un Toi auquel on pourrait parler peut-être, vers une réalité proche d'une parole.  (...) »[30]

Et encore, deux ans plus tard :
« Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l'écrit lui est simplement donné pour la route. Mais par cela même, ne voit-on pas que le poème, déjà ici, se tient dans la rencontre - dans le secret de la rencontre ? »[31]

La poésie celanienne montre une prédilection pour le dialogue  : si ce n'est pas Dieu, c'est un autre Tu auquel s'adresse le poète pour rompre sa solitude. Il  n'attend pas forcément une réponse, mais il persiste dans la recherche d'une rencontre. Or, avec le temps, celle-ci devient de plus en plus improbable. Car dans son corps à corps avec le Mal, la parole de Celan se charge de plus en plus de silence, se replie sur elle-même et finit par se briser.

Dès son origine, le langage du poète est minoritaire, marginal et élitiste. Alain Suied l'appelle « un cheval de Troie rempli de signes d'identité, de vocables perdus, de traces d'un passé ethnique et linguistique explosé. »[32] Au début, les procédés littéraires très personnels dont usait  Celan paraissaient comme un atout et lui assuraient une place de choix sur la scène littéraire de l'après-guerre. Sa poésie foisonne de néologismes, d'allusions personnelles, historiques, bibliques et littéraires. Il utilise des mots hébreux, yiddishs, latins, italiens et russes, des expressions de l'allemand médiéval, qui traversent mystérieusement ses poèmes et ouvrent des directions multiples pour l'interprétation. La polysémie est chez lui de règle.

 Cependant, bientôt ce ne sont plus des allusions. Les néologismes notamment envahissent le corps des poèmes, deviennent l'essentiel. Celan écrit en langage chiffré, tout en poursuivant un principe de réduction. De recueil en recueil, les poèmes sont de plus en plus brefs et hermétiques. Dans Lichtzwang et Schneepart,  ils ne font plus que quelques mots, dont le rapport paraît souvent purement personnel.

Ces poèmes sont les témoins d'un combat  désespéré avec la Sprachlosigkeit, le mutisme. En effet, avec le passage du temps des « flaques de néant »[33] s' engouffrent dans le tissu de la parole celanienne et la grignotent de toutes parts.
« La poésie, Mesdames et Messieurs : cette parole d'infini, parole de la mort vaine et du seul Rien... »[34]
Elles finissent par en défaire les mailles, par rendre sa parole incompréhensible même à ceux qui l'avaient appréciée auparavant. L'expérience du néant, vécue jour après jour par Celan, devient de moins en moins communicable.

Et pourtant c'est la communication que cherche le poète. Celan effectue, pendant toutes ses années parisiennes, des lectures publiques régulières de ses poèmes en Allemagne. Il les prépare soigneusement en fonction du public et du lieu,  et dans ses lettres on voit qu'elle revêtent pour lui une importance capitale.
 
Il se soucie de leur réception. Bien que reconnu et fêté par la critique, l'accueil de Celan par ses pairs allemands est mitigé. L'influente Gruppe 47 , où il ne lit qu'une fois, ne lui décerne pas de prix. Sa poésie passe auprès d'eux pour ésotérique, pas assez engagée. Cela blesse Celan profondément, qui considère qu'elle touche au contraire le cœur même de son époque. Une accusation de plagiat de la veuve d'Yvan Goll, dont il avait traduit des poèmes, le met dans un état paranoïaque. Ses troubles mentaux s'aggravent, il passe de longs séjours en hôpital psychiatrique.

En avril 1970, juste avant son suicide, Celan écrit à son éditeur Undseld. Ces lignes  montrent qu'il est conscient des critiques adressées à ses recueils tardifs, et qu'il cherche à s'en défendre :
« ... Mes poèmes ne sont devenus ni plus hermétiques ni plus géométriques ; ils ne sont pas un langage chiffré ; ils sont une parole ; ils ne s'éloignent pas toujours plus du quotidien, ils se tiennent (...) dans l'aujourd'hui. Je crois pouvoir dire qu'avec ce livre je rends compte d'une expérience humaine  extrême dans ce monde et ce temps qui sont les nôtres, et je ne suis pas frappé de mutisme mais sur la voie du nouveau. ... »

Vis-à-vis d'Ilana Shmueli, qu'il connaît depuis son adolescence à Czernowitz, qu'il avait revue quelques décennies plus tard en Israël et avec laquelle il vit sa dernière liaison amoureuse, Celan se montre moins assuré. 
« Tes bonnes lettres, Ilana : quand elles arrivent, elles me soulèvent hors de moi-même et me transportent dans une parcelle de monde réelle - qui bien entendu ne tarde pas à me congédier à nouveau, à me renvoyer dans l'insupportable. »[35] (19 janvier 1970)

« En moi il y a un vide infernal, Ilana, mais mes os disent : nous pensons. » (20 janvier 1970)

« ... Je ne sais pas. Ce barrage de la pensée et de la mémoire, est-ce quelque chose de passager ?  I feel so diminished...» (Mars 1970)

« Souvent, et encore récemment en Allemagne, je me suis dit qu'il me fallait tenir bon à côté de mes poèmes, de Lichtzwang, et puis aussi de Schneepart, que mon tenir-là, c'est mon combat, mon destin. » (3 avril 1970)

 « Je ne suis que de façon intermittente. Mes poèmes : à Stuttgart il y a eu une résistance sensible des auditeurs, à Fribourg, où je les ai lus deux fois, en petit et en tout petit comité, chez le professeur Baumann, ils n'ont produit d'effet sur aucune des personnes présentes, pas non plus sur Martin Heidegger - un auditeur d'une qualité d'écoute et de compréhension extrême. (...)» (6 avril 1970)


Le décalage entre le désir de rencontre qui motive son écriture, et la fin de non recevoir de ses lecteurs et auditeurs lui est insupportable. Deux semaines après cette dernière lecture, Celan saute du Pont Mirabeau. Son corps est repêché de la Seine une dizaine de jours plus tard seulement.


Faut-il, pour nos deux témoins privilégiés, conclure à un double constat d'échec ? C'est sans doute ce que les suicidés voulaient signifier par leur geste, ce fut leur ultime vérité. Ce n'est pas la nôtre. Car leur témoignage leur survit, לעולם ועד  (le olam va ed) pour les siècles des siècles. Le témoignage est pour l'éternité. « Nul ne témoigne pour le témoin » ? C'est le témoignage qui témoigne pour le témoin.





Personnes interviewées pour «  Shoah ».

Après ce bref portrait de deux témoins volontaires de la Shoah et de leur difficulté de mémoire, je passe maintenant aux personnes qui ont choisi de se taire. Beaucoup de survivants ont en effet ressenti l'impossibilité de communiquer cette expérience limite. Le silence des parents envers leurs enfants concernant cette époque est un phénomène très fréquent, qui a eu des conséquences importantes pour ces derniers.

Il existe une volumineuse littérature sur cette deuxième génération, qui se sent inquiète et frustrée par la rupture de la chaîne des souvenirs. La mémoire des parents est nécessaire aux enfants pour pouvoir édifier la leur, pour comprendre d'où ils viennent, cerner cette part de leur identité. Dans la construction de la mémoire, toutes sortes de facteurs interviennent, dont l'histoire familiale n'est pas le moindre. Nous ne vivons pas seulement grâce à nos propres souvenirs, mais aussi grâce à ceux de nos proches.

Face au silence des survivants de la Shoah, la plupart des enfants ont réagi par le silence, répondant à la pudeur par la pudeur. Cependant, une fois adultes, nombreux sont ceux qui ont commencé à lire sur cette époque, à se documenter, à chercher des noms, à établir une généalogie des disparus. A se créer une mémoire de seconde main qui souvent n'a fait qu'accentuer leur malaise, car le savoir qu'ils avaient acquis ne les a pas rapprochés de leurs parents. Il a au contraire entouré ceux-ci d'une aura d'insupportable, d'incompréhensible, de néant  justement qui condamne tout le monde, parents et enfants, au silence. Et ce néant n'était pas intégrable dans leur propre mémoire, ce n'était pas la pièce manquante, mais au contraire ce qui l'empêchait d'exister.

Cependant, certains, plus heureux ou plus audacieux, ne se sont pas découragés devant le silence de leurs parents et les ont interrogés, encore et encore. Dans Shoah, la fille de Motke Zaïdl, ancien membre du Sonderkommando  de Ponary qui a réussi à s'évader, raconte :
« ... Je sais que lorsque j'étais une toute petite fille, j'avais très peu de contacts avec mon père. D'abord, il travaillait à l'extérieur, je le voyais assez peu, et puis c'était un homme silencieux, il ne me parlait pas. Et puis, lorsque j'ai grandi, que j'ai eu la force d'être face à lui, je l'ai questionné, encore questionné, toujours questionné, jusqu'à ce que je réussisse à lui arracher toutes ces bribes de vérité qu'il n'arrivait pas à me dire, parce que, en réalité, il commençait à me répondre par des moitiés de phrases, il fallait vraiment que je lui arrache les détails. Et finalement c'est lorsque M. Lanzmann est arrivé pour la première fois que j'ai entendu, je crois, l'histoire dans sa totalité. »
Quand j'ai demandé à Motke Zaidl, et à d'autres survivants que j'ai interviewés, pourquoi ils n'avaient jamais voulu parler de ces choses à leurs enfants, ils m'ont tous répondu : « Ce n'était pas la peine. De toute façon, ils n'auraient pas compris. »

A nouveau, cette réponse situe les événements de la Shoah dans le domaine de l'indicible. Les enfants ne les auraient pas compris : non pas parce qu'ils n'étaient pas suffisamment intéressés, intelligents et compréhensifs, mais parce que cet événement n'est pas compréhensible. Les survivants estiment qu'il vaut mieux se taire que « zerreden » ces choses, les « abimer avec des mots », selon l'expression allemande.
 
Une autre idée, plus ou moins consciente selon le degré de culture et d'adhésion à la foi juive,  a déterminé leur choix : la conviction qu'au silence de Dieu dans le martyre, où « Sa face est cachée », הסתר פנים (hester panim), doit correspondre le silence humain, que toute parole à ce sujet ne peut être que frivole.
 
Quand la parole échoue devant la Shoah, la transmission de l'événement passe par d'autres canaux, et la « mémoire du mal » se construit sur le silence, qui deviendra éloquent une ou même deux générations plus tard.





 

La mémoire des « Täter »


Au cours de mon travail sur Shoah, je me suis rendu compte qu'il est impossible de construire une mémoire véridique à partir du mal qu'on a commis, sauf en cas de    « conversion » au sens religieux. Mais personnellement je n'en ai jamais rencontré, alors que j'ai été confrontée très souvent à l'attitude de déni et de mensonge dont  résulte cette impossibilité de mémoire qui est notre sujet.

Violence et mensonge, c'est le couple néfaste et inséparable qui détermine l'attitude des personnes directement impliquées dans les crimes de la Shoah. Tous les « Täter » que j'ai rencontrés ont accepté de participer à l'exercice de la violence, et tous ont réagi à ce fait par le mensonge. Mensonge sur leur rôle, sur leur responsabilité, sur ce qui a réellement eu lieu, sur leurs connaissances et leur évaluation des faits, sur leurs possibilités d'action. Parfois le mensonge a préparé la violence, parfois il l'a suivie, souvent les deux.

Dans tous les cas, le mensonge est d'abord mensonge à soi-même. C'est un mécanisme de défense : même le pire salaud désire de ne pas paraître tel à ses propres yeux, ni aux yeux des autres. Cela semble être une constante humaine de ne pas vouloir passer pour quelqu'un de mauvais - ce qui plaiderait pour l'existence d'un sens moral inné, sans d'ailleurs dire quelque chose sur le contenu d'un tel sens.  Car  on trouve toujours et partout la distinction, la « séparation » entre le bien et le mal, et la volonté de se situer du côté du bien plutôt que du mal.

Ainsi, tous les « Täter », quel que soit leur niveau de culture et leur degré d'implication dans les crimes, montrent cette tendance de se présenter comme une personne à la moralité intacte. C'est ce prouvent mes rencontres personnelles aussi bien que les milliers et milliers de pages d'Actes de procès. On y voit, non sans étonnement, que même des personnages comme Heinrich Himmler, ou le commandant d'Auschwitz Rudolf Höss,  étaient jusqu'à la mort persuadés de leur propre moralité. Höss se plaint amèrement dans son journal du fait que les gens n'imaginent pas « qu'il avait lui aussi un cœur.. qu'il n'était pas mauvais... ».  Pour lui, il y avait pas de rapport entre son « bon cœur » et les actes commis sous sa responsabilité. 

 

Le rôle de l'idéologie pour la mémoire


Pour qu'une « mémoire du mal » puisse se développer, il faut qu'on ait eu conscience de faire le mal au moment de le commettre ; ou il faut du moins que cette conscience soit venue après coup, comme une évidence. Or, plus d'un demi siècle après la fin du nazisme, on sait que la plupart des « Täter » n'ont jamais souffert d'un sentiment de culpabilité. Soit ils considéraient ne pas avoir fait du mal, ou bien ne pas être responsable du mal qu'ils avaient pourtant commis. En parlant de leurs actes,  ils soutenaient régulièrement avoir « fait leur devoir », et rien que cela.

On voit dans ces déclarations que ces « Täter » n'ont pas réfléchi au cadre de références qui avait engendré leurs  actions, et ne l'ont jamais consciemment rejeté. Non qu'ils professaient encore des idées nazies. Mais à les entendre, rien de très précis n'est venu remplacer ces idées, et leur conscience est restée étonnamment floue au sujet de leurs opinions et  convictions profondes. Ce qui semble les caractériser dans leur ensemble est leur manque de substance. Cette constatation nous ramène à saint Augustin et à Hannah Arendt : le mal fait aussi du mal aux malfaiteurs. Sous leur apparente banalité, ils sont vides comme des costumes sur des cintres, comme dit Gogol dans une de ses histoires pétersbourgeoises. Or, le premier pas vers ce vide, le mouvement d'abandon dont parle Abélard, était l'acceptation de l'idéologie.

L'idéologie nazi avait fait de l'absolue inégalité des groupes humains son principal article de foi. Sur son échelle, les « Aryens », le peuple allemand en tête, se trouvaient tout en haut, les Juifs tout en bas. Ceux-ci étaient considérés à la fois comme « lebensunwertes Leben » («une vie qui ne vaut pas d'être vécue »), et comme une menace pour la race aryenne, engagée dans une lutte mortelle avec eux (« Überlebenskampf »).

Nous savons qu'en quelques années seulement, cette idéologie a remplacé, sans résistance majeure dans la plupart des milieux, les anciennes valeurs religieuses et humanistes. Et même si elle n'a pas été accueillie avec enthousiasme partout, elle a été partout mise en pratique. L'incroyable force du régime national-socialiste résidait dans sa pratique, non dans sa « pensée ». Il a fallu très peu de temps  pour exclure les Juifs de la société allemande, de façon si complète que leur déportation vers l'Est parut comme l'aboutissement logique d'une évolution « nécessaire ».


Pour y arriver, il a néanmoins fallu opérer un retournement des valeurs à tous les niveaux. Comme pour tout mal, le début était insignifiant, il ne demandait qu'un petit mouvement d'abandon, la tolérance d'une injustice. A la fin du processus, dans la Solution finale,  ce retournement est complet, comme le montre la transformation du commandement biblique « Tu ne tueras point » en « Tu tueras » (Arendt).

C'est là une perversion, dans le sens littéral, du vice en vertu. A la place du respect de toute vie humaine, de la pitié naturelle des uns pour les autres, on prône la « virilité », laquelle non seulement autorise la violence, mais la commande pour celui qui veut appartenir au groupe des élus. La moralité s'identifie alors à la destruction d'un autre groupe humain. L'assassinat devient moral.

Nous avons dit que dans toutes les conceptions du mal, celui-ci était associé à la destruction, et notamment à la destruction de vies humaines. Or, nous savons que celle-ci a toujours et partout été acceptée. Cependant, jamais gratuitement : il a fallu la transformer en nécessité, la charger de sens, d'une signification « supérieure » qui  lui enlève le goût d'opprobre. L'idéologie nazie est un exemple parfait de ce genre d'opération mentale où d'une moralité générale, valable pour l'humanité entière, on passe à une moralité de groupe qui réserve le bien pour lui-même, le mal pour les autres.

Ma thèse est que ce passage n'est pas aussi « normal » qu'on a tendance à le présenter souvent[37].  Certes, une morale particulière basée sur la destruction peut s'imposer, nous en avons maints exemples, mais elle pose des problèmes à ceux qui l'acceptent.

Même des nazis convaincus, antisémites jusque dans la moelle et pétris d'un langage qui déshumanisait d'emblée « l'ennemi mortel», ont éprouvé des difficultés à tuer des femmes et des enfants sans défense. Il a fallu des litres d'alcool distribués aux hommes et toute la pression du groupe pour que les tueries puissent démarrer et se dérouler sans obstacles majeurs.  Si beaucoup d'entre eux ne mettaient pas en doute l'importance de la « mission historique » de tuer les Juifs, ils considéraient cela quand-même comme « un travail désagréable » qu'ils étaient « forcés de faire ». 


Déresponsabilisation générale, culte de l'obéissance. De là il n'y avait plus qu'un pas pour que les bourreaux se perçoivent eux-mêmes comme victimes. Le sinistre SS-Standartenführer Paul Blobel n'a pas hésité à déclarer au procès de Nuremberg :
« Je dois dire que nos hommes, qui ont participé à cela, avaient les nerfs plus en compote que ceux qu'il a fallu tuer là-bas. »
On voit un peu mieux maintenant quelle est la part de l'idéologie dans la formation d'une mémoire truquée. L'adhésion à une foi qui déresponsabilise et à un groupe qui tient lieu d'identité laisse ses marques. Les personnes qui ont accepté de se soumettre à un tel endoctrinement ne se responsabilisent pas facilement après la faillite de l'idéologie. Elles auront toujours tendance à se disculper en falsifiant leur mémoire. Cette falsification leur permet une continuité dans la vision de leurs vies et d'eux-mêmes impossible aux victimes, qui ont d'emblée perçu le mal comme mal, le néant comme néant.
 


Mécanismes de falsification de la mémoire


D'après mes propres observations, cette falsification prenait différentes formes selon le rôle joué  dans les tueries :

Dans leur écrasante majorité, les vrais tueurs ne parlent pas. Pour Shoah, nous avions beaucoup d'adresses de personnes directement impliquées dans les exécutions, qui avaient purgé leur peine. Quand nous sommes allés frapper à leur porte, ils nous ont tous jetés dehors, et violemment. Je ne peux donc rien dire sur leur mémoire quelques décennies après la Shoah. Une chose cependant est certaine : ils savaient que ce qu'ils avaient fait était maintenant considéré comme le mal absolu, alors qu'à l'époque ils l'avaient vu comme quelque chose de nécessaire à la Cause, et donc bien.

Cette rupture dans la perception des faits a rendu toute une génération muette. Dans le cas des « Täter », elle a empêché la construction d'une mémoire en tant que mémoire du mal.  A lire leurs dépositions, on pourrait croire qu'il y avait les faits et qu'il y avait les gens, et entre eux, pas de rapport. Dans les Actes de Procès, les bourreaux insistent sur leur manque de liberté, sur la menace qui planait sur eux en cas de refus, sur l'obéissance. Il n'y a pas chez eux de prise de conscience du caractère horrible des crimes, de la souffrance des victimes, du mal comme mal. Généralement, ils se sentent leurrés : on a abusé de leur bonne volonté, on leur a fait du tort. C'est leur dernier mot.

Si les vrais tueurs ne parlent pas après avoir purgé leur peine et « tourné la page », les « fonctionnaires de la destruction », en revanche, racontent souvent volontiers leur souvenirs. Leur mémoire n'est pas défaillante, mais truquée. Certains ont déformé le passé en intériorisant un discours mensonger. Leur mémoire est restée à l'état exact de la perception de l'événement telle que l'avait dictée l'idéologie. Un seul exemple : j'ai interviewé l'ancien commandant du Sonderkommando 7a de l'Einsatzgruppe B , et de l'Einsatzkommando 4b  de l'Einsatzgruppe C, ensuite chef du département IVB du RSHA, Dr. Eugen  Steimle. Il avait été condamné à mort par le tribunal militaire US lors des procès des Einsatzgruppen en 1948, sentence qui a été commuée en 20 ans de réclusion par le Clemency Board. Après huit ans seulement, en 1954, Steimle a été relâché. Il a travaillé comme professeur d'allemand et d'histoire au lycée protestant à Wilhelmsdorf. Quand je lui ai téléphoné en prétextant un travail de documentation pour des archives historiques, il n'a pas hésité à me recevoir. Mais la discussion était impossible, son discours était fixé à jamais : il avait fait de la  Partisanenbekämpfung  (lutte contre les partisans), ce qui fut son devoir en temps de guerre. Et les femmes, les enfants ? Il me prit de haut : « Vous n'imaginez pas, Madame, le mal qu'un enfant pouvait faire à l'armée allemande. » Sa mémoire était intacte, il se souvenait de lieux, de dates et de noms précis, mais ce n'était pas une mémoire du mal.

 Les « fonctionnaires de la destruction »  qui avaient eu des fonctions subalternes avaient d'autres stratagèmes. Ils se comportaient pendant les interviews comme s'ils avaient été les témoins, et non les acteurs des événements dont ils parlaient. Le passé leur parut comme un spectacle excitant, sans rapport avec le présent, et qui ne les engage en rien. Suchomel, dans Shoah, est un exemple parfait de ce genre d'attitude.

Les procédés de falsification de la mémoire chez les Täter sont nombreux. A côté de ceux dont j'ai parlé, qui relèvent tous du mensonge, les plus importants sont le refoulement, la banalisation, et l'oubli. Faute de temps, je n'en donnerai pas d'exemples. On les trouvera sans peine ailleurs, ce sont des choses bien connues et bien documentées.

Une dernière remarque peut-être concernant les spectateurs. Ils se partagent en ceux qui affichent aujourd'hui une attitude de déni (« on ne savait rien, on souffrait nous-mêmes, c'était la guerre »)  et ceux qui considèrent que  « de toute façon, ça ne nous regardait pas ». Pas plus que chez les « Täter », le mal ne s'est inscrit comme mal dans leur mémoire.

La Bible, dans son incomparable concision, concentre en quelques lignes tout le processus que je viens de décrire[39]. Le meurtre d'Abel, premier crime de l'humanité, première violence exercée, est aussitôt suivie d'un mensonge :
«Où est ton frère ? » demande Dieu à Caïn.
Après la fausse affirmation du meurtrier «  Je ne sais pas !» vient l'auto-disculpation immédiate :  « Suis-je le gardien de mon frère ? »
La réponse de Dieu est oui. « Qu'as-tu fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! »[40]

Ce cri ne se taira jamais. Il attend l'oreille qui l'écoute.  Comme la lune, la pierre ou le chant de Deborah, le sang versé du frère s'est constitué en  témoin, « דע »  (ed), qui rend compte du crime pour l'éternité, «לעולם ועד  »  (leolam vaed).





Le passage à la mémoire collective


En conclusion nous pouvons dire qu'une mémoire du mal dans le cadre de la Shoah, mal absolu, face à face avec le néant, est impossible et pour les victimes et pour les bourreaux.

Mais le temps passe et les témoignages, écrits et oraux, les documents, les traces matériels, existent bel et bien et assurent le  passage de l'événement dans la mémoire collective. De nouveaux  problèmes se posent à ce niveau, qui ont été abondamment discuté ces dernières années.

Je n'indiquerai que quelques axes de réflexion pour terminer.

1.      « Devoir de mémoire » ? Les difficultés d'une commémoration de l'horreur.

2.      Mémoire collective, faute collective ? L'Allemagne aujourd'hui.

3.      Est-ce qu'avec le passage du temps et l'historisation des événements, la mémoire des victimes et celle des bourreaux finissent par se rejoindre, ou restent-elles à jamais parallèles et incompatibles ? En somme, une mémoire « objective » est-elle possible pour la Shoah ?

4.      Les dangers de la mémoire collective : comment investir les « lieux de mémoire » ? Comment enseigner la destruction sans la banaliser ? Quels problèmes spécifiques pose l'extermination à l'historiographie ?

5.      La transposition dans l'art (au sens large), qui permet d'intégrer le silence, paraît comme l'uns des moyens les plus adéquats pour constituer une mémoire du mal. Une des questions importantes est de savoir dans quelle mesure  l'on doit accorder à la fiction le droit de disposer des faits historiques, au risque de les  déformer et de transmettre une fausse image de ce qui a eu lieu.





[1] J. L. Borges, Funès ou la mémoire

[2] Jean-Marie Winkler, Université de Rouen/ERIAC : Entre « banalité du mal » et banalisation de l'horreur : Dr Fritz Mennecke et Dr Georg Renno, médecins de l'euthanasie nationale-socialiste »

[3] Genesis Raba, 9 :7

[4] Augustin, Enchiridion, 4, 12

[5] Augustin, Confessions XII

[6] Cf. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, M.A.U.S.S., Paris 2005.

[7] Cf. Israel Rosenfield, L'invention de la mémoire, Paris, Flammarion 1994.

[8] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard 1989, p. 24

[9] Deutéronome VI, 4 - 9

[10] Deutéronome XXXI, 19.

[11] Deutéronome VI, 4

[12] Paul Celan, Atemwende, S. Fischer, Francfort, 1967, p. 68

[13] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard 1989, p. 82

[14] Primo Levi, ibid. p. 83

[15] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, loc. cit. p. 171.

[16] Cf. Si c'est un homme, chap. 5 ; Les naufragés et les rescapés, préface.

[17] Les naufragés et les rescapés, p. 24.

[18] Ibid. p. 196.

[19] Tzvetan Todorov, Mémoire du mal. Tentation du bien, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 201.

[20] Ibid. p. 199.

[21] Paul Celan, Discours pour le prix de littérature de la ville de  Brême en 1958, Francfort, Suhrkamp, 2000, Gesammelte Werke III, p. 185.

[22] Paul Celan, Lettre, 1946.

[23] Paul Celan, Discours pour le prix de littérature de la ville de  Brême en 1958, Francfort, Suhrkamp, 2000, Gesammelte Werke III, p. 185 - 186.

[24] Paul Celan, „Der Meridian", discours pour le Prix Büchner à Darmstadt, le 22 octobre 1960,  Gesammelte Werke III, loc. cit. p. 199

[25] Michael Löwy, Rédemption et Utopie : le judaïsme libertaire en Europe centrale,  PUF, Paris 1988.

[26] Paul Celan, Sprachgitter, S. Fischer, Francfort, 1959, „Tenebrae", p. 23 - 24; traduction française  Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, 1998, p. 135 - 137.

[27] Paul Celan, Der Meridian, loc.cit. p. 196

[28] Paul Celan, Von Schwelle zu Schwelle, Stuttgart, 1955, „Argumentum e silentio" p. 62.

[29] Ibid.  p. 197.

[30] Discours de Brême, loc. cit., p. 186.

[31] Der Meridian, loc. cit. p. 198.

[32] Alain Suied, Kaddish pour Paul Celan, Obsidiane, Paris 1989, p. 10.

[33] L'expression vient du Rigveda.

[34]  Discours de Brême, loc. cit.

[35] Paul Celan, Ilana Shmueli Correspondance (1965-1970)  Paris,  Le Seuil, 2006.

[36] Cf. le discours de Heinrich Himmler devant les Einsatzgruppen à Posen en 1943.

[37] Voir par exemple Harald Welzer, Täter, wie aus ganz normalen Menschen Massenmörder werden, Francfort, Fischer 2005, qui fait de l'idée qu'on peut charger la morale avec n'importe quel contenu,  son axe de réflexion. En socio-psychologie, c'est une thèse répandue.

[38] Robert M. W. Kempner, SS imKreuzverhör, München 1964, p. 91.

[39] Voir La Genèse, chapitre IV, 9 - 10.

[40] Genèse, IV, 10.
 
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