Les sens, le sens dans l'accompagnement des personnes touchées par la maladie d'Alzheimer
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Les sens, le sens dans l’accompagnement des personnes touchées par la maladie d’Alzheimer : deux conférences

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RÉSUMÉ DES CONFÉRENCES

PREMIÈRE CONFÉRENCE : COMMENT NOS SENS NOUS RELIENT-ILS AU MONDE EXTÉRIEUR ?

INTRODUCTION 

Journée consacrée à la communication par les sens là où le langage fait défaut.

LES SENS : Mon travail de plus de 15 sur les cinq sens m’a appris qu’en cette matière, les choses sont tout sauf simples.

LA COMMUNICATION : Référence à une visite dans l’unité Alzheimer de Fécamp comprenant un accueil de jour, un EHPAD et un UHR (unité d’hébergement renforcé) pour 14 personnes. Le médecin avec qui j’ai discuté a parlé de la maladie d’Alzheimer comme d’une maladie de la communication plus encore que de la mémoire. J’ai trouvé cela pertinent, et j’ai orienté ma recherche en ce sens.

L’ÉTONNEMENT PHILOSOPHIQUE : Cette recherche, je l’ai faite en philosophe , en m’étonnant – en soulevant des questions, en ouvrant des pistes : les réponses se feront, et se déferont sur le terrain.


PREMIÈRE PARTIE : LE SENS PAR LES SENS

LES SENS : Ce sont nos sens qui nous relient au monde extérieur. Ils sont notre seul accès au monde.

Polysémie du mot « sens » : les cinq sens physiques ; la signification ; la direction. Ces sens sont complémentaires.

Niveau sensoriel et niveau symbolique, une alliance fragile, mais permanente. Il y a toujours une signification physique et une signification morale des expériences sensorielles.

Ainsi, ce sont les sens qui font le sens. Mais pas tout de suite : il faut les éduquer.

LE MONDE EXTÉRIEUR : Difficulté de la définition. Multiplicité des mondes qui seuls ensemble peuvent prétendre recouvrir le réel. La perception, un choix délibéré parmi tout un faisceau d’impressions inconscientes qui ne recouvrent qu’une petite partie de la réalité.

Les malades vivent dans un autre monde que nous. Mais pour eux, il est aussi réel que pour nous le nôtre. Cela pose un problème philosophique. Notre réalité n’est rien qu’un consensus, susceptible de changer. Exemple les couleurs – le daltonien ou autres mammifères ne voient pas ce que nous voyons. Dans l’Antiquité, on ne distinguait que trois couleurs. Goethe : Une couleur n’existe que si on la voit.

HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE DES SENS : Les sens ont une histoire et une géographie : ils prennent des expressions différentes dans le temps et dans l’espace.

Les différences résultent de la manière dont nous éduquons nos sens, les chargeons de sens, dans le va-et-vient constant entre la perception et son interprétation. Avec le temps, toute une panoplie de métaphores s’agglutine autour de chacun des cinq sens comme un champs magnétique. Les différents champs se rencontrent, s’interpénètrent, s’attirent et se repoussent : rôle du langage.

Conception du corps : L’interprétation des sens dépend de notre conception du corps, qui varie d’une civilisation à l’autre et d’une époque à l’autre. En Occident, différentes représentations se sont succédées, ont parfois coexisté et continuent leur vie souterraine à notre insu : le corps-temple ; le corps microcosme ; le corps-machine de Descartes ; le corps sac de pourriture ; le corps anatomique. Mais non le corps énergétique – à l’opposé des civilisations orientales.

ACTION DES SENS : ils agissent toujours en collaboration, même si pour chaque action, il y a un sens principal. Tout notre système d’associations multiples à travers lequel nous nous orientons dans le monde repose sur cette collaboration. Exemple manger : tous les sens sont engagés dans l’acte de manger ; le toucher, le goût, l’odorat, la vue et l’ouïe (craquant..). Les cycles des cinq sens dans l’art de la Renaissance à l’âge classique illustrent ce fait capital.

DÉFINITION DES SENS : Chaque sens possède ainsi plusieurs strates, une physique, une symbolique, une morale. Et chaque sens nous relie à une autre part de la réalité. Dans chaque sens, il y a une partie à prendre et une autre à laisser quand on est malade ; une qui nous ancre (mais aussi fixe) dans l’ici et maintenant ; une qui nous accompagne ailleurs.

Sur ce plan, tout dépend du moment, qu’il faut savoir déterminer pour ne pas faire d’erreurs grossières. J’aimerais prendre l’Ecclésiaste pour devise dans l’accompagnement des personnes atteinte de la maladie d’Alzheimer :

UN TEMPS POUR TOUT :

1 Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel :

2 un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté, (…)un temps pour démolir et un temps pour construire,

4 un temps pour pleurer et un temps pour rire, (…)

5 un temps pour lancer des pierres et un temps pour en ramasser, (…)

6 un temps pour chercher et un temps pour perdre, un temps pour garder et un temps pour jeter. (…) (Ecclésiaste, chapitre 3).

Cela signifie, dans le contexte où vous vous trouvez, que tout dépend du stade de la maladie et de l’état du patient. Il y a un temps pour le stimuler, un temps pour l’apaiser. La décision doit être prise individuellement, à chaque instant, dans la solitude de l’exercice de votre profession. Une question d’intuition et d’intelligence du cœur.


DEUXIÈME PARTIE : L’ACTION PARTICULIÈRE DE CHACUN DES CINQ SENS

LE TOUCHER

C’est le sens qui nous ancre dans notre vie, qui nous assure de la réalité des choses : on voit des fantômes, on ne les touche pas. Sens du contact et de la matérialité. Le 1er sens expérimenté par l’embryon avec l’ouïe, et notre sens le plus performant. Caractère topographique du toucher. Dans le 1er stade de la maladie, il est parfait pour ancrer la personne dans cette réalité qui lui est devenue incertaine.

Le toucher est aussi notre sens de l’intimité : dès que nous devenons conscients de nous-mêmes, nous avons une idée des limites qui définissent notre espace personnel. La peau est à la fois un lieu de communication et une frontière. D’où la difficulté de la manipulation dans les soins. Comment rendre acceptable cette irruption, nécessaire mais non forcément désirée, dans l’intimité corporelle de quelqu’un ? Ex. Heidel, aide-soignante polonaise, qui s’occupait de ma mère atteinte de la maladie d’Alzheimer : elle demandait l’autorisation pour chaque geste.

Le toucher, sens réflexif – modèle de toutes les autres expériences réflexives. Crée le sentiment d’identité.

Domaines du toucher : Le toucher recouvre la sensibilité thermique, la kinesthésie et le sens de la douleur, qui sont chacun porteurs de sens. Il y a des expressions figurées les concernant à tous les niveaux du langage, à toutes les époques, et dans toutes les cultures.

La sensibilité thermique : niveau physique et imaginaire bipolaire :

1. une gamme modérée, associée à la vie (chaleur égale bien-être ; fraîcheur égale repos) ;

2. les excès qui la débordent (feu, c’est-à-dire brûlure et trépas ; froid, synonyme du froid mortel). Toute l’expression de notre vie affective est fondée sur ces expériences fondatrices simples.

La kinesthésie ou le sens du mouvement : Identifié à la vie, dont il assure la continuité, et à la conscience, dont il décrit le renouvellement permanent, le mouvement est invoqué dès l’Antiquité (Aristote) comme grille d’interprétation aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychique et intellectuel. L’univers est en expansion, l’énergie est mouvement, et nous sommes des êtres en route – en mouvement sur le chemin de la vie, en mouvement dans toutes nos actions corporelles, et dans notre ascension (ou déclin) spirituels.

Le sens de la douleur montre particulièrement bien que nos sens ont toujours une signification double. La douleur est un dialogue de l’extérieur avec l’intérieur, ce qui explique ses formes multiples, son intensité variable et ses composants aussi bien physiques que psychiques.

Dans toutes les langues, le mot douleur recouvre indistinctement une réalité physique et morale. À l’origine, il n’y avait pas de différence entre ces modalités. C’étaient deux manifestations interchangeables de la condition humaine, l’épreuve par laquelle il fallait passer.

Or, ce sens de la douleur a été perdu à l’époque moderne. Depuis qu’on a appris à la maîtriser, on ne supporte plus l’idée de la douleur physique. Autrefois, la douleur nous accompagnait dans toutes les phases de notre vie, elle nous parlait et attendait une réponse. Aujourd’hui, nous sommes devenus muets face à elle. Muets aussi face à ceux qui souffrent dans leur chair.


LE GOÛT

C’est un sens complexe, qui va du plus élémentaire au plus élevé. Se trouve à la charnière exacte de la nature et de la culture.

Culture : présence de cette ambivalence dès la Genèse, car le fruit défendu de l’arbre de la connaissance (!) était à la fois bon à manger et séduisant à voir. Il y avait d’emblée une association entre le goût physique et l’esthétique.

Nature : le goût évolue entre le manque et la satiété selon un cycle constamment renouvelé ; renvoie au spectre de la faim dans l’Histoire humaine.

Goût et dégoût : la répulsion comme peur de l’anéantissement ; notre rapport à la putréfaction ; la cuisine comme acte culturel. Dégoût de soi-même et la répulsion qu’on provoque chez les autres, un problème de la vieillesse (référence Maisondieu). Particulièrement sensible dans la maladie d’Alzheimer.

Sens social: il y a dans le goût une associations permanente des mets et des mots. Beaucoup de personnes très âgées et/ou démentes préfèrent manger seules. C’est un message qu’il faut décrypter et prendre en considération.

De même qu’il y a une logique, et une signification profonde à la perte d’appétit des personnes vieilles ou démentes. Qu’il faut peut-être accepter telle quelle. Exemple contraire Walter Jens – 10 ans d’Alzheimer. L’intellectuel ascétique qui soudain devient gourmand et dit : « C’est bien-sûr terrible, mais ça reste souvent encore très beau ». Le critère déterminant est finalement la joie de vivre que le malade éprouve ou n’éprouve plus.

Donc, ne pas stimuler s’il n’y a plus de joie – ce n’est pas ce sens-là auquel il faut s’adresser quand on a perdu le goût de vivre. Car dans sa signification profonde, le goût est toujours le goût de la vie.

Job, après toutes ses épreuves, meurt chargé d’ans et rassasié de jours. Il a eu son temps. De même, les Épicuriens comparent la gourmandise à ceux qui veulent prolonger leurs jours éternellement. Alors qu’Épicure quitte la vie comme un festin, rassasié et heureux.


L’ODORAT

Notre troisième sens – sens médian entre les sens du contact (le toucher et le goût) et de ceux de la distance (l’ouïe et la vue). Fondamentalement ambivalent. Situé dans une région primitive du cerveau, le système limbique ; renvoie à une dimension pré-langagière, au reste d’animalité dans l’homme.

Et pourtant c’est par son intermédiaire que nous avons accès à nos qualités les plus élevées, à l’imagination et à la mémoire, et ceci grâce à ses capacités de transmutation.

L’imagination : L’imagination et la mémoire sont une seule et même chose, dont les multiples visages portent des noms multiples (Thomas Hobbes, Leviathan, 1651). Selon Bachelard, l’imagination est la faculté de déformer les images fournies par la perception, de les rendre créatrices.

L’odorat, sens de l’éphémère, est lié à l’air et au souffle. C’est grâce à lui que le monde devient un environnement. Le temps n’y est pas perçu comme linéaire, mais comme un présent absolu qui admet une multitude de perceptions parallèles et ouvre la conscience à la simultanéité.

Sens de la mémoire : Chez saint Augustin, la mémoire est une des trois forces de l’âme à côté de l’intelligence et la volonté. Dans les démences, perte simultanée de l’odorat et de la mémoire.

L’oubli est la première tâche de la mémoire pour ne pas nous encombrer d’impressions et d’émotions inutiles ; la mémoire ne sert pas à conserver le passé, mais à le masquer d’abord, puis à en laisser transparaître ce qui est pratiquement utile (Bergson, L’Énergie spirituelle) : dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, où l’on s’apitoie facilement sur les personnes qui ont « perdu » la mémoire, cela devrait faire réfléchir.

Mémoire et motricité = odorat et toucher Tous les actes de reconnaissance et de remémoration nécessitent une certaine activité motrice. Les actes moteurs participent à l’établissement d’un contexte et d’un contact immédiat avec l’environnement. La mémoire n’existe pas sans contexte. Parfois, il suffit de le recréer pour aider les patients dans le stade initial de la maladie à rendre le monde extérieur à nouveau réel.

Caractère affectif de la mémoire : La mémoire n’est ni rationnelle, ni intellectuelle. Elle est essentiellement subjective et émotionnelle. Pour qu’il y ait souvenir, il faut qu’on se soit intéressé à l’objet, qu’on y ait fait attention.

Pensée et mémoire : Impossible de séparer la pensée de la mémoire. Sans les souvenirs, nous ne pouvons ni penser, ni agir. L’affectivité oriente nos apprentissages.

C’est de cette façon-là que chaque personne est unique : ses perceptions sont des créations de contexte et de sens dans le magma d’informations disponibles dans le monde extérieur ; ses souvenirs sont l’expression d’une imagination toujours en mouvement (Bergson). Balancement entre le passé et le présent.

Dans votre pratique, on vous demande de considérer la personne malade comme un individu, et cela même quand la conscience et l’intelligence sont diminuées, n’existent plus, et que les sens aussi sont changés, sont moins performants, ou alors hypersensibles. Nous voyons ici se dessiner un début de réponse à la question qu’est-ce qu’une personne.

La personne est la somme de ses expériences, même oubliées (occultées), elle est constituée des traces que celles-ci ont laissées en elles. Quand toutes les fonctions cognitives ont disparu, l’affectivité existe toujours, c’est elle qui singularise un individu, c’est par elle qu’on peut l’atteindre jusqu’à la fin.

La présence des souvenirs et l’expérience de la simultanéité : Proust – … le temps incorporé abolit la différence entre le passé, le présent et l’avenir.  Dans la fulgurance de la simultanéité, il libère l’homme de l’angoisse de la mort.

La mort suppose une conception linéaire du temps. L’expérience de la simultanéité, au contraire, nous soustrait à la dictature de la chronologie, elle nous situe hors du temps. N’y aurait-il pas quelque sagesse dans ce repos de l’âme, que nous avons l’habitude de considérer seulement comme une confusion, une perte irrémédiable ?

Bonne odeur : à nouveau, un choix entre la stimulation, le rappel, qui provoque la remontée de souvenirs anciens enfouis, et l’apaisement qui ne demande aucune réponse au malade.

La mauvaise odeur, la puanteur : rejoint nos réflexions sur le dégoût. Montre à nouveau la coopération de nos sens, le caractère pluriel de nos expériences sensorielles.


L’OUÏE

Premier et dernier sens : L’oreille est le premier organe à être formé et l’ouïe le dernier sens à s’éteindre.

L’ouïe, trois sens en un : le sens du temps et de l’espace ; le sens de l’équilibre ; le sens de l’intériorité et de la communication sonore.

La conscience est une écoute – sujet de ma 2e intervention. Retenons pour l’instant que l’ouïe incarne notre capacité de résonance. Elle est notre sens le plus interactif, en collaboration constante avec les autres sens.

Circularité et dynamique : L’ouïe fonctionne de façon circulaire. Elle conduit le monde à l’intérieur de l’homme. Elle est d’emblée dans la dynamique : le son se transforme en permanence, naît et s’éteint.

Réflexivité : L’ouïe est réflexive, elle nous relie à notre propre voix.

Musique, harmonie, silence : La musique, toute l’idée d’harmonie au sens large, sont l’apanage de l’ouïe. La musique constitue un accès privilégié à des personnes en état de démence. L’ouïe, porteuse d’une mémoire qui n’exige rien. Communication par la musique.

L’ouïe détermine par ailleurs notre rapport au silence, elle l’apprivoise. Barenboim : La relation entre la vie et la mort est la même que celle qui existe entre le silence et la musique – le silence précède la musique et lui succède. Si l’on va jusqu’au bout de cette pensée, il se pourrait que la tâche la plus importante de la musique soit de nous faire comprendre le silence, de lui enlever son goût de menace mortelle et nous le rendre amical.

Les sens supérieurs : Rapports privilégiés de l’ouïe avec la vue. Depuis l’Antiquité, les deux sens dits supérieurs, éducatifs et intellectuels, sont considérés comme notre moyen le plus sûr d’appréhender le monde et de l’interpréter.


LA VUE

Sens de la distance et de l’abstraction : La vue, le sens le plus important en Occident depuis longtemps, avec une hypertrophie aujourd’hui. Pas forcément le plus utile dans notre contexte. Car la vue est le sens de la distance, de l’abstraction par excellence. Il nous met en face du monde, contrairement à l’ouïe, et ce monde est statique : chaque image est un cliché momentané qu’on prend, qui reste immuable. Danger : percevoir le monde comme objet, ob-jectum, jeté devant nous.

Sens de l’exploration, de la connaissance.

Sens de la représentation : la société du spectacle. Les images s’usent. Peu d’effet des images d’horreur qu’on consomme quotidiennement. L’irréalité profonde des mondes visuels.

Sens créateur : les arts plastiques. Où il est question de forme et de couleur. Les deux ne sont pas équivalentes pour une personne démente. Les formes s’estompent. La couleur peut encore agir.

La lumière : Rôle prédominant de la lumière dans notre imaginaire. Elle constitue l’ouverture par excellence. Bachelard : C’est la même aspiration de l’esprit humain qui nous porte vers la lumière et vers la hauteur. Lutte contre l’angoisse – celle des malades et la nôtre en leur contact. L’angoisse se communique dans les deux sens.

Angoisse : Angustia, ce qui est serré. Il s’agit de créer une ouverture vers ce genre de lumière qui existe dans toute expérience de beauté. Montrer la lumière au bout du tunnel.


CONCLUSION

Nous avons parlé de sens et de sensation, de mémoire, d’intelligence, d’émotion, de mondes intérieur et extérieur. Nous avons vu que dans le cas de la maladie d’Alzheimer, l’approche par les sens ne peut être ni simple ni uniforme. Qu’il faut de l’intuition pour savoir à quel sens s’adresser pour quel malade, et ce qu’il faut privilégier, la stimulation ou l’apaisement.

Dans la suite de la journée, nous examinerons de plus près les idées de conscience et de communication : nous essaierons de vous ouvrir diverses pistes à ce sujet.


DEUXIÈME CONFÉRENCE : FAIRE DIALOGUER LES SENS ET LA CONSCIENCE

INTRODUCTION

Avant de faire dialoguer les sens et la conscience, comme on m’a demandé de le faire, je voudrais me pencher un peu sur le concept de conscience.

Histoire de savoir ce qu’on fait dialoguer. Nous avons déjà entrevu un peu de la complexité de la vie des sens. La conscience, à son tour, s’avère un terme difficile, aux significations multiples. Et qui est le pendant d’un autre, non moins difficile, qui lui est inséparable, à savoir l’inconscient.

LE CONCEPT DE CONSCIENCE

Étymologie : Au regard de l’étymologie, l’unité conceptuelle de la conscience est celle d’un savoir : scire en latin, d’où dérive conscience et les mots apparentés dans les langues romanes ; et wissen en allemand, racine des termes de Bewusstsein et Gewissen.

Le savoir dont il s’agit est multiple et se constitue de différentes manières. Il intègre tous les registres par lesquels nous entretenons des relations avec ce qui nous entoure : la perception ; l’affect ; le jugement ; l’imagination ; la mémoire.

Rapport au monde et à soi : En même temps qu’un rapport au monde, la conscience est un rapport à soi, dans l’ordre de la connaissance et sur le plan de l’éthique. C’est pourquoi la philosophie, dans l’élucidation de la conscience, est doublée par d’autres courants de pensée. La psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie, les sciences cognitives et les traditions spirituelles ont leur propre démarche la concernant.

Chaque sorte de conscience possède son propre inconscient : Quand il s’agit de communication par les sens, on s’adresse autant à l’inconscient d’une personne qu’à sa conscience. Le terme d’inconscient a été largement accaparé par la psychanalyse – où il se limite à l’inconscient individuel. En réalité, il y a autant de formes d’inconscient que de conscience, et toutes ces formes coexistent en nous. Ex. Leibniz, les « petites perceptions ». Carl Gustav Jung, l’inconscient collectif (archétypes).

Il est important de savoir à quelle sorte d’inconscient on s’adresse chez un malade. Car c’est à travers cet inconscient qu’on peut restituer un sens là où il a été perdu.

Conscience de soi et conscience cosmique

Conscience de soi : Dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, la conscience en tant que conscience de soi dans son rapport au monde est altérée. Il ne reste souvent ni la perception intacte de soi-même, ni le jugement, ni la mémoire concrète des choses. Pour les malades, le monde tel que nous le percevons est devenu incompréhensible.

Mais nous avons vu qu’il reste une mémoire affective, le souvenir des peurs et des joies qui ont formé la personne. Il reste, justement, son caractère qui est le résultat de toutes ses expériences, qui continuent ainsi à agir sans qu’il en comprenne la cause.

Exemple UHR de Fécamp : On cherche à comprendre  les raisons de la violence: anciens abus sexuels ; violences du couple ; maltraitance à l’hôpital. Ex. l’homme qui vers 17 h commençait à s’agiter – l’heure du retour du père brutal. Exige une compréhension de chaque histoire personnelle.

Resocialisation par la détente et le rire. Des occupations communes. Exemple : Hogeweyk, village pour personnes démentes.

Le problème du partage et de la communication : Dans la pratique, il est parfois difficile de connaître l’histoire personnelle de chaque patient. Souvent, le langage ne fonctionne plus comme véhicule privilégié de la communication. Or, la conscience de soi est largement dépendante du langage, tout comme l’inconscient qui lui fait face (Lacan). Il est donc normal que les deux – la conscience de soi et le langage – se perdent en même temps.

D’autres approches d’imposent alors pour lutter contre l’angoisse, pour élargir, opérer une ouverture et donner un sens (une direction) là où tout paraît figé et sans issue.

Conscience cosmique : Si la perception de soi-même est altérée, faussée ou perdue, au lieu de chercher à restituer un passé personnel, on apaise le présent en l’ouvrant sur quelque chose d’impersonnel, et pourtant d’amical. On fait appel à ce que je nomme conscience cosmique, qui n’a rien à voir avec un quelconque ésotérisme, mais avec l’idée d’un ordre.

L’idée d’un ordre : κόσμος, cosmos en grec, ne veut rien dire d’autre que «monde ordonné». Il désigne notre univers, par opposition au chaos initial. Idée ancienne, qui a eu un grand impact sur notre civilisation.

Socrate : À ce qu’assurent les doctes pythagoriciens, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon ami, le nom de cosmos, d’arrangement, et non celui de dérangement ou de dérèglement. » (Platon, Gorgias, 507e – 508a)

Ce sentiment d’ordre, nous le portons tous en nous, bien que parfois confusément, enfoui. C’est cette vision de l’univers comme ordre grandiose, qui nous dépasse, mais dont nous faisons partie, qu’il faut essayer de réveiller chez une personne qui ne se reconnaît plus dans son individualité.


Idée d’unité foncière de tout ce qui apparaît comme divers et multiple. L’histoire de cette idée. Cela enlève l’hostilité du monde extérieur, la menace qu’on peut ressentir à son égard.

Ce sentiment est partagé par les scientifiques et les poètes. Ainsi, Einstein : Ce que je vois dans la nature est une magnifique structure que l'on ne peut comprendre que très imparfaitement, et qui doit remplir un penseur du sentiment d’humilité.

Jean-Pierre Luminet (Astrophysicien) : Chaque atome de notre corps a été forgé au sein de générations d’étoiles aujourd’hui disparues. La conscience, l’homme, et plus généralement la vie, sont au sens propre les « enfants » des étoiles. Dans ce schéma de pensée, l’homme comprend que c’est à la démesure même de l’univers qu’il doit sa propre existence. Ni centre, ni sommet, mais indéfectible maillon dans l’évolution cosmique, l’homme sait qu’il doit un jour disparaître, mais il aura au moins compris pourquoi il est apparu, et pourquoi il disparaîtra.


AGIR PAR LES SENS, FAIRE DIALOGUER LA CONSCIENCE / L’INSONSCIENT AVEC LES SENS

Deux directions pour restituer la conscience cosmique, un moyen : les sens 

Le sentiment qu’il faut restituer à la personne malade est donc celui d’un grand tout, beau et ordonné, qui la dépasse, mais dont elle fait partie de multiple façons (par les éléments de son corps ; par l’énergie qui nous traverse et fait de nous des êtres à la fois matériels et spirituels). Deux directions, un moyen – les sens.

L’art à travers l’une de ses expressions. Musicothérapie et art thérapie, dont vous prenez la mesure dans les ateliers proposés ici.

L’aromathérapie associée.

La nature : Juste après moi, Thérèse Jonveaux va vous parler de la réalisation à l’hôpital de Nancy d’un beau projet ambitieux, le jardin thérapeutique, qui réalise exactement cela – à travers la nature, il évoque l’idée d’un cosmos pour le malade.

Le jardin : Pour introduire sur un plan philosophique ce qu’elle a mis en pratique, j’ai examiné d’un peu plus près l’idée du jardin. Et j’ai découvert, à travers le magnifique livre Jardins du philosophe américain Roberte Harrison, que les jardins ont des rapports insoupçonnés et très anciens avec l’idée du soin, dans la compréhension de ce qu’on appelle aujourd’hui le care. Écoutez cette petite fable vieille de 2000 ans. Elle a été rapportée par Hyginus (un auteur latin de l'époque augustéenne) dans ses Fabulae :

Un jour, en traversant un fleuve, la déesse Cura vit de la boue crayeuse. Elle s’arrêta et se mit à façonner un homme. Alors qu’elle contemplait ce qu’elle avait fabriqué, survint Jupiter, et Cura lui demanda d’inculquer l’esprit à sa figure, ce qu’il lui accorda facilement.

Mais quand Cura voulut imposer son propre nom à cette créature, Jupiter s’y opposa, en disant que c’était le sien qu’il fallait lui donner. Pendant que Cura et Jupiter se disputaient au sujet du nom, arriva la Terre pour dire qu’on devait lui donner son nom à elle, parce qu’elle lui avait offert son corps.

Les trois prirent Saturne pour juge, qui fit la sentence suivante : « Toi, Jupiter, comme tu as donné l’esprit à cette créature, tu dois à sa mort recevoir son esprit de retour ; toi, Terre, qui lui a offert le corps, tu recevras alors son corps ; et comme c’est Cura qui a l’a façonnée, c’est elle qui en aura la possession tout le temps de sa vie. Quant à la controverse sur son nom, elle s’appellera « homme », parce que c’est de l’humus qu’elle a été faite.

Cura – ce nom signifie « soin » ; ou plutôt « care », dans le sens de « prendre soin » de quelqu’un et de « s’en soucier ». En allemand « Sorge », soin et souci à la fois – terme développé par Heidegger dans L’être et le temps, où il cite la fable.

Cura symbolise l’application, le dévouement, le souci de faire du bien. Elle n’est pas seulement une personnification du soin, mais aussi un personnifiant, dans la mesure où elle donne à l’argile la forme d’une personne. Cette personne, c’est l’homme en tant que tel. Car, comme l’explique Robert Harrison, le prototype de l’être humain est précisément le jardinier.

Le jardin et le jardinier : Les hommes, tenaillés par Cura, ressentent le désir irrépressible de se soucier de quelque chose et de s’y dévouer (Robert Harrison, Jardins).

En effet le jardin, c’est ce qui se cultive. Puisque Cura a pétri l’homme avec l’humus, il est bien naturel que sa créature se soucie avant tout de la terre dont elle tient sa substance vitale (Harrison, p. 19).

Fin du Candide de Voltaire Il faut cultiver notre jardin. Comme pour tout ce qui a trait aux sens, cela a une double signification, physique et symbolique : cultiver son jardin, c’est d’en prendre soin ; mais aussi se cultiver, prendre soin de soi-même et d’autrui.

L’éthique du « care » : Vous voyez bien : les enfants de Cura, c’est vous, les soignants ! Cura transmet dès les origines de notre histoire l’éthique du « care » : elle met l’accent sur la vulnérabilité de la condition humaine. Modèle bébé.

Le souci des autres prend un autre visage quand il vient d’une personne qui se sait elle-même vulnérable. Elle abandonne toute idée de pouvoir et la remplace par celle de bienveillance. Asymétrie de la relation du soin – le danger est toujours l’abus de pouvoir (ou de violation – terme utilisé par Frédéric Worms, Le moment du soin).

Cura, c’est la sollicitude envers l’autre considéré dans la singularité d’être vulnérable.

Le jardin : Maintenant, demandons-nous qu’est-ce qu’un jardin au juste ? Le prototype du jardin est le jardin du paradis ; Gan Éden, « jardin de volupté » en latin.

Hortus conclusus du Cantique des cantiques : le jardin est ce qui est clos : il assure non seulement la diversité des impressions sensorielles, mais aussi la sécurité.

Le jardin procure à celui qui le fréquente un contact avec la nature – une nature domestiquée, apaisée. Nous revenons au cosmos.

Le jardin n’est rien d’autre qu’un ordre. […] un ordre au sens de mesure, éducation et salut – car tout ordre est aussi tout cela (Rudolf Borchardt, cité par Harrison p. 71). Dans le cosmos, il y a tous ces éléments : mesure ; éducation ; salut. Le jardin est un refuge pour la pensée, le souvenir, la rêverie. Il ne demande rien au malade, mais l’intègre l’entoure.

Le jardin donne un sens qui se passe du langage. Il nous remet au rythme des saisons, nous fait réintégrer le cycle apaisant du repos et du renouvellement. Temps cyclique versus la flèche qui nous anéantit.

Nous remet en contact avec la flore et la faune, biophilie et chlorophilie de l’homme. Désir d’une vie non-humaine, qui tire son énergie des mêmes sources que nous.

Toutes les grandes forces de l’univers suscitent des formes de courage. Elles déterminent leurs propres métamorphoses (Bachelard, L’air).

Présence des quatre éléments en nous. Leur contemplation transforme le silence fermé en silence ouvert.

C’est exactement ce que fait la musique.


Conclusion

Ordre de vie, ordre de mort : Chacun a le droit de mourir sa propre mort, qui est en rapport étroit avec la vie qu’il a menée (Rilke). Chaque patient est malade à sa façon.

Une question de regard : On peut regarder le patient en fixant notre attention sur tout ce qu’il a perdu. C’est évidemment un regard désastreux, qui provoque un sentiment d’absurde en nous – sentiment qui est très bien perçu en face.

On peut aussi le regarder comme une personne qui a parcouru une grande partie de son chemin ; qui a accompli quelque chose. La vie comme accomplissement, exemple Arno Geiger, Le vieux roi dans son exil. À la fin de ce chemin, on l’atteint encore avec les sens. Une autre partie de lui est déjà ailleurs, loin de nous. Il faut respecter cette distance. Il y a un moment où l’accompagnement s’arrête. Le dernier pas, chacun le fait seul. Mais on peut essayer de le lui rendre doux.



 
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